4.


Ce vendredi de début juin serait peut-être l’un des jours les plus importants de sa vie. Jonathan était déjà levé. L’avenue déserte sous ses fenêtres témoignait de l’heure encore très matinale. Il s’assit au bureau dans l’angle de la pièce et rédigea le mot qu’il faxerait à Anna avant de partir.


Clara,

J’ai tenté de te joindre chaque soir mais sans succès. Tu devrais réenregistrer l’annonce sur notre répondeur, au moins j’entendrais ta voix quand je téléphone à la maison. À l’heure où je t’écris ces mots tu dors encore. Le soleil se lève sur ma journée, j’aurais voulu que tu sois là, aujourd’hui surtout. Ce matin, je découvrirai peut-être enfin ce tableau que j’espère voir depuis de si longues années. Je ne veux pas être exagérément optimiste mais tout au long de ces journées londoniennes j’ai fini par accepter l’idée d’y croire vraiment. Serait-ce la fin d’une recherche que j’ai menée pendant près de vingt ans ?

Je repense à mes nuits étudiantes où seul, dans ma chambrée, je lisais pendant des heures les ouvrages rares qui suggéraient l’existence de cette œuvre unique. Le dernier tableau de Vladimir sera ma plus belle expertise. Je l’ai tant attendue.

J’aurais voulu que ces moments qui m’éloignent de nous ne coïncident pas avec les préparatifs de notre mariage. Mais peut-être que ces quelques jours nous feront du bien à tous les deux. Je voudrais rentrer à Boston et que nous nous retrouvions, loin de ces tensions qui nous séparent depuis de trop longues semaines.

Je pense à toi, j’espère que tu vas bien, donne-moi de tes nouvelles.

Jonathan


Il replia la lettre, la glissa dans la poche de sa veste et décida d’aller marcher dans la tiédeur du matin naissant. Il confia le mot au concierge en passant devant la réception et sortit dans la rue. De l’autre côté de l’avenue, le parc s’offrait aux visiteurs. Les arbres étaient déjà fournis et les parterres de floraisons rivalisaient de beauté. Jonathan avança jusqu’au petit pont qui surplombait le lac central. Il regarda les majestueux pélicans qui ondoyaient sur l’eau calme. En remontant l’allée, il se dit qu’il aurait apprécié de vivre dans cette ville qui lui semblait familière. L’heure tournait, il rebroussa chemin et se rendit à pied vers la galerie. Il s’installa dans le petit café en attendant que Clara arrive. L’Austin se gara devant la porte bleue. Clara introduisit la clé dans le petit boîtier de l’alarme accroché à la façade et le rideau aux croisillons de fer se leva sur leur journée. Clara semblait hésiter, la grille s’immobilisa à mi-hauteur et redescendit. Elle tourna les talons et traversa la chaussée.

Elle entra d’un pas décidé et le rejoignit quelques minutes plus tard, tenant deux tasses dans ses mains.

– Cappuccino sans sucre ! Faites attention, c’est brûlant.

Jonathan la regarda stupéfait.

– Pour connaître les habitudes de quelqu’un, il suffit de prendre le temps de le regarder vivre, dit-elle en poussant un gobelet vers lui.

Elle porta la boisson à ses lèvres.

– J’aime ce ciel, dit-elle, la ville est si différente quand il fait beau.

– Mon père me disait que, quand une femme parle du temps, c’est qu’elle cherche à éviter d’autres sujets, répondit Jonathan.

– Et que disait votre mère ?

– Que lorsque c’était le cas, la dernière chose à faire était de le lui faire remarquer.

– Votre mère avait raison !

Ils se dévisagèrent quelques instants et Clara sourit jusque dans ses yeux.

– Vous êtes forcément marié, n’est-ce pas ?

Peter entra juste à ce moment-là dans le café. Il salua Clara et s’adressa aussitôt à Jonathan.

– Il faut que je te parle.

Clara prit son sac, elle regarda Jonathan fixement et déclara qu’elle devait ouvrir la galerie, elle les laissait discuter entre eux.

– Je n’interrompais pas une conversation, j’espère ? demanda Peter en prenant la tasse de Clara.

– Qu’est-ce que c’est que cette tête ? demanda Jonathan.

