8.
La Jeune Femme à la robe rouge reposait enrobée de sa couverture grise, dans le taxi qui faisait route vers le centre de la ville. Jonathan déposa Clara à Notting Hill, sur Westbourne Grove.
– Venez, dit-elle, vous n’allez pas dîner seul à votre hôtel.
Ils grimpèrent les marches de l’escalier, et s’immobilisèrent sur le palier devant la porte fracturée de l’appartement de Clara. Jonathan lui ordonna de redescendre dans la rue jusqu’à ce qu’il sécurise les lieux et revienne la chercher, mais, comme il s’y attendait, elle entra la première. Le salon était intact, rien n’avait été dérangé dans la chambre.
Un peu plus tard, ils s’assirent dans la petite cuisine pendant que la police s’activait. Les inspecteurs ne trouvèrent aucune empreinte. Rien n’avait été volé ; le commissaire conclut que les cambrioleurs avaient dû être dérangés avant même de pénétrer dans l’appartement. Clara soutint le contraire, certains objets n’étaient plus à leur place. Elle désigna la lampe de chevet sur la table de nuit, déplacée de quelques centimètres, l’inclinaison d’un abat-jour dans le salon qui était différente. Les policiers remplirent une main courante et abandonnèrent Clara et Jonathan.
– Vous sentiriez-vous plus tranquille si je restais jusqu’à demain matin ? demanda Jonathan. Je dormirais dans le canapé de votre salon.
– Non, je prends quelques affaires et je pars au manoir.
– Je n’aime pas que vous preniez la route maintenant, il pleut et il fera nuit noire.
– Je connais le chemin par cœur, rassurez-vous.
Mais Jonathan serait inquiet tant qu’elle ne serait pas arrivée. Et l’idée de la savoir seule là-bas ne lui plaisait pas non plus, répéta-t-il fermement. Clara le regarda ronchonner et son visage s’éclaira.
– Vous avez vos mains dans le dos, vos yeux sont encore plus plissés que d’habitude et vous faites votre tête d’enfant de cinq ans, alors je crois que vous n’avez pas le choix, vous venez avec moi !
Clara se dirigea vers sa chambre, elle ouvrit le tiroir de sa commode et, intriguée, elle souleva une pile de pulls puis une autre.
– Ces types sont vraiment malades, cria-t-elle à Jonathan qui l’attendait dans l’entrée.
Il passa la tête par la porte.
– Ils ont volé mes analyses !
– Quelles analyses ? demanda Jonathan.
– Un bilan sanguin que j’ai fait la semaine dernière. Je ne vois pas à quoi cela pourra leur servir !
– Vous avez peut-être un fan club !
– C’est sûrement cela, ces types sont dérangés, voilà tout !
Jonathan bricola la serrure pour que la porte se referme tant bien que mal et ils descendirent dans la rue, emportant avec eux La Jeune Femme à la robe rouge. Quand ils arrivèrent sur le trottoir, Jonathan s’arrêta et interpella Clara.
– J’ai peur que nous ne rentrions pas tous les trois dans votre Austin !
Clara ne répondit pas et l’entraîna derrière son immeuble. Dans l’impasse aux pavés dépolis, d’anciennes écuries étaient transformées en ravissantes maisons d’habitation aux façades fleuries. Clara souleva une porte de garage et actionna le bouton d’un petit boîtier au fond de sa poche. Les feux du Land Rover clignotèrent au fond du box.
– Je vous aide à la caler dans le coffre ? demanda-t-elle en ouvrant le hayon arrière du 4 x 4.
Jonathan ne s’était pas trompé. À peine avaient-ils quitté l’autoroute qu’une lourde pluie se mit à tomber. La route luisait sous les roues du 4 x 4 et les essuie-glaces peinaient à chasser l’eau du pare-brise. La taverne après la fourche se perdait dans la nuit noire, de profondes rigoles se creusaient le long du petit chemin qui s’enfonçait dans les sous-bois. La chaussée devenait de plus en plus instable et le tout-terrain ballottait, patinant dans la boue. Jonathan s’accrocha à la dragonne au-dessus de la portière, Clara tenait fermement le volant, luttant contre le vent qui chassait la voiture vers le bas-côté. Les bourrasques sifflaient jusque dans l’habitacle. Enfin, les troncs des hauts arbres se reflétèrent dans les faisceaux des phares. La grille du manoir était ouverte.
– Je vais me garer dans la cour, dit Clara à voix haute. J’irai ouvrir la porte de la cuisine et vous vous précipiterez à l’intérieur avec le tableau.
– Donnez-moi la clé, répondit Jonathan.
– Non, insista Clara, la serrure est difficile quand on n’en a pas l’habitude, faites-moi confiance.
Les graviers crissèrent, et Clara immobilisa le Land Rover. Elle dut presque lutter pour repousser sa portière et se précipita à l’extérieur. Dès qu’elle eut ouvert la porte d’entrée, elle se retourna vers Jonathan et lui fit signe de la rejoindre.
