19 L’ÉVASION

Quelques jours s’étaient écoulés depuis que Guillemot avait pénétré dans le pigeonnier du monastère. Personne ne semblait s’en être aperçu, et pour lui la vie continuait à Gifdu comme elle avait commencé. Qadehar n’avait toujours pas trouvé le courage d’annoncer à son élève la décision du Grand Mage le concernant. Parce qu’il avait à faire quelque part, ou alors pour échapper aux regards du garçon, il s’absentait toute la journée et ne regagnait la petite chambre que fort tard. Guillemot, lui, occupait son temps à fouiner dans les différentes bibliothèques du monastère, à la recherche d’informations mystérieuses qu’il relevait dans son carnet avec des airs de conspirateur. Il fréquentait toujours assidûment le gymnase, et Qadwan lui avait enseigné la Salutation au Jour qui consistait en une série d’exercices à faire tous les matins au réveil. Il l’entraînait aux mouvements de base du Quwatin, l’antique art martial d’Ys.

Des Apprentis étaient arrivés au monastère accompagnant leurs Maîtres, mais Guillemot s’était contenté de les saluer de loin. Peu lui importait que ces garçons prissent sa distance pour de la suffisance : il n’avait pas le cœur à se faire de nouveaux amis. Ceux qu’il possédait semblaient l’avoir oublié, et les certitudes qui avaient accompagné son geste dans le pigeonnier s’étaient émoussées depuis. Il se demandait même comment il avait pu croire que ses amis abandonneraient leur vie agréable et insouciante à Troïl pour venir jusqu’à Gifdu et l’aider dans sa folle entreprise !

L’idée que Romaric et les autres aient pu le laisser à son triste sort le remplit de colère ; il la fit passer en fabriquant avec du papier mâché une fausse Pierre Bavarde, qui envoya les novices se perdre dans les buanderies du sous-sol ! Après tout, pourquoi aurait-il été le seul à voir ses vacances gâchées ? Son mauvais tour déclencha contre lui les foudres de l’intendant général de Gifdu, un grand Sorcier barbu et sévère, mais il ne lui valut qu’une privation de dessert, qu’il contourna d’ailleurs grâce à la complicité de Gérald !

Ce matin-là encore, Guillemot s’étira paresseusement dans son lit. Un coup d’œil à sa droite lui apprit que Qadehar était déjà parti. Il soupira : une nouvelle journée loin de Troïl… Il se leva, passa dans la salle de bains.

Il se frictionnait avec sa serviette lorsqu’il entendit un choc sourd, dans la chambre : comme un bruit de pierre tombant sur un plancher. Il se précipita à la lucarne de la salle de bains. Il aperçut, au pied du monastère, mal dissimulés au milieu des rochers, Romaric, Gontrand, Ambre et Coralie ! Ils lançaient des cailloux en direction de la fenêtre de la chambre qui était restée ouverte et à l’extérieur de laquelle pendait un mouchoir rouge.

Qu’il avait donc été bête ! Ils avaient répondu à son appel ! Comment avait-il pu imaginer que ses amis ne viendraient pas ? Lui-même, n’aurait-il pas soulevé des montagnes pour un seul d’entre eux ? Il faillit se mettre à pleurer, tant il s’en voulait d’avoir douté de leur loyauté !

Un autre caillou vint heurter le plancher.