– Tu sais, quand on dit mort aux cons, il faut être prudent, il y a un vrai risque d’hécatombe ! Mes associés anglais sont en train de revenir sur leur décision. Ils prétendent que Radskin ayant peint une grande partie de son œuvre en Angleterre, c’est à Londres que ses tableaux doivent être mis aux enchères.

– Vladimir était russe et non anglais !

– Oui, ça, je te remercie, je le leur ai déjà dit.

– Que comptes-tu faire ?

– Qu’ai-je déjà fait, tu veux dire ? J’ai imposé que cette vente se tienne là où vit le plus grand expert concerné.

– Ah oui ?

– C’est toi, imbécile, le plus grand expert concerné !

– J’aime bien quand c’est toi qui le dis.

– Le problème, c’est que le conseil ne voit aucun inconvénient à prendre en charge ton séjour à Londres, et le temps que tu jugeras nécessaire.

– C’est gentil de leur part.

– Tu as mangé du mou au petit déjeuner ? Tu sais bien que c’est impossible !

– Et pourquoi ?

– Parce que tu te maries dans trois semaines à Boston et que ma vente se déroule deux jours plus tard ! Cette galeriste te fait tourner la tête, mon vieux, je suis très inquiet pour toi.

– Et ils ont accepté cette excuse ?

– Ils sont hostiles à mon empressement, ces gens sont conservateurs. Ils préféreraient attendre la rentrée.

– Et tu ne penses pas que ce serait mieux, nous aussi nous aurions plus de temps.

– Je pense que tu m’entraînes depuis vingt ans dans tes conférences, je pense que Radskin mérite une très grande vente et ce sont celles de juin qui réunissent les plus grands collectionneurs.

– Moi, je pense que ce sont les tableaux de Vladimir qui rendront ta vente aux enchères exceptionnelle, je pense que tu redoutes les mauvaises langues de la critique, et je pense aussi qu’étant ton ami je t’aiderai du mieux que je le peux.

Peter le toisa de pied en cap.

– Je pense que tu ne manques pas d’air !

– Peter, sois sérieux, si la chance me sourit, et si ce dernier tableau apparaît aujourd’hui, l’expertise représentera un travail considérable, il faudra faire des recherches, et j’ai déjà quatre autres rapports à rédiger.

– Si la chance nous sourit, nous organiserons la vente de la décennie. Je te laisse, et fais en sorte que lundi nous ayons signé un contrat avec la ravissante jeune femme qui travaille en face. Si cette vente m’échappait, ma carrière prendrait un sacré coup d’arrêt, je compte vraiment sur toi !

– Je ferai de mon mieux.

– Pas trop quand même, je te rappelle que je suis ton témoin ! Tu t’en souviens encore ?

– Parfois tu es vulgaire, mon vieux.

– Oui, mais j’aime bien quand c’est toi qui le dis !

Peter tapota l’épaule de son ami et sortit du café.

Jonathan le regarda sauter dans un taxi et quitta l’établissement à son tour.

Il s’arrêta sur le trottoir et observa Clara par-delà la devanture. Elle était en train d’ajuster les éclairages au-dessus de la toile livrée la veille. Elle eut un petit air gêné, descendit de son échelle et vint lui ouvrir la porte. Il ne fit aucune remarque et se contenta de vérifier l’heure à sa montre, le camion ne devrait plus tarder et son impatience était à son comble. Il passa sa matinée auprès des quatre tableaux. Tous les quarts d’heure, il se levait et guettait discrètement la rue. Derrière son secrétaire, Clara le guettait du coin de l’œil. Il s’approcha une nouvelle fois de la vitrine et contempla le ciel.

– On dirait que le temps va se couvrir, dit-il.

– C’est aussi vrai pour les hommes ? demanda Clara en relevant la tête.

– Qu’est-ce qui est vrai pour les hommes ?

– Les conversations sur la météo !

– Je suppose, répondit Jonathan, gêné.

– Avez-vous remarqué que les rues sont désertes ? C’est un jour férié en Angleterre. Personne ne travaille… sauf nous. Et comme on est vendredi, les gens ont pris un long week-end. Les Londoniens adorent aller à la campagne. Je pars moi-même dans ma maison, cet après-midi.