Jonathan sortit de la voiture et se dirigea vers le coffre.
– Vite, vite dépêchez-vous ! lui cria Clara depuis le pas de la porte du manoir.
Son sang se figea dans l’instant. Penché à l’intérieur de l’habitacle, il regarda sa main qui saisissait la toile dans sa couverture grise et quand Clara cria de nouveau dans la nuit : « Vite, vite dépêchez-vous », il reconnut la voix qui surgissait dans ses vertiges. Il repoussa le tableau vers la banquette, referma le hayon et avança lentement dans le faisceau des phares. Clara le regarda interdite, la pluie ruisselait sur ses joues. À son regard, elle comprit l’évidence et se précipita à sa rencontre.
– Crois-tu qu’on puisse s’aimer au point que la mort n’efface pas la mémoire ? Crois-tu qu’il soit possible qu’un sentiment nous survive et nous redonne vie ? Crois-tu que le temps puisse réunir sans fin ceux qui se sont aimés assez fort pour ne pas l’avoir perdu ? Est-ce que tu crois ça, Clara ?
– Je crois que je suis amoureuse de toi, répondit-elle en posant sa tête sur son épaule.
Jonathan la serra dans ses bras, et Clara murmura à son oreille.
– Même entre l’ombre et la lumière.
Ils s’embrassèrent, aussi sincères dans leur éternité qu’un sentiment à son tout premier jour. Le peuplier s’inclina sous le vent, les volets du manoir s’ouvrirent l’un après l’autre et, autour d’eux, tout recommença à changer. À la lucarne des soupentes, l’ombre de Vladimir souriait.
Soudain, les cuirs des livres éparpillés sur la table de la bibliothèque n’étaient plus craquelés. Les bois cirés de la cage d’escalier brillaient dans la lumière que dispensait la lune par les portes-fenêtres du salon. À l’étage, dans la chambre de Clara, les tapisseries avaient retrouvé leurs couleurs originelles. Sa jupe glissa le long de ses jambes, elle s’approcha de Jonathan et se serra contre lui. Ils s’aimèrent jusqu’au petit matin.
Le jour entra dans la pièce. Clara se blottit dans la couverture que Jonathan avait remontée sur ses épaules. De sa main elle le chercha à tâtons. Elle s’étira et ouvrit les yeux. La place qu’occupait Jonathan était vide. Elle se redressa brusquement. Le manoir avait repris sa tonalité habituelle. Clara abandonna ses draps, nue dans le jour naissant. Elle s’approcha de la fenêtre et regarda la cour en contrebas. Quand Jonathan lui fit un petit signe de la main, elle se précipita sur le côté pour s’enrouler dans le rideau.
Jonathan sourit, fit demi-tour et rentra dans la cuisine. Clara le rejoignit, vêtue d’un peignoir. Il était affairé devant la gazinière. La pièce sentait bon le pain grillé. À l’aide d’une petite cuillère, il fit glisser la mousse du lait chaud sur le café et la saupoudra de chocolat. Il posa le bol brûlant devant Clara.
– Cappuccino sans sucre !
Embuée de sommeil, Clara plongea le bout de son nez dans la tasse et avala le café.
– Tu m’as vue à la fenêtre ? demanda-t-elle d’une petite voix.
– Absolument pas, répondit Jonathan qui se battait avec une tranche de pain coincée dans le toaster. Et puis je ne me serais pas permis de te regarder, au présent il ne s’est encore rien passé entre nous.
– Ce n’est pas très drôle, grommela-t-elle.
Jonathan eut envie de poser ses mains sur ses épaules, il recula.
– Je sais que ce n’est pas drôle, mais il faudra bien finir par comprendre ce qui nous arrive.
– Tu as l’adresse d’un bon spécialiste ? Je ne veux pas être pessimiste mais j’ai peur que le médecin du village nous fasse enfermer tous les deux dans un asile si nous lui décrivons nos symptômes !
Jonathan lança dans l’évier le toast carbonisé qui lui brûlait les doigts.
– Tu as les mains dans le dos, et je ne vois pas ta tête mais je serais prête à parier que tes yeux sont plissés, à quoi penses-tu ? demanda Clara.
– Lors d’une conférence, j’ai croisé une femme qui pourrait peut-être nous aider.
– Quel genre de femme ? demanda Clara.
– Un professeur qui enseigne à l’université Yale, je dois pouvoir retrouver sa trace. Vendredi matin, je présenterai mon rapport aux associés de Christie’s, et je partirai le soir même.
– Tu vas rentrer aux États-Unis ?
Jonathan se retourna et Clara le laissa à son silence. Les choses qu’il devait régler dans sa vie n’appartenaient qu’à lui. Pour se vivre l’un l’autre, il fallait se quitter à nouveau.
Jonathan passa le reste de la matinée auprès de La Jeune Femme à la robe rouge. À midi, il rentra à Londres et s’enferma dans sa chambre d’hôtel pour rédiger les conclusions de son rapport.
