7.

Peter refermait la porte de son bureau quand son téléphone sonna. Il fit demi-tour et appuya sur le bouton du haut-parleur. M. Gardner souhaitait lui parler ; il prit la communication sans attendre.

– Il doit être très tard pour toi, je m’apprêtais à partir, dit-il, en reposant sa sacoche à ses pieds.

Jonathan l’informa de l’avancement de ses recherches. Il avait authentifié le support du tableau, mais il lui était impossible de trouver le moindre sens aux annotations que le peintre avait cachées sous la peinture et, à son grand regret, l’écriture en lettres majuscules n’autorisait aucune identification formelle. Jonathan avait besoin de l’aide de son ami. Les examens qu’il voulait pratiquer requéraient des moyens techniques dont peu de laboratoires privés disposaient. Peter avait une idée, un contact à Paris qui pourrait peut-être leur rendre service.

Avant de raccrocher, Peter parla d’une découverte qu’il avait faite en fouillant les archives londoniennes. Un article de presse daté de juin 1867 et qui leur avait échappé jusqu’ici relatait un scandale survenu au cours de la vente aux enchères. Le journaliste ne fournissait pas d’autres détails.

– Le chroniqueur s’intéressait plutôt à défaire la réputation de ton galeriste, dit Peter.

– J’ai de bonnes raisons de croire que le tableau a été volé ce jour-là, ou en tout cas subtilisé juste avant sa présentation, répondit Jonathan.

– Par Sir Edward ? demanda Peter.

– Non, ce n’est pas lui qui a caché le tableau dans une couverture.

– De quoi parles-tu ? demanda Peter.

– C’est un peu compliqué, je t’expliquerai.

– De toute façon, reprit Peter, ce n’était pas dans son intérêt. La vente aurait donné une valeur considérable à sa collection, et c’est le commissaire-priseur qui te parle.

– Je crois que la fortune dont il se targuait était épuisée depuis longtemps, conclut Jonathan.

– Mais quelles sont tes sources ? demanda Peter intrigué.

– C’est une longue histoire mon vieux, et je ne pense pas que tu aies envie de l’entendre. Sir Edward n’était peut-être pas le gentleman que nous avions supposé toi et moi, ajouta Jonathan. Tu as pu obtenir des informations sur son départ précipité en Amérique ?

– Très peu de chose. Mais tu avais vu juste sur la précipitation. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé mais le même article raconte que des gens ont mis sa maison de Londres à sac le soir même de cette vente. La police les aurait fait évacuer avant qu’ils n’y mettent le feu. Quant à lui, il n’a jamais reparu.

La veille, Peter s’était rendu aux archives du vieux port de Boston. Il avait consulté les listes des passagers qui émigraient d’Angleterre à cette époque. Un brick en provenance de Manchester avait fait escale à Londres avant de traverser l’Atlantique. Il avait accosté à une date qui correspondait à celle à laquelle Sir Edward aurait pu prendre place à bord.

– Malheureusement pour nous, poursuivit Peter, il n’y avait aucun Langton sur ce navire, j’ai vérifié trois fois, mais j’ai trouvé quelque chose d’amusant. Une autre famille descendue de ce bateau s’est inscrite sur les registres d’immigration de la ville sous le nom de Walton.

– Qu’y a-t-il d’amusant ? dit Jonathan en griffonnant sur une feuille de papier.

– Rien ! Tu le lui diras toi-même, c’est toujours émouvant de retrouver une trace de ses origines ou de celles de parents éloignés. À une lettre près, Walton est le nom de jeune fille d’Anna, ta future femme !

Le crayon noir se brisa dans la main de Jonathan. Il y eut un long silence. Peter l’appela plusieurs fois à l’autre bout de la ligne, il appuya nerveusement sur le commutateur, mais Jonathan ne répondit pas. En reposant le combiné du téléphone, il se demanda comment Jonathan pouvait affirmer que le tableau avait été emballé dans une couverture ?