Jonathan regarda Clara et, sans dire un mot, s’en retourna travailler, furieux. Il était midi, les commerces de la rue étaient fermés. Jonathan se leva et informa Clara qu’il allait prendre un café en face. Alors qu’il était sur le pas de la porte, elle attrapa sa gabardine posée sur une chaise et le rejoignit. Sur le trottoir, elle le saisit par le bras et l’entraîna.

– Ne soyez pas impatient comme ça, cette tête ne vous va pas du tout. J’ai une idée, dit-elle. Je vais changer mes plans, ce soir je resterai à Londres. Comme il fera nuit, nous ne pourrons pas parler du temps, et puis pour ce week-end je connais déjà la météo, pluie samedi, soleil dimanche, ou le contraire, ici on ne sait jamais !

Et ils entrèrent dans le petit café. L’après-midi, elle lui confia la galerie et le laissa travailler seul.

Jonathan tournait en rond, Peter l’appela vers 17 heures.

– Alors ? dit-il d’un ton impatient.

– Alors rien, répondit Jonathan d’une voix maussade.

– Comment ça rien ?

– Comme en quatre lettres ! Je ne peux pas faire mieux.

– Merde !

– En d’autres termes, je partage ton opinion.

– Alors c’est foutu, grommela Peter.

– Peut-être pas tout à fait, personne n’est jamais tout à fait à l’abri d’une bonne nouvelle.

– C’est une intuition ou un espoir ? demanda Peter.

– Peut-être les deux, avoua Jonathan timidement.

– C’est bien ce que je craignais, j’attends ton appel ! acheva Peter en raccrochant.

L’imperturbable Frank passa en fin de journée pour fermer la galerie. Clara était retenue, elle rejoindrait Jonathan à l’adresse que le jeune collaborateur griffonnait sur un bout de papier.

En repassant à son hôtel, il ne trouva aucune réponse au message qu’il avait envoyé à Anna. Après s’être changé, il composa une nouvelle fois le numéro de Boston. C’était toujours sa propre voix qu’il entendait sur le répondeur. Il soupira et raccrocha sans laisser de message.


*


Clara lui avait donné rendez-vous dans un petit bar à la mode dans le quartier de Notting Hill. La douceur de l’éclairage et la musique en faisaient un lieu agréable. Elle n’était pas encore arrivée et Jonathan l’attendait au comptoir. Il déplaçait pour la dixième fois une coupelle d’amandes devant lui quand il la vit franchir la porte, il se leva aussitôt. Elle portait sous sa gabardine légère une robe noire près du corps. Elle repéra Jonathan.

– Pardonnez-moi, je suis en retard. Ma voiture est équipée d’un élégant sabot à la roue droite et les taxis se font rares.

Jonathan remarqua les regards qui se faisaient attentifs au passage de Clara. Il la dévisagea pendant qu’elle consultait la carte des cocktails. Les traits de sa bouche se dessinaient sous ses pommettes à la lumière de la bougie posée sur le comptoir. Jonathan attendit que le serveur s’écarte, puis il se pencha timidement vers Clara.

Ils parlèrent au même moment et leur deux voix se mêlèrent.

– Vous d’abord, reprit Clara en riant.

– Cette robe vous va merveilleusement bien.

– J’en ai essayé six, et j’ai encore failli changer d’avis dans le taxi.

– Moi, c’est la cravate… quatre fois.

– Mais vous portez un col roulé !

– Je n’ai pas réussi à me décider.

– Je suis contente de dîner avec vous, dit Clara en jouant à son tour avec les amandes.

– Moi aussi, dit Jonathan.

Clara demanda conseil au barman. Il lui recommanda un très bon sancerre, mais Clara n’avait pas l’air convaincue. Le visage de Jonathan s’éclaira et il dit aussitôt au barman d’un ton amusé :

– Ma femme préfère le vin rouge.

Clara le regarda les yeux grands écarquillés, elle recomposa rapidement une attitude, tendit la carte à Jonathan, et annonça qu’elle laisserait son mari choisir pour elle. Il ne se trompait jamais sur ses goûts. Jonathan commanda deux verres de pomerol et l’homme les laissa à leur intimité.