Il s’habilla précipitamment, prit sa sacoche d’Apprenti ainsi qu’un volumineux sac à dos qu’il mit sur ses épaules. Il récupéra sous son matelas une corde qu’il avait dérobée dans un placard du gymnase et la fixa solidement au crochet du volet. Puis il enjamba la fenêtre, sous le regard inquiet de la petite bande. Il vacilla légèrement et commença à descendre, avec des gestes mal assurés. Il avait passé la corde dans son dos et autour de sa cuisse et progressait tant bien que mal, assis dans le vide, les pieds à plat contre la muraille. A plusieurs reprises, Ambre, Coralie, Gontrand et Romaric hésitèrent à l’encourager : Guillemot s’évadait, mieux valait sans doute ne pas attirer l’attention ! Le vent, qui soufflait par rafales, obligeait l’Apprenti à écarter largement les jambes pour conserver son équilibre. Heureusement, les pierres étaient sèches et lisses, elles offraient une bonne adhérence à ses semelles ! Il commit cependant l’erreur de regarder en bas, et dut s’arrêter un long moment, pris de vertige. Les yeux fermés, il reprit courage et maîtrisa le tremblement de ses muscles. Puis il reprit son interminable descente. Vu d’en bas, Gifdu paraissait imposant, mais d’où il se trouvait, c’était autrement impressionnant ! Les frottements de la corde le brûlaient ; il serra les dents et finit par toucher le sol, au grand soulagement de ses amis.

– Vite, ne traînons pas ! leur lança Guillemot d’une voix blanche après les avoir rejoints.

L’Apprenti avait les jambes en coton. Il n’était cependant pas question de rester à découvert. Romaric le soutint par le bras et ils coururent en direction des gorges, s’arrêtant pour souffler derrière un gros rocher, hors de vue du monastère.

– Ouf ! haleta l’évadé, j’ai cru que je n’y arriverais jamais… Quelle galère !

– La galère, ça a été pour venir jusqu’ici ! objecta Gontrand.

– Oui, c’est vraiment le bout du monde ! renchérit Coralie.

– Vous avez bien reçu mon message, alors ? s’enquit Guillemot qui reprenait peu à peu son souffle.

– Ben tiens ! bougonna Romaric. Comment est-ce qu’on serait là, sinon ?

– Cette surprise, quand on a vu le maître du pigeonnier se diriger vers Romaric et lui tendre un message de la Guilde ! s’exclama Coralie. On a d’abord cru qu’on t’avait enlevé.

– C’était un peu ça, commenta ironiquement Guillemot.

– Et je ne te dis pas quand on a lu le message ! continua la jolie brune : « Retenu prisonnier dans le monastère de Gifdu. Venez me tirer de là. Je mettrai un mouchoir rouge à la fenêtre de ma chambre. Pensez à prendre des provisions… »

– Vous y avez pensé, au moins ? s’enquit Guillemot.

– Ne t’inquiète pas, le rassura Ambre, on a caché les affaires un peu plus bas dans les gorges. Désolée pour le retard, mais il a fallu qu’on invente une histoire pour ta mère et qu’on se prépare…

– Il a fallu trouver ce fichu monastère, aussi ! intervint Gontrand. Ces Sorciers sont vraiment tordus pour aller s’installer dans des coins comme celui-là !

– Et ce monastère de Gifdu, alors ? demanda Coralie, les yeux brillants de curiosité. C’est quand même l’un des endroits les plus mystérieux d’Ys ! Raconte-nous !

– Oui, raconte, Guillemot !

– Doucement, doucement… Vous oubliez que, tout évadé que je suis, je reste toujours tenu par le secret des

Apprentis ! Il vaut mieux ne pas s’attarder : Qadehar ne se rendra compte de ma disparition que ce soir. Il faut gagner du temps.

– Est-ce que l’on peut au moins savoir où nous allons ? grogna Romaric.

– Vous le saurez bien assez tôt… En route !

Tous les cinq se faufilèrent sur l’étroit chemin des gorges de Gifdu.

Ils atteignirent Dashtikazar alors que le soir s’annonçait. Un homme avait eu la gentillesse de les prendre dans sa carriole au sortir des gorges, et un autre les avait conduits à proximité de la capitale. Durant l’été, personne à Ys ne s’étonnait de la présence de bandes de gamins en vadrouille sur les routes : n’était-ce pas la période des grandes vacances ?

– Et maintenant, on va où ? interrogea Romaric qui acceptait de plus en plus mal de ne pas être tenu au courant par Guillemot de ses projets.

– Aux Portes des Deux Mondes, lâcha l’Apprenti d’une voix tranquille.

