32 UNE MAUVAISE RENCONTRE

– Bon, et maintenant où va-t-on ?

– Laisse-moi regarder la carte… Tes amis nous ont débarqués à peu près ici ; à gauche, la route mène sûrement à Ferghânâ. Je pense qu’il faut la prendre. Après les Collines Mouvantes, il devrait y avoir une bifurcation en direction de Yâdigâr.

Coralie se pencha par-dessus l’épaule de Romaric et jeta un coup d’œil dépourvu d’intérêt à la carte.

– Si tu le dis. Mais dépêchons-nous de bouger : je suis en train de cuire au soleil !

La Sixième Tribu du Peuple de la Mer avait déposé les deux jeunes gens d’Ys sur un bout de la côte est déserté par les Gommons, à bonne distance du territoire de la sinistre Yénibohor. Matsi avait beaucoup pleuré quand Coralie l’avait prise dans ses bras. « Ne te laisse pas marcher sur les pieds sous prétexte que ton père n’est que le gardien des objets : tu vaux ce que tu décideras de valoir », lui avait-elle murmuré.

Romaric s’était contenté de serrer vigoureusement la main de Wal, et de le remercier pour son hospitalité. Ils avaient accompagné de grands gestes d’adieu le départ des radeaux, puis s’étaient dirigés vers l’intérieur des terres, où on leur avait assuré qu’ils trouveraient une route…

– Nous sommes déjà deux, lança Romaric en marchant entre les ornières creusées par le passage de nombreux chariots. Bientôt, nous serons tous réunis ! Pour cela, il suffit de se rendre à Yâdigâr. Tu ne m’as pas dit que le bijou de Thomas t’avait immédiatement semblé la meilleure piste à suivre ?

– Si, je l’ai remarqué tout de suite. Tu sais, j’ai toujours eu un faible pour les bijoux !

Romaric la regarda avec étonnement. Si Coralie commençait à se moquer d’elle-même sans l’aide de personne !

– Après réflexion, reprit-il en tripotant la carte qu’il avait gardée dans les mains, ce bijou est le seul indice que nous possédons tous en commun. Moi aussi j’ai tout de suite pensé à lui. Espérons que ce soit pareil pour les autres

Ils cheminèrent encore un moment sans dire un mot. Romaric, anormalement grave, semblait troublé. Soudain, il se décida :

– Coralie, je… je ne t’ai pas encore vraiment remerciée de m’avoir sauvé la vie, l’autre jour, avec les méduses… Ce que tu as fait était très courageux. Je ne sais pas si moi je l’aurais fait. En tout cas, je ne l’oublierai jamais.

Coralie rougit légèrement et tourna vers son ami un regard reconnaissant.

– Je suis sûre que tu aurais fait exactement la même chose, à ma place ! Par contre, moi, je pense que je serais incapable de recommencer.

– Ah bon ! Et pourquoi ?

– J’ai une frousse terrible des méduses ! Mais alors, terrible !

Et tu as plongé quand même ?

Romaric était estomaqué. Le courage dont Coralie avait fait preuve prenait une tout autre dimension ! La jeune fille, flattée, savoura l’admiration qu’elle sentait chez son compagnon. Mais elle ne put s’empêcher d’ironiser :

– Il fallait absolument que je te montre mes nouvelles boucles d’oreilles ! Et comme tu ne te décidais pas à rejoindre le radeau…

– Alors toi, tu es vraiment incroyable !

– Merci ! conclut Coralie en lui faisant un clin d’œil.

Ils ne s’arrêtèrent de marcher qu’à la tombée de la nuit, au pied des Collines Mouvantes.

Romaric alluma un petit feu d’herbes sèches et ils s’assirent autour pour manger les poissons fumés que leur avait donnés Wal à leur départ. Puis ils s’enveloppèrent dans leur manteau de Virdu et se blottirent l’un contre l’autre. Le futur Chevalier du Vent eut du mal à trouver le sommeil.

Ils tombèrent en milieu de journée sur la bifurcation dont avait parlé Romaric : une route filait plein sud. Ils l’empruntèrent.

– Si tout va bien, nous devrions arriver en vue de Yâdigâr dès demain, annonça le garçon.

– Je me demande à quoi peut bien ressembler cette ville !

– Si l’on en croit Wal, a rien d’agréable ! D’après lui, c’est le rendez-vous de tous les vauriens du Monde Incertain.

– Charmant ! Et dire que je pourrais être en ce moment chez moi, sur la terrasse, à siroter un thé glacé ! soupira Coralie.