– Vous avez une tête d’adolescent quand vous êtes détendu. L’humour vous va bien.

– Si vous m’aviez connu adolescent, vous ne diriez pas ça.

– Comment étiez-vous ?

– Pour réussir à être drôle devant une femme, il me fallait environ six mois.

– Et maintenant ?

– Maintenant ça va beaucoup mieux, avec l’âge je me sens plus sûr de moi, trois mois suffisent ! Je crois que j’étais plus à l’aise avec la météo, murmura Jonathan.

– Eh bien si cela peut vous aider, moi je me sens très à l’aise en votre compagnie, dit Clara les joues empourprées.

L’atmosphère était enfumée, Clara eut envie d’air frais. Ils sortirent de l’établissement. Jonathan héla un taxi et ils prirent le chemin des quais de la Tamise. Ils marchaient sur le long trottoir qui borde le fleuve tranquille. La lune se reflétait dans l’eau calme. Un vent doux effleurait les branches des platanes. Jonathan interrogea Clara sur son enfance. Pour des raisons que personne ne pouvait lui conter, elle avait été recueillie par sa grand-mère à l’âge de quatre ans et était partie à huit ans grandir dans une pension anglaise. Elle n’avait jamais manqué de rien, son aïeule fortunée venait la voir chaque année le jour de son anniversaire. Clara gardait un souvenir éternel de la seule fois où elle la fit s’évader des murs de son école. Elle fêtait ses seize ans.

– C’est drôle, ajouta-t-elle, on dit que l’on ne retient rien de précis des trois premières années de notre vie et pourtant cette image de mon père au bout de la rue où nous habitions reste présente en moi. Enfin, je crois que c’était lui tout du moins. Il agitait sa main maladroitement, comme pour me dire au revoir, et puis il montait dans une voiture et il partait.

– Vous l’avez peut-être rêvé ? dit Jonathan.

– C’est possible, de toute façon je n’ai jamais su où il s’en allait.

– Et vous ne l’avez jamais revu ?

– Jamais, je l’espérais chaque année. Noël était une période étrange. La plupart des filles du collège rentraient dans leur famille, et moi, jusqu’à mes treize ans, je priais juste le bon Dieu pour que mes parents viennent me voir.

– Et après ?

– Je priais pour le contraire, pour qu’ils ne viennent surtout pas m’arracher à cet endroit dont j’avais enfin réussi à faire ma maison. C’est difficile à comprendre, je sais. Enfant, je souffrais de ne jamais rester longtemps au même endroit, du temps de mes parents nous ne dormions pas plus d’un mois sous le même toit.

– Pourquoi vous déplaciez-vous sans cesse ?

– Je n’en sais rien, ma grand-mère n’a jamais voulu me le dire. Je n’ai rien pu apprendre de quiconque.

– Et qu’avez-vous fait pour cet anniversaire de vos seize ans ?

– Ma protectrice, c’est comme cela que j’appelais ma grand-mère, était venue me chercher à la pension dans une magnifique automobile. C’est idiot, mais si vous saviez comme j’étais fière devant les autres filles. Pas parce que la voiture était une incroyable Bentley, mais parce que c’était elle qui la conduisait. Nous avons traversé Londres où, en dépit de mes jérémiades, elle n’a pas voulu s’arrêter. Alors j’ai avalé des yeux aussi vite que je le pouvais les façades des vieilles églises, les devantures des pubs, les rues animées de piétons, tout ce qui défilait par la fenêtre et surtout les berges de la Tamise.

Et depuis ce jour, Clara avait toujours eu rendez-vous quelque part avec un fleuve. À chacun de ses voyages, elle aimait s’échapper de toute obligation pour aller marcher près des eaux rondes, lever la tête sous les voûtes des ponts qui joignent les rives d’une cité. Aucun quai n’avait de secret pour elle. En marchant le long de la Vltava à Prague, du Danube à Budapest, de l’Arno à Florence, de la Seine à Paris ou du Yangtze à Shanghai, la rivière la plus chargée de mystères, elle apprenait l’histoire des villes et de leurs hommes. Jonathan lui parla des bords de la rivière Charles, du vieux port de Boston où il aimait tant aller flâner. Il promit de lui faire visiter les rues pavées du marché à ciel ouvert.

