11 L’ENLÈVEMENT

Guillemot, les yeux fermés, s’efforçait de visualiser le troisième Graphème de l’alphabet des étoiles. Le dessin, simple pourtant, avait du mal à apparaître avec netteté dans son esprit. Il fit un dernier effort de concentration puis, devant son insuccès, abandonna et ouvrit les yeux. Il cligna des paupières sous la lumière crue du soleil de midi qui ricochait sur le sable de la plage, où il s’était installé pour travailler.

Voilà trois semaines que Qadehar, son Maître Sorcier, avait ouvert pour lui Le Livre des Étoiles, et trois semaines qu’il tentait péniblement d’en acquérir les signes, ces clés qui ouvraient les portes de la vraie magie. Trois semaines qu’il avait passées tout entières ou presque sur les trois premiers Graphèmes, profitant du relâchement des professeurs qui annonçait l’imminence des grandes vacances et délaissant l’étude des cinq éléments. Pour quels résultats ? Trois malheureux dessins qui se faisaient prier pour apparaître dans son esprit lorsqu’il fermait les yeux. Son Maître ne lui avait donné que la forme et le nom des vingt-quatre signes, considérant qu’il devait s’entraîner à ressentir le pouvoir des Graphèmes avant de se mettre à les étudier vraiment…

La colère envahit Guillemot. Lui, l’Apprenti doué, sélectionné par l’effet Tarquin en personne, calait devant de stupides dessins ! Il posa son carnet dans le sable. Puis il respira profondément, ferma de nouveau les yeux et entreprit de se concentrer de son mieux. Le premier Graphème surgit un peu brouillé dans la nuit de son esprit : Féhu, qui lui évoquait sans qu’il sache pourquoi une grosse vache. Le deuxième rejoignit le premier : Uruz, qui lui faisait penser à la pluie. Le troisième enfin se fixa à côté : Thursaz, qui lui semblait rire comme son oncle, d’un rire de géant. Cette fois, ça y était ! Il jubila. Ce fut à ce moment qu’une voix le tira de sa méditation :

– Tu crois qu’il dort ? Hé, Guillemot l’endormi, tu dors ?

Guillemot tressaillit en reconnaissant la voix de Thomas

de Kandarisar. Il ouvrit les yeux : ce n’était pas un rêve ; le rouquin se tenait en face de lui et, à ses côtés, les mains sur les hanches et un sourire mauvais sur le visage, Agathe de Balangru. Il pensait pourtant s’être débarrassé d’elle et de sa bande, avec sa formule magique bidon !

– Faut qu’on parle, nabot, grinça la grande fille qui ne semblait plus avoir peur de lui.

– Ouais, renchérit Thomas, tu t’es bien foutu de nous, l’autre jour, pas vrai ?

– Ne nie pas, l’avorton, continua Agathe : j’ai demandé à mon père. Il m’a dit qu’un Apprenti ne peut pas faire de magie.

– Trop nul, ouais ! ajouta Thomas. Paraît qu’y faut plusieurs années avant d’être capable de jeter un sort !

– Alors on s’est dit, termina la fille d’un ton lourd de menaces, qu’il fallait vérifier ça nous-mêmes. Thomas, à toi !

Thomas se précipita sur Guillemot qui s’était relevé d’un bond, prêt à prendre ses jambes à son cou.

Seulement, il lui aurait fallu pour cela abandonner son précieux carnet ; aussi ne fit-il pas un geste et se crispa-t-il dans l’attente du choc.

Mais le choc ne vint pas. Thomas s’était figé, paralysé par la peur, les yeux écarquillés tournés vers la mer. Agathe regarda dans la même direction et hurla de terreur : surgissant de l’eau, deux Gommons se précipitaient sur eux.

