Trémière obtint le baccalauréat sans mention et décida de commencer aussitôt à travailler.
Une belle fille qui ne veut pas faire d’études suscite bien des sarcasmes. Dans le meilleur des cas, on saluait sa lucidité avec des sourires entendus.
Rose confia son inquiétude à son mari :
— Notre fille mesure un mètre soixante-dix. Elle ne peut pas être mannequin. Comment va-t-elle gagner sa vie ?
— Elle semble avoir un projet, répondit Lierre.
Il disait vrai. Parmi les clients de la galerie d’art maternelle figurait un ponte de Trébuchet, le célèbre joaillier de la place Vendôme. Lors d’un vernissage, la jeune fille lui avait tenu ce langage :
— J’ai observé vos campagnes publicitaires. Vous recourez à des mannequins mains ou à des mannequins cou. J’ai dix-huit ans, mon visage n’a jamais été montré. Il pourrait devenir emblématique de la joaillerie Trébuchet.
L’homme d’affaires aurait eu de quoi lui répondre sur les techniques commerciales très particulières du monde de la joaillerie mais il y renonça. Le culot de Trémière lui plut. Sa réputation de bêtise n’était pas arrivée jusqu’à lui. Par ailleurs, elle avait une peau d’un éclat particulier : cette nacre appelait l’or et l’argent. Que perdait-on à essayer ? Il lui donna rendez-vous.
Quand les bijoutiers la parèrent de diverses pièces, elle cacha comme elle put son frémissement de plaisir. Celui-ci n’en irradia pas moins sur les photos qu’on prit d’elle.
— Une paire de boucles d’oreilles et un tour de cou, qu’est-ce que cela change une femme ! J’ai beau le savoir, cela m’épate toujours, déclara le ponte.
Trémière sourit. Elle savait que c’était beaucoup plus mystérieux. Elle se garda bien de dire qu’en vérité porter des bijoux fabuleux était un art, et qu’elle était trop jeune pour le pratiquer à son degré sublime.
— Il se passe quelque chose, dit sobrement le P-DG de Trébuchet quand il vit les photos.
La campagne d’affichage fit grand bruit. On salua combien, par la seule grâce d’un visage inconnu, on mettait en valeur ces œuvres d’art. Paris s’interrogea : qui était cette fille ? À qui pouvait appartenir une figure si apte à rehausser l’éclat d’une pierre, un regard à ce point hypnotique ?
Trébuchet respecta la procédure. Après avoir gardé le secret pendant la durée réglementaire, on livra la jeune fille aux médias. Ce moment représente toujours un risque : la magie va-t-elle opérer ? La personne décevra-t-elle ? Le ramage se rapportera-t-il au plumage ?
Le prénom, qui avait été l’une des principales tares de la fillette, fascina. Il lui permit d’emblée de ne pas avoir de patronyme. Le reste fut à l’avenant : Trémière avait le talent de la réponse lacunaire. Elle savait d’expérience combien le monde haïssait la beauté et ne demandait qu’à la traduire en sottise. Au lieu de s’inventer une légende, elle dissimula que l’idée d’apparaître était la sienne. Ainsi, le président de Trébuchet put dire à qui voulait l’entendre que lorsqu’il avait découvert ce visage « au cours d’une soirée où la belle esseulée semblait tant s’ennuyer », il avait eu la révélation : ce serait sa muse, il n’y en aurait pas d’autre.
On adora cette déclaration. On aima Trémière. Elle joua finement en refusant toutes les propositions qu’elle reçut.
— Vous portez les bijoux comme personne, remarquait-on. Comment l’expliquez-vous ?
— Je les aime d’amour.
Elle ne raconta pas qui lui avait enseigné cet amour. Cela ne regardait qu’elle. Même Rose ne connaissait rien du secret de Passerose.
— Les aimer d’amour, n’est-ce pas excessif ? Ce ne sont jamais que des bijoux, après tout.
— Aimer, ce n’est pas surestimer. Certains bijoux ne m’inspirent rien. Ce qui fait la valeur d’un bijou, c’est l’amour qu’il suscite. Certains artistes sont capables d’insuffler une âme dans le métal ou dans la pierre, ou plutôt de les sculpter et de les sertir de manière à révéler leur âme. Ce qui a lieu entre un bijou pourvu d’âme et une personne qui le porte en faisant vibrer cette âme s’appelle l’amour.