– Où alliez-vous ce jour-là ? reprit Jonathan.

– À la campagne ! J’étais furieuse, j’en venais de la campagne ! Nous avons dormi dans une chambre d’hôtel dont je pourrais encore vous décrire chaque détail. Je me souviens du tissu qui habillait les murs, de la commode qui grinçait, de l’odeur du bois ciré de la table de nuit contre laquelle je m’étais endormie après avoir lutté contre le sommeil. Je voulais entendre son souffle à côté de moi, sentir sa présence. Le lendemain, avant de me ramener à la pension, elle m’avait emmenée voir son manoir.

– Un beau manoir ?

– Dans l’état dans lequel il était on ne pouvait pas dire ça, non.

– Alors pourquoi faire tout ce chemin pour vous le montrer ?

– Ma grand-mère était une femme curieuse. Elle m’avait conduite jusque-là pour passer un marché avec moi. Nous étions dans la voiture devant la grille fermée, elle m’a dit qu’à seize ans on était en âge d’engager sa parole.

– Quelle promesse deviez-vous tenir ?

– Je vous ennuie avec mes histoires, non ? demanda Clara.

Ils s’assirent sur un banc. Le réverbère au-dessus de leur tête les éclairait dans la nuit récente. Jonathan la supplia de continuer.

– Il y en avait trois en fait. Je devais lui jurer qu’à sa mort, je mettrais aussitôt cette demeure en vente et que je ne m’aventurerais jamais à l’intérieur.

– Pourquoi ?

– Attendez les deux autres pour comprendre. Grand-mère était une farouche négociatrice. Elle voulait que j’embrasse une carrière scientifique, elle voulait que je sois chimiste. Elle devait voir en moi une sorte de nouvelle Marie Curie !

– J’ai comme l’impression que sur ce point vous n’avez pas tenu parole.

– Ce n’est rien à côté de ma dernière obligation ! Il fallait que je m’engage à ne jamais m’approcher de près ou de loin de tout ce qui pouvait toucher au monde de la peinture.

– Effectivement, dit Jonathan perplexe, mais pourquoi, et quelle était la contrepartie de vos engagements ?

– Elle me léguait la totalité de sa fortune, et croyez-moi, elle était consistante. Dès que j’ai promis, nous avons fait demi-tour.

– Vous n’êtes même pas entrées dans le manoir ce jour-là ?

– Nous ne sommes même pas descendues de la voiture,

– Vous avez vendu la propriété ?

– J’avais vingt-deux ans quand ma grand-mère est morte, j’étais moi-même en train de dépérir en troisième année de chimie. J’ai abandonné la faculté des sciences le jour même. Il n’y eut pas de cérémonie d’enterrement, parmi toutes ses lubies testamentaires, elle en avait ajouté une : le notaire n’avait pas le droit de me dire où elle reposait.

Et Clara, qui s’était juré de ne plus jamais toucher à une éprouvette de sa vie, s’était installée à Londres pour étudier l’histoire de l’art à la National Gallery, elle avait ensuite passé un an à Florence et parachevé son cycle à l’école des Beaux-Arts de Paris.

– Moi aussi, j’y suis allé, dit Jonathan enthousiaste, peut-être y étions-nous en même temps ?

– Aucune chance, répondit Clara en faisant la moue. Je regrette que cela vous ait échappé mais nous avons quand même quelques années d’écart !

Jonathan se redressa sur le banc, l’air très embarrassé.

– Je voulais dire que j’y ai donné des conférences.

– Et vous vous enfoncez ! dit-elle rieuse.

L’heure avait passé sans que l’un ou l’autre l’ait vue tourner. Jonathan et Clara se regardèrent, complices.

– Vous avez déjà eu une sensation de déjà-vu ? dit-elle.

– Oui, cela m’arrive souvent, mais là c’est tout à fait normal, nous sommes venus marcher ici hier.

– Je ne parlais pas de ça, reprit Clara.

– Pour tout vous avouer, si je n’avais pas redouté une banalité affligeante qui m’aurait fait passer à vos yeux pour un imbécile, je vous aurais bien demandé si nous ne nous étions pas déjà rencontrés dans ce café où nous nous sommes vus la première fois.