Tout le monde se figea.

– Aux… aux Portes des Deux Mondes ? s’exclama Coralie les yeux écarquillés.

– Tu es devenu fou ? s’inquiéta Romaric en dévisageant son cousin comme s’il s’était agi d’une autre personne.

– Du calme, du calme ! intervint Gontrand. Et si tu nous disais plutôt pour quoi faire ?

Guillemot réfléchit puis acquiesça.

– D’accord. Pour ne rien vous cacher, j’ai l’intention de me rendre dans le Monde Incertain !

– Ça y est, gémit Romaric, j’en étais sûr : il est devenu fou !

– Écoutez-moi, expliqua Guillemot. J’ai eu le temps de réfléchir, à Gifdu. Je n’ai pas l’intention de rester prisonnier toute ma vie dans ce monastère ! J’ai appris des choses atroces là-bas, des choses qu’on voulait me cacher. C’est au sujet de l’Ombre, et puis d’Agathe.

– Agathe ? s’étonna Gontrand. Je croyais que tu étais fou de joie d’en être débarrassé !

– Je sais bien que ça peut vous paraître dingue, poursuivit Guillemot, mais l’Ombre me veut moi ! C’est moi aussi que le Gommon voulait sur la plage ! Agathe a été enlevée à ma place. C’est ma faute si elle est prisonnière dans le Monde Incertain. Il faut que je fasse quelque chose pour la sauver ! Mais je ne vous demande pas de comprendre, juste de m’aider.

– Qu’est-ce que tu attends de nous ? demanda Coralie.

– Que vous observiez bien tout ce que je ferai, pour que, si ça rate, vous alliez tout expliquer à Qadehar… En lui demandant de me pardonner de lui avoir désobéi.

– Et comment tu t’approcheras des Portes, hein ? tenta encore de s’opposer Romaric. C’est impossible, il y a des Chevaliers qui la gardent en permanence !

– J’ai confiance en ma magie.

– Et comment est-ce que tu l’ouvriras ? Tu n’es qu’un petit Apprenti, pas un Mage, et même pas un Sorcier !

– J’ai confiance en ma magie, répéta Guillemot.

Ambre, silencieuse jusqu’à présent, s’approcha du garçon et planta son regard dans le sien.

– Tu n’iras nulle part tout seul, Guillemot. Soit on est du voyage, soit on te ramène pieds et poings liés à Gifdu.

– Tu es folle ? s’étonna Guillemot.

– Non, elle a raison, dit à son tour Romaric qui ne savait pas encore comment il devait prendre toute cette histoire mais qui, pour rien au monde, n’aurait raté l’occasion d’un peu d’action. N’est-ce pas, Gontrand ? Coralie ?

– On est avec toi, confirma Gontrand. Tu as assez lâché tes amis comme ça !

– Vous êtes sûrs qu’on ne risque rien ? s’inquiéta Coralie.

– Aurais-tu oublié, princesse ? Nous voyageons en compagnie d’un Chevalier farouche et d’un Sorcier puissant !

Ils se moquèrent de la mine déconfite de la jeune fille puis, formant un cercle, ils joignirent leurs mains en les posant les unes sur les autres, comme ils l’avaient vu faire à ceux qui se juraient : « Tous pour un et un pour tous ! »

– C’est extraordinaire ce que vous faites, dit Guillemot, ému.

– Bah ! répondit Romaric en lui adressant un clin d’œil. A la vie à la mort, pas vrai ?

– N’empêche, répéta l’Apprenti, c’était déjà formidable d’être venus me chercher à Gifdu. Vous n’étiez pas obligés d’en faire plus.

– Personnellement, railla Ambre, je suis curieuse de te voir jouer le sauveur avec cette mijaurée d’Agathe de Balangru ! Je dois même dire que, pour rien au monde, je ne voudrais rater ça !

Ils laissèrent la ville sur leur droite et, ensemble, prirent la direction de la colline où se dressaient les Portes des Deux Mondes.

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