— Refusez-vous de poser avec certaines parures ?
— Bien sûr. Jamais par caprice, mais parce que certaines ne me vont pas, parce que je ne peux pas toutes les aimer.
Trémière avait le talent de couper court quand elle sentait qu’on allait l’entraîner trop loin. Sans un mot de plus, elle s’en allait.
On lui proposa des contrats annexes à n’en plus finir : des rôles au cinéma, des marrainages, du mannequinat de vêtements, d’incarner un parfum, et bien sûr de porter d’autres parures que celles de Trébuchet. Elle eut la sagesse de tout refuser sans hésiter. Elle avait conscience de la fragilité de son rôle : si auparavant les joailliers n’avaient pas engagé d’égéries, c’était parce qu’ils voulaient accorder la première place aux bijoux. Elle ne voulait en aucun cas leur voler la vedette. Précisément, elle savait comment rester en retrait quand elle arborait une merveille. Si elle se pensait destinée à ce métier, c’est parce qu’elle se trouvait quantité négligeable.
Une seule personne importante dans sa vie l’avait admirée : sa grand-mère. Elle aimait trop Passerose pour croire qu’elle s’était trompée à son sujet. Pourtant, elle n’oubliait pas le nombre de gens qui, à tort ou à raison, l’avaient proclamée stupide : pour ce motif, elle demeurait prudente.
De nombreux prétendants l’abordèrent. Elle n’eut pas la vanité de les envoyer tous paître. Elle vécut quelques histoires plus ou moins intéressantes et remarqua sans tarder que ne pas être amoureuse rendait ces liaisons ennuyeuses. Les hommes qu’elle quittait disaient qu’elle était froide comme un bijou.
« À cause de Tristan, je ne serai plus amoureuse », se disait-elle avec indifférence. Elle trouvait déjà miraculeux d’avoir réussi à gagner sa vie. « Ma propre mère ne m’en pensait pas capable. »
Paris a toujours faim de célébrités et s’usait les dents sur Trémière sans parvenir à la mordre. La jeune femme n’offrait pas de prise, on ne savait par où l’attraper. Elle était anormalement peu susceptible. Elle semblait ne pas remarquer les piques et ne les relevait jamais. La vérité était qu’on l’avait tant insultée depuis son enfance qu’elle ne s’en apercevait même plus. Et l’humeur égale qu’elle manifestait face aux injures l’apparentait à une grande dame.
— Cette petite a une classe folle, disaient les matrones, qui voyaient en elle la bru idéale.
Les hommes étaient plus intrigués que séduits. À tant de beauté, il manquait quelque chose, mais quoi ? La question était trop subtile pour les intéresser vraiment.
Les livres que l’on se sent appelé à lire sans savoir pourquoi étant souvent l’expression du destin, Trémière tomba dans une librairie au rayon « Enfants » sur Riquet à la Houppe de Perrault et sut qu’il lui fallait le lire. Ce petit conte délicieux l’aurait charmée si elle ne s’y était si gravement reconnue : « Cette belle, c’est moi. Ce n’est pas tant qu’elle est sotte, c’est qu’elle n’a pas d’esprit. »
Une note en bas de page attira son attention : « Dans la littérature facétieuse, donner de l’esprit signifiait s’initier à l’amour physique. » Trémière relut le conte à la lueur de cette information. Il en ressortait que le hideux Riquet avait beaucoup d’aventures galantes, quand la belle n’en avait aucune. « C’est la vérité, pensa-t-elle. Depuis quand n’y a-t-il plus eu d’homme dans mon lit ? Hélas, est-ce ma faute s’ils me lassent tous ? Par ailleurs, si j’avais de l’esprit, peut-être serais-je capable de trouver du plaisir à leur compagnie ? Mais, continua-t-elle, s’il me faut pour cela rencontrer un Riquet à la Houppe, sous prétexte que je suis sans esprit, je devrai me contraindre à accepter l’amour d’un monstre. »
Si elle n’avait pas fait de ce conte une lecture si injustement masochiste, elle aurait pu apprécier son exquise absence de morale. On sent que Perrault éprouve de la tendresse pour cette belle comme pour Riquet. Il veut les délivrer d’une malédiction absurde pour leur donner l’absurde bonheur de l’amour qu’ils méritent tout autant que n’importe qui.
