2.
Le maître d’hôtel les avait installés dans un box au fond de la salle de restaurant. Assis sur une banquette en moleskine rouge, Jonathan avait du mal à se libérer de la tension qui l’avait envahi. Le contenu de son assiette était intact.
– C’est drôle ce que tu fais, dit Peter en mastiquant avec appétit.
– Qu’est-ce que je fais ?
– Tu ne cesses de desserrer ton nœud de cravate.
– Et alors ?
– Tu n’en portes pas !
Jonathan remarqua que sa main droite tremblait, il la cacha sous la table et fixa Peter.
– Tu crois à la destinée ?
– Cette entrecôte n’a aucune chance de s’en sortir, si c’est ce que tu veux savoir.
– Je te parle sérieusement !
– Sérieusement ?
Peter piqua un bout de pomme de terre qu’il sauça copieusement dans son assiette.
– Il y a un vol à 22 heures : si tu pars tout de suite, tu peux encore le prendre, poursuivit Peter en regardant au bout de sa fourchette l’immense bouchée de viande. Tu as une mine épouvantable.
Jonathan, qui n’avait toujours pas touché à son plat, arracha un petit bout de pain à la coupelle posée entre eux. Il écrasa la mie tiède entre ses doigts. Dans sa poitrine, son cœur continuait de battre la chamade.
– Je m’occuperai de la note d’hôtel, file !
La voix de Peter lui avait semblé soudain plus lointaine.
– Je ne me sens pas très bien, dit Jonathan qui tentait de recouvrer ses esprits.
– Épouse-la une bonne fois pour toutes, tu commences à me fatiguer avec ton Anna.
– Tu ne voudrais pas rentrer ce soir avec moi ?
Sur l’instant, Peter ne comprit pas l’appel à l’aide de son ami. Il se resservit un verre de vin.
– Je voulais profiter de ce dîner pour te parler des problèmes que j’ai en ce moment au bureau, je voulais réfléchir avec toi à la façon de réagir à ces articles qui m’attaquent gratuitement. Je voulais que tu te penches sur le contenu de mes prochaines ventes, mais je vais dîner en tête à tête avec cette entrecôte, c’est déjà ça. Je ne peux pas la laisser tomber elle aussi, cela nuirait à l’idée qu’on se fait des joyeuses soirées de célibataire.
Jonathan hésita, puis se leva et prit son portefeuille dans la poche de sa veste.
– Tu ne m’en veux pas ?
Peter retint son bras.
– N’y pense même pas. Tu ne peux pas payer un repas où tu n’étais pas présent. Je vais te poser une question très personnelle dont la réponse restera tout à fait entre nous ?
– Bien sûr, dit Jonathan.
Peter pointa d’un air circonspect le morceau de viande intact qui trônait au milieu de l’assiette de Jonathan.
– Tu n’y vois pas d’objection ?
Et avant que son ami ne réponde, il échangea les assiettes et enchaîna.
– Allez, file, et embrasse-la pour moi. Je te téléphonerai demain en arrivant. J’ai vraiment besoin que tu m’aides à redresser la barre, ça tangue au bureau.
Jonathan posa sa main sur l’épaule de son ami et la serra entre ses doigts, il y retrouva un peu de cet équilibre qui lui faisait défaut. Peter releva la tête et l’observa longuement.
– Tu es sûr que tu vas bien ?
– Oui, juste un coup de fatigue, ne t’inquiète pas, pour le reste tu peux compter sur moi.
Il fila vers la sortie. Les mille lumières de la devanture de l’hôtel l’aveuglèrent. Il fit un signe au chasseur. Avec son air ébloui et maladroit, Jonathan ressemblait à un joueur épuisé par la malchance. Un taxi avança sous l’auvent. Dès que la voiture eut démarré, il ouvrit sa fenêtre à la recherche d’un peu d’air.
– Mauvaise fortune ? demanda le chauffeur qui le scrutait dans son rétroviseur.
Jonathan le rassura d’un mouvement de tête. Il ferma les yeux et appuya sa nuque au dosseret de la banquette. Les lampadaires traçaient sous ses paupières closes un trait discontinu d’éclats faisant surgir de sa mémoire le souvenir du bout de carton qu’enfant il accrochait aux rayons de la roue avant de sa bicyclette. L’air s’était rafraîchi. Jonathan rouvrit les yeux. Un paysage de banlieue défilait par la fenêtre. Il se sentit vidé de toute envie.
