9.

Elle ne rentra qu’au petit matin. Jonathan s’était endormi sur le canapé du salon au rez-de-chaussée de la maison. Elle se dirigea directement vers la cuisine sans lui adresser la parole. Elle versa de l’eau dans la cafetière, mit le café dans le filtre et appuya sur le bouton. Elle déposa deux tasses sur le plan de travail, prit le paquet de toasts dans le réfrigérateur, sortit deux assiettes du placard au-dessus de l’évier, toujours sans dire un mot. Elle posa un couteau sur la coupelle en verre du beurrier, et seul le claquement de ses pas résonnait sur le carrelage. Elle ouvrit à nouveau le réfrigérateur et sa première phrase pour Jonathan fut :

– Tu prends toujours de la confiture de fraises au petit déjeuner ?

Jonathan voulut s’approcher d’elle mais elle le menaça avec le couteau à beurre. Le regard de Jonathan fixa la lame de deux centimètres à bout rond, et elle le lui jeta à la figure.

– Arrête, Anna, il faut que nous parlions.

– Non ! hurla-t-elle, il n’y a rien à dire !

– Anna, tu aurais préféré que nous nous soyons rendu compte de notre erreur dans six mois ou dans un an ?

– Tais-toi, Jonathan, tais-toi !

– Anna, nous jouons à la comédie de ce mariage depuis des mois, je me suis accroché tant que j’ai pu, parce que je voulais que nous nous aimions, je le voulais sincèrement. Mais on ne peut pas mentir aux sentiments.

– Mais on peut mentir à la femme que l’on va épouser ? C’est ça ?

– Je suis venu pour te dire la vérité.

– À quel moment de cette vérité as-tu trouvé le courage de m’affronter, Jonathan ?

– Hier, quand elle s’est imposée à moi. Je t’ai appelée de Londres tous les soirs, Anna.

Anna prit nerveusement son sac, l’ouvrit et en sortit une pochette d’autres photos qu’elle commença à jeter une à une à la tête de Jonathan.

– Là tu étais à la terrasse d’un café de Florence, ici dans un taxi place de la Concorde, là encore dans un affreux manoir anglais et puis ici dans un restaurant de Londres… tu as fait tout ça dans la même journée ? Tous ces mensonges ont eu lieu avant-hier ?

Jonathan regarda la photo de Clara tombée à ses pieds. Son cœur se serra un peu plus.

– Depuis quand me fais-tu suivre ?

– Depuis que tu m’as envoyé un fax où tu m’appelles Clara ! Je suppose que c’est son nom ?

Jonathan ne répondit pas, et Anna hurla de plus belle.

– C’est bien son nom, Clara ? Dis-le, je veux t’entendre prononcer le prénom de celle qui veut briser ma vie ! Auras-tu ce courage-là, Jonathan ?

– Anna, ce n’est pas Clara qui a brisé notre union, c’est nous qui l’avons fait tout seuls, sans aucune complicité. Nous nous sommes abandonnés l’un et l’autre dans des vies que nous voulions à tout prix ressemblantes. Même nos corps ne se touchaient plus.

– Nous étions épuisés par les préparatifs du mariage, Jonathan, nous ne sommes pas des animaux !

– Anna, tu ne m’aimes plus.

– Et toi, tu m’aimes comme un fou peut-être ?

– Je te laisserai la maison, c’est moi qui vais partir…

Elle le fustigea des yeux

– Tu ne vas rien me laisser du tout, parce que tu ne quitteras pas ces murs, tu ne sortiras pas de notre vie comme ça, Jonathan. Ce mariage aura lieu. Le samedi 19 juin, à midi, que tu le veuilles ou non, je serai officiellement ta femme et ce jusqu’à ce que la mort nous sépare.

– Tu ne peux pas me forcer à t’épouser, Anna. Que tu le veuilles ou non !

– Si Jonathan, crois-moi, je le peux !