Les Gommons, créatures massives aux yeux vitreux, aux cheveux d’algue et à la peau couverte d’écailles visqueuses, ressemblaient à des hommes par leur allure, mais plutôt à des bêtes par leur comportement ; des bêtes féroces… Aussi à l’aise dans l’eau que sur le sable ou les rochers des côtes où ils avaient leurs repaires, ils s’étaient montrés dans le passé les pires ennemis des pêcheurs d’Ys. Cela leur avait valu, quelques siècles plus tôt, d’être tous exilés dans le Monde Incertain, grâce à une action conjointe de la Guilde et de la Confrérie !

Depuis, à Ys, on ne connaissait leur existence que par les livres et les légendes.

Seulement, les Gommons qui se précipitaient sur eux, en ce moment, étaient hélas diablement réels…

– Cours ! Cours, Agathe ! hurla à son tour Thomas à la grande fille qui, paralysée de frayeur, semblait incapable d’esquisser un geste.

En jurant, le garçon la saisit par le bras et la força à le suivre. Guillemot les exhorta à se dépêcher. Ils se mirent à courir tous les trois en direction des dunes herbeuses, qui offraient un sol plus stable et donc une chance de semer les Gommons.

Guillemot allait le plus vite qu’il pouvait, mais il commençait déjà à s’essouffler. Il s’enfonçait dans le sable, et la simple action de mettre un pied devant l’autre réclamait un effort épuisant. Il avait le sentiment très désagréable que chaque enjambée le ramenait un peu en arrière ! C’était comme ces cauchemars que l’on fait parfois, dans lesquels on est poursuivi par une créature horrible alors que, les pieds collés au sol, on ne parvient plus à avancer ! Guillemot ne put s’empêcher de trembler. Jamais ils ne parviendraient jusqu’aux dunes ! Il jeta un coup d’œil derrière lui : Thomas et Agathe ne s’en sortaient pas mieux, et, plus lourds, ils peinaient même davantage. Les deux monstres n’étaient plus très loin.

Thomas se retourna lui aussi. Il aperçut les créatures couvertes d’écailles à quelques pas seulement. Un sentiment de panique le submergea et il cria. Puis il lâcha le bras d’Agathe pour avancer plus vite. Déséquilibrée, la jeune fille trébucha et tomba. Un instant plus tard, le premier Gommon était sur elle. Agathe hurla et se débattit dans tous les sens lorsque des mains puissantes la saisirent. Le monstre la souleva comme si elle n’avait rien pesé, la jeta sur son épaule, fit demi-tour et l’emporta vers l’océan, sans prêter attention aux cris et aux appels au secours de sa victime. Le second Gommon s’approcha des deux garçons qui, saisis par la scène, s’étaient arrêtés de courir. Son rictus découvrant des dents pointues et le couteau luisant qu’il tenait dans une main les renseignèrent vite sur les intentions de la créature : eux ne seraient pas enlevés, mais tués !

– AHAAAAA !

Ils poussèrent ensemble un cri d’épouvante et détalèrent.

– Plus vite ! Plus vite ! haleta Guillemot à l’intention de Thomas, qui perdait du terrain.

Le Gommon, habitué à se déplacer sur le sable, gagnait sur eux. Les dunes étaient toutes proches : ils pouvaient encore s’en sortir, mais ce serait de justesse ! Ce fut à ce moment que Thomas trébucha et s’affala sur le sable en grognant de douleur. Guillemot arrêta sa course et vint en aide à son compagnon de fuite.

– Relève-toi, Thomas ! Allez, debout !

Le garçon étendu sur le sol regardait avec des yeux agrandis par la peur leur poursuivant qui se rapprochait. Il tenta de se remettre debout, mais sa cheville, qu’il avait dû se tordre dans sa chute, se déroba ; il retomba par terre.

– C’est trop tard ! gémit Thomas. Va-t’en, pars !

Guillemot hésita.

Il se sentait capable de semer le Gommon, une fois qu’il aurait atteint l’herbe des dunes.