– Je ne sais pas si nos chemins se sont croisés, dit-elle en le regardant fixement, mais parfois il me semble vous connaître déjà.

Elle se leva et ils abandonnèrent les rives du fleuve. Ils entrèrent côte à côte dans les faubourgs de la ville. Le mouvement d’une trotteuse impalpable scandait son rythme dans la nuit silencieuse, comme si le temps présent voulait les retenir là, tous les deux sur ce pavé désert, dans la magie de l’instant précoce, à l’abri d’un voile invisible à tout autre qu’eux. Leurs corps en se frôlant inventaient un nouvel univers qui se muait, imperceptible, suivant leurs pas. Un taxi noir avança dans leur direction. Jonathan regarda Clara, un sourire triste aux lèvres. Il leva le bras et la voiture se rangea. Il ouvrit la portière. À l’instant où Clara y montait, elle se retourna et lui dit d’une voix douce qu’elle avait passé une très bonne soirée.

– Moi aussi, répondit Jonathan en fixant la pointe de ses chaussures.

– Quand repartez-vous à Boston ?

– Peter rentre demain… je ne sais pas.

Elle fit un léger pas vers lui.

– Alors, à bientôt.

Elle l’embrassa sur la joue. Ce fut la toute première fois que leurs peaux se touchaient et la première aussi que l’incroyable phénomène se produisit.

Jonathan sentit d’abord sa tête tourner, la terre se dérobait sous ses pieds. Il ferma les yeux et ses paupières furent envahies par des milliers d’étoiles. Un étrange vertige l’entraînait vers un ailleurs. Les valves de son cœur s’ouvrirent en grand pour laisser passer l’afflux de sang qui abondait violemment dans ses veines. Ses tempes bourdonnaient. Progressivement, autour de lui le paysage de la rue se mit à changer. Dans le ciel, les nuages glissèrent vers l’ouest à vive allure, laissant filtrer le rond d’une lune brillante. Les trottoirs se couvrirent d’une brume rasante, sous le verre soufflé d’un très vieux lampadaire, la flamme d’une bougie remplaçait l’éclairage électrique. Le bitume reflua sur la chaussée, découvrant des pavés de bois dans un grondement sourd, comme une mer fuyant la grève au grand galop. Les façades des maisons se décrépirent une à une, mettant par-ci la brique à nu et révélant par-là de la chaux vive. À la droite de Jonathan, la grille d’une impasse apparut, grinçant sur ses vieux gonds déjà rouillés.

Dans son dos, il entendit les sabots d’un cheval qui se rapprochait au grand trot. Il aurait bien voulu tourner la tête mais aucun de ses muscles ne répondait. Une voix qu’il ne pouvait identifier lui soufflait à l’oreille « vite, vite, faites vite, je vous en supplie ». Jonathan sentit ses tympans prêts à éclater. L’animal était maintenant tout près, il ne pouvait le voir mais ressentait son souffle, et le halo des naseaux fumants passa sur son épaule. Le vertige grandissait, ses poumons lui comprimaient le cœur.

Il chercha une respiration dans un ultime effort. Il entendit la voix lointaine de Clara qui l’appelait ; tout devint immobile.

Puis, lentement, les nuages recouvrirent à nouveau la lune, le goudron reflua sur les pavés de bois, les murs en désordre se rhabillèrent un à un de briques bien ordonnées. Jonathan ouvrit les yeux. Le réverbère dont l’ampoule mal vissée clignotait avait repris sa place, et le ronronnement d’un moteur de taxi succédait à celui du souffle d’un cheval disparu dans son étourdissement.

– Jonathan, vous allez bien ? répéta la voix de Clara pour la troisième fois.

– Oui, je crois, dit-il en reprenant ses esprits, j’ai eu un vertige.

– Vous m’avez fait une de ces peurs, vous êtes devenu tout pâle.

– Ce doit être la fatigue du voyage. Ne vous inquiétez pas.

– Montez avec moi, je vais vous déposer.

Jonathan la remercia. Son hôtel était près d’ici, marcher lui ferait le plus grand bien et la nuit était douce.

– Vous reprenez des couleurs, dit Clara apaisée.

