Prélude (1988)

Sœurs

Immense, énorme, la forêt s’étendait devant elles…

Vingt-deux heures trente, un tiède soir de juin qui refusait de plonger dans la nuit. Celle-ci était presque complètement tombée à présent, mais pas tout à fait. Pas tout à fait. Il faisait de plus en plus sombre ; cependant, il y avait encore suffisamment de clarté pour qu’on distinguât — comme une tapisserie aux couleurs passées — la mosaïque délicate des feuillages dans la pénombre, les taches blanches et immatérielles des petites fleurs semées sur l’herbe comme du pop-corn, leurs mains pâles et leurs robes claires, évanescentes, flottant tels des fantômes. Sous les arbres, en revanche, il faisait trop noir pour voir quoi que ce soit. Elles se regardèrent, se sourirent — mais leurs cœurs, leurs cœurs affamés et enflammés d’adolescentes battaient bien trop vite, bien trop fort. Elles s’avancèrent entre les troncs des chênes et des châtaigniers, descendirent la pente légère vers le thalweg au milieu des fougères. Se tenant par la main. Pas un souffle d’air, pas la moindre brise, la nuit était parfaitement immobile entre les troncs ; les feuillages ne frémissaient même pas. La forêt avait l’air morte. Très loin, en lisière de bois, un chien aboya dans une cour de ferme, puis un motard fila sur une route, décélérant dans un virage avant de remettre les gaz. L’une avait quinze ans, l’autre seize — mais on les aurait prises pour des jumelles. Mêmes longs cheveux couleur de foin mouillé, même visage étroit, mêmes grands yeux dévorant le visage, même silhouette montée en graine… Elles étaient jolies, indubitablement ; belles même — à leur façon bizarre. Oui, bizarre. Il y avait quelque chose dans leurs regards, dans leurs voix, qui mettait mal à l’aise. Une chauve-souris frôla les cheveux de celle qui s’appelait Alice, laquelle poussa un demi-cri.

— Chut ! fit Ambre, sa sœur aînée.

— Je n’ai rien dit !

— Tu as crié.

— Je n’ai pas crié !

— Si, tu as crié ! Tu as peur ?

— Non !

— Mensonge… Bien sûr que tu as peur, petite sœur.

— Je te dis que non ! protesta la plus jeune d’une voix à peine sortie de l’enfance mais qu’elle essayait de rendre ferme. J’ai juste été surprise.

— Eh bien, tu devrais, décréta Ambre, cette forêt est dangereuse, toutes les forêts le sont.

— Alors qu’est-ce qu’on fait ici ? rétorqua Alice d’un ton provocateur en regardant autour d’elle.

— Tu ne veux pas le voir ?

— Bien sûr que si. Mais tu crois sérieusement qu’il va venir ?

— Il a promis, dit Ambre, l’air grave.

— Les hommes font des promesses, et ils oublient de les tenir.

Ambre émit un gloussement.

— Qu’est-ce que tu sais des hommes à ton âge ?

— J’en sais suffisamment.

— Ah bon ?

— Je sais que papa couche avec son assistante.

— C’est moi qui te l’ai dit !

— Je sais que Thomas se masturbe.

— Thomas n’est pas un homme, c’est un gamin !

— Il a dix-huit ans !

— Et après ?

Ainsi s’avançaient-elles dans le silence de la forêt, se livrant à une de ces joutes verbales dont elles avaient le secret depuis l’enfance, aussi loin que remontât le souvenir. En plein jour on aurait mieux distingué ce qui les différenciait : le front bombé d’Alice, l’air buté, les traits qui s’extirpaient tout juste de la gangue de l’enfance et a contrario la splendide beauté d’Ambre, son corps de femme déjà, qui s’épanouissait et qui faisait tourner les têtes, ses traits plus nets et plus définis.

— Pourquoi viendrait-il ? demanda la plus jeune. Pour lui nous ne sommes que deux idiotes.

— Tu te trompes, répondit Ambre, piquée au vif, alors qu’elles contournaient un ancien chêne couché parmi le chèvrefeuille.

Ses racines pleines de terre noire se dressaient, tels des doigts, vers les étoiles. Un arbre robuste qui avait été vaincu par plus faible que lui — le vent ou un parasite —, c’était toujours ainsi : les forts finissent toujours vaincus par les faibles.

— Pour lui nous sommes autre chose, déclara-t-elle.

Elle eut envie d’ajouter : en tout cas moi, bien sûr que toi tu n’es qu’une enfant — mais se retint.

— Ah ouais ? Et qu’est-ce que nous sommes ? demanda Alice d’une voix aiguisée par la curiosité.

— Deux jeunes filles très intelligentes, les plus intelligentes qu’il ait jamais rencontrées.

— Et c’est tout ?

— Oh que non…

— Qu’est-ce que nous sommes d’autre ? voulut savoir Alice de la même voix pleine d’attente.

Ambre s’arrêta, pivota vers sa sœur, l’œil plus vif, plus sombre, les pupilles dilatées.