Son regard changea soudain, Anna s’apaisa. Ses mains qu’elle tenait serrées contre sa poitrine descendirent le long de son corps et toutes les rides de colère s’effacèrent de son visage une à une. Elle déplia le journal posé sur le plan de travail. La photo de Jonathan était en couverture à côté de celle de Peter.

– On se croirait presque dans Amicalement vôtre ! N’est-ce pas, Jonathan ? Alors j’ai une question à te poser. Quand la presse apprendra que l’expert qui a authentifié le tableau qui battra les records d’enchères de ces dix dernières années n’est autre que l’amant de la femme qui le met en vente, lequel, de Clara ou de toi, ira le premier en prison pour escroquerie ? À ton avis, Jonathan ?

Il regarda Anna tétanisé. La terre semblait s’ouvrir sous ses pieds.

Elle reprit le journal et commença d’une voix ironique la lecture de l’article.

Révélé par une éminente galeriste, ce tableau au passé inconnu a été authentifié par l’expert Jonathan Gardner. Il sera mis en vente par la célèbre maison Christie’s sous le marteau de Peter Gwel… Ton ami sera rayé de la profession, il sera condamné à deux ans avec sursis pour complicité. Toi, tu perdras ton précieux titre mais grâce à moi, tu n’écoperas que de cinq ans. Mes avocats se feront un devoir de convaincre le jury que ta maîtresse est la principale instigatrice de l’escroquerie.

Jonathan en avait assez entendu, il tourna sur ses talons et se dirigea vers l’entrée.

– Attends, ne t’en va pas, ricanait nerveusement Anna, laisse-moi encore te lire quelques lignes, elles sont toutes à ton honneur, tu jugeras par toi-même… Grâce à l’authentification apportée par Jonathan Gardner, le tableau estimé à deux millions de dollars pourrait atteindre des enchères deux à trois fois supérieures…

Anna le rattrapa dans le hall et le retint par la manche de sa veste, le forçant à la regarder.

– Pour une escroquerie publique de six millions de dollars, elle passera bien dix ans derrière les barreaux et la triste nouvelle pour vous deux, c’est que les prisons ne sont pas mixtes !

Jonathan sentait la nausée le gagner. Il se précipita dans la rue et se courba en deux au-dessus du caniveau. La main d’Anna se posa sur son dos.

– Dégueule mon vieux, vomis-la du fond de tes entrailles. Quand tu auras retrouvé la force de l’appeler pour lui dire que tu ne la reverras plus, que tout ça n’était qu’une passade ridicule et que tu ne l’aimes pas, je veux être là !

Anna tourna les talons et rentra dans la maison. Un vieux monsieur qui promenait son chien s’approcha de Jonathan. Il l’aida à s’asseoir par terre et le fit s’adosser contre la roue d’une voiture en stationnement.

Le labrador, qui n’aimait pas du tout l’état dans lequel se trouvait cet homme assis par terre à sa hauteur, souleva sa main d’un coup de museau et la lapa généreusement. Le vieil homme convia Jonathan à respirer profondément dans le creux de ses mains.

– C’est une petite crise de spasmophilie, dit M. Skardin d’un ton qui se voulait rassurant.

Comme le lui dirait sa femme quand il rentrerait de sa promenade, un docteur, même à la retraite, restait toujours un docteur.


*


Peter l’attendait depuis une demi-heure à la terrasse du café où ils avaient l’habitude de se retrouver. Quand il vit arriver Jonathan, son agacement cessa sur-le-champ et il se leva pour aider son ami à s’asseoir.

– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il d’une voix nouée d’inquiétude.

– Qu’est-ce qui nous arrive à tous ? répéta Jonathan le regard perdu.

Et pendant l’heure qui suivit, il raconta à Peter comment en quelques jours sa vie venait de basculer.

– Moi, je sais ce que tu vas lui dire, à Anna. Tu vas lui dire merde !