Toujours est-il que, traumatisée par son interprétation du conte, Trémière se mit à observer les hommes laids avec méfiance. Elle cessait de respirer et leur jetait des regards de mépris. Il y eut des âmes basses pour s’apercevoir de ce manège. C’est ainsi que l’animateur d’un show télévisé à succès eut l’idée d’inviter sur son plateau l’égérie du joaillier pour la confronter à ce brillant ornithologue au physique repoussant. « On va rigoler », annonça-t-il à son équipe. Pour noyer le poisson, il invita également un fameux fabricant de pneus et une sportive de haut niveau.
Trémière, qui n’avait pas de téléviseur, ne connaissait aucune de ces personnalités. Trébuchet la pressa d’accepter de participer à cette émission qui bénéficiait d’une audience considérable. La jeune femme y vit d’autant moins d’inconvénient qu’entre-temps lui était arrivé le livre de Déodat, Un règne ignoré. Cet essai la passionna, qui soutenait que les plus grandes civilisations avaient attribué à l’oiseau une place immense quand la nôtre le reléguait aux volières. Chez les Égyptiens, les oiseaux étaient des déités, qui avaient inspiré la forme d’une quantité d’hiéroglyphes. Chez les Grecs et les Romains, l’observation de leur vol était sacrée, qui renseignait les hommes quant à leur destin. L’âge d’or des Persans voyait dans La Conférence des oiseaux la source mystique la plus sublime. La quasi-totalité des géoglyphes, ces énigmatiques œuvres d’art amérindiennes visibles des seuls dieux, représentaient des oiseaux mythologiques. Au douzième siècle, François d’Assise avait eu le coup de génie de s’inspirer du passereau pour créer sa règle monastique. Toutes les religions avaient ceci de commun avec le chamanisme qu’elles désignaient l’oiseau comme intercesseur entre le Ciel et la Terre, entre la divinité et l’homme. Qu’à présent on fasse si bon marché de la survie de ce tiers ailé en disait long sur le court terme auquel on se condamnait. Et si l’ornithologie demeurait le dernier bastion d’une aspiration intelligente à la verticalité, n’était-il pas plus urgent que jamais de se mobiliser pour elle, au lieu d’y voir un sympathique passe-temps pour citadins à jumelles ?
La jeune femme referma le livre en se demandant pourquoi elle s’était si peu intéressée à l’avifaune au cours de sa vie. « Pourtant, j’aime les oiseaux », se dit-elle. En cela, elle réagissait comme 99,99 % des gens. On rencontre extrêmement peu d’individus qui haïssent les oiseaux. Mais autant la disparition des pandas bouleverse n’importe qui, autant le sort d’une multitude d’oiseaux indiffère, parce que l’identification est très difficile. Il est quasi impossible d’attraper le regard aviaire, et si l’on y parvient, on n’y lit rien qui ressemble à nos sentiments. En cela, l’oiseau est un peu le poisson du ciel. Même les plus fervents défenseurs de la cause animale mangent du cabillaud sans état d’âme, pour ce motif qu’on a du mal à lui prêter ses propres émotions. L’anthropomorphisme a encore de beaux jours devant lui.
Si Trémière avait été plus ordinaire, elle serait allée chercher Déodat Eider sur Google et aurait découvert son visage. « Je vais le rencontrer sur le plateau, il sera toujours temps », pensa-t-elle.
L’émission à laquelle elle devait participer était enregistrée le jeudi après-midi. Les invités devaient arriver à quatorze heures trente. Le plus souvent, on ne les relâchait que vers vingt et une heures. Tout cela pour un talk-show qui durait au maximum une heure et demie. On conduisait chaque vedette dans une loge à son nom, dans laquelle un somptueux bouquet de fleurs, une bouteille de champagne de luxe et un plateau de fruits semblaient une promesse de bonheur. La personnalité soupirait d’aise de se voir si bien accueillie. Après une heure de solitude, on lui envoyait la maquilleuse, que la célébrité recevait avec le soulagement d’Edmond Dantès découvrant l’abbé Faria. Hélas, le pomponnage n’avait qu’un temps. Très vite, l’invité était rendu à sa déréliction devenue d’autant plus cruelle qu’il l’avait crue terminée. Passaient ainsi des heures dont personne n’imagine ni la durée ni le pouvoir anxiogène.
