Une belle adolescente suscite encore beaucoup plus de haine qu’une belle enfant.

Les jeunes filles de seconde du lycée des Adieux de Fontainebleau étaient des adolescentes ordinaires : à toute occasion, elles éclataient d’un rire nerveux dont elles ignoraient la cause. Elles s’observaient les unes les autres avec une acuité impitoyable. Rien ne leur échappait : un bouton d’acné mal placé, un suçon, un nouveau soutien-gorge, un air de bonheur, la moindre information suscitait une curiosité sans bornes.

La puberté avait enlaidi la moitié d’entre elles ; des petites filles graciles étaient devenues d’épaisses créatures, des enfants aux joues rondes avaient désormais des visages en lame de couteau, des gossettes charmantes affichaient dorénavant une moue méprisante qui les défigurait, même celles qui avaient évité les écueils de l’acné et les déformations du corps n’étaient pas au sommet de leur splendeur : il y avait toujours une gaucherie qui venait gâcher l’ensemble.

Le critère qui les poussait à rechercher l’amitié de telle ou telle était la popularité auprès du sexe opposé. Cette quête paradoxale consistait moins à fréquenter des garçons qu’à fréquenter des filles qui fréquentaient des garçons : aimer un garçon, on savait où cela conduisait ; aimer une fille aimée des garçons menait à des frustrations aventureuses du plus haut intérêt.

En vérité, on ne comprenait pas ce qui attirait les garçons. Les filles qui leur plaisaient n’étaient ni les plus jolies, ni les plus intelligentes, ni les plus aimables. Ce n’était pas forcément non plus celles qui couchaient. Il s’agissait de celles qui paraissaient avoir « quelque chose », soit qu’elles l’aient vraiment, soit qu’elles en donnent les signes. Quant à la nature du « quelque chose », qu’au dix-septième siècle l’on eût appelé le je-ne-sais-quoi, bien malin qui en dira plus.


S’il y avait une fille qui ne plaisait à aucun garçon, et par conséquent à aucune fille, c’était Trémière. À quinze ans, elle était de loin la plus belle fille du lycée des Adieux. Longue et mince, ses cheveux de miel lui faisaient un vêtement naturel qui allait jusqu’à mi-cuisse. Ses grands yeux fixes éclairaient comme des spots. Son visage de statue expliquait son silence.

Son teint de lait nacré lui valut le surnom de Trémière la Crémière. Bientôt on ne l’appela plus que Crémière. À dire vrai, on ne l’appelait pas, on la huait. Elle ne parlait jamais, mais si par accident elle produisait un son, éternuement discret ou réponse polie à un professeur, il y avait toujours quelqu’un pour gueuler : « Ta gueule, Crémière ! », ce qui provoquait la risée générale. Elle ne réagissait jamais à ces humiliations fréquentes, ce qui aurait pu être interprété comme du courage ou de la dignité, si l’on n’avait établi depuis l’aube des temps qu’elle était stupide à en pleurer.

De son immense regard clair, on disait qu’il était vide. Si quelqu’un avait osé y plonger, il aurait vu qu’il s’agissait de l’œil le plus contemplatif qui fût, tant elle était entièrement à l’affût de la beauté visible. Elle la guettait partout, y compris sur les visages des filles qui la méprisaient. Quand elle repérait une trace de beauté, elle la scrutait pour s’en nourrir le cœur.

Les garçons la disaient sotte et hautaine, les filles se régalaient à le répéter. S’il n’avait échappé à personne qu’elle était insoutenablement belle, ce n’était qu’un argument de plus pour lui pourrir la vie, pour qui se prenait-elle, pensait-elle qu’il suffisait d’être belle pour se croire tout permis ?

Deux mois après la rentrée, débarqua un nouveau qui eut le talent de plaire. Tristan portait son prénom à merveille : les cheveux noirs, le teint pâle, les lèvres vermeilles, la beauté romantique par excellence. Il s’exprimait avec humour et élégance, il ne manquait ni d’assurance ni d’aplomb. La classe de seconde l’adopta à l’unanimité.