Peter était si en colère que leurs voisins de table cessèrent leur conversation pour mieux les écouter.

– Elle n’est pas bonne, votre bière ? leur demanda Peter exaspéré.

La famille attablée à côté d’eux détourna le regard.

– Ça ne sert à rien d’être vulgaire et agressif, Peter, ça n’arrangera pas les choses.

– Tu ne ficheras pas ta vie en l’air, même si ce tableau valait dix millions de dollars.

– Il ne s’agit pas que de ma vie, mais de la tienne et de celle de Clara.

– Alors tu te rétractes, tu dis que tu as des doutes quant à l’authenticité et on arrête tout.

Jonathan lança sur la table un exemplaire du Wall Street Journal, puis du New York Times, du Boston Globe et du Washington Post qui avaient tous repris l’information.

– Et c’est sans compter les hebdomadaires qui sortent cet après-midi et les mensuels. Il est trop tard pour faire marche arrière, j’ai signé et remis le certificat d’authenticité à tes associés de Londres. Quand Anna dévoilera ses photos à la presse, le scandale éclatera. Christie’s se portera partie civile, les avocats d’Anna leur prêteront main-forte, et même si nous évitons la prison, ce dont je doute, tu seras radié et moi aussi. Quant à Clara, elle sera ruinée. Plus personne ne mettra un pied dans ses galeries.

– Mais nous sommes innocents, bon sang !

– Oui, mais nous ne serons que trois à le savoir.

– Je t’ai connu plus optimiste, dit Peter en se tordant les mains.

– Je vais appeler Clara ce soir, soupira Jonathan.

– Pour lui dire que tu ne l’aimes plus ?

– Oui, pour lui dire que je ne l’aime plus, parce que je l’aime justement. Je préfère la rendre au bonheur plutôt que de l’entraîner à mes côtés dans le malheur. C’est ça aimer, non ?

Peter regarda Jonathan consterné.

– Alors ça ! dit-il en mettant ses mains sur ses hanches. Tu viens de me pondre une tirade amoureuse qui aurait fait pleurer ma grand-mère, peut-être même moi d’ailleurs si tu avais continué encore un peu. Tu as fait une overdose de pudding à Londres ?

– Ce que tu es con, Peter ! dit Jonathan.

– Je suis peut-être con mais tu as souri, ne me raconte pas de bobards, je t’ai vu ! Tu vois, même dans la panade on va continuer à se marrer, et si ta future ex-femme croit qu’elle va nous en empêcher, on va lui montrer tous les deux que nous avons de la ressource.

– Tu as une idée ?

– Aucune pour l’instant, mais fais-moi confiance, ça viendra !

Peter et Jonathan se levèrent et marchèrent, bras dessus, bras dessous, parcourant les pavés du marché à ciel ouvert. Peter déposa Jonathan au milieu de l’après-midi. Quand il reprit la route, il enclencha son téléphone portable dans le réceptacle du tableau de bord et composa un numéro.

– Jenkins ? C’est Peter Gwel, votre locataire préféré, j’ai besoin de vous, mon cher Jenkins. Pourriez-vous monter dans mon appartement, et regrouper quelques affaires pour moi comme si vous faisiez votre propre valise ? Vous avez la clé, n’est-ce pas, et vous savez aussi où je range mes chemises ? Pardonnez-moi si j’abuse de notre amitié, mon cher Jenkins, mais pendant mon absence, je vais vous demander de rechercher quelques informations en ville pour moi, je ne sais pas pourquoi, mais mon instinct me dit que vous avez un talent de limier caché quelque part. Je serai là dans une heure !

Peter raccrocha juste avant que sa voiture ne s’engage dans le tunnel.

Quand il quitta la résidence Stapledon en début de soirée, il laissa un long message à Jonathan sur son portable.

