38 GUILLEMOT SE FÂCHE
– Guillemot, tu vas bien ? demanda Qadehar qui avait rejoint son Apprenti au pied du trône et qui tenait les soldats à distance en les menaçant de ses mains ouvertes.
– Oui, Maître ! Comme je suis content de vous revoir !
– Moi aussi, petit, moi aussi. Remercie les dieux des Trois Mondes que Thomas ait suivi tes instructions à la lettre ! Et que le délai que tu lui avais imposé se terminât avant-hier !
Instinctivement, Romaric, Gontrand, Coralie, Ambre et Agathe, que les gardes avaient laissés filer pour tenter de repousser l’assaut du Sorcier, se regroupèrent autour de Qadehar.
Derrière eux, Thunku s’était levé de son trône. Il avait l’air vraiment furieux.
– Maudit démon ! Tu viens me défier jusque dans mon palais ! Tu vas le regretter !
Dans un rugissement, Thunku plongea depuis l’estrade sur Qadehar qui, surpris, n’eut pas le temps de réagir avec une passe magique. Les deux hommes roulèrent au sol. Le Sorcier se protégeait comme il le pouvait des coups qui pleuvaient sur lui. Mais le déséquilibre des forces était trop grand.
Leur ennemi à terre et impuissant, les Orks et les gardes s’approchèrent en exultant.
– Fuyez ! leur cria Qadehar.
– Attrapez-les ! hurla Thunku qui avait immobilisé le Sorcier dans une étreinte puissante.
Des Orks bondirent dans leur direction.
– Fais quelque chose, Guillemot, le supplia Romaric.
– Oui, vite, s’il te plaît ! renchérit Coralie en se tordant les mains. Je n’ai pas envie de passer ici le reste de ma vie comme esclave, à passer le balai et à astiquer des armures !
Guillemot respira profondément et ferma les yeux. Il fallait qu’il agisse. Il s’était juré, après la mésaventure de Ferghânâ, dont il n’avait soufflé mot à personne, de laisser les Graphèmes tranquilles. Maintenant, il n’avait pas le choix. Il les appela en lui avec réticence. Comme lorsqu’il s’était réfugié sous le chariot du faux magicien, aucun ne se manifesta spontanément. Que fallait-il faire ? A côté de lui, Gontrand hurla : un Ork venait de l’attraper par le bras.
– Fais quelque chose, je t’en supplie, l’implora encore Romaric qui avait évité de justesse un violent coup d’épée.
Derrière lui, il entendit Qadehar gémir de douleur. Il se sentit alors envahi par une grande colère. Dans un intense effort de volonté, il obligea les Graphèmes à se mettre en rang dans son esprit. Deux choses lui furent confirmées : d’abord, les Graphèmes n’avaient pas leur silhouette ordinaire, ils étaient si déformés qu’il avait du mal à les reconnaître ; ensuite, comme l’autre fois, Thursaz essayait de se tenir en retrait.
– C’est toi que je veux, mon gaillard, murmura-t-il pour lui-même entre ses dents. Allez, viens, je t’appelle. Ne me résiste pas. Et inutile d’envoyer Isaz à ta place !
– Qu’est-ce que tu dis ? lui demanda Ambre qui ne l’avait pas quitté depuis le début de l’échauffourée, et qui tenait un Ork à distance avec une lance ramassée à terre.
Mais Guillemot ne l’écoutait pas. Les yeux toujours fermés, il avait réussi à mobiliser Thursaz, qui, anormalement ventru, tremblotait comme la flamme d’une bougie près de s’éteindre. Au moment où Coralie hurlait, prisonnière des bras d’un hybride monstrueux, il invoqua le Graphème :
– THUUURSAAAAZ !
Tout le monde se figea d’un seul coup. Dans les profondeurs du sol naquit un terrible grondement. Les gardes pâlirent, lâchèrent leurs armes, les Orks abandonnèrent leurs prisonniers pour se lancer dans une fuite éperdue. Thunku lui-même desserra sa prise et, le temps de jeter un regard étonné sur Guillemot et de lever le poing en direction de Qadehar, il partit à toutes jambes.
– Vite, les enfants, dit le Sorcier qui se redressait avec l’aide de Romaric, il faut quitter le bâtiment.
– Mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que j’ai fait ? lui demanda Guillemot angoissé.
– Tu as lancé un sort qui, normalement, parvient dans le meilleur des cas à arrêter un Gommon en pleine course. Jeté par toi et ici, dans le Monde Incertain, il a provoqué la rupture du nœud tellurique qui passe sous le Palais de Thunku.
– Et que va-t-il se passer ? s’inquiéta l’Apprenti.
– Un tremblement de terre. Vite, filons !
Le grondement s’amplifiait. Ils filèrent du plus vite qu’ils le purent. Les murs commençaient à se lézarder, le sol à trembler.
– Vite, vite ! Pressons ! les encouragea Qadehar qui avait pris dans ses bras Agathe, gênée par la corde qui l’entravait.
– Ahhhh ! cria Coralie en sentant une plaque de marbre, qui s’était détachée du plafond, la frôler.
Juste derrière, un garde hurlait, les jambes broyées par une colonne monumentale qui avait basculé dans un fracas épouvantable.
Guillemot trébucha contre une tenture et tomba au bord d’une énorme crevasse dont on avait du mal à apercevoir le fond. Ambre, qui suivait l’Apprenti comme son ombre, l’attrapa par les épaules, le souleva et le tira en arrière.
