Enceinte à quarante-huit ans pour la première fois, Énide attendait l’accouchement comme d’autres la roulette russe. Elle se réjouissait pourtant de cette grossesse qu’elle espérait depuis si longtemps. Quand elle en avait pris conscience, elle en était au sixième mois.
— Enfin, madame, vous n’aviez plus vos règles ! dit le médecin.
— À mon âge, ça me paraissait normal.
— Et les nausées, la fatigue ?
— Je n’ai jamais été très bien portante.
Le docteur dut admettre que son ventre à peine rond n’était guère significatif. Énide appartenait à cette génération de femmes si petites et graciles qu’elles ne paraissent jamais des femmes et passent brutalement de l’état d’adolescentes à celui de vieilles petites filles.
Ce matin, à l’hôpital, Énide n’en menait pas large. Elle sentait qu’il se préparait une catastrophe et qu’elle n’y pouvait rien. Son mari lui tenait la main.
— Je n’y arriverai pas, dit-elle.
— Tout va très bien se passer, l’encouragea-t-il.
Mais il n’en pensait rien. Énide n’avait pas pris un gramme pendant sa grossesse. On lui assura que le bébé vivait dans son ventre. Il fallait de l’imagination pour le croire.
Le docteur annonça qu’il allait pratiquer une césarienne. C’était l’unique possibilité. Les époux furent rassurés.
On savait déjà qu’il s’agissait d’un garçon. Énide le considéra comme un cadeau de Dieu et voulut l’appeler Déodat.
— Pourquoi pas Théodore ? C’est le même sens, dit le mari.
— Les meilleurs hommes du monde portent un prénom qui se termine en « —at », répondit-elle.
Honorat ne put que sourire.
Quand les parents découvrirent le bébé, ils changèrent brutalement d’univers. On eût dit un nouveau-né vieillard : fripé de partout, les yeux à peine ouverts, la bouche rentrée — il était repoussant.
Pétrifiée, Énide eut du mal à retrouver assez de voix pour demander au médecin si son fils était normal.
— Il est en parfaite santé, madame.
— Pourquoi a-t-il tant de rides ?
— Un peu de déshydratation. Ça va très vite s’arranger.
— Il est si petit, si maigre !
— Il ressemble à sa maman, madame.
— Enfin, docteur, il est horrible.
— Vous savez, personne n’ose le dire, mais les bébés sont presque toujours laids. Je vous assure que celui-ci me fait bonne impression.
Laissés seuls avec leur enfant, Honorat et Énide se résignèrent à l’aimer.
— Et si nous l’appelions plutôt Riquet à la Houppe ? suggéra-t-elle.
— Non. Déodat, c’est très bien, dit le nouveau père en souriant courageusement.
Par bonheur, ils avaient peu de famille et peu d’amis. Ils eurent néanmoins à endurer des visites dont la politesse ne parvint pas à masquer la consternation. Énide observait le visage de ceux qui découvraient son petit ; chaque fois qu’elle constatait le tressaillement de dégoût, elle était au supplice. Après un silence crucifiant, les gens finissaient par hasarder un commentaire d’une maladresse variable : « C’est le portrait de son arrière-grand-père sur son lit de mort. » Ou : « Drôle de tête ! Enfin, pour un garçon, ce n’est pas grave. »
Le sommet fut atteint par la méchante tante Épziba :
— Ma pauvre Énide, tu te remets ?
— Oui. La césarienne s’est bien passée.
— Non, je veux dire, tu te remets d’avoir un gosse aussi vilain ?
Vaincus, les parents regagnèrent leur domicile où ils se cloîtrèrent.
— Mon chéri, dit la mère à Honorat, jure-moi que nous ne recevrons plus personne.
— Je te le jure, mon amour.
— J’espère que Déodat n’a rien capté du fiel et de la médisance de tous ces gens. Tu sais, il est si gentil. Il a essayé de me téter le sein et quand il a vu qu’il n’y arrivait pas, il m’a souri, comme pour me dire que ça n’avait pas d’importance.
« Elle est en train de perdre la raison », pensa le père. Énide avait toujours été d’une extrême fragilité, tant physique que psychologique. À quinze ans, elle avait été renvoyée de l’école des petits rats de l’Opéra de Paris pour un motif inconnu dans l’histoire de cette auguste maison : excès de maigreur. « Nous ne savions pas que c’était possible », avait conclu l’examinatrice.