– C’est Peter, tu sais, je devrais te détester pour avoir en un baiser compromis la vente aux enchères de ma vie, ruiné nos deux carrières et c’est sans parler de ton mariage dont j’étais le témoin, mais paradoxalement c’est tout le contraire. Nous sommes dans un pétrin incroyable et je ne m’étais pas senti d’aussi bonne humeur depuis longtemps. Je n’ai pas arrêté de me demander pourquoi, mais je crois que maintenant je le sais.

Pendant sa communication avec le répondeur de Jonathan, Peter fouillait dans sa veste. Le papier qu’il avait subtilisé à son ami était bien au fond de sa poche.

– À Londres, reprit-il, j’avais compris en vous voyant tous les deux dans ce café que ce n’était pas le tableau qui te rendait heureux à ce point. Des regards comme ceux que vous avez échangés sont assez rares pour qu’on en comprenne le sens. Alors voilà mon vieux, quand tu parleras à Clara ce soir, débrouille-toi pour lui laisser entendre entre les mots que même dans les situations désespérées, il y a toujours de l’espoir. Et si tu ne sais pas comment le lui dire, alors tu n’auras qu’à me citer. Tu ne pourras pas me joindre jusqu’à demain, mais je te téléphonerai et je t’expliquerai tout. Je ne sais pas encore comment, mais je vais nous sortir de là.

Il raccrocha, rongé par le doute, mais satisfait.


*


Jonathan entra dans l’atelier d’Anna. Elle peignait face à son chevalet.

– Je cède à ton chantage, tu as gagné, Anna !

Il rebroussa chemin d’un pas décidé. Quand il arriva à la porte, il ajouta sans se retourner :

– Je téléphonerai seul à Clara, tu peux voler ma vie, mais pas sa dignité, c’est sans appel !

Et il descendit les escaliers.


*


Clara raccrocha lentement. Seule à la fenêtre du manoir, elle ne voyait pas le peuplier osciller au vent. Les larmes perlaient de ses yeux fermés. La nuit qui suivit s’étira en longs sanglots. Dans le petit bureau, la jeune femme à la robe rouge semblait courber le dos, comme si le chagrin qui avait envahi la demeure entrait jusque dans la toile pour venir peser sur ses épaules. Dorothy resta au manoir cette nuit-là. Que Mademoiselle ne puisse contenir son chagrin devant elle prouvait que la peine était trop profonde pour être vécue seule. Il est parfois des présences apaisantes, même si elles sont silencieuses.

Au matin, Dorothy entra dans le petit bureau. Elle raviva le feu dans la cheminée et porta un thé à Clara. Quand elle s’approcha d’elle, elle posa la tasse sur un guéridon, s’agenouilla et la prit dans ses bras.

– Vous verrez, pour que les choses de la vie viennent à vous, il ne faut jamais cesser d’y croire, murmurait-elle sans cesse, et Clara se laissa pleurer sur son épaule jusqu’au jour levé.

Quand le soleil de midi se posa sur elle, Clara ouvrit les yeux et les referma aussitôt. Était-ce la lumière ou le klaxon qui résonnait dans la cour qui la tirait de son sommeil ? Elle repoussa la couverture et se leva du canapé. Dorothy entra dans la pièce, et comme le temps des confidences appartenait au royaume de la nuit, elle annonça haut et clair.

– Mademoiselle a un visiteur d’Amérique !

Peter trépignait dans la cuisine où Miss Blaxton l’avait instamment prié d’attendre pendant qu’elle vérifierait si Mademoiselle voulait bien le recevoir. Sur les instructions formelles de Dorothy, Clara monta en courant dans sa chambre pour une rapide toilette. Au pays de Sa Majesté la reine d’Angleterre, une femme n’apparaîtrait pas en tenue de chagrin devant un visiteur inconnu, même s’il l’avait déjà croisée en ville, insista Dorothy en la suivant dans les escaliers.


*


– Alors il m’aime ? demanda Clara assise en face de Peter à la table de la cuisine.