Les premières maisons n’étaient qu’à dix minutes de là : il pourrait ramener de l’aide rapidement. Mais pas assez vite pour sauver Thomas. Il avait mille fois souhaité sa mort, lorsque le rouquin s’acharnait sur lui, à l’école ! Mais entre souhaiter quelque chose sous le coup de la colère et la voir s’accomplir… Le sort qui attendait Thomas était sans commune mesure avec les brimades qu’il lui faisait subir. Non, il lutterait jusqu’au bout avec lui, et il ne l’abandonnerait pas. Quoi qu’il puisse se passer ! Décidément, songea Guillemot, on n’échappait pas à sa nature : devenir un Apprenti Sorcier ne l’avait pas délivré de ses dangereux penchants chevaleresques.

Le Gommon était maintenant à quelques pas : fuir ne servait plus à rien. Thomas de Kandarisar, fou de terreur, rampait sur le sol en se tenant la cheville, aidé par Guillemot dans un ultime effort. La créature n’avait plus qu’à tendre les bras pour les attraper. Elle le savait et semblait prendre son temps, peut-être par plaisir. La lame du couteau qu’elle tenait dans sa main brillait encore plus fort sous la lumière du soleil.

C’est alors que quelque chose d’étrange se produisit.

Dans la tête de Guillemot, sans qu’il l’ait évoqué, le troisième Graphème fit son apparition, bien plus nettement que pendant ses entraînements. Rapidement, le dessin prit possession de l’esprit du garçon, grandit et s’enflamma, diffusant en lui une chaleur d’abord douce puis bientôt insupportable. Il lui sembla que le Graphème le brûlait, le consumait de l’intérieur. Guillemot lâcha Thomas et se redressa, face à leur poursuivant. Les mains de chaque côté du crâne, il se tordait de douleur en gémissant.

Surpris, le Gommon se figea et l’observa de ses yeux vitreux. Alors, et cela parut à Guillemot la seule solution pour cesser d’avoir mal, il cria le nom du Graphème, espérant de toutes ses forces se débarrasser ainsi du feu qui le dévorait.

– THUUURSAAAAZ ! ! ! !

Le Gommon recula soudainement, comme s’il avait été frappé par un énorme coup de poing. Il grogna, regarda les deux garçons avec un air d’incompréhension puis s’effondra, foudroyé, sur le sable.

– Ça alors ! s’exclama Thomas en se remettant debout. Comment tu as fait ?

Guillemot s’était senti instantanément soulagé après avoir crié le nom du Graphème. On aurait dit que le signe magique avait agi de lui-même pour l’obliger, lui qui l’ignorait, à s’en servir comme il le fallait ! Il observait le Gommon à terre, sans en croire ses yeux, tout comme Thomas qui s’appuyait sur son épaule.

– Comment tu as fait, dis, comment tu as fait ? répéta Thomas d’une voix tremblante, où perçait l’admiration.

Tous deux avaient les jambes encore flageolantes.

Jamais Guillemot n’avait eu si peur de sa vie ! Même la fois où son oncle Urien l’avait pourchassé dans le château de Troïl pour lui flanquer une correction, parce qu’ils avaient, avec Romaric, glissé un rat mort dans son lit…

Il prit le temps de respirer à fond avant de répondre :

– J’apprends la sorcellerie… Je ne te l’avais pas dit ?

Thomas de Kandarisar ne trouva rien à ajouter et se

contenta de hocher la tête avec gravité. Puis ils se rappelèrent soudain qu’Agathe avait disparu, et l’épisode de son enlèvement, occulté par la joie d’être toujours vivants, leur revint brutalement en mémoire.

– Dépêchons-nous d’avertir la Confrérie, lança Guillemot à Thomas qui, sous le choc de l’horrible aventure, avivé par la disparition de sa complice, ne put contenir un sanglot.

Guillemot rebroussa chemin jusqu’à l’endroit où il avait laissé son carnet sur le sable et le fourra dans sa sacoche. Puis, en le soutenant du mieux qu’il pouvait, il entraîna le gros garçon claudiquant en direction de Dashtikazar.

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