40 Retour à Ys

Ils apparurent tous ensemble au beau milieu d’une lande qui leur était familière. Au loin, ils pouvaient apercevoir les scintillements de la mer.

– La lande des Korrigans ! La lande des Korrigans ! s’exclama Romaric. On est revenus chez nous ! On a réussi !

Il y eut des cris de joie. Ils se mirent à courir en tous sens, et Coralie embrassa même Qadehar sur une joue.

– Holà, holà ! fit le Sorcier plus ému qu’il ne voulait le montrer. Ne nous attardons pas, le soir approche ! Les Korrigans nous observent sans doute, et songent déjà aux mauvais tours qu’ils pourraient nous jouer !

Ils prirent la direction de Dashtikazar, bavardant et riant comme on peut le faire quand on revient d’une aventure qui aurait pu mal tourner.

– Vous ne nous avez pas dit, Maître Qadehar, lui demanda Gontrand qui marchait à ses côtés en compagnie de Romaric et de Coralie : comment est-ce que vous avez su que nous étions prisonniers de Thunku ?

– Connaissez-vous un géant bardé de cicatrices répondant au nom de Tofann ? Eh bien, après être sorti par la Porte, je me suis dirigé droit sur Ferghânâ, la ville la plus proche, pensant que vous aviez eu le même réflexe. A Ferghânâ, j’ai appris qu’un Petit Homme avait aidé un jeune esclave à s’enfuir. Sachant que des manteaux gris avaient été dérobés à Gifdu, et qu’il n’est pas dans les habitudes des gens de Virdu d’aider leur prochain, j’ai aussitôt pensé à vous ! Mes recherches m’ont ensuite conduit vers le Désert Vorace, puis sur la Route de Pierre où j’ai rencontré Tofann qui m’a mis sur vos traces. Voilà. Rien de bien sorcier, si j’ose dire !

– Maître Qadehar, demanda de nouveau Gontrand, pourquoi Thunku vous a-t-il appelé Azhdar le Démon ?

– Je bouleverse régulièrement ses plans : je suis un démon pour Thunku ! D’ailleurs, j’aurais dû penser tout de suite qu’il était, d’une manière ou d’une autre, pour quelque chose dans cette affaire d’enlèvement. Quant à Azhdar, c’est le nom que je prends quand je me rends dans le Monde Incertain. D’autres questions ?

Romaric ignora le ton ironique de Qadehar.

– Oui, Maître Sorcier : pourquoi Guillemot intéresse-t-il tant de monde, la Guilde, l’Ombre, et vous-même ?

– Je ne peux pas te répondre, mon garçon, parce que je l’ignore encore. Ou plutôt, je ne peux que te faire la même réponse : parce que la magie trouve en lui un écho profond.

– Et que ça excite la convoitise, je sais. Mais comment expliquez-vous que Guillemot arrive à faire, au bout de seulement trois mois d’apprentissage, ce que des Sorciers réalisent péniblement après des années de travail ?

– Le travail n’est pas tout, Romaric. Il existe pour chaque chose des individus plus doués que d’autres…

La réponse ne satisfit pas le garçon, mais, comme son cousin, il garda sa déception pour lui en se promettant de tout mettre en œuvre pour y voir plus clair.

Qadehar changea de sujet :

– Savez-vous, mes enfants, que vous allez devenir de véritables héros au Pays d’Ys ?

– Des héros ? Comment ça ? demanda Coralie.

– Réfléchissez : vous êtes allés dans le Monde Incertain, et vous en êtes revenus, alors que vous n’êtes pas des Poursuivants. Cela ne s’était jamais produit ! De plus, vous ne revenez pas les mains vides : vous ramenez à son père Agathe de Balangru, que vous avez tirée des griffes d’un homme redoutable. Et vous rapportez à la Guilde un sortilège extrêmement précieux, égaré pendant des siècles ! Que faut-il faire de plus pour devenir des héros ?

Ils débattirent ensuite, mi-sérieux mi-amusés, des avantages et des inconvénients liés à leur nouveau statut.