– Oui, tout ira bien, je vous assure, c’était un petit étourdissement de rien du tout. Rentrez, il est tard.

Clara hésita quelques instants avant de s’engouffrer dans le taxi. Elle referma la portière et Jonathan regarda la voiture s’éloigner. Par la vitre arrière, Clara le regardait aussi. Son visage disparut dans le scintillement des feux du taxi qui venait de tourner au bout de la rue. Jonathan se remit en marche.

Il avait recouvré tous ses esprits, mais une chose continuait de le perturber. Le décor qui lui était apparu dans son éblouissement ne lui était pas totalement inconnu. Quelque chose qui surgissait du fond de sa mémoire lui en donnait presque la certitude. Une fine pluie se mit à tomber, il s’arrêta, leva la tête et lui offrit son visage. Cette fois, sous ses paupières, il revit Clara entrer dans le bar, le délicieux moment où elle avait ôté sa gabardine, et puis le sourire quand elle l’avait vu assis au comptoir. À cet instant précis il aurait voulu pouvoir remonter les aiguilles du temps. Il rouvrit les yeux et enfouit ses mains au fond de ses poches. En reprenant le cours de sa marche, ses épaules semblèrent étrangement lui peser.

Dans le hall du Dorchester, il salua le concierge de la main et se dirigea vers les ascenseurs. Au pied des escaliers, il changea d’avis et grimpa les marches. En entrant dans sa chambre il trouva une enveloppe sous le seuil de la porte, probablement l’accusé de réception de la télécopie qu’il avait envoyée à Anna. Il la ramassa et la posa sur le bureau. Puis, il abandonna sa veste trempée sur le valet de pied et entra dans la salle de bains. Le miroir réfléchissait la pâleur de ses traits. Il prit une serviette et sécha ses cheveux. De retour sur son lit, il posa sa main sur le combiné et appela son domicile bostonien. Une nouvelle fois le répondeur enregistra l’appel. Jonathan demanda à Anna de le rappeler sans faute, il s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles. Quelques instants plus tard, la sonnerie du téléphone retentit, Jonathan se précipita et décrocha.

– Mais où étais-tu, Anna ? dit-il aussitôt. Je t’ai appelée dix fois, je commençais vraiment à me faire du souci.

Il y eut quelques secondes de silence, et la voix de Clara répondit.

– C’est moi qui me faisais du souci, je voulais juste m’assurer que vous étiez bien rentré.

– C’est très gentil à vous. La pluie m’a tenu compagnie.

– C’est ce que j’ai vu, j’ai pensé que vous n’aviez ni imperméable ni parapluie.

– Vous avez pensé à ça ?

– Oui.

– Je ne peux pas vous dire pourquoi, mais cela me fait plaisir, vraiment plaisir.

Elle marqua un temps.

– Jonathan, au sujet de notre soirée, je voulais vous dire quelque chose d’important.

Il se redressa sur le lit, serra un peu plus le combiné contre son oreille et retint sa respiration.

– Moi aussi, dit-il.

– Je sais que vous vous êtes retenu de m’en parler, ne dites rien, c’est tout à votre honneur et je comprends votre discrétion, je l’admire même. Je dois avouer que moi-même je ne vous ai pas facilité la tâche, enfin je veux dire que nous avons tourné tous les deux autour de cette question depuis nos premières discussions à la galerie. En vous écoutant ce soir, j’ai acquis une certitude et je crois que Vladimir aurait accepté ma démarche. Je crois même qu’il vous aurait fait confiance, en tout cas, moi j’ai décidé de le faire. On a dû vous monter une enveloppe, je l’ai déposée à la réception de votre hôtel en vous quittant. Elle contient un itinéraire. Louez une voiture et venez me rejoindre demain. J’ai quelque chose d’important à vous montrer, quelque chose que vous aurez plaisir à voir. Je vous attends à midi, soyez ponctuel. Bonsoir Jonathan, à demain.

Elle coupa la communication sans lui laisser le temps de répondre. Jonathan se dirigea vers le petit bureau, prit l’enveloppe et déplia le plan. Il réserva un véhicule pour le lendemain auprès de la réception de l’hôtel et en profita pour demander si aucune télécopie n’était arrivée pour lui. Le concierge répondit qu’une certaine Anna Valton avait cherché à le joindre dans l’après-midi, le seul message qu’elle avait laissé était de le prévenir de son appel. Jonathan haussa les épaules et raccrocha.