*


Jonathan et Clara quittèrent Londres aux premières heures de l’après-midi. Peter leur avait arrangé un rendez-vous en fin de journée avec son contact à Paris. Tant que la toile n’était pas authentifiée, les compagnies d’assurances ne pouvaient exiger qu’elle voyage sous protection. De toute façon, le peu de temps dont ils disposaient ne le permettait pas. Clara l’avait entourée d’une couverture et l’avait protégée à l’abri d’une housse en cuir.

Un taxi les déposa à l’aéroport de la City. Fermant la marche sur l’escalator qui les menait au premier étage du terminal, Jonathan se délecta de la silhouette de Clara. En attendant le départ de leur vol, ils prirent place dans le café qui surplombait la piste. Collés à la vitre, ils pouvaient voir les petits jets commerciaux qui se succédaient à intervalles réguliers. Jonathan alla chercher un rafraîchissement au bar pour Clara. Accoudé au comptoir, il eut une pensée pour Peter, puis pour Vladimir et finit par s’interroger sur ce qui l’entraînait réellement dans cette course. Il revint s’asseoir à la table et regarda Clara.

– Il y a deux questions que je me pose, dit-il. Mais rien ne vous oblige à me répondre.

– Commencez par la première ! dit-elle en portant le verre à ses lèvres.

– Comment ces tableaux sont-il parvenus jusqu’à vous ?

– Ils étaient accrochés au mur quand ma grand-mère a racheté le manoir, mais c’est moi qui ai retrouvé La Jeune Femme à la robe rouge.

Et Clara lui raconta les circonstances dans lesquelles elle avait fait cette découverte. Quelques années plus tôt, elle avait décidé d’aménager les combles de la maison. La charpente étant classée, il avait fallu attendre longtemps une autorisation administrative pour faire effectuer les travaux. Quand elle fut refusée, Clara décida d’abandonner le projet. Mais le bruit du vieux plancher qui craquait la nuit l’obsédait. M. Wallace, un charpentier de la région qui aimait bien Clara, avait accepté de le démonter en cachette, d’en remplacer les lambourdes et de reposer les lattes d’origine. Dès que la poussière aurait repris ses droits, l’inspecteur des monuments historiques lui-même n’y verrait rien. Un jour, le menuisier était venu la chercher, il fallait qu’elle voie quelque chose. Clara l’avait suivi sous la toiture. Il venait de trouver, caché entre deux lambourdes, un caisson en bois d’un mètre de long et de même largeur. Clara et lui le sortirent de sa cache et le posèrent sur des tréteaux. Protégée d’une couverture grise, La Jeune Femme à la robe rouge ressurgissait du passé et Clara en avait immédiatement identifié l’auteur.

La voix d’un haut-parleur interrompit son récit. L’embarquement venait de commencer. Un couple s’embrassait devant le poste de contrôle. La femme voyageait seule. Quand elle passa de l’autre côté du portique de sécurité, l’homme agita la main avec tendresse. La femme disparut dans l’arrondi du couloir et la main resta quelque temps suspendue dans les airs. Jonathan regarda l’homme repartir vers l’escalator, les épaules lourdes. Songeur, il rattrapa Clara qui marchait vers la porte n° 5.

Le City Jet d’Air France atteignit Paris en quarante-cinq minutes. Les documents de la galerie leur permirent de franchir la douane française sans encombre. Jonathan avait réservé deux chambres dans une résidence hôtelière au bas de l’avenue Bugeaud. Ils y déposèrent leurs bagages, confièrent le tableau au coffre de l’établissement et attendirent que vienne le soir. Sylvie Leroy, une éminente collaboratrice du centre de recherche et de restauration des Musées de France, les rejoignit au bar de l’hôtel en début de soirée. Ils avaient pris place derrière une table discrète sous un petit escalier en bois. Les marches grimpaient en colimaçon vers une coursive bordée d’une bibliothèque. Sylvie Leroy écouta attentivement Jonathan et. Clara, puis elle les accompagna dans le petit salon qui séparait les deux chambres de leur suite. Clara défit la fermeture Éclair de la housse en cuir, sortit la toile de sa couverture et l’exposa sur le rebord de la fenêtre.

– Elle est magnifique, murmura la jeune scientifique dans un anglais parfait.

Après avoir longuement étudié le tableau, elle s’assit dans un fauteuil, résignée.