– J’ai quitté l’autoroute, il y avait un accident, dit le chauffeur.
Jonathan fixa le regard de l’homme, qui se reflétait dans le miroir rectangulaire.
– Vous aviez l’air de bien dormir. Trop fêté ?
– Non, trop travaillé !
– Il faut bien se tuer à quelque chose !
– Dans combien de temps arrivons-nous ? demanda Jonathan.
– Plus très longtemps, j’espère. Le trajet est au forfait.
Au loin, les lumières orangées de la zone aéroportuaire se détachaient de la pénombre. Le taxi se rangea le long du trottoir réservé aux passagers de la Continental Airline. Jonathan acquitta sa course et sortit de la Ford blanche aux portières rouges. La voiture s’éloigna.
Au comptoir d’enregistrement, l’hôtesse lui indiqua que les quatre fauteuils de première étaient pris, la classe économique, quant à elle, était presque vide. Jonathan choisit un hublot. À cette heure avancée de la soirée, le flux de voyageurs se raréfiait, il passa le contrôle de sécurité rapidement et emprunta l’interminable couloir qui menait à la salle d’embarquement.
Un McDonnell Douglas aux couleurs de la Continental Airline s’arrima au bout de la passerelle. Le nez de l’appareil semblait effleurer la baie vitrée. Un petit garçon qui attendait en compagnie de sa mère fit un signe de la main aux pilotes perchés dans leur cabine. Le commandant de bord lui retourna son geste.
Quelques instants plus tard, un groupe d’une dizaine de voyageurs déboucha de la coursive pour disparaître un peu plus loin, avalé par un escalator. L’hôtesse qui refermait la porte derrière eux rassura les passagers. Le nettoyage de l’avion était déjà en cours et l’attente touchait à sa fin.
Quelques instants plus tard son talkie-walkie grésilla, elle accusa réception du message, se pencha sur le micro et annonça le début de la procédure d’embarquement.
L’avion émergea de l’épaisse couche de nuages, une lumière argentée illuminait la nuit. Jonathan inclina son fauteuil à la recherche d’un semblant de confort et tenta en vain de trouver le sommeil. Il colla son visage au hublot et contempla les crêtes cotonneuses qui glissaient sous les ailes.
*
À son retour, la maison était silencieuse. Jonathan traversa le palier et entra dans sa chambre. Le lit n’était pas défait, Anna devait être là-haut. Il se dirigea vers la salle de bains. Sous le jet de douche, l’eau puissante fouettait son visage avant de ruisseler sur son corps. Il se laissa faire longtemps. Puis il enfila un peignoir et monta vers le dernier étage. Il ouvrit la porte de l’atelier. Aucune lampe n’était allumée. La lune à travers la verrière suffisait à trahir la pénombre. Anna était assoupie sur une banquette. Il s’approcha d’elle sans faire de bruit, et resta debout à la regarder dormir. Il s’agenouilla et eut envie de lui caresser la joue. Elle eut un mouvement de recul dans son sommeil. Il étendit jusqu’aux épaules le châle gris qui recouvrait ses jambes et rebroussa chemin. Il se coucha seul au milieu du grand lit et se recroquevilla sous la couette. En écoutant la pluie qui frappait aux carreaux, il glissa dans un profond sommeil.
*
L’hiver s’installa sur Boston dans la neige. Les préparatifs de Noël paraient la vieille ville de lumières étincelantes. Entre deux voyages, Jonathan retrouvait Anna dans leur maison, où d’autres préparatifs l’attendaient.
Anna organisait leur mariage dans le moindre détail, choix du papier pour les invitations, parterres de fleurs dans l’église, succession des textes au cours de la messe, sélection des mets servis lors du cocktail qui précéderait le grand dîner, plans de tables qui se devaient de respecter sans aucune fausse note les hiérarchies complexes de la société bostonienne, audition des musiciens qui composeraient l’orchestre et sélection des morceaux qu’ils joueraient selon le moment de la soirée. Et Jonathan qui voulait aimer Anna s’investissait à ses côtés dans son envie frénétique que ce mariage soit le plus beau que la ville ait connu depuis des lustres. Tous leurs samedis étaient consacrés à une visite des magasins spécialisés, chaque dimanche à l’étude des catalogues et échantillons empruntés la veille. Il lui semblait, à la fin de certains week-ends, que les choix des nappes ou bouquets qui orneraient les tables de sa soirée de mariage ôteraient bien plus de beauté à la cérémonie qu’ils n’étaient supposés lui en apporter. Les semaines passaient et son enthousiasme diminuait.
