Les contes ont un statut étrange au sein de la littérature : ils bénéficient d’une estime immodérée. L’ambiguïté du conte provient du fait que sous couleur de s’adresser aux enfants, on parle aussi et peut-être d’abord aux adultes. Quand Cocteau tourne La Belle et la Bête, il sait que son public comportera plus d’adultes que d’enfants.
Riquet à la Houppe appartient au genre du conte. En France, la majorité des contes se terminent bien. On ne s’offusque pas de les voir obéir à cette règle enfantine de la fin heureuse, qui est considérée comme une faute de goût par 99,99 % des littératures dignes de ce nom.
Le pont aux ânes de la littérature, c’est évidemment l’amour. Il faut croire que ce sujet est irrésistible. Les grands écrivains mondiaux qui n’ont pas consacré une ligne à l’amour se comptent sur les doigts d’une main.
Or, s’il est une règle presque absolue qui gouverne les chefs-d’œuvre de la littérature amoureuse, c’est qu’ils doivent se terminer très mal. Sinon, on considère que c’est du roman de gare. Tout se passe comme si le grand écrivain, pour se faire pardonner d’aborder le pont aux ânes littéraire, y incluait une fin tragique en guise d’acte de contrition.
Le Bonheur dans le crime de Barbey d’Aurevilly est une exception grandiose. Élargissons le spectre en incluant les chefs-d’œuvre dont l’amour n’est pas l’unique sujet : Guerre et Paix, Au bonheur des dames sont de rares exemples de littérature où l’amour finit bien.
J’ai beau être une dévoreuse de livres, il va de soi que je n’ai pas lu tous les chefs-d’œuvre littéraires de ce monde, mais en 2015 il m’est arrivé une expérience édifiante : j’ai lu La Comédie humaine de Balzac en entier. Cent quarante-sept ouvrages de longueur et de valeur très inégales, certes, mais dont personne, j’espère, ne nie qu’il s’agit, au total, d’un chef-d’œuvre. Voilà une entreprise littéraire qui a eu l’ambition de peindre un univers dans son entier.
Sur les cent quarante-sept ouvrages, il y en a trente-cinq dans lesquels l’amour est quantité négligeable. Il en reste donc cent douze où l’amour joue un rôle narratif important, voire prépondérant. Sur ces cent douze histoires, sept se terminent bien, voire très bien. La précision m’oblige à dire que parmi ces cent douze œuvres, trois sont inachevées : on ne peut pas conjecturer de leur fin. Stipulons aussi qu’à mes yeux se terminer bien signifie davantage que ne pas se terminer mal. Et qu’un petit sursaut final de consolation, comme la réussite amoureuse et professionnelle des enfants de César Birotteau, ne me suffit certainement pas pour trouver que le roman qui porte son nom connaît un heureux dénouement.
Et l’amour ? Sur ce sujet, Balzac se montre tour à tour désarmant de naïveté et extraordinairement bien informé. On a envie de dire que son érudition est celle d’un être pourvu d’un appétit amoureux hors normes (la naïveté explique l’appétit et réciproquement) et d’une expérience impressionnante. Un goinfre averti, en somme. J’ai tendance à croire au témoignage d’une personne de cette espèce.
Donc 6 % des histoires d’amour balzaciennes se terminent bien. Ce n’est pas beaucoup, mais ce n’est pas négligeable. C’est comme si Balzac disait que, dans cette guerre sanglante et périlleuse qu’est l’amour, on pouvait aussi, parfois, connaître le triomphe. Ursule Mirouët, malgré mille embûches, épouse le vicomte de Portenduère ; leur mariage est un grand succès. La princesse de Cadignan, après une vie dévoyée, connaît le comble du bonheur amoureux avec celui de ses personnages auquel Balzac s’identifie le plus.
Si Déodat et Trémière avaient été des personnages de Balzac, ils se seraient acheté un très bel attelage et auraient déambulé l’après-midi sur les Champs-Élysées, sous les regards admiratifs du meilleur monde. Le jeudi soir, ils auraient reçu leurs amis du faubourg Saint-Germain dans leur hôtel particulier, et l’on se serait exclamé sur les ravissantes toilettes portées par la maîtresse des lieux.
Logés à moins prestigieuse enseigne, Déodat et Trémière connurent l’inquiétant bonheur de Damoclès, conscients de la permanence du danger et d’autant plus extatiques.
On les invita partout. Ils étaient, sans le savoir, le nouveau couple à la mode, et n’en revenaient pas de l’accueil exquis qu’on leur réservait.
En vérité, Déodat et Trémière, loin de se sentir complices, communiaient par l’inquiétante étrangeté qu’ils éprouvaient si souvent l’un l’autre. Combien de fois, en se retrouvant, pensaient-ils, chacun à leur tour : « C’est lui », ou : « C’est elle », avec une stupéfaction proche de l’effroi — « Qui est donc cette personne si singulière qui occupe désormais le centre du monde ? ». L’élu portait alors à l’élue une flûte de champagne qu’ils buvaient ensemble avec fascination.
En leur for intérieur, ils bénissaient les déceptions amoureuses qu’ils avaient vécues : sans ces chagrins, ils auraient peut-être supposé que leur exceptionnalité était le lot commun, qu’il était normal de découvrir chaque soir ou chaque matin une joie si vaste.
Ils ne se dirent pas tout, non pas par vaine coquetterie, mais parce qu’ils étaient conscients de comporter chacun une part d’indicible. Pour autant, jamais ils ne recoururent à ces agaçantes prétéritions (« Je ne te dis pas tout, mon chéri ») qui épatent les gogos de l’amour. Ainsi, Déodat ne parla jamais de Saskia et Trémière garda toujours secrets les bijoux de sa grand-mère.
Le temps passa et n’émoussa pas l’absolu de leur trouble. Ils ne se marièrent pas. Elle n’eut jamais pour lui la voix excédée d’une épouse, et il lui épargna toujours les propos narquois d’un époux.
D’avoir failli être bossu, il garda les épaules un peu voûtées ; elle aimait ce maintien qui invitait à la caresse. Quant à lui, il tournait autour d’elle pour l’admirer sous tous les angles et citait Barbey d’Aurevilly : « Le profil est l’écueil de la beauté ou son attestation la plus éclatante. »
Au printemps, un couple de fauvettes orphées nidifia dans le marronnier qui jouxtait leur fenêtre. Déodat ne signala pas cet événement à sa juridiction, il préféra taire ce miracle. De mémoire d’ornithologue, c’était la première fois que l’on voyait d’aussi rares oiseaux dans le troisième arrondissement de Paris.