On le surprit un jour en train de converser ou plutôt de monologuer avec Trémière, qui l’écoutait les yeux baissés. On le chapitra :

— Perds pas ton temps avec cette conne !

— Quelle preuve avez-vous de sa connerie ?

— On n’a que ça. On la connaît depuis toujours, elle est con comme un balai.

Maïté raconta l’affaire du cercle de craie, une autre le jeu de la piscine.

— Ça remonte à quand ? demanda Tristan.

— Nous avions six ou sept ans.

— C’est un peu ancien, non ? fit remarquer le nouveau.

— Si tu t’imagines qu’elle a changé ! Elle est irrécupérable.

— Pourquoi la détestez-vous ?

— On ne la déteste pas.

— C’est comment, quand vous détestez quelqu’un ?

— Nous, nous voulions juste te prévenir. Si ça ne te dérange pas qu’elle te regarde avec ses yeux de vache, on s’en fiche.

Tristan, qui était un adolescent ordinaire, fut un peu ébranlé par cette exécration générale. Mais la beauté de Trémière ne laissait pas de l’impressionner. Il se tint à lui-même ce raisonnement : « Après tout, elle n’a jamais redoublé. Si ça ne fait pas d’elle un génie, ça prouve au moins qu’elle n’est pas si débile. »

Par conséquent, il s’autorisa à rechercher sa présence. À la pause, il venait lui parler. Si la jeune fille se retournait pendant qu’un professeur écrivait au tableau, elle surprenait le regard de Tristan posé sur elle.

Trémière n’avait jamais rien vécu de pareil. C’était la première fois de son existence qu’une personne de son âge lui adressait autre chose que du mépris. Cela la troubla au plus haut degré. Si elle doutait trop profondément d’elle-même pour ne pas être une proie facile, au moins conservait-elle la prudence de se taire. De sorte que Tristan, en lui donnant le premier baiser, frémit comme jamais, se crut sincèrement amoureux pendant quelques instants d’éternité et prononça les deux ou trois paroles irréparables qu’il est tentant de dire à quinze ans lorsque la beauté s’offre à soi.

Ce soir-là, la jeune fille rentra chez elle dans un état second. À table, elle ne put rien avaler. La grand-mère souriait en coin en l’observant.

— Je suis très fatiguée, je vais me coucher tôt, dit-elle à Passerose.

— Dors bien, ma chérie.

On était fin novembre, il pleuvait du désespoir : Trémière ouvrit grand ses fenêtres et trouva sublime ce ciel de suicidés. Elle s’allongea sur le lit et se laissa submerger par le froid : les joues en feu, elle revécut en boucle son premier baiser, le visage de Tristan s’approchant du sien, les paupières cachant ses beaux yeux, la bizarrerie exquise des deux bouches qui n’en faisaient plus qu’une, et puis les paroles du garçon, ces paroles incroyables qu’elle absorbait au fur et à mesure qu’elle se livrait à leur vertige.

La nuit entière, l’adolescente se laissa envahir par les remous de l’événement. Elle ne s’interrogea pas sur ce qu’elle-même éprouvait, ce n’était pas nécessaire, son corps parlait pour elle. Tout à sa première transe amoureuse, elle ne ferma pas l’œil une seconde. Au matin, elle se leva sans fatigue.

Dans le miroir de la salle de bains, elle se trouva belle. Les paroles de Tristan résonnaient dans sa boîte crânienne : elles avaient été inspirées par la fille qu’elle voyait dans la glace. Pour la première fois, elle parvint à prendre de la distance au point de s’imaginer dans la peau d’une autre qui la découvrirait. Elle trembla de peur.

Elle courut au lycée où Tristan était arrivé en avance. Le sort voulut que trois garçons la devancent d’une minute et s’en prennent à lui. Cachée derrière la porte entrouverte de la salle de classe, voici ce qu’elle entendit :

— Vas-y, raconte.

— Ça ne vous regarde pas.

— Ne te fais pas prier. Tu rêves de nous raconter.

— Que voulez-vous savoir ?

— Elle embrasse comment la Crémière ?

— Comme une qui se laisse embrasser pour la première fois.

— C’était son premier baiser ?

