14 VIVE LES VACANCES !

– Qu’est-ce qu’il peut être collant ! lança Coralie après s’être retournée et avoir aperçu la tignasse rousse de Thomas qui les suivait à distance.

– C’est vrai, admit Romaric, mais il nous l’a expliqué avant-hier, quand il nous a fait si peur sur la plage : il s’est juré de toujours veiller sur Guillemot qui lui a sauvé la vie !

– Vous aviez remarqué, vous, avant, qu’il me suivait ? demanda Guillemot.

– Non, répondirent les autres d’une seule voix.

– Il paraît qu’il est à l’auberge de Troïl, ajouta Coralie qui savait toujours tout. L’aubergiste est un ami de son père.

– Ça ne m’étonne pas, son père a des amis partout, conclut, laconique, Gontrand en haussant les épaules. Quel idiot, ce Thomas, de nous avoir fichu une trouille pareille !

– Et toi, avec ton sifflet magique ! se moqua Romaric en ébouriffant Gontrand.

– Eh bien quoi ! Je ne pouvais pas savoir ! se défendit celui-ci en se recoiffant avec la paume de ses mains.

– En tout cas, tu sais garder un secret, avoua Ambre en le décoiffant de nouveau.

– Arrêtez, quoi, c’est agaçant ! grogna-t-il en lissant encore une fois ses cheveux. Qadehar m’a confié le sifflet d’appel au début des vacances, pour que je puisse l’avertir si Guillemot courait le moindre danger ! Il m’avait demandé de ne rien vous dire. Il me fait confiance.

– Il doit s’en mordre les doigts à présent ! le taquina Romaric.

– Oh ! ça suffit, il a fait ce qu’il devait faire, intervint Guillemot. Merci en tout cas ! Parce que s’il n’y avait eu que moi pour vous défendre…

– Tu n’en sais rien, le rassura Coralie ; peut-être que s’il s’était agi d’un vrai Gommon, ton pouvoir se serait manifesté.

– Oui, peut-être, grimaça le garçon. Bon, les amis, c’est là que je vous laisse. A ce soir !

– A ce soir ! lui répondirent-ils en le regardant disparaître sur le sentier qui conduisait à la clairière du gros chêne où l’attendait le Sorcier Qadehar pour sa leçon quotidienne.

L’épisode de l’ombre sur la plage, bien qu’ayant eu lieu deux jours plus tôt, leur semblait déjà loin. Les vacances avaient pris un autre aspect avec les obligations de Guillemot auprès de son Maître. Il passait avec ses amis la matinée et la soirée, mais l’après-midi était consacré à l’apprentissage des choses magiques. Du coup, Romaric avait décidé de passer cette demi-journée à son entraînement de futur Chevalier, et Gontrand faisait des gammes sur sa cithare en le regardant transpirer. Seules Ambre et Coralie ne se satisfaisaient qu’à moitié de ce nouvel emploi du temps, et s’ennuyaient, après avoir épuisé les mauvais tours à jouer aux deux garçons qu’elles avaient sous la main. Heureusement, ils se rattrapaient tous les cinq le soir venu et s’endormaient tard dans la nuit.

Guillemot parvint bientôt dans la clairière. Qadehar l’attendait, assis par terre les yeux fermés, le dos appuyé contre le tronc d’un chêne. Pour manifester sa présence, le garçon se racla la gorge.

– Viens à côté de moi, lui dit le Sorcier qui n’avait pas bougé.

Guillemot s’exécuta. Il s’assit près de son Maître, en prenant soin d’imiter sa posture.

– Détends-toi et laisse t’envahir l’énergie de l’arbre, qui monte depuis les plus profondes racines jusqu’aux plus hautes feuilles…

Guillemot ferma les yeux et essaya de se concentrer. Il ne ressentait rien… Comme s’il avait deviné ses pensées, Qadehar continua :

– C’est une médecine lente, mon garçon. Mais rassure-toi, ta colonne vertébrale n’a pas besoin de ton attention pour en profiter ! Parlons un peu : tu voulais me demander quelque chose, hier ?

Ils avaient passé l’après-midi de la veille à réciter, encore et encore, les vingt-quatre Graphèmes, malgré les vaines tentatives de Guillemot pour orienter la conversation sur l’épisode des falaises.

– Oui, Maître, répondit-il avec enthousiasme, je voulais savoir…

– Garde ta position, le dos bien contre l’arbre ! Bon, je t’écoute.

Guillemot rectifia sa posture, puis continua :

– Comment avez-vous pu sortir d’un rocher, Maître ?

Le Sorcier rit.

– Parce que je n’étais pas réellement dedans, mon garçon ! J’ai emprunté, pour te rejoindre, les chemins du Wyrd. J’ai d’abord calculé ma trajectoire, un peu comme on prépare son itinéraire sur une carte avec une boussole ;

ensuite, j’ai pénétré dans le Wyrd en me glissant dans un chêne ; j’en suis sorti en traversant un rocher. C’est tout !

– C’est tout ? s’exclama Guillemot, interloqué, qui avait du mal à en croire ses oreilles. Mais comment peut-on voyager comme cela ? On est dans la forêt, et puis on frappe à la porte d’un arbre, il vous ouvre, on court sur un sentier, on ouvre une fenêtre dans un caillou et pouf, on se retrouve sur une plage ? C’est incroyable !

– Ce n’est pas si incroyable, Guillemot. C’est simplement épuisant, et puis cela exige une grande maîtrise de la magie, ainsi qu’une bonne connaissance du Wyrd. Tiens, d’ailleurs, tu vas me dire comment toi tu aurais fait !

– Moi, s’étonna l’Apprenti, mais comment ça ?

– Par exemple, comment aurais-tu fait s’ouvrir l’arbre et le rocher pour entrer et sortir dans le Wyrd ?