La tactique la plus courante à laquelle recourait l’otage consistait à sortir de sa loge pour chercher des commodités. Immanquablement, quelqu’un était posté pour lui dire avec une amabilité surjouée : « Vous avez des toilettes dans votre loge. »
En vérité, l’enregistrement ne commençait jamais avant dix-sept heures trente. Les trois heures de battement n’avaient d’autre fonction que de fragiliser l’invité et d’augmenter les probabilités qu’il craque sur le plateau. Une célébrité qui pétait les plombs lors d’un faux direct, c’était pain bénit pour l’audience.
— Cette Trémière m’a l’air d’avoir un potentiel hystérique formidable, décréta l’animateur. Que personne, à part la maquilleuse, n’entre dans sa loge.
C’était sans compter avec la très longue expérience de la solitude qu’avait connue la jeune femme. Quand elle comprit que son isolement était inéluctable, elle recourut à une technique qu’elle avait élaborée lors de sa petite enfance et que, ô prodige, elle n’avait pas perdue en grandissant : elle regarda.
Il s’agissait de fixer n’importe quel objet, de préférence le plus quelconque, jusqu’au moment où celui-ci révélait son secret. Il n’existait pas pour elle de choses insignifiantes, il n’existait que des choses qui n’avaient pas été regardées au degré de profondeur où apparaissait leur étrangeté.
Trémière dédaigna le plateau de fruits ou le bouquet de fleurs — trop faciles — et choisit la boîte de kleenex, sans marque, un paquet de carton rectangulaire d’où jaillissait l’amorce d’un mouchoir en papier. Elle darda sur lui ses yeux et se concentra. Au bout d’une dizaine de minutes se produisit la magie : la boîte devint translucide et laissa transparaître l’étoffe phosphorescente des mouchoirs, une dentelle arachnéenne comparable aux merveilles de Bruges et de Calais. Quant au kleenex à demi émergé du paquet, c’était une gaze moirée dont le plissé subtil évoquait l’art du Bernin. On pouvait le laisser croître par la contemplation jusqu’à lui donner le métrage d’un rouleau de soie et s’y tailler mentalement une robe à usage unique, aussi légère à porter que la nudité.
Le pronostic de l’animateur ne se vérifiait pas : celui qui vécut très mal son isolement, ce fut Déodat.
La journée n’avait pas bien commencé. Féru de lecture, il n’avait plus rien à lire. Il s’était rendu dans sa librairie habituelle et avait lu les premières pages d’une quinzaine de livres sans accrocher. La libraire vint le conseiller et ne le convainquit pas. Cet omnivore ne trouvait rien à son goût : essais, romans, recueils de nouvelles, grands écrivains, auteurs émergents, tout lui tombait des mains. En désespoir de cause, il s’était rabattu sur le rayon « Ornithologie », pour s’apercevoir qu’aucune nouveauté ne lui avait échappé en ce domaine.
Il était reparti bredouille. Il détestait se sentir orphelin de livres, comme si aucun bouquin n’avait voulu de lui : il demeurait persuadé que c’était les ouvrages qui adoptaient leurs lecteurs et non le contraire. Orphelin a pour étymologie Orphée, ce qui lui semblait absurde, sauf dans ce cas précis de déréliction.
L’après-midi, quand il comprit que sa loge était une prison où il ne recevrait aucune visite, il se maudit encore davantage de ne pas avoir emporté de livre. « Des heures perdues à jamais ! » enragea-t-il. Son portable lui apprit qu’il n’y avait pas de réseau ; quant au téléphone mural, il ne permettait pas d’appeler l’extérieur. « Rien n’a été laissé au hasard. »
Déodat regarda la bouteille de Deutz disposée dans un seau à glace. À côté, une flûte le narguait : « Qui a envie de boire seul un tel champagne ? » À titre d’expérience, il sortit — presque étonné qu’on n’ait pas fermé la porte à double tour dans l’intervalle — et se retrouva nez à nez avec le quidam qui devait être son garde. Il lui demanda à brûle-pourpoint s’il désirait boire du champagne avec lui. Impavide, le geôlier répondit qu’il n’en avait pas le droit.