Comme la jeune fille mesurait un mètre cinquante, elle ne pouvait pas songer au mannequinat. Elle avait eu le brevet de justesse. La principale raison pour laquelle les professeurs le lui avaient octroyé était qu’ils misaient sur sa carrière de danseuse étoile.
Énide n’avait pas osé annoncer à sa famille son échec et venait s’asseoir chaque matin sur le parvis de l’Opéra, où elle demeurait prostrée jusqu’au soir. C’est là qu’Honorat, alors apprenti cuisinier à l’école de danse, l’avait repérée. Ce jeune homme de dix-sept ans, rond de corps et d’esprit, était tombé fou d’amour pour l’enfant chétive.
— Tu pourrais trouver mieux qu’une candidate au suicide, lui avait-elle dit.
— Épouse-moi.
— Je ne fais pas le poids.
— À nous deux, nous le faisons.
Comme aucun autre destin ne l’attendait, la jeune fille finit par accepter. En matière de mariage, le Code Napoléon était encore en application : l’âge minimal était de quinze ans pour les filles, de dix-huit ans pour les garçons. Il fallut attendre un an et les deux adolescents s’épousèrent à l’église Saint-Augustin.
Ils furent très heureux. Énide, à sa surprise, ne tarda pas à tomber éperdument amoureuse du garçon rond. Sa gentillesse et sa patience à toute épreuve l’impressionnèrent. Il monta vite en grade et devint chef cuisinier à l’école de danse. Les petits rats ne cessaient de venir lui enjoindre de mettre moins de beurre et de crème dans ses plats, bien qu’Honorat leur jurât qu’il n’achetait plus ces ingrédients depuis longtemps.
— En ce cas, pourquoi la popote est-elle si bonne ? s’insurgèrent les jeunes ballerines.
— C’est parce que je la prépare avec amour.
— L’amour fait-il grossir ? Vous êtes tout rond !
— C’est ma nature. Mais regardez ma femme et vous verrez comme l’amour rend mince.
L’argument était spécieux, Énide avait toujours été la gracilité même. Il rassura néanmoins les petits rats, qui plébiscitèrent le cuistot.
Plus de trente années s’écoulèrent dans un bonheur si absolu que les amoureux ne les virent pas passer. L’épouse s’attristait souvent de ne pas avoir d’enfant. Honorat la consolait en lui disant : « Nous sommes nos enfants. »
En effet, ils vivaient comme des gosses ; dès qu’il quittait ses cuisines, il s’empressait de rejoindre sa femme. Ensemble, ils jouaient à la belote ou aux petits chevaux. Quand il y avait la foire aux Tuileries, ils y passaient des heures. Le stand de tir avait leur préférence, bien qu’ils fussent l’un et l’autre les tireurs les plus inaptes qu’on vît jamais. Lorsqu’ils avaient mal au cœur d’avoir trop tourné dans la grande roue et trop mangé de barbe à papa, ils rentraient à pied à l’Opéra en se tenant par la main.
Énide n’avait pas de santé mais elle n’en aurait pas eu l’usage. Ses maladies, d’une bénignité de bon aloi, étaient célébrées comme celles des petites filles. Honorat lui portait au lit un plateau avec des toasts à la gelée de myrtilles et du thé léger. Ensuite, il débarrassait et se couchait auprès d’elle en la gardant contre lui. Son corps molletonné épongeait les sueurs de la fiévreuse ou les miasmes de la tousseuse. Par la fenêtre de leur chambre sous les combles de l’Opéra, ils regardaient Paris qui pour eux seuls n’avait pas changé depuis Cocteau. Tout le monde n’a pas la grâce d’être des enfants terribles.
La naissance de Déodat fut un atterrissage brutal. Nécessité faisant loi, ils devinrent cette sorte d’adultes qu’on appelle des parents. D’avoir été enfants beaucoup plus longtemps que la moyenne des gens les handicapait : ils conservèrent l’habitude de se réveiller le matin avec pour première pensée leur bon plaisir. C’était toujours Honorat qui se rappelait à voix haute : « Le petit ! »
Conscient de décevoir, le bébé se fit d’emblée discret. On ne l’entendait jamais pleurer. Même affamé, il attendait patiemment le biberon qu’il tétait avec l’extase goulue d’un mystique. Comme Énide avait du mal à cacher l’épouvante que lui inspirait son visage, il apprit très vite à sourire.