— Sans doute.

— C’est comment, de baiser une vierge ?

— C’est spécial.

— Elle est bonne ?

— Pas vraiment.

Il y eut des rires imbéciles.

Derrière la porte, Trémière se glaça. Elle eut juste la force de comprendre qu’elle devait s’éloigner. L’humiliation serait mille fois pire si les garçons savaient qu’elle les avait entendus.

Raide de froid et de souffrance, elle fonça vers la cour. Elle tomba assise sur un banc et commença à claquer des dents.

Dix minutes plus tard, Tristan la rejoignit. Elle détourna la tête et refusa de le regarder. Il essaya de l’étreindre, elle le repoussa avec dégoût et ne répondit à aucune de ses questions.

— Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie, dit-il.

Même si elle avait voulu parler, ses claquements de dents l’en auraient empêchée. À la voir à ce point prostrée et secouée par ce tremblement convulsif, Tristan décida qu’elle avait perdu la raison. « Les gens la croient stupide alors qu’elle est tout simplement dingue », pensa-t-il en s’éloignant.

Trémière passa la journée comme une somnambule. Certains professeurs s’inquiétèrent de ses claquements de dents, elle murmura un « J’ai pris froid » à peine audible tout en croisant les bras.

Tristan ne soupçonna pas une seconde que la jeune fille avait surpris son échange misérable avec les trois garçons. Il l’avait d’ailleurs oublié ; rien de tel que la médiocrité pour penser du bien de soi.

Dès la première pause, les élèves remarquèrent que le flirt n’existait plus. Maïté courut interroger le séducteur :

— C’est déjà fini avec Trémière ?

— Comme tu vois.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Raconte !

— Ça ne te concerne pas, trancha Tristan en se donnant des airs de gentleman soucieux de protéger la réputation d’une demeurée.

Enchantée, Maïté fonça répandre l’information. On en fit des gorges chaudes : « Hier, il avait l’air fou amoureux ! Faut pas demander comme elle est cruche : en moins de vingt-quatre heures, Tristan n’en peut plus ! »

Une redoublante trouva spirituel d’aller écrire au savon, sur le miroir des toilettes des filles : « La belle est la bête. » Quand Trémière alla se laver les mains, ses yeux balayèrent le message sans qu’elle éprouvât quoi que ce fût. Embusquée, la redoublante fut si déconfite de son absence de réaction qu’elle déclara avoir la preuve de l’illettrisme de Crémière. Il n’y eut désormais plus de limites à ce que l’on osa affirmer sur son compte.

C’est peu dire que cette curée indifféra Trémière. Du fond de sa souffrance, elle ne la remarqua même pas. Quand les cours prirent fin, elle rassembla ses dernières forces pour rentrer chez elle.


Passerose vit passer un zombie qui monta aussitôt dans sa chambre. Elle l’y rejoignit. L’adolescente s’était allongée sur son lit, comme si elle se préparait pour son rôle de gisante : paupières closes, visage blême, corps raide.

La grand-mère n’eut pas besoin de poser des questions : elle saisit la main de sa petite-fille et partagea sa douleur glaciale. Elle lui dit que le chagrin d’amour constituait l’épreuve initiatique absolue et qu’il n’épargnait personne.

— Si profonde soit ta souffrance, je te garantis qu’elle finira.

— Je vais mourir.

— Tu ne mourras pas.

— Grand-maman, le froid s’installe en moi. Je sens que je meurs.

Passerose posa sa paume sur le front de l’enfant et prit sa température pour vérifier : 36°. Elle fit couler un bain brûlant et y transporta le corps léger. Elle la força à boire quelques gorgées de calvados. Ensuite, elle la coucha sous un amoncellement de couettes.

— J’ai froid, dit sobrement la jeune fille.

Alors, l’aïeule joua sa dernière carte : elle entra dans le lit et serra dans ses bras l’adolescente congelée. Elle ne relâcha pas son étreinte un seul instant et murmura inlassablement à son oreille : « Ne meurs pas, ne meurs pas. » Au bout d’une heure, Trémière commença enfin à frissonner et la grand-mère sut qu’elle vivrait.