Clara l’avait rejoint au début de la soirée. Au moment où il s’apprêtait à envoyer un e-mail à Peter, elle lui demanda solennellement s’il était sûr de ce qu’il faisait. L’analyse des pigments n’avait pas permis de comparaison probante, pas plus que les travaux d’examens entrepris dans les laboratoires du Louvre n’avaient fourni de résultat incontestable. Mais Jonathan, qui avait consacré sa vie à étudier l’œuvre de Vladimir Radskin, avait identifié la technique appliquée au tableau, le trait de pinceau et le tissage de la toile qui servait de support. Sa conviction lui suffisait maintenant à assumer pleinement le risque qu’il s’apprêtait à prendre. Malgré l’absence d’une preuve formelle, il engagerait bientôt devant ses pairs sa réputation d’expert. Vendredi matin, il remettrait aux associés de Peter le certificat d’authenticité de La Jeune Femme à la robe rouge, dûment signé de sa main. Il regarda Clara et appuya sur une touche de son clavier. Moins de cinq secondes plus tard, une petite enveloppe clignota sur l’écran de Peter comme sur celui de tous les membres du directoire de Christie’s.
Le lendemain soir, Clara déposa Jonathan sur le quai du terminal 4 de l’aéroport d’Heathrow. Il avait préféré qu’elle ne l’accompagne pas jusqu’aux portiques de sécurité. Ils se dirent au revoir le cœur lourd.
Alors que la voiture de Clara filait sur une route de la campagne anglaise, un avion traçait une longue ligne blanche dans le ciel. Cette nuit-là, les rotatives des imprimeries titraient sur les colonnes du New York Times, du Boston Globe et du Figaro :
le dernier tableau d’un grand peintre russe vient d’être authentifié.
Disparue depuis près de cent quarante ans, la toile majeure du peintre Vladimir Radskin ressurgit de l’ombre. Authentifiée par le célèbre expert Jonathan Gardner, cette peinture devrait être le point d’orgue de la prestigieuse vente qu’organise Christie’s à Boston le 21 juin prochain sous le marteau de Peter Gwel.
Un article semblable rédigé par le chroniqueur artistique du Corriere délia Sera fut intégralement repris dans les premières pages de trois revues d’art internationales. Six rédactions de chaînes de télévisions européennes et deux réseaux américains décidèrent de dépêcher leurs équipes sur place.
Jonathan arriva à Boston au début de la soirée. Quand il alluma son téléphone portable, sa messagerie était déjà saturée. Le taxi le déposa sur le vieux port. Il s’installa à la terrasse du café où il avait partagé tant de souvenirs avec Peter. Il l’appela.
– Tu es sûr de ce que tu fais, ce n’est pas un coup de tête ? lui demanda son meilleur ami.
Jonathan serra le téléphone contre son oreille.
– Peter, si seulement tu pouvais comprendre ce qui m’arrive.
– Là, tu m’en demandes trop, comprendre tes sentiments, oui ! Comprendre l’histoire abracadabrante que tu viens de me raconter, non ! Je ne veux même pas l’entendre et tu vas me faire le plaisir de ne la révéler à personne et surtout pas à Anna. Si nous pouvons éviter qu’elle se répande dans toute la ville en disant que tu es dingue et qu’il faut te faire interner ce serait mieux, surtout à trois semaines de la vente.
– Je me moque de cette vente, Peter.
– C’est bien ce que je dis, tu es très atteint ! Je veux que tu fasses des radios, tu as peut-être un anévrisme qui s’est rompu sous ton crâne. Ça pète vite, ces trucs-là !
– Peter, arrête de déconner ! s’emporta Jonathan.
Il y eut un court silence et Peter s’excusa.
– Je suis désolé.
– Pas autant que moi, le mariage est dans deux semaines. Je ne sais même pas comment parler à Anna.
– Mais tu vas le faire quand même ! Il n’est jamais trop tard, ne te marie pas contre ta volonté parce que les cartons d’invitation sont envoyés ! Si tu aimes comme tu me le dis cette femme en Angleterre, alors prends ta vie en main et agis ! Tu as l’impression que tu es dans la merde et pourtant, si tu savais comme je t’envie. Si tu savais comme j’aimerais pouvoir aimer comme ça. Ne gâche pas ce don. J’écourte mon voyage et je rentrerai de New York demain pour être à tes côtés. Retrouve-moi au café à midi.
Jonathan flâna le long des quais. Clara lui manquait à en crever et dans quelques instants il rentrerait chez lui pour dire la vérité à Anna.
Quand il arriva, toute la maison était éteinte. Il appela Anna mais personne ne répondit. Il grimpa jusqu’à son atelier. C’est là qu’il trouva une série de photos étalées sur le bureau d’Anna. Sur l’une d’elles, Clara et lui se regardaient sur un trottoir d’aéroport. Jonathan prit sa tête entre ses mains et s’assit dans le fauteuil d’Anna.