— Regarde-moi, petite sœur.

Alice la dévisagea.

— Je te regarde, dit-elle. Et cesse de m’appeler petite sœur : on n’a qu’un an de différence.

— Qu’est-ce que tu vois ?

— Une ado de seize ans dans une robe blanche ringarde, persifla-t-elle.

— Regarde-moi, j’ai dit.

— Je te regarde !

— Non, tu vois que dalle !

Ambre défit un bouton de sa robe.

— Des nichons, répondit Alice plus lentement.

— Oui.

— Un corps de femme…

— Oui.

— Une fille canon…

— Oui. Et quoi d’autre ?

— Je sais pas…

— Réfléchis !

— Je ne sais pas !

— Que sommes-nous pour lui ? l’aida Ambre en montrant le livre qu’elle tenait dans la main droite.

— Des fans, répondit aussitôt Alice d’un ton vibrant qui trahit son excitation.

— Exactement, des fans. Et il adore ça, les fans. Surtout quand ils ont des seins et une chatte.

Elles se remirent en marche, faisant craquer une branche morte sous leurs pas.

— Est-ce qu’on n’est pas un peu trop jeunes pour lui ? s’enquit Alice. Il a quand même trente ans.

— C’est ça le truc.

Elles se faufilèrent au milieu des taillis ; elles apercevaient la masse du pigeonnier maintenant, son ombre entre les feuilles, dressée au centre de la clairière. La lune éclairait ses tuiles rondes et sa pierre pâle qui faisaient penser à une tour de guet.

— Deux très jolies jeunes filles. Seules dans la nuit avec lui. Et qui l’adorent, le vénèrent. Voilà ce qu’il voit. Et c’est pour ça qu’il viendra.

— Il se croit fort, beau, intelligent, cool, commenta Alice en écho.

Ambre écarta un dernier feuillage ; le pigeonnier apparut.

— Oui. Mais nous sommes plus intelligentes que lui, pas vrai, petite sœur ?


Il les observait à travers les buissons. Caché. Elles tournaient en rond, elles devenaient nerveuses. Elles commençaient à se disputer. Elles n’allaient pas tarder à se dégonfler et à repartir. Il passa le bout de sa langue sur ses lèvres, puis dans le creux de cette molaire, en haut à droite, qui le lançait la nuit, quand il était allongé dans son lit, et il grimaça. Carie… Mais la vue des deux communiantes lui rendit le sourire. Il chassa des sphinx qui voletaient autour de lui et se redressa.


— Ambre, allons-nous-en. Il ne viendra pas. Nous sommes seules… dans cette forêt.

D’avoir prononcé cette phrase à voix haute emplit Alice d’inquiétude. C’était le genre de données qu’il valait mieux éviter de matérialiser. Le genre de truc auquel on évite de songer.

— Tu as peur, dit Ambre.

— Oui, j’ai peur. Et après ?

Elle eut envie de dire à sa sœur le fond de sa pensée : et si quelqu’un d’autre était caché dans ces bois ? Et s’il avait vraiment oublié de venir ? Et si des animaux dangereux rôdaient ? Elle savait bien que les plus gros animaux qui hantaient cette forêt étaient des sangliers, des renards et des chevreuils. Il y avait aussi dans les frondaisons quelques éperviers, des pics mar et un moyen-duc. Ce dernier ulula tout près un ouhh ouhh grave — un mâle, avec son intonation solennelle de notaire des forêts, peut-être planqué dans le pigeonnier. Lui répondirent trois notes d’une hulotte qui parut se moquer de sa dignité de hibou.

La forêt était aussi une mosaïque de pièces d’eau, de ruisseaux, d’étangs et, dans la douce obscurité de juin, grenouilles et rainettes s’en donnaient à cœur joie.

— Tu croyais sérieusement qu’il allait venir ? insista Alice.

— Il va venir.

L’impatience commençait à poindre dans la voix de l’aînée — et aussi le doute. Cela n’échappa pas à la cadette.

— Cinq minutes, après je rentre, décréta-t-elle.

— Comme tu veux.

— Et tu resteras toute seule ici.

Cette fois, il n’y eut pas de réponse.

Soudain, un grand frisson passa dans un taillis proche — comme un coup de vent, mais il n’y avait pas de vent — et elles tressaillirent. Se retournèrent en direction du bruit.

Sa silhouette apparut, émergeant des fourrés. Il écarta une branche dans un frou-frou et s’avança lentement vers elles dans son costume de lin blanc, si peu fait pour se faufiler parmi les buissons.

— Tu nous espionnais ? lança Ambre.

— Je vous observais… Vous êtes venues… C’est bien.

Il les détailla l’une après l’autre.

— Ce ne sont pas exactement des robes de communiante, dit-il en souriant.

— C’est ce qu’on a trouvé qui s’en rapprochait le plus, répondit Alice.

— Vous êtes magnifiques, apprécia-t-il. Je suis vraiment touché que vous soyez venues et de cette… attention.