Il retourna dans sa cellule, furieux : « Un ornithologue enfermé dans une cage, il fallait y penser ! » Quand il tremblait de colère, il savait que l’unique moyen de se calmer consistait à observer un oiseau. Or, sa loge ne comportait pas de fenêtre. Il fonça avertir le maton qu’il avait besoin d’une loge avec une fenêtre.
— Aucune loge ne comporte de fenêtre, répondit le maton sans sourciller.
Déodat s’effondra sur le canapé. « On cherche à me faire craquer et on y arrive », songea-t-il. Dans les situations de crise, il se métamorphosait en étourneau et se cognait le front à tous les murs de la pièce comme si quelqu’un jouait du tam-tam à côté de lui. Préférant la révolte à la folie, il jaillit hors de sa loge et courut dans les couloirs à la recherche d’une fenêtre, poursuivi par son escorte qui ne cessait de le rappeler à l’ordre. Enfin, il parvint à une baie vitrée et s’abîma dans la contemplation du ciel.
— Veuillez retourner dans votre loge, monsieur.
— Fichez-moi la paix !
Il finit par apercevoir un martinet qui tournoyait haut dans le ciel. Aucun spectacle ne le délivrait à ce point : à force de le regarder, Déodat devenait l’oiseau en vol. Il se laissa planer le temps qu’il fallut. Quand il sentit que la crise était passée, il quitta le corps du martinet et fila rejoindre sa loge. Voyant que le surveillant était sur ses talons, il le sema et entra dans une cellule qui était la copie conforme de la sienne.
L’irruption d’un personnage qui claqua la porte derrière lui arracha Trémière à sa contemplation méditative. Si ses perceptions n’avaient été aiguisées par l’exercice auquel elle se livrait depuis plus d’une heure, sans doute eût-elle éprouvé du dégoût à la vue de Déodat. Or, la première chose qu’elle sentit fut que cette créature venait de planer dans le ciel :
— Je ne savais pas qu’un paon pouvait voler, dit-elle.
Nausicaa n’eut pas une voix aussi douce pour accueillir Ulysse sur le rivage.
Déodat, qui ne comprenait rien à ce qui se passait, saisit la balle au bond :
— Les paons sont des oiseaux étranges, dit-il. La roue, par exemple. C’est leur numéro de charme et leur parade de guerre. Jusqu’ici, rien d’étonnant. Dans l’espèce humaine aussi, il est régulier que l’atout de séduction coïncide avec le dispositif de défense. Mais même en l’absence de femelle, de rival ou de menace, on peut surprendre le paon à exhiber son éventail sans qu’on puisse en expliquer la raison.
— Peut-être pour le simple plaisir de sa beauté ?
— Sans qu’aucun miroir ne lui en renvoie l’image ?
— Parfois, c’est précisément l’absence de tout reflet qui permet de se sentir belle.
Déodat sut qu’elle parlait d’expérience.
— Comment avez-vous compris que j’étais un paon ?
— Quand vous êtes entré, j’ai d’abord vu que vous étiez un oiseau : vous veniez de voler dans les airs, sans que je puisse vous en dire plus. Et puis, j’ai vu votre propension à l’excès. Pardonnez-moi de vous parler sans détour : c’est comme si vous mettiez votre point d’honneur à déployer toute la laideur du monde. Vous y mettez autant de panache que le paon à déployer ses ocelles. Êtes-vous l’ornithologue ?
Ils se présentèrent l’un à l’autre. Comme plus rien ne s’y opposait, ils versèrent du champagne dans la flûte et y burent à tour de rôle. Ce philtre leur confirma qu’ils étaient irrémédiablement amoureux.
— Je dois vous prévenir que je n’ai pas d’esprit.
— Les mots par lesquels vous m’avez accueilli ne le signalaient pas. Quant à moi, il me semble superflu de vous rappeler ma triste figure.
— Votre voix est très belle. Pour vous, faire la roue consiste à parler.
— Avez-vous lu Riquet à la Houppe ?
— Arrêtez, je vous en prie. Je me sens toute nue.
— Ce n’est pas le seul conte de Perrault que vous m’évoquez. Quel est encore le titre de celui où une jeune fille, pour avoir donné de l’eau à une vieille pauvresse, voit chacune de ses paroles se transformer en pierre précieuse ?