Pendant ce temps, fermant la marche, Guillemot réfléchissait. Il était encore trop tôt pour y voir clair : les événements s’étaient enchaînés si brutalement ces derniers jours ! Cependant, quelque chose ne collait pas, dans leur aventure du Monde Incertain comme dans les explications de Maître Qadehar. Il sentait confusément qu’ils faisaient tous fausse route, même s’il ne pouvait dire précisément pourquoi. Tout était encore embrouillé.

Il fut bientôt rejoint par Ambre et Agathe. L’atmosphère se tendit rapidement.

Ambre en effet ne supportait pas de voir Agathe poser de longs regards sur son ami.

– Guillemot, demanda soudain Agathe, est-ce que vous avez vraiment pris tous ces risques pour venir me délivrer, tes amis et toi ?

– Eh bien… oui, répondit-il en se demandant où elle voulait en venir.

Malgré tout ce que je t’ai fait à l’école, tu es venu à mon secours ? continua Agathe.

– Ce n’est quand même pas la même chose de perdre un médaillon et de manier le balai toute sa vie, chaînes aux pieds ! ironisa le garçon.

Agathe s’arrêta net au milieu du chemin.

– Guillemot, j’ai quelque chose d’important à te dire.

– Ah ça, pas question ! explosa Ambre en s’avançant sur elle, les poings fermés.

– Du calme, Ambre, du calme, intervint Guillemot. Tu peux parler devant elle, Agathe, je n’ai rien à cacher à mes amis.

– Non, c’est à toi seul que je veux dire ce que j’ai à dire.

Ambre tourna vers Guillemot un regard à la fois menaçant et suppliant. L’élève de Maître Qadehar soupira et finit par exiger de son amie dont le comportement, depuis qu’il l’avait retrouvée, lui échappait :

– Ambre, rejoins les autres un moment. S’il te plaît.

Celle-ci foudroya une dernière fois Agathe du regard

puis s’éloigna en bougonnant. Guillemot se tourna vers Agathe.

– Alors, qu’est-ce que tu voulais me dire de si important ?

– Au début, je comptais garder ça pour moi… Mais je me dis que tu as le droit de savoir. Même si c’est un renseignement très vague, et qu’il ne faut pas s’emballer

– Eh bien, soupira Guillemot, je t’écoute.

– Voilà. Un soir, j’ai surpris une conversation entre Thunku et son Conseiller. Cet ancien prêtre est pire que son maître, crois-moi ! Enfin, ils parlaient à voix basse du Seigneur Sha.

– Sha ? J’ai déjà entendu ce nom…

– Le Seigneur Sha vit dans une tour, près de l’Océan Immense. On sait peu de choses de lui. On dit qu’il a de grands pouvoirs. Il n’est pas aimé, ni détesté d’ailleurs. En fait, les gens ont peur de lui. Je crois bien que Thunku est son seul ami. Enfin, si on peut appeler ça un ami !

– Bon, s’impatienta Guillemot, dépêche-toi !

– Us se demandaient si Sha retrouverait un jour le fils qu’on lui a volé lorsqu’il est né, et qu’il n’a jamais connu. Un fils qui, aujourd’hui, aurait environ douze ans. Alors, comme je sais que quelqu’un veut à tout prix t’enlever, et comme le Seigneur Sha est en cheville avec Thunku, je me suis dit…

Elle n’acheva pas sa phrase. Guillemot regarda Agathe droit dans les yeux. Il était parfaitement calme, mais dans sa poitrine son cœur battait très fort.

– Merci, Agathe, finit-il par dire d’une voix qui tremblait légèrement. Même si je ne sais pas encore ce qu’il faut que je fasse vraiment de cette révélation.

Ils restèrent un moment ainsi, immobiles et silencieux. Finalement, Agathe reprit timidement la parole.

– Je crois qu’ils nous attendent.

Guillemot sembla émerger d’un rêve. Un peu plus loin, assise sur une pierre, Ambre le regardait, les bras croisés.

– Tu as raison. Allons-y.

En s’élançant sur le chemin, Guillemot ajouta :

– Tu me jures de ne rien raconter à personne ?

– Je te le promets.

Ils rejoignirent Ambre, puis tous les trois se mirent à courir pour rattraper leurs amis.

Dans le ciel, à l’heure où le crépuscule incendiait les nuages, les premières étoiles scintillaient doucement.

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