Le sommeil l’emporta dès qu’il fut couché et sa nuit fut tourmentée par un rêve étrange. Il déambulait à cheval sur les pavés glissants d’un vieux quartier de Londres. Avançant au pas, il détaillait les passants qui se bousculaient devant une maison dans une grande agitation. Tous portaient un habit d’un autre temps. Pour échapper à la foule qui se massait autour de lui, il se lançait au galop.

Au bout, la ruelle débouchait sur un paysage de campagne. Il ralentit au trot en pénétrant une allée bordée de grands arbres. Une femme qui chevauchait à ses côtés le rejoignit par sa droite. Une pluie fine se mit à tomber. « Vite, vite, dépêchez-vous », supplia-t-elle en relançant sa monture au grand galop.


*


Le réveil téléphoné qu’il avait commandé la veille le tira de son songe. Il quitta l’hôtel Dorchester au volant d’une voiture de location et prit l’autoroute par l’est de la ville. Suivant à la lettre les indications données par l’itinéraire de Clara, il emprunta une bretelle de sortie cent kilomètres plus loin. Une demi-heure plus tard, il naviguait sur une petite route de campagne, se remémorant sans cesse qu’en Angleterre il lui fallait tenir sa gauche. De longues barrières en bois bordaient de vastes plaines. Il repéra la fourche marquée sur le plan et plus loin la taverne qu’elle avait indiquée. Deux virages plus tard, il prit un petit sentier qui s’enfonçait dans la forêt épaisse. Les nids-de-poule ballottaient son véhicule, il ne ralentit pas son allure. Il entraînait dans son sillage de vastes gerbes de boue qui éclaboussaient les bas-côtés, ce qui n’était pas sans l’amuser. Puis le petit chemin s’éclaira sous une rangée de grands arbres. Il s’arrêta devant une grille en fer forgé. De l’autre côté de l’imposant portail, un chemin de graviers dessinait une courbe qui bordait à cent mètres un ravissant manoir anglais. Trois longues marches de pierre cernaient les pourtours de l’esplanade, au-devant de la demeure. Deux grandes portes vitrées encadraient, de chaque côté, l’entrée principale. Clara, en imperméable léger, tenait un sécateur à la main. Elle se dirigea vers un rosier qui grimpait le long du mur et en tailla quelques fleurs aux tonalités blanches. Elle coupa les tiges, huma les corolles, et commença à composer un bouquet. Elle était d’une beauté éblouissante. Le soleil qui jouait à cache-cache perça la fine couche de nuages. Clara laissa aussitôt glisser son imperméable à terre. Le tee-shirt blanc qui la serrait au corps découvrait ses épaules, soulignant ses formes.

Jonathan sortit de la voiture. Quand il s’approcha de la grille, Clara entra à l’intérieur de la demeure. En poussant le portail de sa main gauche, il vit à son poignet la montre qu’Anna lui avait offerte le jour de leurs fiançailles. Devant lui, un rai de lumière dorée entra par la porte-fenêtre du manoir et se répandit sur les parquets blonds du salon. Jonathan resta un long moment immobile avant de prendre une décision dont il savait déjà combien elle lui coûterait. Il retourna sur ses pas, s’engouffra dans la voiture et enclencha la marche arrière. Sur la route qui le ramenait vers Londres, il tapa rageusement sur le volant. Il regarda l’heure au tableau de bord, prit son téléphone portable et appela Peter. Il l’informa qu’il le rejoignait directement à l’aéroport et le pria de prendre son bagage dans sa chambre, puis il contacta British Airways et confirma sa réservation.

En route, son humeur était sombre, non à cause du rêve brisé de voir ce tableau qu’il avait attendu depuis tant d’années, mais parce qu’une idée l’obsédait. Plus les kilomètres l’éloignaient du manoir, plus la présence de Clara qu’il fuyait s’imposait à lui. En arrivant à Heathrow, il s’avoua la seule vérité qui s’imposait. Clara lui manquait.

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