Il prit une main à chacune.

— Nous sommes tes plus grandes fans, dit Ambre ingénument, en montrant le livre et en serrant sa main chaude.

— Tes plus grandes fans, fit écho Alice avec conviction en étreignant son autre main.

Elles étaient sincères. Elles avaient commencé à le lire à douze ans — des romans pour adultes pleins d’une violence quasi insoutenable, de scènes choquantes et révoltantes, de meurtres, de mutilations. Ce qu’elles aimaient, c’est que les coupables s’en tiraient souvent et que les victimes n’étaient jamais complètement innocentes. Surtout, il régnait dans ses romans une atmosphère décadente ; tous ses personnages étaient mus par des pulsions morbides, des mobiles sordides et des perversions très créatives. Et, bien entendu, il y avait le sexe.

— Je sais, dit-il.

Il eut l’air ému en cet instant, ses yeux embués sous ses longs cils noirs. Il n’avait pas un visage particulièrement beau mais ses traits étaient néanmoins harmonieux et ils exprimaient presque constamment une avidité que d’aucuns pouvaient trouver séduisante.

Brusquement, le vent se leva et un grand charivari se produisit là-haut, dans les plus grands arbres. Il les vit frissonner toutes les deux et son sourire s’agrandit.

— « Ces demoiselles craignent les ombres de la forêt », déclama-t-il.

C’était une citation : Ingmar Bergman, La Source. Il hocha la tête, fit mine de regarder autour de lui en fronçant les sourcils.

— C’est un endroit si silencieux et tellement solitaire.

— Pourquoi aurions-nous peur ? riposta Ambre. Nous sommes avec toi.

— C’est vrai, dit-il.

— Et tu es avec nous, poursuivit-elle. Que fais-tu dans une forêt si tard avec deux jeunes filles de seize ans ?

— Quinze, précisa Alice d’un ton qui sonnait comme une accusation.

— Rien de mal, non ? ironisa-t-il.

Il les scruta tour à tour. Cette fois, ses sourcils froncés n’étaient pas du cinoche. Il se demandait visiblement où était le piège. Il inspecta les alentours.

— Quelqu’un vous a suivies ?

— Personne.

— Vous en êtes sûres ?

Ambre lui sourit tout uniment.

— Regarde-toi, le brocarda-t-elle soudain. L’homme qui raconte dans ses livres les crimes les plus cruels, l’auteur célèbre pour ses scènes sanglantes a peur de deux jeunes filles.

— Je n’ai pas peur, s’insurgea-t-il gentiment.

— Mais tu es inquiet.

— Pas inquiet, prudent.

— Nous mettons tous des mots sur nos émotions, mais ça reste des émotions. Comment as-tu fait pour écrire des livres si horribles, si fascinants ? dit l’aînée en plongeant ses yeux dans les siens. Pour écrire toutes ces pages si merveilleusement… vénéneuses. Tu as l’air si… normal.

Sa voix était sombre à présent, comme la forêt. Les habitants de celle-ci semblèrent avoir ressenti la tension qui régnait, car chouettes, orfraies, hiboux se répondirent brusquement d’un arbre à l’autre ; un cerf brama dans les bois, à moins que ce ne fût un chevreuil : il n’y connaissait rien ; un taillis remua — comme si toute la forêt se réveillait d’un coup et que, tels les instruments d’un orchestre s’accordant avant un concert, les animaux se préparaient pour une symphonie nocturne.

— Tu n’as jamais eu envie de mettre tes idées en pratique ? demanda Ambre.

— Comment ça ?

— Eh bien, tous ces meurtres, ces tortures, ces viols…

Il la fixa, perplexe.

— C’est une blague, pas vrai ?

Il étudia l’expression de l’adolescente. Ce n’en était pas une.

— Tu n’as aucune idée de l’effet que tes livres ont sur nous, ajouta-t-elle.

Il l’observa. Ambre se rapprocha encore.

— Nous sommes tes plus grandes fans, ne l’oublie pas, murmura-t-elle, et il sentit son souffle chaud caresser le pavillon de son oreille. Tu peux tout nous demander.

Le ton et le souffle horripilèrent sa nuque, hérissant tous ses poils. Elle s’écarta et vit avec satisfaction la façon dont son regard devenait noir, une noirceur qu’elle avait aperçue dans bien d’autres regards. Une noirceur qu’elle aimait susciter. Elle devina son tumulte intérieur. C’était tellement facile de manipuler les hommes. C’en était presque décevant. Il n’y avait nul besoin d’être belle ni très intelligente. Il suffisait juste de leur donner ce qu’ils voulaient — mais pas trop vite.

Ni trop souvent.

— Alors ? dit-elle.

Même avec cette obscurité elle pouvait voir qu’il avait le visage empourpré. Il les dévisagea. Un large sourire sur sa face, ses yeux étincelant de convoitise et de cruauté.

— Vous êtes de méchantes filles, dit-il.

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