*
Le printemps fut précoce, et les terrasses des restaurants du vieux port s’étendaient déjà jusqu’au marché à ciel ouvert. Anna et Jonathan, qui n’avaient pas cessé d’œuvrer depuis le matin, avaient pris place autour d’un copieux plat de crustacés. Anna sortit un cahier à spirale et le posa devant elle. Jonathan, le sourcil en éveil, la regardait en rayer les lignes de la dernière page non sans espérer que cela annonçait peut-être la fin tant attendue des préparatifs. Dans quatre semaines, à cette heure-ci de la journée leur union serait consacrée par les liens solennels du mariage.
– Trois week-ends de repos complet ne nous feront pas de mal si nous voulons être tout à fait conscients le jour J !
– Tu trouves ça drôle ? demanda Anna en mâchouillant son stylo.
– Je sais que c’est ton stylo préféré, tu as dû en user une bonne vingtaine ces derniers mois, mais tu devrais essayer les huîtres.
– Tu sais, Jonathan, je n’ai ni mère ni père pour m’aider à organiser cette cérémonie, et quand je te regarde, il y a des moments où j’ai vraiment l’impression de me marier toute seule !
– Anna, il y a des moments où j’ai l’impression que c’est avec les ronds de serviette que tu es en train de te marier !
Anna le fustigea du regard, elle reprit son cahier, se leva et quitta la terrasse du restaurant. Jonathan ne tenta pas de la retenir. Il attendit que les visages indiscrets de ses voisins se détournent pour reprendre tranquillement le cours de son repas. Il profita de cette fin d’après-midi de liberté pour arpenter les rayons d’une grande surface de disques et fit une halte dans un magasin où un pull épais et noir lui tendait les manches depuis la vitrine. Flânant dans les rues de la vieille ville, il essaya de joindre Peter sur son portable, mais il n’obtint que sa messagerie vocale. Il y laissa un message. Il s’arrêta un peu plus tard devant l’étal d’un fleuriste, composa un bouquet de roses pourpres et rentra chez lui à pied.
Dans la cuisine, Anna portait un tablier en vichy qui lui cintrait la taille et rehaussait sa poitrine au décolleté. Elle ne prêta aucune attention au bouquet que Jonathan avait posé sur la table. Il s’assit sur l’un des grands tabourets. Les yeux pleins de tendresse, il regarda Anna qui continuait la préparation du dîner sans dire un mot. Ses gestes brusques trahissaient une colère froide.
– Je suis désolé, dit-il, je ne voulais pas te blesser.
– C’est raté ! Il n’y a pas que pour nous que je veux rendre cette cérémonie inoubliable, je suis ta femme et je participe au succès de ta carrière, figure-toi ! Ce n’est pas moi qui ai besoin d’avoir la considération et l’estime de tous les notables fortunés de la côte Est. En accrochant tes tableaux dans leur salon, c’est un peu de ta réussite qu’ils espèrent voir sur leurs murs.
– Tu ne veux pas qu’on arrête cette dispute idiote ? dit-il. Tiens, dis-moi enfin qui sera ton témoin ; depuis le temps, tu as dû prendre ta décision ?
Il se leva, fit le tour du comptoir et tenta de la serrer dans ses bras. Anna le repoussa.
– Tu dois faire envie, Jonathan, reprit-elle, c’est pour cela que je me maquille, même pour aller faire les courses, c’est pour cela que cette maison est toujours impeccablement tenue, que les dîners que nous y donnons sont sans pareil. Ce pays marche à l’envie, alors ne viens surtout pas me reprocher mon souci de perfection, je suis exigeante pour ton futur.
– Les tableaux, je ne les vends pas, Anna, je les expertise, répondit Jonathan en soupirant. Je me fiche de ce que pensent les gens, et puisque nous nous marions il faut que je t’avoue une chose très importante : peu importe le maquillage, le matin quand je te regarde dormir je te trouve infiniment plus belle que lorsque tu te prépares pour une soirée. À ce moment de la journée, dans l’intimité de notre lit, aucun autre regard ne vient troubler celui que je te porte. Je voudrais que le temps nous rende complices, au lieu de nous séparer comme il le fait depuis quelques semaines.