Elle lui en sut gré et l’aima. Son amour fut d’autant plus intense qu’elle avait craint de ne pas l’éprouver : elle se rendit compte que Déodat n’avait rien ignoré de sa répugnance et l’avait aidée à la vaincre.
— Notre fils est intelligent, déclara-t-elle.
Elle avait raison : l’enfançon avait cette forme supérieure d’intelligence que l’on devrait appeler le sens de l’autre. L’intelligence classique comporte rarement cette vertu qui est comparable au don des langues : ceux qui en sont pourvus savent que chaque personne est un langage spécifique et qu’il est possible de l’apprendre, à condition de l’écouter avec la plus extrême minutie du cœur et des sens. C’est aussi pour cela qu’elle relève de l’intelligence : il s’agit de comprendre et de connaître. Les intelligents qui ne développent pas cet accès à autrui deviendront, au sens étymologique du terme, des idiots : des êtres centrés sur eux-mêmes. L’époque que nous vivons regorge de ces idiots intelligents, dont la société fait regretter les braves imbéciles du temps jadis.
Toute intelligence est aussi faculté d’adaptation. Déodat devait amadouer un entourage peu enclin à la bienveillance envers les horreurs de la nature. Que l’on ne s’y trompe pas : Énide et Honorat étaient de bonnes personnes. La vérité est que nul n’est disposé à accepter la hideur, et surtout chez sa progéniture. Comment supporter qu’un moment d’amour ait pour conséquence le choc toujours neuf du laid ? Comment tolérer qu’une union réussie aboutisse à une tronche aussi grotesque ? On ne peut accueillir une telle absurdité que comme un accident.
Avant même d’avoir atteint le fameux stade du miroir, le bébé sut qu’il était très vilain. Il le lut dans l’œil sensible de sa mère, il le lut jusque dans le regard placide de son père. Il le sut d’autant mieux que sa laideur ne provenait pas de ses parents : il ne l’avait héritée ni de sa jolie maman, ni de son papa au visage poupin — paradoxe insoutenable exprimé ainsi par Énide : « Mon chéri, à cinquante ans, tu as plus la tête d’un poupon que notre pauvre petit. » Dans la bouche d’Énide, revenait souvent « le pauvre petit ».
Tous les bébés sont seuls et il l’était encore plus que les autres, laissé à lui-même dans ce berceau qui lui servait d’univers. Il aimait la solitude : livré à sa propre compagnie, il n’avait plus à composer avec les apitoiements et pouvait s’adonner à l’ivresse d’explorer son cerveau. Il y découvrait des paysages si grands et si beaux qu’il apprit très tôt le noble élan de l’admiration. Il pouvait s’y mouvoir à volonté, changer les prises de vue et écouter le son qui parfois surgissait de l’infini.
C’était un vent qui soufflait si fort qu’il devait venir de terriblement loin. Sa violence le faisait se pâmer de plaisir, il contenait des bribes d’un langage inconnu que Déodat comprenait en vertu de son don d’écoute et qui disait : « C’est moi. C’est moi qui vis. Rappelle-toi. » C’était un son profond qui faisait penser à celui d’une baignoire qui se vide et provoquait en lui une peur de pur délice. Un délice que recouvrait un voile si noir qu’il n’existait plus aucune lumière. Le jeu consistait alors à se laisser envahir par l’immensité du néant. Triompher d’une telle épreuve le remplissait de joie et d’orgueil.
Alors réapparaissaient très lentement les choses : Déodat voyait émerger du rien les premières parcelles d’existence, un protozoaire avec lequel il jouait et qui s’assemblait avec un circuit de couleurs, et il jouissait de chaque couleur à l’état natif, la suavité du bleu, la richesse du rouge, la malice du vert, la puissance du jaune, et il éprouvait en les touchant un frisson exquis.