Par précaution, Passerose passa la nuit entière avec elle. L’amour qui les unissait était si fort que le sommeil ne dérangea pas leur étreinte.

Au réveil, Trémière s’étonna :

— Je n’aurais jamais cru que je survivrais.

— Dieu chérit son bien-aimé en le faisant dormir, dit la grand-mère qui connaissait les Psaumes.

— Alors c’est toi Dieu, et c’est moi la bien-aimée, commenta la jeune fille.

Elles restèrent ainsi un long moment, savourant cette joie, qu’elles croyaient simple, d’être deux personnes qui s’aiment.

— Ne dois-tu pas aller au lycée ? demanda l’aïeule.

— C’est samedi.

— Ma chérie, j’ai l’impression que tu vas beaucoup mieux.

— C’est comme si j’étais morte cette nuit et ressuscitée sans ma peine. Grand-maman, je pense que tu es une chamane.

— Un petit-déjeuner au lit, cela t’irait ?

L’adolescente applaudit. Passerose sortit de la pièce et sentit un courant d’air anormal : les fenêtres de sa chambre étaient ouvertes et son coffret à bijoux avait disparu.

La vieille dame eut juste la force de retourner auprès de sa petite-fille, de s’effondrer à côté d’elle et de murmurer : « On m’a volé mes bijoux ! »

Trémière courut vérifier. Le cambrioleur devait être un familier, rien n’avait été déplacé, on n’avait pris que le coffret. Cela signifiait aussi que l’on surveillait Passerose sans relâche puisque c’était la seule nuit où elle n’avait pas porté ses bijoux pour dormir.

« Tout cela à cause de mon chagrin d’amour », pensa-t-elle en retournant au chevet de sa grand-mère. Celle-ci gisait sur le lit comme une reine mourante.

— Veux-tu que j’appelle la police ?

— Cela ne sert à rien, ma chérie. Les bijoux sont perdus.

— Quelqu’un t’observait, grand-maman. As-tu idée de qui ?

— Aucune. Mais il n’y a pas lieu de s’étonner. Certains de ces bijoux étaient parmi les plus célèbres au monde. Ils intéressaient des collectionneurs. N’en parlons plus.

La température de la vieille femme chuta. Trémière voulut sauver sa grand-mère comme celle-ci l’avait sauvée la nuit précédente ; elle se coucha à ses côtés et l’étreignit en lui répétant : « Ne meurs pas, ne meurs pas. » Mais on ne peut pas être chamane à quinze ans : Passerose fut d’autant moins sauvée qu’elle ne tenait plus à la vie.

— Sans mes bijoux, à quoi bon ?

— Et moi, grand-maman ? J’ai besoin de toi.

— Tu vivras, mon enfant. Tu en as la force.

Trémière eut envie de rétorquer qu’elle n’en avait pas le désir. Elle n’en eut pas le temps : la vieille femme mourut à cette seconde. Son regard s’éteignit brusquement : ses yeux restés figés sur elle se vidèrent en un instant de toute lumière.


Très calme, la jeune fille appela Rose pour lui annoncer la mort de sa mère. Elle ne lui raconta pas les circonstances. Tandis que s’enclenchaient les démarches prévues en cas de décès, Trémière retourna auprès de Passerose, lui prit la main et lui dit :

— Le dernier mot que tu as prononcé est force. Cela te va si bien.

Elle sentit combien l’aïeule avait dit vrai : la force qui était en Passerose coulait désormais dans ses veines.

Sa vie changea. Elle vint habiter avec ses parents l’appartement près de la gare d’Austerlitz. Elle quitta le lycée des Adieux pour un établissement parisien. La demeure de Fontainebleau fut mise en vente.

Dans son nouveau lycée, aucune réputation ne l’avait précédée. Elle fut une élève taciturne. On ne lui connut pas de comportement particulier.

À l’exception du jour où, étudiant Baudelaire, le professeur lut en classe le sonnet « Les bijoux ». Quand il prononça : « … et j’aime à la fureur / Les choses où le son se mêle à la lumière », Trémière éclata en sanglots.

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