Ils échangèrent des grâces jusqu’à ce que la bouteille de champagne soit vide.
— Voulez-vous que j’aille chercher l’autre bouteille dans ma loge ? demanda Déodat.
— Quelle heure est-il ? fut la singulière réponse de Trémière, dont l’amoureux comprit aussitôt la portée.
— Dix-sept heures. Vous avez raison, on se moque de nous. Partons.
Ils filèrent à l’anglaise. Les gens de la télévision tentèrent de les en dissuader ; ils employèrent l’argument qui leur sembla le plus terrible :
— Si vous partez, on ne vous invitera plus jamais à cette émission.
Trémière et Déodat éclatèrent de rire et galopèrent à toutes jambes jusqu’au premier taxi venu.
Ils résolurent la quadrature du cercle : à l’extase hypnotique des débuts amoureux coïncidait la calme certitude de leur éternité. Cet amour se passa du serment, cadenas verbal des gens de peu de foi.
Bien évidemment, il y eut un scandale. Furieux de ce désistement impardonnable, l’animateur « joua la carte de la transparence », racontant sa version des faits : forts de leur coup de foudre, le mannequin et l’ornithologue avaient prouvé qu’ils manquaient de la plus élémentaire éducation et avaient pris la poudre d’escampette sans un mot d’excuse ni une explication, incapables de réprimer plus longtemps leurs ardeurs.
L’émission fit grand bruit. La presse à sensation s’en empara. Les amoureux n’en surent rien. Le jour de leur rencontre, ils avaient demandé au taxi de les conduire à la première gare (ce fut Montparnasse), où ils sautèrent dans le premier train, qui allait à Nantes. Trémière avait entendu parler, dans cette ville, d’une chapelle gothique désaffectée qui avait été restaurée en hôtel chic. Ils y prirent une chambre dont la fenêtre était un vitrail et s’aimèrent sous les croisées d’ogives. Ils gardèrent leurs téléphones portables éteints pendant une semaine. Chaque soir, ils sortaient pour se promener en ville et pour dîner. Des journalistes du quotidien Ouest-France les repérèrent et, émus que le couple ait choisi Nantes pour théâtre de leurs débuts amoureux, gardèrent le secret.
Une semaine plus tard, ils allumèrent ensemble leurs portables : leurs messageries respectives débordaient d’insultes. Ils conservèrent soigneusement les messages les plus injurieux de l’animateur et les firent écouter à leurs collaborateurs, qui changèrent aussitôt d’attitude. L’attachée de presse de la joaillerie Trébuchet savait qu’elle ne travaillerait plus jamais avec cette émission et fit diffuser un enregistrement des grossièretés du présentateur : l’opinion se retourna contre lui, on félicita les amoureux pour leur défection.
De retour à Paris, ils achetèrent un grand appartement au troisième étage d’un vieil immeuble de la rue des Tournelles. Personne ne comprit ce choix : l’hôtel particulier avait été somptueux mais il était vétuste et la lumière pénétrait à peine dans cette ruelle en coin. Ils avaient eu un coup de cœur pour ce logis romantique, situé non loin de la place des Vosges.
Même les paparazzis avaient été choqués par les propos orduriers de l’animateur du show télévisé. Moyennant quoi, le couple fut laissé tranquille. Quand les jeunes gens se promenaient ensemble, ils donnaient une image de l’amour si convaincante qu’ils inspiraient le respect. On ne les voyait plus en une de la presse à sensation mais en quinzième page de magazine de 30 millions d’amis, avec des titres bêtes et attendrissants du genre : « L’ornithologue a trouvé l’oiselle de ses rêves ».
Bien sûr, on leur chercha des poux. Lors d’un entretien, Trémière avoua sans ambages que c’était elle qui pourvoyait aux besoins du couple. Il y eut des gens pour s’en formaliser. « Le mannequinat rapporte davantage que l’ornithologie », dit la jeune femme en haussant les épaules. Déodat emporta l’adhésion générale en déclarant :
— Mon physique me prédisposait à devenir un homme entretenu.
Trémière, qui ne voyait plus la laideur du jeune homme depuis qu’elle l’aimait, ne comprit pas l’humour du propos.