– Hélas, je ne peux rien faire pour vous, je le regrette. Je l’ai déjà expliqué à Peter hier au téléphone. Les laboratoires du Louvre ne se penchent que sur des œuvres intéressant les Musées nationaux. Nous ne travaillons jamais pour le privé. Sans la demande expresse d’un conservateur, je ne peux pas mettre nos équipements à votre disposition.

– Je comprends, dit Jonathan.

– Moi je ne comprends pas, reprit Clara. Nous sommes venus de Londres, il nous reste à peine deux semaines pour prouver que ce tableau est authentique, et vous disposez de tous les moyens nécessaires.

– Nous sommes totalement déconnectés des problèmes du marché de l’art, mademoiselle, reprit Sylvie Leroy.

– Mais c’est d’art qu’il s’agit et non de marché, dit énergiquement Clara. Nous nous battons pour que l’œuvre majeure d’un peintre lui soit attribuée, pas pour que ce tableau batte des records en salle des ventes !

Sylvie Leroy toussota et sourit.

– N’y allez pas trop fort quand même, c’est Peter qui vous recommande à moi !

– Clara vous dit la vérité. Je suis un expert, pas un marchand, reprit Jonathan.

– Je sais qui vous êtes, monsieur Gardner, votre réputation vous précède. Je m’intéresse beaucoup à vos travaux, certains m’ont été très utiles. J’ai même assisté à l’une de vos conférences à Miami. C’est là que j’ai lié connaissance et partagé un dîner tardif avec votre ami Peter, mais je n’ai pas eu la chance de vous rencontrer. Vous étiez déjà reparti.

Sylvie Leroy se leva et serra la main de Clara.

– Je suis très heureuse d’avoir fait votre connaissance, dit-elle à Jonathan en quittant le petit salon.

– Que faisons-nous maintenant ? demanda Clara quand la porte se referma.

– Étant donné que j’ai besoin d’un matériel de prise de vues à infrarouges, d’un équipement d’éclairage en lumière rasante, d’un spectromètre à torche plasma et d’un microscope électronique à balayage, je pense qu’une promenade dans Paris serait la meilleure des choses à faire, et j’ai une petite idée de l’endroit où nous rendre.

Le taxi roulait à bonne allure sur les voies sur berges. Dans l’axe du pont du Trocadéro, la tour Eiffel scintillait de mille éclats que reflétaient les eaux calmes de la Seine. Les ors du dôme des Invalides luisaient dans la douceur de ce soir d’été. La voiture les déposa au pied de l’Orangerie. Sur la place de la Concorde, un vieil homme esseulé déambulait entre les deux fontaines. L’eau coulait à profusion en d’immenses gerbes qui jaillissaient de la bouche des statues. Clara et Jonathan marchèrent silencieux le long des quais. Longeant les Tuileries, en regardant les allées d’arbres qui s’étendaient sur leur gauche, Jonathan eut une pensée pour les jardins de Boboli.

– Quand nous serons à Boston, nous irons nous promener sur les rives de la rivière Charles ? demanda Clara.

– Je vous en fais la promesse, répondit Jonathan.

Ils passèrent devant la porte des Lions. Sous leurs pas, dans les sous-sols de la cour du Louvre s’étendaient les laboratoires de recherche et de restauration des Musées de France.

Sylvie Leroy allait disparaître dans la bouche de métro quand son portable sonna. Elle s’arrêta au haut des marches et fouilla dans son sac. Dès qu’elle décrocha, la voix de Peter lui demanda ce qu’elle faisait sans lui dans la plus romantique des villes du monde.