– Ah, mais il n’y en a pas un pour racheter l’autre ! Je viens de passer la nuit dans l’avion, j’ai roulé à tombeau ouvert pendant deux heures dans une voiture où le volant a été installé du mauvais côté, je viens de tout vous raconter, et vous me demandez s’il vous aime ? Eh bien oui, il vous aime, vous l’aimez, moi aussi je l’aime, il m’aime aussi, tout le monde s’aime mais tout le monde est quand même dans le pétrin !

– Monsieur déjeunera-t-il là ? demanda l’intendante en entrant dans la cuisine ?

– Vous êtes célibataire, Dorothy ?

– Ma condition ne vous regarde pas, nous ne sommes pas en Amérique, répondit Miss Blaxton.

– Bon, donc vous êtes célibataire ! J’ai quelqu’un de formidable à vous présenter ! Un Américain de Chicago qui vit à Boston et qui a le mal du pays anglais !


*


Jonathan était resté seul dans la maison. Anna était partie aux premières heures du jour, elle ne rentrerait que tard dans la soirée. Il monta dans l’atelier pour consulter son courrier électronique, et alluma l’ordinateur. Les fichiers d’Anna étaient protégés par un code d’accès, mais il pouvait accéder à l’Internet. Peter ne lui avait laissé aucun message et il n’avait aucune envie de répondre aux demandes d’interviews qui envahissaient sa boîte aux lettres. Il préféra redescendre dans le salon. Alors qu’il éteignait l’écran, son œil expert fut attiré par un petit détail sur un tableau d’Anna accroché au mur. Jonathan se pencha sur l’œuvre. Intrigué, il en examina une autre. Fébrile, il ouvrit la grande armoire et ressortit une à une les peintures d’Anna rangées de longue date. Il retrouva sur plusieurs d’entre elles le détail identique qui glaçait son sang. Il se précipita vers le bureau, ouvrit le tiroir et prit sa loupe. Il inspecta à nouveau les tableaux, un à un. Au fond de chacune de ses scènes de campagne, la demeure qu’Anna peignait n’était autre que le manoir de Clara. La plus récente de ces réalisations avait dix ans et, à cette époque, Jonathan ne connaissait pas encore Anna. Il descendit précipitamment l’escalier, sortit en courant sur le trottoir, sauta dans sa voiture et fila vers la sortie de la ville. Si la circulation le lui permettait, dans deux heures il franchirait les grilles du campus universitaire de Yale.

La renommée de Jonathan lui permit d’être reçu par le recteur. Il attendit dans un immense couloir aux murs boisés où étaient accrochés de bien tristes portraits d’hommes de lettres ou de science. Le Pr William Backer l’invita dans son bureau. Le recteur s’étonnait de la requête de Jonathan, il s’attendait à ce qu’il l’entretienne de peinture et voilà qu’il lui parlait de sciences, et pas des plus orthodoxes. Backer était désolé, aucun professeur ne correspondait au signalement donné par Jonathan, pas plus de femmes que d’hommes, titulaires ou honoraires, n’enseignaient de pareilles matières. Le département de recherches dont Jonathan faisait état avait bien été hébergé par son université, mais il n’existait plus depuis longtemps. Si Jonathan le souhaitait, il pourrait visiter les locaux. Le bâtiment 625 jadis occupé par la chaire de sciences avancées était à l’abandon depuis que le département avait été fermé.

– Vous travaillez ici depuis longtemps ? demanda Jonathan à l’homme du service d’entretien qui le guidait au travers du campus.

– Depuis que j’ai seize ans, et j’aurais dû prendre ma retraite il y a cinq ans, alors je suppose que oui, répondit M. O’Malley.

Il désigna une imposante masure en briques rouges et immobilisa la voiturette électrique au bas des marches du perron.

– C’était ici, dit l’homme en invitant Jonathan à le suivre.