– Merci !
– Plus tard ! Dépêchons-nous !
De son côté, Romaric avait fort à faire avec Coralie, qu’il tirait par la main, et Gontrand, qu’il exhortait à avancer, au milieu des débris et des pans de mur écroulés. Un Ork disparut en grognant dans une fissure, à quelques pas d’eux.
– Par-là ! hurla Qadehar qui ouvrait le chemin.
Des craquements effroyables accompagnaient la destruction du bâtiment, comme si quelque chose de gigantesque se déchirait dans les tréfonds de la terre.
– Et c’est moi qui ai fait ça, c’est moi ! se répétait Guillemot en se jurant, s’il sortait vivant, de ne plus jamais faire usage des Graphèmes dans ce Monde vraiment incertain.
– Encore un effort, les encouragea le Sorcier, on y est presque !
Devant eux, une paroi éventrée laissait passer la lumière du soleil ; ils coururent de plus belle.
Ils débouchèrent du Palais au moment même où celui-ci s’effondrait complètement, sous les yeux stupéfaits des gardes et de la population massée dans les rues, et se faufilèrent discrètement entre deux immeubles.
– Suivez-moi, leur ordonna le Sorcier. Le temps qu’ils se ressaisissent, nous aurons toute la ville à nos trousses.
Qadehar les entraîna dans un dédale de ruelles. Il confia Agathe aux bras de Gontrand et de Romaric, et prit la tête du petit groupe. Derrière lui, Guillemot attendait les reproches de son Maître.
– Guillemot ! explosa Qadehar, Guillemot !
Il marchait à vive allure, et le garçon, comme ses compagnons, devait parfois courir pour le suivre.
– Te rends-tu compte de ce que tu as fait ? Utiliser un pigeon et le sceau de la Guilde pour des fins personnelles ! Quitter Gifdu, de cette façon, comme un voleur ! Ensuite, ouvrir la Porte du Monde Incertain et y entraîner tes amis !
Guillemot était livide. Mais Qadehar se calma, et laissa même un sourire naître sur ses lèvres.
– Si Thomas ne m’avait pas décrit très exactement le sortilège d’ouverture des Portes, je crois bien que je l’aurais pris pour un fou ! Notre Grand Mage en est resté bouche bée !
Guillemot sentit que les remontrances étaient terminées.
– Maître, il fallait que je le fasse. Je ne sais pas pourquoi, mais il le fallait.
Qadehar ne l’écoutait pas et fronçait les sourcils, comme si quelque chose l’ennuyait.
– Ce qui m’étonne, Guillemot, c’est que le sortilège ait fonctionné normalement. Tu as pourtant oublié d’inclure Wunjo dans ton Galdr.
Guillemot toussota.
– Heu, justement, Maître, à ce sujet…
– Nous en reparlerons plus tard, mon garçon, coupa le Sorcier. Pour l’instant, seul compte le fait de vous avoir tous retrouvés, sains et saufs.
Qadehar s’arrêta devant une porte basse. Il choisit une clé au milieu d’un trousseau fourni qu’il sortit de sa sacoche, et la glissa dans la serrure.
– Nous autres Poursuivants sommes bien obligés d’avoir des caches un peu partout, expliqua le Sorcier au petit groupe interdit. La Porte de ce Monde est si loin de tout *
Ils pénétrèrent dans une salle sans fenêtre. Qadehar referma la porte derrière lui et alluma une lampe à huile.
– Ici, nous sommes en sécurité pour quelque temps
– Combien de temps ? demanda Guillemot.
– Tout dépend du désir qu’aura Thunku de nous retrouver, répondit Qadehar sur un ton désabusé. Et pour t’avoir, il remuera terre et ciel !
– Mais pourquoi ? gémit l’Apprenti.
– Quelqu’un te veut, mon garçon, et y mettra le prix… Je te l’ai déjà dit : la magie est puissante en toi ! Et toute puissance excite la convoitise. Y compris celle d’une créature comme l’Ombre, qui est sans nul doute à l’origine de ton enlèvement !
Guillemot ne répondit pas. Même s’il savait, pour l’avoir entendu à Gifdu dans la bouche même du Grand Mage, que l’Ombre en avait après lui, il n’était pas convaincu par cette seule explication. Mais son Maître ne lui dirait rien de plus, c’était certain. Aussi garda-t-il ces pensées pour lui et se tourna-t-il vers ses compagnons, soulagés autant que lui d’être sains et saufs. Qadehar, pendant ce temps, réfléchissait, et la tension se lisait sur son visage.
– Ben dis donc, mon cousin, quand tu t’énerves, toi, tu t’énerves ! lança Romaric à Guillemot en lui donnant une claque sur l’épaule.
– Tu sais quoi ? renchérit Gontrand. Dans ces moments, tu as un petit quelque chose du barde gaulois Assurancetourix !
– C’est censé être un compliment ? s’enquit Guillemot.
Venant d’un musicien, je n’en suis pas sûr ! intervint
Romaric.
Ils plaisantèrent encore un moment comme cela, tous les trois.
Pendant ce temps, Agathe se libérait de la tension nerveuse accumulée durant de trop longues semaines, en pleurant sur l’épaule de Coralie. Ambre oublia l’antipathie que lui inspirait cette fille et la réconforta de quelques mots. Puis, lorsque Agathe s’assoupit, épuisée, la petite bande se regroupa autour de Qadehar.
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