*


Anna œuvrait devant son chevalet aux dernières retouches d’un tableau. Elle recula pour admirer la précision de son travail. Une série de petits bips retentit dans la pièce. Elle reposa son pinceau dans un pot de terre cuite et vint s’asseoir derrière le bureau accolé à l’une des fenêtres au fond de l’atelier. Elle s’installa devant son ordinateur, tapa son code personnel sur le clavier et inséra une carte numérique dans un lecteur magnétique ; aussitôt, un diaporama s’afficha sur l’écran. Un premier cliché pris depuis la rue montrait Jonathan et Clara, côte à côte, contemplant un tableau dans une galerie de Albermarle street, sur le second la faible lumière des réverbères donnait une couleur orangée à la petite rue déserte, mais le regard qu’ils se portaient était sans équivoque. Sur le troisième, Jonathan et Clara se promenaient dans les jardins d’un manoir anglais. Une autre photo les surprenait tous deux, attablés derrière la vitrine d’un café, puis face à face sous l’auvent de l’hôtel Dorchester. Sur un sixième, on voyait Jonathan, accoudé au comptoir du bar d’un aéroport, Clara était assise à une table près d’une vitre qui surplombait la piste. Le cliché était si précis qu’on pouvait même distinguer les couleurs de l’avion qui venait d’atterrir. Une petite enveloppe clignota dans le coin inférieur de l’écran. Anna téléchargea le document qui était joint au courrier électronique qu’elle venait de recevoir. Une nouvelle série de photos numériques s’ajouta automatiquement dans son ordinateur aux précédentes. Anna les détailla. À Paris, en bas de l’avenue Bugeaud, Clara et Jonathan descendaient les marches d’une résidence hôtelière. La dernière image les montrait grimpant dans un taxi, le document était horodaté à 21 h 12. Anna décrocha son téléphone et composa un numéro urbain. La voix qui décrocha dit aussitôt.

– Elles sont parfaites, n’est-ce pas ?

– Oui, grommela Anna, les choses se précisent.

– Ne sois pas trop optimiste. Les choses, comme tu dis, n’avancent pas à la vitesse souhaitée, je le crains. Ne t’ai-je toujours pas dit que ce type était d’une lenteur ahurissante ?

– Alice ! cria Anna.

– Bon, c’est mon avis et je le partage, reprit la voix à l’autre bout du fil. Il n’empêche qu’il ne nous reste que trois semaines pour réussir, et il ne faut pas qu’ils renoncent. C’est un peu risqué mais je crois qu’ils vont avoir besoin d’un petit coup de main.

– Que comptes-tu faire ? demanda Anna.

– J’ai quelques relations très bien placées en France, tu n’as pas besoin d’en savoir plus. Nous déjeunons toujours demain ?

– Oui, répondit Anna en raccrochant.

La main de son interlocutrice reposa le combiné du téléphone. À son doigt, brillait un diamant.


*


Clara et Jonathan traversaient la passerelle des Arts. La lune croissante était haut perchée dans le ciel.

– Vous êtes inquiet ? demanda-t-elle.

– Je ne vois pas comment je réussirai à authentifier ce tableau dans les temps.

– Mais vous pensez vraiment qu’il est de lui !

– J’en suis certain !

– Et votre conviction ne suffira pas ?

– Je dois donner des garanties aux associés de Peter. Eux aussi engagent leur responsabilité. Si l’authentification de la toile était remise en cause après la vente, ils en seraient directement responsables auprès de l’acquéreur, et devraient le rembourser. Nous parlons de millions de dollars. J’ai besoin de preuves tangibles. Il faut que je puisse faire les examens dont j’ai besoin.

– Si les laboratoires du Louvre ne nous sont pas accessibles, comment comptez-vous faire ?

– Je n’en sais rien. Je travaille d’habitude avec des laboratoires privés, mais ils sont surchargés, il faut réserver leurs services des mois à l’avance.

Jonathan haïssait ce pessimisme qui le gagnait. Sa mission était devenue essentielle. En certifiant l’œuvre, il sortirait Peter d’une situation professionnelle délicate et consacrerait enfin Vladimir Radskin. Mais plus encore, peut-être comprendrait-il enfin quelque chose à l’étrange phénomène qui l’empêchait de prendre Clara dans ses bras sans que le monde bascule autour de lui. Sa main s’approcha lentement du visage de Clara et l’effleura sans le toucher.

– Si vous saviez comme j’aimerais, dit-il.

Clara recula et se retourna pour faire face au fleuve. Elle s’appuya sur le garde-corps. La brise soulevait ses cheveux.

– Moi aussi, murmura-t-elle en regardant couler la Seine.

La sonnerie du téléphone portable de Jonathan retentit. Il reconnut la voix de Sylvie Leroy.