O’Malley chercha la bonne clé dans un trousseau qui en comptait probablement une bonne centaine. Après avoir hésité quelques instants, il en introduisit une à long panneton dans la serrure piquée de rouille.

La grande porte qui ouvrait sur le hall du bâtiment 625 grinça sur ses gonds.

– Personne n’est venu ici depuis quarante ans, regardez-moi ce bazar ! dit O’Malley.

Aux yeux de Jonathan, hormis l’épaisse couche de poussière qui recouvrait parquets et mobiliers, les lieux étaient plutôt bien conservés. O’Malley lui fit visiter le laboratoire. La vaste pièce comptait dix paillasses en carrelage blanc, toutes recouvertes d’éprouvettes et d’alambics.

– Il paraît qu’ils travaillaient sur des problèmes de mathématiques expérimentales, moi j’ai dit aux inspecteurs qu’ils bricolaient surtout des formules chimiques ici.

– Quels inspecteurs ? demanda Jonathan.

– Vous n’êtes pas au courant ? Je croyais que vous étiez ici pour ça. Tout le monde connaît l’histoire dans la région.

En remontant le couloir qui conduisait à la salle des professeurs, O’Malley raconta à Jonathan ce qui avait conduit à la fermeture précipitée de l’ancien département de sciences avancées, comme on l’appelait ici. Très peu d’étudiants étaient admis dans cette section. La plupart de ceux qui se présentaient étaient refusés à l’examen d’entrée.

– Non seulement il fallait être un crack dans toutes les matières scientifiques, mais il fallait aussi être un prodige en philosophie. Et puis, avant l’admission, il y avait un entretien sous hypnose avec la directrice de recherche. C’est elle qui éliminait tout le monde. Personne ne trouvait grâce à ses yeux. Elle était bizarre, cette femme. Elle a travaillé dix ans dans ces murs et personne au cours de l’enquête ne se souvenait de l’avoir croisée sur le campus. À part moi bien sûr, mais moi je connais tout le monde ici.

– Vous ne m’avez toujours pas dit sur quoi portait cette enquête.

– Il y a quarante ans, un étudiant a disparu.

– Disparu où ? demanda Jonathan.

– Ben, c’est un peu tout le problème, monsieur. Si vous savez où vos clés ont disparu, elles n’ont plus disparu ! Non ?

– Quelles ont été les conclusions de la police ?

– Qu’il avait fait une fugue, mais moi je n’y crois pas.

– Pourquoi ?

– Parce que je sais que c’est dans le labo qu’il s’est volatilisé.

– Il a peut-être échappé à votre vigilance, vous n’aviez pas les yeux partout au même moment.

– À l’époque, poursuivit O’Malley, je faisais partie de l’équipe de sécurité. En ces temps-là, « sécurité » était un bien grand mot. Notre boulot consistait à empêcher les garçons d’aller la nuit fricoter du côté des dortoirs des filles… et réciproquement.

– Et le jour ?

– Comme tous les gardiens de nuit, nous dormions le jour ; enfin, mes deux collègues roupillaient, moi pas. Je ne dors jamais plus de quatre heures, il paraît que c’est génétique, c’est pour ça d’ailleurs que ma femme m’a quitté. Alors cet après-midi-là, moi j’entretenais la pelouse. Et le jeune Jonas, je l’ai vu entrer dans le bâtiment et il n’en est jamais ressorti.

– Et la police ne vous a pas cru ?

– Ils ont sondé les murs, ils ont ratissé le parc, ils ont interrogé la vieille, que vouliez-vous qu’ils fassent de plus ? Et puis je buvais un peu à l’époque, alors vous savez, la fiabilité et la couperose ne font pas bon ménage chez un témoin.

– Qui est la vieille dont vous parlez ?

– C’était la directrice, suivez-moi.