Le chemin s’engagea au milieu de gorges rocheuses encaissées, et longea le lit d’un ruisseau asséché depuis longtemps. Il n’y avait aucun arbre, aucune plante. Tout était silencieux.

– Cet endroit me donne la chair de poule ! avoua Coralie en jetant autour d’elle des regards inquiets. Dépêchons-nous d’en sortir.

Ils pressèrent le pas.

Tout à coup, un long sifflement emplit le défilé. Deux hommes surgirent des rochers et barrèrent la route aux jeunes gens, en les menaçant de leurs armes. Des brigands ! Le premier, contrefait et de petite taille, brandissait un fléau d’armes et dardait sur Coralie, qui se sentit affreusement mal à l’aise, un œil exorbité ; un filet de bave pendait de sa bouche entrouverte et édentée. Le second, très grand et vêtu d’une fourrure d’ours, vint agiter sa lance sous leur nez.

Ils étaient prisonniers. Romaric serra les poings : sans arme, toute résistance était inutile. Il se laissa attacher les mains et entraver les pieds, tout comme Coralie.

Les brigands prirent un sentier qui grimpait perpendiculairement à la chaussée. Le nain ouvrait la marche et son comparse, qui dégageait une odeur pestilentielle, la fermait.

Ils parvinrent devant une grotte, dont l’entrée était partiellement dissimulée par un gros bloc rocheux. Ils furent poussés à l’intérieur. Des coffres fermés et cadenassés s’entassaient au fond. Allongé sur un lit de fortune, un homme trapu toussait et crachait du sang qui maculait par endroits sa barbe sombre et épaisse.

Les deux brigands les conduisirent à lui.

– Peuh ! Des gamins… Ont-ils des pierres sur eux ?

– Pas grand-chose, chef, répondit le brigand à la fourrure d’ours. On les a fouillés, et on n’a trouvé que ça…

Il déposa sur le lit de son chef, blessé à la poitrine lors d’une précédente embuscade, une petite poignée de pierres précieuses ainsi qu’un collier en or, un bracelet en argent et deux boucles d’oreilles bleues.

– C’est toujours mieux que rien, commenta le brigand dont le torse couvert de poils noirs était en partie bandé par un linge souillé. On décidera de leur sort demain. Thunku paye cher les filles aussi bien que les garçons.

Le nain émit un ricanement, qui fit frémir Coralie plus que son compagnon.

Les deux amis furent conduits sans ménagements au fond de la grotte où on les ligota complètement.

– Oh, c’est affreux ! gémit Coralie dont le menton tremblait.

– Ça va s’arranger, tenta de la rassurer Romaric. On s’en sortira, je te le promets.

Deux autres brigands paressaient dans la grotte, à l’abri de la chaleur, ce qui portait à cinq, en comptant leur chef alité, le nombre de leurs geôliers. Romaric soupira. C’était beaucoup. Il échafauda des plans d’évasion, qui s’effondraient les uns après les autres. Peut-être qu’à la faveur de la nuit…

Un jeune archer, affreusement maigre et dont le visage était fendu par une vilaine cicatrice, fit irruption dans la caverne, tout essoufflé ; il annonça des voyageurs à l’entrée des gorges.

– Bon, tout le monde en place, décida le chef des bandits. On rançonne encore ceux-là, et demain on décampe. Il y a assez de pierres dans ces coffres pour nous offrir à tous une vie de seigneur !

Sa déclaration fut accueillie par des cris de joie. Les brigands se ruèrent à l’extérieur. Romaric en profita pour essayer de détendre ses liens. Mais ils avaient été ligotés par des hommes qui connaissaient leur affaire, et il ne réussit qu’à s’écorcher les poignets. A côté de lui, Coralie bougea.

– Tu sais, je préfère savoir cet horrible nain loin de la grotte ! souffla-t-elle. Tu as vu comment il me regardait ? J’en ai encore la chair de poule !

– Calme-toi, et essaye de te reposer, lui répondit Romaric. Je suis là. Je te protégerai.

Mais, au fond de lui, il se savait totalement impuissant II ne pourrait que hurler, si les brigands décidaient de s’en prendre à son amie. Cette pensée le plongea dans une rage terrible, et il s’acharna encore sur ses liens, une nouvelle fois en vain. Il cessa bientôt de s’agiter et, silencieusement pour ne pas affoler davantage Coralie, il se laissa aller à son désespoir.

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