Il constatait qu’il s’agissait presque toujours de visions et soupçonnait qu’il existait d’autres moyens d’exploration. Mais il examinait ce qui était à sa disposition et comprenait qu’à sa manière il avait été très bien pourvu. Il apprit à goûter ses doigts un peu salés et son oreiller que la salive rendait doux comme le lait. Quand il souhaitait plus de contrastes, il poussait dans son lange et produisait une matière tiède épaisse qui sentait fort : il en éprouvait une fierté farouche. Les portes s’ouvraient et il entrait dans un royaume dont il était le seul maître.
Là sévissait l’amour, qui n’était jamais aussi bon que dans cette solitude. Ce déferlement ne s’adressait à personne en particulier : cet amour sans objet ne s’encombrait d’aucune préoccupation autre et le livrait à la volupté la plus colossale qui se puisse concevoir. Il suffisait de se précipiter dans ce flux et il était emporté là où il n’y avait ni temps ni espace, rien que l’infini du plaisir.
Venait toujours l’instant où surgissait un visage : autrui se souciait de lui, il fallait à nouveau composer. Déodat avait remarqué que le sourire constituait une bonne réponse à l’inexorable demande parentale et ne s’en privait pas.
Quand il était seul, le bébé ne souriait jamais. Il n’avait pas besoin de s’avertir lui-même de son contentement. Le sourire relevait du langage ou, plus exactement, de cette forme du langage qui s’adressait à l’autre. Car il existait aussi un langage intérieur, étranger à l’information, qui ne servait qu’à l’augmentation de l’extase.
Force était de constater qu’en présence de ses parents, le propos perdait de sa qualité. Il fallait se mettre à leur niveau, pire, au niveau qu’ils lui attribuaient. On nageait dans le fantasme de l’enfantillage. Mais Déodat aimait son père et sa mère et acceptait leurs règles.
Énide s’emparait de son corps et le blottissait contre elle. Il sentait les paroles d’amour qui jaillissaient de la poitrine maternelle. Elle enlevait son lange et le complimentait pour ce qu’elle y trouvait. Cela le confirmait dans l’idée qu’il avait accompli une œuvre admirable. Elle nettoyait ses fesses, il gigotait des jambes de plaisir. Elle appliquait des onguents d’une fraîcheur délicieuse et fixait un lange neuf. Pâmé de volupté, le petit gardait la bouche entrouverte.
— Il doit avoir faim, observait Honorat. Je vais préparer le biberon.
Déodat savait que son physique posait un problème à ses parents et avait refusé de contracter les allergies alimentaires que peuvent se permettre les beaux enfants. Il buvait son biberon de lait de vache sans faire d’histoires. « Sage comme une image », lui disait-on.
On le plaçait ensuite dans son parc. Il appréciait cet espace pour une raison simple : on ne pouvait pas l’y rejoindre. S’il aimait profondément son père et sa mère, il avait remarqué qu’il préférait les aimer avec un peu de distance : son sentiment y gagnait. Lorsqu’il était dans les bras d’Énide, l’excès du plaisir gâchait une part de son amour. À l’abri de son parc, il analysait l’exaltation en la revivant par le souvenir et sentait déferler en lui l’ivresse de l’effusion. Il la revivait d’autant mieux qu’il pouvait observer la dame de ses pensées sans qu’elle le regardât : elle s’affairait, elle passait l’aspirateur, elle lisait. Il ne l’aimait jamais autant que quand elle lui offrait sa présence sans l’angoisse de son attention.
Déodat aimait aussi Honorat, d’un amour différent, qui venait davantage de sa tête que du reste de son corps. Dans les bras de son père, il éprouvait un agréable commerce d’affection et d’estime. Il appréciait qu’il n’y ait pas d’effusions avec celui-ci : c’eût été gênant. Il sentait que cet homme était exempt de l’anxiété maternelle et il lui savait gré de sa solidité et de son équilibre.
Un jour, un événement se produisit : le bébé découvrit qu’il existait d’autres personnes dans l’univers. Énide avait ouvert la porte et était apparu un être du même sexe que le père, mais à la carrure plus imposante et à la voix plus grave. Sa mère ne sembla pas étonnée de cette apparition.
— Vous mettrez les courses dans la cuisine, dit-elle.
L’individu porta un nombre remarquable de bouteilles d’eau. Et puis il s’en alla aussitôt.