O’Malley chercha une nouvelle clé dans son trousseau, il ouvrit la porte d’un bureau et précéda Jonathan. Les petits carreaux des deux fenêtres étaient si sales que la lumière entrait à peine dans la pièce. Un pupitre en bois recouvert d’une épaisse couche grise avait été repoussé contre un mur. Une chaise était abandonnée à la renverse dans un angle à côté d’un portemanteau tout de guingois. En face, un vieux caisson à tiroirs avait tout aussi mauvaise mine.

– Je ne sais pas pourquoi ils appelaient ça la salle des professeurs, il n’y avait qu’elle qui enseignait ici, dit O’Malley.

Il s’approcha des rayonnages qui recouvraient l’un des murs et fouilla dans une pile de vieux journaux jaunis.

– Tenez, c’est elle, la vieille ! ajouta le gardien en montrant à Jonathan la photo sur la première page.

La femme qui se tenait debout entourée de ses quatre élèves ne devait pas avoir plus de trente ans.

– Pourquoi l’appelez-vous la vieille ? demanda Jonathan en regardant le cliché.

– Parce qu’à cette époque, je n’avais que vingt ans, bougonna O’Malley en donnant du pied dans la poussière.

Jonathan s’approcha de la fenêtre pour mieux détailler la photographie jaunie. Le visage de la jeune femme ne lui disait rien, mais sa main attira son attention, elle portait à l’annulaire un diamant impressionnant.

– C’est celui-là, Jonas ? demanda Jonathan en pointant le jeune homme à la droite du cadre.

– Comment le savez-vous ? demanda O’Malley étonné.

– Je n’en savais rien, répondit l’expert.

Il plia la feuille du journal du campus et la rangea dans sa poche. Sur la photo, le jeune homme qui avait mis ses mains dans son dos plissait les yeux, peut-être simplement à cause du flash.

– Quand vous ne l’appeliez pas « la vieille », quel nom utilisiez-vous ?

– On ne l’a jamais appelée autrement.

– Quand elle vous parlait, vous ne lui répondiez pas en l’appelant « la vieille » ? insista Jonathan.

– Elle ne nous adressait pas la parole, et nous n’avions rien à lui dire.

– Pourquoi la haïssez-vous autant, monsieur O’Malley ?

Le vieux gardien se retourna vers Jonathan.

– Pourquoi êtes-vous venu ici, monsieur Gardner ? Toutes ces choses sont anciennes et ce n’est pas bon de remuer le passé. J’ai du travail à faire, nous devrions partir d’ici.

Jonathan agrippa O’Malley par le bras.

– Puisque vous parlez de passé, je suis prisonnier d’une époque que je ne connais pas, et j’ai très peu de temps pour découvrir ce qui s’y cache. L’ami d’un ami disait qu’il suffit d’un minuscule indice pour remonter le fil d’un événement. Je cherche cette petite pièce de puzzle qui me permettrait d’en reconstituer l’image. J’ai besoin de vous, monsieur O’Malley.

Le gardien fixa Jonathan, il inspira profondément.

– Ils ont pratiqué des expériences ici. C’est pour cela que le bâtiment a été fermé, pour éviter le scandale après la disparition de Jonas.

– Quel genre d’expériences ?

– Ces élèves avaient été sélectionnés parce qu’ils faisaient des cauchemars. Je sais que cela peut paraître absurde mais c’est la vérité.

– Quel genre de cauchemars, O’Malley ?

L’homme fronça les sourcils. Répondre à la question semblait lui peser terriblement. Jonathan posa sa main sur son épaule.

– L’impression de revivre des événements qui appartenaient à d’autres époques ? C’est ça ?

O’Malley hocha de la tête en signe d’acquiescement.

– Elle les faisait entrer en transe, elle disait qu’il s’agissait d’atteindre notre conscience profonde, un état subliminal qui devait nous permettre d’accéder à la mémoire de nos vies antérieures.