– Je ne sais pas comment vous avez fait, monsieur Gardner, vous avez des relations très efficaces. Je vous attends demain matin au laboratoire. L’entrée se trouve derrière la porte des Lions, dans la cour du Louvre. Soyez là à 7 heures, ajouta-t-elle avant de couper la communication.

Peter avait décidément des ressources exceptionnelles, pensa Jonathan en quittant le restaurant.


*


À cette heure matinale, le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France était encore fermé. Jonathan et Clara descendirent l’escalier qui conduisait dans les soubassements de l’aile du Louvre. Sylvie Leroy les attendait derrière la vitre blindée du laboratoire. Elle passa son badge dans un lecteur et la porte glissa aussitôt dans le mur. Jonathan lui serra la main, elle les pria de la suivre.

Les lieux étaient d’une modernité saisissante. De longues passerelles métalliques surplombaient d’immenses salles où chercheurs, techniciens et restaurateurs s’affairaient dans la journée. Cent soixante personnes travaillaient aux différents programmes de cette organisation. Inventeurs des technologies les plus modernes en la matière, les chercheurs du C2RMF, gardiens d’une grande partie de la mémoire des civilisations, consacraient leur vie à analyser, identifier, restaurer, protéger, et inventorier les plus grandes œuvres du patrimoine.

Sans la discrétion qui les caractérisait, les équipes du Centre de recherche et de restauration des musées de France auraient pu s’enorgueillir de la multiplicité de leurs compétences. Les banques de données que les chercheurs avaient constituées au fil des années étaient reconnues et utilisées dans le monde entier. Plusieurs réseaux européens et nationaux collaboraient avec eux. François Hébrard, chef de la filière « Peintures de chevalet », les attendait au bout du couloir. À son tour, il présenta son badge devant un lecteur magnétique et la lourde porte motorisée du centre d’analyses s’effaça lentement. Clara et Jonathan pénétrèrent dans l’un des laboratoires les plus secrets du monde. De vastes salles se répartissaient le long d’un couloir, au centre un ascenseur en verre et acier permettait de rejoindre les bureaux à l’étage supérieur. De multiples écrans diffusaient leur halo vert et luminescent à travers les cloisons vitrées. Jonathan et Clara entrèrent dans une salle dont la hauteur sous plafond était impressionnante. Un gigantesque appareil photographique à soufflet glissait sur des rails. L’équipe installa le tableau sur un chevalet et détailla longuement la peinture de Vladimir Radskin. Au-delà des moyens techniques dont ils disposaient, les chercheurs ne perdaient jamais de vue le respect et la compréhension de l’intégrité physique d’une œuvre. Le technicien chargé de réaliser les clichés ajusta une série de rampes lumineuses autour de la toile. La Jeune Femme à la robe rouge fut photographiée en lumière directe, puis à l’ultraviolet et enfin à l’infrarouge.

Ces prises de vue particulières permettraient de mettre en évidence l’existence d’un dessin sous-jacent, d’éventuels repentirs ou des restaurations effectuées au cours des années. La spectrométrie infrarouge ne donna pas de résultats satisfaisants. Pour percer les secrets du tableau, il fallait d’abord tenter d’en dissocier les éléments. En fin de matinée, plusieurs microprélèvements furent effectués et les divers échantillons qui n’étaient pas plus grands qu’une tête d’épingle furent soumis à des analyses de chromatographie gazeuse. La savante machine permettait d’isoler les multiples molécules dont la peinture était composée. Une fois les premiers résultats obtenus, François Hébrard les saisit sur l’un des terminaux du réseau informatique. Quelques minutes plus tard, l’imprimante se mit à crépiter. Une quantité impressionnante de tracés et de graphiques apparut sous leurs yeux. Un chercheur commença aussitôt les comparaisons, préparant ainsi sa propre base de référence. Une fièvre gagnait peu à peu le laboratoire. De l’autre côté de la toile, La Jeune Femme à la robe rouge, dont personne ne voyait le visage, devait pourtant sourire de ses effets. Depuis qu’elle était entrée dans ces lieux, l’équipe de chercheurs ne cessait de s’agrandir.