Déodat réfléchit. Si une telle irruption avait pu ne pas subjuguer sa mère, c’est que cette personne n’avait rien de remarquable pour elle. Il s’efforça de remonter en un lieu lointain de son cerveau ; pour inaccessibles que fussent ces ténèbres, il y vit néanmoins quelques ombres qui confirmèrent cette énormité : le père, la mère et lui n’étaient pas seuls au monde. Robinson tombant nez à nez avec Vendredi ne fut pas plus stupéfait.
Plus tard, il entendit une conversation entre Honorat et Énide :
— Elles sont terribles. J’ai beau leur jurer solennellement que je n’ajoute pas une once de matière grasse dans les plats, elles se méfient au point d’y toucher à peine.
— Veux-tu que je me montre à nouveau pour les rassurer ?
— Peut-être le faudra-t-il. Mais j’en ai plus qu’assez de cette ère du soupçon chez ces filles anorexiques.
L’enfant eut ainsi la confirmation que l’univers était également habité par d’autres individus du même sexe que la mère. Il sentit que cet échange comportait des informations annexes ; il décida cependant d’en ajourner la compréhension.
Le langage dont se servaient ses parents ne lui posait guère de problèmes. Quand surgissait un ensemble de sons inconnus, la signification ne tardait pas à émerger. Il advint que la dame de ses pensées s’adressa à lui en se montrant du doigt et en prononçant de manière anormalement claire :
— Maman. Ma-man. Maman.
Il pensa qu’il savait son nom depuis longtemps. Pouvait-elle en douter ? Le croyait-elle imbécile ?
Elle le souleva jusque devant sa tête à elle et répéta :
— Maman. Ma-man.
Il avait cette bouche à la hauteur de ses yeux et il assistait au spectacle des lèvres articulant les syllabes. C’était effrayant et absurde. Pourquoi faisait-elle ça ?
Pourtant, sans même qu’il le sache, le mimétisme de son âge l’obligea à grimacer de manière comparable et, à sa consternation, il entendit sortir de sa bouche un « mamama » indépendant de sa volonté.
— Oui, mon bébé ! Oui, mon bébé ! s’écria Énide au comble de la joie. Bravo !
Elle couvrit ses joues de baisers voraces. Elle avait l’air encore plus enthousiaste que quand elle découvrait le plus beau de ses cacas. Déodat trouva incongrue une telle échelle des valeurs.
De retour dans son parc, il analysa cette actualité avec inquiétude. Sa mère voulait qu’il parle. Pourquoi ? Que faudrait-il qu’il dise ? Que voulait-elle qu’il dise ?
La demande avait été claire. Elle avait voulu qu’il dise son nom. Dire le nom de la personne à qui l’on avait affaire devait donc constituer un rituel important. Déodat avait déjà observé des comportements de ce genre dans la vie des grands. Songer à dire « papa » à papa pour qu’il ne se vexe pas.
Peut-être aussi maman avait-elle voulu vérifier si son appareil phonatoire fonctionnait. Oui, il devait y avoir de cela. Les personnes qu’il avait vues faisaient toutes du bruit avec leur bouche, lui n’en avait jamais produit. Il se rappelait avoir entendu Énide s’émerveiller de son silence et ajouter qu’il ne pleurait jamais. Elle, parfois, pleurait. Il la regardait alors avec une intensité extrême et elle disait : « Le monde à l’envers ! C’est bébé qui veut consoler maman ! C’est toi qui devrais pleurer ! » Pourquoi aurait-il dû pleurer ?
Pleurer semblait avoir un rapport avec la douleur. Pour ce qu’il en comprenait, la mère versait des pleurs quand elle souffrait. Il ne parvenait pas à discerner s’il s’agissait d’un symptôme ou d’un langage. Toujours est-il qu’il n’éprouvait pas de douleur et qu’il doutait même d’être capable de pleurer : il avait essayé lorsqu’il était seul, aucune eau ne sortait de ses yeux.
Honorat venait de rentrer à la maison. L’enfant se souvint de la mission qu’il s’était fixée et clama : « Papapa. » Comme foudroyé, le père se figea et finit par dire :
— Tu parles !
— Oui, il m’a dit maman, intervint Énide pour signaler qu’elle avait eu la préséance.