– Je… j’aurais…

– Réfléchis ! dit Qadehar d’une voix dure. J’attends.

– Heu… J’aurais, j’aurais appelé Raidhu ! Le chariot, le Graphème du voyage !

– Et ensuite ? demanda le Sorcier dont le visage s’illuminait : pour calculer ta trajectoire et t’orienter dans le Wyrd ?

– J’aurais demandé l’aide de Perthro, le Graphème qui ressemble à un cornet à dés et qui est le guide dans le Wyrd, répondit Guillemot qui avait pris de l’assurance.

Il sentit la main du Sorcier se poser sur son épaule et la presser affectueusement.

– Bravo, bravo mon garçon. Tu commences à comprendre beaucoup de choses ! Mais elles restent théoriques : la pratique est infiniment plus difficile, et dangereuse ! Récite l’ancien poème de sagesse des Apprentis Sorciers.

Guillemot s’exécuta :

Sais-tu comment il faut graver ? Sais-tu comment il faut interpréter ? Sais-tu comment il faut colorer les Graphèmes ? Sais-tu comment il faut éprouver ? Sais-tu comment il faut demander ? Sais-tu comment il faut sacrifier ? Sais-tu comment il faut offrir ? Sais-tu comment il faut projeter ? Mieux vaut ne pas demander que trop sacrifier ; un don est toujours récompensé. Mieux vaut ne pas offrir que trop projeter…

Un jour, mon garçon, reprit Qadehar, tu comprendras pleinement le sens de ces phrases ! Pour l’heure, sache qu’il faut toujours, devant la sorcellerie, rester humble et prudent… Oui, tu veux poser une autre question ?

Guillemot s’agitait comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il brûlait d’interroger son Maître.

– Maître Qadehar, quelle était cette posture que vous avez prise contre l’ombre de Thomas, sur la plage ?

– Bonne question, petit ! C’était une Stadha, une position reproduisant la forme d’un Graphème pour lui donner plus de force si j’avais eu à l’appeler… Dans ce cas-là, épuisé par mon trajet dans le Wyrd, j’avais adopté la posture de Naudhiz, le Graphème de la Détresse, qui sert aussi bien à neutraliser les attaques magiques qu’à résister aux agressions physiques. Y a-t-il autre chose que tu souhaites savoir ?

– Non, Maître, répondit pensivement Guillemot, mesurant tout à coup la distance qui lui restait à parcourir sur la route de la sorcellerie.

– Alors laisse-moi. Aujourd’hui, je suis fatigué… Pas plus qu’on ne fait la guerre sans en souffrir lorsque l’on est Chevalier, on ne pratique la magie impunément quand on est Sorcier ! Allez va, mon garçon. Et à demain !

Guillemot ne se le fit pas dire deux fois, et prit en courant le chemin de Troïl.

Il retrouva chez lui ses amis, ravis de le voir arriver plus tôt que prévu. Dans leur enthousiasme, ils décidèrent de préparer un pique-nique pour le soir et d’aller passer la nuit à la belle étoile, sur la lande, autour d’un petit feu de veillée.

– Vous êtes sûrs que nous ne risquons rien avec les Korrigans ? demanda pour la cinquième fois Coralie qu’effrayaient toutes les histoires circulant à leur sujet.

– Absolument rien, lui répondit Romaric en bouclant son sac à dos. Dis-lui, Gontrand, moi j’en ai marre.

– A cette période de l’année, belle princesse, les Korrigans ne dansent qu’autour des menhirs et des dolmens : il suffit juste de choisir un endroit de la lande où il n’y en a pas ! De plus, ajouta-t-il, nous serons ce soir accompagnés par un farouche Chevalier et un puissant Sorcier !

– Ha, ha, ha… Très drôle ! lui lança Romaric. En attendant, qui portera le sac du repas, hein ? En tout cas pas un gringalet qui se plierait en deux au premier coup de vent !

– Ça suffit, les grincheux ! intervint Ambre en gagnant la porte de la cuisine.

Puis, frappant dans ses mains et contrefaisant la voix autoritaire d’un professeur, elle ordonna :

– Allez, mon groupe, on se dépêche !

Ils se jetèrent tous sur elle pour la faire taire.

La nuit tombait lentement.

Ils avaient marché longtemps avant de trouver l’endroit qui leur avait paru idéal, près d’un bosquet de frênes, au milieu de rochers bas rongés par les lichens. Ils avaient allumé un feu, mis les pommes de terre sous la cendre chaude, les saucisses piquées à l’extrémité de bâtons au-dessus des braises. Ils s’étaient régalés, tout en se racontant des histoires drôles qui leur avaient arraché d’inextinguibles fous rires. Puis ils avaient chanté ces vieilles chansons d’Ys, qui survivaient à chaque génération. Romaric et Coralie s’étaient ensuite plongés dans une conversation animée au sujet de l’ancien temps d’Ys, lui s’extasiant devant la bravoure des Chevaliers du Vent, et elle devant les parures des femmes de l’époque représentées sur quelques tapisseries. Gontrand avait sorti sa cithare de son étui.

– Qu’est-ce qu’on est bien ! soupira Ambre, allongée sur le dos pour mieux profiter des notes mélancoliques que Gontrand tirait de son instrument.

– Dommage que la vie entière ne soit pas comme ce moment, renchérit Guillemot qui s’était allongé à côté d’elle et qui, les mains sous la nuque, laissait son regard se perdre parmi les étoiles.

L’obscurité cachait leurs visages et seuls leurs regards brillaient. « Oui, se dit Guillemot, surpris de se sentir troublé par la jeune fille, dommage que la vie ne soit pas tout entière comme ce moment ! »

Загрузка...