Elle posa sur le comptoir la bouteille de vin qu’elle avait commencé à ouvrir et le regarda fixement. Jonathan passa derrière elle, ses mains glissèrent le long de son dos pour venir saisir ses hanches et ses doigts délièrent les cordons du tablier. Anna résista encore un peu, puis se laissa faire.
Le jour s’ouvrit sur un soleil froid. La dispute de la veille s’était apaisée au début de la nuit. Jonathan se leva et prépara un plateau de petit déjeuner qu’il porta à Anna. Ils le partagèrent en profitant de ce long matin de dimanche. Anna monta dans son atelier et Jonathan continua de se prélasser. Ils sautèrent le déjeuner et flânèrent au début de l’après-midi dans les ruelles du vieux port. Vers quatre heures, ils dévalisèrent l’étal d’un traiteur italien en prévision du dîner et se penchèrent un peu plus tard sur les étagères du vidéoclub à l’angle de leur rue.
*
À l’autre bout de la ville, la chevelure ébouriffée de Peter émergeait d’une épaisse literie. La lumière du jour avait fini par l’extraire de son profond sommeil. Il s’étira et jeta un bref coup d’œil au radio-réveil posé sur sa table de nuit. La grasse matinée qu’il s’était octroyée s’était prolongée au-delà de toutes ses espérances. Il bâilla longuement, puis chercha à tâtons la télécommande de sa télévision sous les épais plis de la couette. Quand il la trouva, il appuya sur une touche. Face à lui, l’écran rivé au mur se mit à scintiller, il fit défiler les chaînes. Une petite enveloppe qui clignotait dans l’angle inférieur de l’écran lui indiquait qu’il avait reçu un courrier électronique. Il valida la fonction de lecture et le message apparut. L’en-tête indiquait qu’il avait été envoyé le jour même par un correspondant de la maison Christie’s à Londres. Il était 15 heures sur la côte Est des États-Unis et déjà 20 heures de l’autre côté de l’océan.
– Ils n’ont quand même pas lu le journal, eux aussi ! grogna Peter.
Le texte était écrit en petits caractères. Peter abhorrait les lunettes de lecture qu’il devait porter depuis quelques mois. Par refus de vieillir, il préférait s’imposer une gymnastique cocasse où s’enchaînaient quelques savantes grimaces supposées améliorer son acuité visuelle. Le texte lui fit écarquiller les yeux. Alors qu’il relisait pour la troisième fois consécutive le courrier électronique de son correspondant de Londres, sa main chercha le téléphone et sans regarder les touches du cadran il composa un numéro et attendit nerveux. Après dix sonneries, il raccrocha et recommença. Au troisième essai, il ouvrit rageusement le tiroir de sa table de nuit et prit son téléphone portable. Il appela les renseignements et demanda qu’on le mette en relation au plus vite avec le bureau des réservations de British Airways. Il coinça l’appareil sans fil dans son cou et se dirigea vers son dressing. Se hissant sur la pointe des pieds pour attraper une valise perchée sur la dernière étagère, il en agrippait la poignée quand elle glissa brusquement vers lui, entraînant une pile de sacs de voyage qui lui tombèrent dessus. L’agent de réservation prit enfin son appel alors qu’il jurait en pyjama, enfoui dans son dressing.
– La couronne de la Reine a encore disparu et vous êtes tous en train de la chercher ?
*
Il était 18 heures, le ciel s’enveloppait d’une nuit précoce qui charriait une averse au-dessus de la ville. Les nuages se gonflaient, prenant la forme de grandes bâches serrées les unes contre les autres, si gorgées d’eau qu’elles se teintaient par transparence d’ambre et de noir. Quelques gouttes en percèrent l’épais voile, elles traçaient dans la grisaille des sillages droits et argentés avant de se précipiter en ordre violent sur le bitume. Jonathan abaissa le châssis à guillotine de la fenêtre. Une soirée devant la télévision s’adapterait très bien à ce temps sombre. Il se rendit dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et en sortit les boîtes qui contenaient les différentes entrées italiennes qu’Anna avait choisies. Il alluma le four pour réchauffer le gratin d’aubergines, en parsema généreusement la surface de parmesan et avança vers le téléphone mural. Il allait composer le numéro de l’atelier d’Anna lorsque le voyant d’appel de la ligne extérieure se mit à clignoter, précédant la sonnerie.