Il prit son fils dans ses bras et le couvrit de baisers :
— Bravo, mon chéri ! Maintenant nous allons enfin savoir ce qui se passe dans ta tête.
Ah. C’était donc ça. On voulait qu’il parle afin de savoir ce qui se passait dans sa tête. Parler servait-il à cela ? Non. Quand les personnes parlaient, elles disaient : « Je pose ça où, madame ? » ou : « Ce soir, nous mangerons des pâtes. » C’était de lui qu’on attendait cet emploi particulier du langage. Sans doute se passait-il, à l’intérieur de sa tête à lui, des événements spéciaux, des pensées prodigieuses qu’il produisait quand il était seul. Ce devait être pour cela qu’on le laissait si souvent en cette solitude chérie : on avait conscience qu’il en avait besoin pour s’adonner à la profondeur.
L’enfant en conclut que les autres savaient sa différence : il était cet élu dont l’intérieur de la tête abritait une actualité indispensable. Dans la tête des autres personnes, il n’y avait pas ces fulgurances et ces immensités. Et bizarrement, ils en avaient été avertis. Comment ? Il faudrait tirer cela au clair. On ne pouvait pas écarter que les grands aient des pouvoirs dont il n’avait pas — pas encore ? — été pourvu.
Par ailleurs, il avait observé qu’il était beaucoup plus petit que tous ceux qu’il voyait. Cela l’intriguait. Était-ce une infirmité ? Il décida que non. Cela permettait aux parents de le porter dans leurs bras et il aimait être hissé et blotti contre eux. Sa petitesse lui valait des égards : s’il convoitait un objet hors de sa portée, tendait ses mains vers lui et émettait un son, on le lui apportait. L’acquisition du langage perturba quelque peu ce processus : on souhaitait désormais qu’il nomme la chose. Déodat trouvait cette manie assez stupide, mais quand il obtempérait et prononçait « panda » ou « cuiller », l’enthousiasme déclenché le réjouissait.
— Il parle bien, tu sais, disait Énide.
— Bientôt, il dira des phrases.
Le bébé se demanda en quoi une phrase représentait un progrès. C’était du cafouillage qui compliquait tout à plaisir. Pourtant, il lui importait d’aller dans leur sens, donc il dirait une phrase, d’autant qu’il était vexé qu’on ne l’en crût pas capable. Il réfléchit à l’énoncé qu’il choisirait et opta pour l’amabilité :
— Maman, cette robe te va bien.
Il sut aussitôt qu’il avait exagéré : la mère laissa tomber un verre qui se brisa en mille morceaux sur le sol et, indifférente à ce drame, courut attraper le téléphone et répéta frénétiquement dans le combiné :
— Il a dit : « Maman, cette robe te va bien » ! Je te jure ! À treize mois ! « Maman, cette robe te va bien ! ». C’est un surdoué ! Un précoce ! Un génie !
Elle mit une heure à songer à ramasser les débris de verre alors que d’habitude en pareil cas elle allait chercher l’aspirateur sur-le-champ. Ensuite, elle le prit dans ses bras et lui demanda :
— Qui es-tu petit bonhomme ?
— Déodat, répondit-il.
— Tu connais ton nom !
Bien sûr. Il n’était pas débile.
Alors, Énide commit un acte inédit : elle porta l’enfant devant une vaste surface éclatante dans laquelle on la voyait tenant contre elle un jouet au visage grotesque. Constatant sa perplexité, elle saisit la main du bébé et la remua. Déodat comprit par cette simultanéité l’identité du jouet. Il se sentit oppressé : lui, c’était ça. Il sut sa laideur sans qu’on la lui explique. Son visage dégageait un mystère horrible qui empira dès l’instant où il saisit de qui il s’agissait. Ses traits se crispèrent en une grimace oscillante et, avant qu’il ait pu analyser cette situation, un cri jaillit de sa bouche, de l’eau sortit de ses yeux, sa vue se brouilla, une convulsion s’empara de lui.
— Tu pleures ! s’écria la mère.
Elle ne voulut pas y voir un phénomène triste. Elle ne pouvait pas croire que sa laideur venait de lui être révélée. « C’est l’émotion du stade du miroir », pensa-t-elle.