– À l’époque, vous ne faisiez pas du tout partie de la sécurité, vous étiez un de ses étudiants, O’Malley, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur Gardner, j’étais effectivement un de ses étudiants, et quand le laboratoire a fermé, je n’ai jamais plus rien étudié de ma vie.

– Qu’est-ce qui vous est arrivé, O’Malley ?

– La deuxième année, elle nous injectait des produits dans les veines, c’était pour provoquer les « phénomènes ». À la troisième piqûre que la vieille nous a faite, Coralie et moi nous nous sommes souvenus de tout. Vous êtes prêt à entendre quelque chose de vraiment terrible, monsieur Gardner ? Alors, écoutez bien ! En 1807, nous vivions avec ma femme à Chicago, j’étais un bon marchand de tonneaux, jusqu’à ce que Coralie tue notre fille. La petite avait un an quand elle l’a étouffée dans ses langes. J’aimais mon épouse, mais elle était atteinte d’une maladie qui détruit les cellules du cerveau. Les premiers symptômes ne sont que des colères passagères, mais cinq ans plus tard, ceux qui en sont atteints sombrent dans une folie irréversible.

Coralie a été pendue à un gibet. Vous n’avez pas idée de ce que l’on souffre quand le bourreau ne vous fait pas la grâce de serrer le nœud pour qu’il vous brise les vertèbres. Je l’ai vue se balancer au bout de sa corde, ses larmes me suppliaient d’abréger ses souffrances. J’aurais voulu tuer de mes mains tous ces salauds de badauds qui la regardaient mourir, et j’étais impuissant au milieu de la foule. Elle a recommencé en 1843, je ne l’avais pas reconnue et elle non plus, sinon peut-être qu’on ne se serait pas aimés comme on s’aimait. Une passion comme ça n’existe plus de nos jours, monsieur Gardner. Tout a encore recommencé en 1902 et la vieille m’a dit qu’il en serait ainsi et ainsi à chaque fois. Peu importe que ma femme porte un autre nom ou un autre visage, elle était toujours la même âme, avec sa part de folie qui reviendrait nous hanter. Le seul moyen pour que nos souffrances cessent à jamais était que l’un de nous deux renonce à aimer l’autre de son vivant. À défaut que l’un trahisse le sentiment qui le liait à l’autre, chaque vie nouvelle nous réunirait et reproduirait la même histoire, la même souffrance.

– Et vous l’avez crue ?

– Si vous aviez fait les cauchemars que nous avons vécus éveillés, monsieur Gardner, vous l’auriez crue vous aussi !

Quand le laboratoire fut fermé, la fiancée de M. O’Malley en était à sa troisième crise de colères incontrôlables. Elle mit fin à ses jours à l’âge de vingt-trois ans. Le jeune homme qu’il était alors s’exila au Canada. Vingt ans plus tard, il revint à Yale se faire embaucher comme homme d’entretien. Il avait tant changé que personne ne le reconnut.

– Et personne n’a jamais eu la moindre idée de ce qui est arrivé à ce Jonas ? demanda Jonathan.

– La vieille l’a tué.

– Comment en êtes-vous si certain ?

– Il avait rêvé quelque chose lui aussi. Le matin de sa disparition, il avait annoncé qu’il abandonnait le département. Il partait de toute urgence à Londres.

– Et vous n’avez rien dit à la police !

– Si je leur avais raconté ce que je viens de vous dire, vous pensez qu’on m’aurait cru, ou enfermé dans un asile ?

O’Malley raccompagna Jonathan jusqu’à sa voiture garée sur le parking du campus. Quand Jonathan lui demanda pourquoi il avait choisi de revenir ici, O’Malley haussa les épaules.

– C’est l’endroit où je me sens le plus près d’elle, les lieux aussi ont une mémoire, monsieur Gardner.

Au moment où Jonathan allait démarrer, O’Malley se pencha à sa portière.

– La vieille s’appelait Alice Walton !

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