– Mais où étais-tu passé ? C’est la dixième fois que j’essaie de te joindre !
– Bonsoir, Peter !
– Prépare une petite valise, je te rejoindrai à l’aéroport de Logan dans la salle d’embarquement de British Airways, l’avion de Londres part à 21 h 15, je nous ai réservé deux places.
– Supposons deux secondes que nous ne soyons pas dimanche, que je ne sois pas dans ma cuisine en train de préparer un dîner à la femme que j’épouse dans quatre semaines, et que je ne m’apprête pas à revoir avec elle Arsenic et vieilles dentelles, quelle serait la raison de ce voyage ?
– J’aime bien quand tu parles comme ça, on se croirait déjà en Angleterre, reprit Peter d’un ton caustique.
– Bon, mon vieux, c’était un plaisir de te parler mais pour reprendre une de tes expressions favorites, je suis en pleine conversation avec un gratin d’aubergines, alors si tu ne m’en veux pas…
– Je viens de recevoir un mail de Londres, un collectionneur met en vente cinq toiles de maître, elles seraient toutes d’un certain Vladimir Radskin… elles sont à quoi tes lasagnes ?
– Tu es sérieux ?
– À l’occasion, je te présenterai mon correspondant, je rigole plus quand je vais chez le dentiste ! Jonathan, ce sera nous ou la concurrence qui organisera la vente de ces tableaux, à toi de décider, le marché nous départage souvent sur la qualité de l’expertise.
Jonathan fronça les sourcils, il enroula nerveusement le cordon du téléphone autour de son index.
– Il ne peut pas y avoir cinq toiles de Radskin qui soient vendues à Londres.
– Je ne t’ai pas dit qu’elles y seraient vendues, elles y seront exposées. Pour une collection de cette importance, je ferai la vente à Boston… et je sauve ma vie professionnelle.
– Ton chiffre est faux, Peter. Je te répète qu’il ne peut pas y avoir cinq tableaux mis en vente. Je sais où se trouvent toutes les toiles de Radskin, seules quatre d’entre elles sont encore dans des collections privées non identifiées.
– C’est toi, l’expert, dit Peter avant d’ajouter d’un ton moqueur : Je me disais justement en t’appelant à cette heure indue que ce mystère valait peut-être un plat de pâtes. À tout à l’heure.
Jonathan entendit un déclic, Peter avait raccroché sans même lui dire au revoir. Il reposa le combiné accroché au mur. Quelques secondes plus tard, Anna, qui n’avait perdu aucun mot de leur conversation, en fit de même depuis son atelier. Elle posa son pinceau dans le pot d’eau et s’enroula dans son étole en pashmina, puis elle détacha ses cheveux et descendit les escaliers vers la cuisine. Jonathan était resté debout près du téléphone, songeur. La voix d’Anna le fit sursauter.
– C’était qui ?
– Peter.
– Il va bien ?
– Oui.
Anna huma l’odeur de sauge qui embaumait la pièce. Elle ouvrit la porte du four et contempla le gratin qui rissolait sous le gril.
– On va se régaler, je mets le film et je t’attends dans le salon, je meurs de faim, pas toi ?
– Si, si, dit Jonathan d’une voix presque maussade.
En passant devant le plan de travail Anna attrapa un petit artichaut par la queue et le dégusta aussitôt.
– Je pourrais me damner pour la cuisine italienne, dit-elle la bouche pleine.
Elle essuya une goutte d’huile à la commissure de ses lèvres puis quitta la pièce. Jonathan soupira, il sortit le plat brûlant et composa un plateau chargé d’attentions. Il disposa les entrées tout autour de l’unique assiette et rangea sa part dans le réfrigérateur. Puis il déboucha une bouteille de chianti et en emplit un très joli verre à pied qu’il posa près du ramequin de mozzarella.
Anna s’était installée dans le canapé, le grand écran plasma était déjà allumé, il suffirait d’appuyer sur la télécommande du lecteur de DVD pour que la projection du film de Capra commence.
– Tu veux que j’aille te chercher ton plateau ? demanda-t-elle d’une voix douce alors que Jonathan posait le sien sur ses genoux.