— C’est bien, mon chéri. Pleure.
Depuis quelque temps, on professe que la laideur relève de la culture : elle nous inculquerait à trouver belles ou moches les personnes, bêtes ou choses. On confond l’essence et le détail. Si c’est, en effet, la culture qui définit les variations du beau en fonction des époques et des lieux, l’idée de beauté lui est antérieure. Nous naissons avec cette obsession, à telle enseigne que les petits enfants sont naturellement attirés par les belles personnes et révulsés par les laids.
Déodat n’avait connu autour de lui que le joli visage de sa mère et la douce face de son père. Pour la première fois, il découvrait qu’une figure pouvait dire l’horreur — et, au même instant, il apprenait que c’était la sienne. Lui qui se croyait élu se voyait révéler l’envers d’une élection, à moins que ça n’en constituât le secret motif. Même si cela n’avait pas été lui, il eût hurlé de douleur. Mais que ce fût lui créait dans sa poitrine un inépuisable réservoir de souffrance.
Énide reposa le bébé en pleurs dans le parc. Et là, un miracle se produisit. Déodat eut l’intuition qu’il ne fallait en vouloir à personne. Tout être qui vit un traumatisme aussi cruel est confronté à un choix obscur : soit il décide de haïr l’univers pour lui avoir réservé une place aussi injuste, soit il décide d’être un objet de pitié pour l’humanité. Rarissimes sont ceux qui optent pour la porte étroite de la troisième voie : reconnaître l’injustice pour telle, ni plus ni moins, et n’en tirer aucun sentiment négatif. Ne pas nier la douleur de sa condition, mais n’en conclure strictement rien.
Il pleura encore très longtemps pour supporter le choc et, cependant, le pire était passé. La grande voix dans sa tête lui disait : « Je suis repoussant, voilà. Je n’en suis pas moins tout ce que je suis, celui qui voit dans son cerveau des paysages captivants, celui qui se réjouit d’exister, celui qui connaît l’intelligence et la volupté et qui peut être interminablement joyeux de ce constat. »
Il faut parfois bénir les malentendus entre parents et enfants : si Énide avait compris les pleurs du bébé, elle aurait tenté de le consoler et elle lui aurait dit de gentilles choses qui non seulement ne l’auraient pas aidé, mais l’auraient enfoncé : « Tu n’es pas si laid, tu es différent, ce n’est pas grave, je t’aime comme tu es. » Heureusement, elle ne prononça aucune de ces paroles ravageuses et Déodat put composer avec la terrible vérité et inventer un excellent modus vivendi.
La souffrance et l’injustice ont toujours existé. Avec les meilleures intentions, celles dont l’Enfer est pavé, l’époque moderne a sécrété d’atroces pommades verbales qui, au lieu de soigner, étendent la superficie du mal et font comme une irritation permanente sur la peau de l’infortuné. À sa douleur s’ajoute un nuage de moustiques.
Ce jour-là, Honorat offrit à son épouse un bouquet de lis blancs : elle en fut si émue qu’elle ne songea pas à raconter à son mari l’événement du miroir et des larmes, ce qui évita au père de prononcer des paroles maladroites. Il faisait chaud. Le parfum des lis en prit une ampleur incomparable et parvint aux narines de l’enfançon. Il s’en exalta et eut l’intuition d’un amour différent de celui qu’il éprouvait pour sa mère : un amour autre, sans mesure, qui s’éveillerait à la vue de la plus extrême beauté, et dont l’enchantement enivrerait comme la fragrance des fleurs.
Le père, qui en était resté à la célébration de la première phrase, fit remarquer à sa femme : « Il a raison. Cette robe te va bien. »
Énide se rappela brusquement la déclaration de son fils. Pourquoi l’avait-elle oubliée ? Que s’était-il passé ? Le souvenir des larmes et du miroir défila dans sa tête mais elle décida que cela ne méritait pas d’occulter le baptême de la première phrase.
Déodat fut soulevé et acclamé par Honorat qui l’appela « petit génie ».
— Pourquoi ? demanda le bébé.
Stupéfaction des parents. « Il a dit pourquoi ! Il a dit pourquoi ! »
L’enfant comprit qu’il fallait ménager son père autant que sa mère : cette espèce s’extasiait pour un rien.