L’appareillage le plus étrange auquel fut soumis le tableau allait permettre d’en mesurer les couleurs. Le gonio-spectro-photo-colorimètre avait beau ressembler à un vieux projecteur de cinéma, il n’en était pas moins un appareil hautement perfectionné et délivra ses résultats en une minute à peine. François Hébrard s’en empara, les relut deux fois et tendit la feuille à Sylvie Leroy. Tous deux se regardèrent intrigués. Sylvie murmura quelques mots à son oreille. Hébrard sembla hésiter, puis il haussa les épaules, décrocha un téléphone mural et composa un numéro à quatre chiffres.

– AGLAÉ est-elle opérationnelle ? demanda-t-il d’une voix assurée.

Il attendit la réponse et raccrocha satisfait. Puis, il entraîna Jonathan par le bras. Après avoir franchi une autre porte sécurisée, ils pénétrèrent dans un complexe étonnant. À l’entrée, un couloir en béton formait un labyrinthe.

– C’est une façon de se protéger des atomes, murmura Hébrard. Ils ne sont pas assez futés pour trouver la sortie !

Au bout de ce corridor sinueux, ils arrivèrent dans une immense pièce où était installé l’accélérateur de particules. Des dizaines de tubes se rejoignaient selon une logique que seuls quelques savants et techniciens pouvaient apprécier. L’Accélérateur Grand Louvre d’Analyse Élémentaire, fleuron de ce vaste ensemble, était l’unique installation de ce genre dans le monde à être entièrement dédiée à l’étude du patrimoine culturel. Une fois les échantillons mis en place, Jonathan et Clara s’installèrent dans une pièce voisine, assis devant les terminaux informatiques qui enregistraient la progression des analyses qu’AGLAE effectuait sur La Jeune Femme à la robe rouge.

La journée prenait fin. Assis à son bureau, François Hébrard consulta le dossier qu’il avait sous les yeux. Jonathan et Clara lui faisaient face, aussi fébriles qu’un couple de parents qui attendraient le diagnostic du pédiatre. Les résultats étaient surprenants. Les matières naturelles qu’utilisait Vladimir étaient d’une extrême variété. Huiles, cires, résines, pigments, leur constitution chimique se révélait d’une incroyable complexité. À ce stade de leurs analyses, les techniciens du Louvre ne pouvaient déterminer de façon certaine la composition du pigment rouge qui teintait la robe de la jeune fille. Sa couleur vive était étonnante. À l’opposé de toute vraisemblance, le tableau, qui n’avait fait l’objet d’aucune restauration, semblait ne pas avoir subi les altérations du temps.

– Je ne sais pas quoi vous dire, conclut Hébrard. Si nous n’étions tous ici impressionnés par les multiples points de la technique de Radskin, nous dirions que ce tableau est l’œuvre d’un grand chimiste.

Hébrard n’avait rien vu de tel de toute sa carrière.

– Il y a un vernis sur la toile qui est d’une composition que nous ne connaissons pas et surtout que nous ne comprenons pas ! ajouta Hébrard.

La Jeune Femme à la robe rouge contrariait toutes les règles du vieillissement. On ne pouvait se satisfaire des conditions particulières de sa conservation pour résoudre l’énigme qui se posait à tous les chercheurs du centre. Qu’avait donc fait Vladimir pour que le temps embellisse son œuvre plutôt que de l’altérer ? demanda Jonathan en quittant les lieux.

– Je ne connais qu’une alchimie qui donne de la beauté à l’âge, dit Clara en remontant les escaliers : le sentiment !

Ils décidèrent d’écourter leur séjour à Paris et eurent juste le temps de récupérer leurs affaires à l’hôtel. En chemin vers l’aéroport, Jonathan téléphona à Peter pour lui faire un compte rendu de sa journée. Quand il le félicita d’avoir obtenu ce rendez-vous impossible avec les équipes du Louvre, Peter sembla étonné.

– Je te jure pour la troisième et dernière fois que j’ai dormi toute la nuit avec mon amour-propre sous l’oreiller. Sylvie Leroy m’a envoyé paître hier soir, au téléphone !

Et il raccrocha.

L’avion qui ramenait Clara et Jonathan vers Londres se posa sur le petit aéroport de la City au début de la soirée.

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