Il s’assit à côté d’elle et lui prit la main. L’air contrit, il lui expliqua qu’il ne dînerait pas là. Avant qu’elle ne puisse réagir, il lui avoua le sujet de l’appel de Peter et s’excusa aussi tendrement qu’il le pouvait. Il devait partir, pas seulement pour lui mais aussi pour son ami qui était dans une situation professionnelle délicate. La maison Christie’s ne comprendrait pas qu’il néglige une telle vente. Ce serait une faute professionnelle qui pourrait sérieusement nuire à sa carrière à laquelle elle-même tenait tant. Par honnêteté, il finit par avouer qu’il avait toujours rêvé d’approcher ces toiles, d’en effleurer les reliefs, d’en observer les couleurs sans qu’elles aient été altérées par l’optique d’un appareil photographique ou le couchage d’une impression sur papier.
– Qui est le vendeur ? demanda-t-elle du bout des lèvres.
– Je n’en sais rien. Elles pourraient appartenir à un descendant du galeriste de Radskin. Je n’ai jamais retrouvé de traces d’elles en vente publique, et lors de la première édition du catalogue raisonné de l’œuvre du peintre, j’ai dû me contenter de photographies et de certificats d’authenticité.
– Combien de tableaux ?
Jonathan hésita avant de formuler le chiffre. Il savait qu’il était impossible de partager avec elle cet espoir qui l’animait de découvrir la cinquième peinture dont Peter lui avait parlé. Le dernier tableau de Vladimir Radskin était aux yeux d’Anna une chimère, un effet de la passion dévorante et malsaine que son futur mari entretenait pour ce vieux peintre fou.
Jonathan entra dans son dressing, ouvrit une petite valise, choisit quelques chemises soigneusement pliées, un pull-over, des cravates et des sous-vêtements pour cinq jours. Concentré sur son bagage, il n’avait pas entendu les pas d’Anna dans son dos.
– Tu m’abandonnes encore pour ta maîtresse, à quatre semaines de notre mariage, tu ne manques pas d’air !
Jonathan releva la tête, la silhouette attirante de sa future femme se découpait dans l’encadrement de la porte.
– Ma maîtresse, comme tu dis, est un vieux peintre, fou comme tu dis aussi, et qui est mort depuis des décennies. À l’aube de notre union, cela devrait plutôt te rassurer sur mes goûts.
– Je ne sais pas comment je dois prendre ce commentaire, si je fais toujours partie de tes goûts.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit-il en la prenant dans ses bras.
Anna résista à l’étreinte de Jonathan, elle le repoussa.
– Tu t’enfonces, mon vieux !
– Anna, je n’ai pas le choix. Ne rends pas la chose plus difficile. Pourquoi je ne peux pas vivre ce genre de joies avec toi, bon sang !
– Et si Peter avait appelé la veille de la cérémonie, tu aurais annulé notre mariage ?
– Peter est mon meilleur ami et notre témoin, il n’aurait pas appelé la veille de la cérémonie,
– Ah oui ? Il ne se serait pas gêné !
– Tu te trompes, en dépit d’un certain humour auquel tu n’es pas sensible, Peter a beaucoup de tact.
– Alors il doit bien le cacher. Mais s’il avait appelé, qu’aurais-tu fait ?
– Alors je suppose que j’aurais dû renoncer à ma maîtresse pour officialiser mon union avec ma compagne.
Jonathan espéra, sans trop y croire, qu’Anna cesserait de le harceler. Pour ne pas alimenter la dispute qu’elle essayait de provoquer entre eux, il prit son bagage et se rendit dans la salle de bains chercher son nécessaire de toilette. Elle le suivit d’un pas énergique. Il passa devant elle et décrocha un manteau. Alors qu’il se penchait pour l’embrasser, elle recula et le dévisagea.
– Tu vois bien, tu l’avoues toi-même, Peter aurait téléphoné le matin même du mariage !
Jonathan descendit l’escalier ; lorsqu’il arriva dans le hall, il tourna la poignée de la porte et se retourna pour regarder longuement Anna qui se tenait bras croisés, en haut des marches.
– Non, Anna, il aurait attendu que je le tue le lundi matin pour ne pas l’avoir fait.
Et il sortit en claquant la porte. Jonathan héla un taxi. Il indiqua au chauffeur de le conduire au terminal British Airways à l’aéroport de Logan. L’averse avait inondé la ville. L’eau qui ruisselait encore sur les trottoirs effaça aussitôt ses pas. Lorsque la voiture s’éloigna, les lattes du store en bois retombèrent sur la fenêtre de l’atelier d’Anna. Elle souriait.