— Vous êtes placé en garde à vue en raison des soupçons qui pèsent sur vous dans le meurtre de votre épouse, Amalia Lang, commis mercredi dernier vers 3 heures du matin. Vous allez être entendu pour ces faits pendant une durée de vingt-quatre heures.
Il regarde Lang, qui ne bronche pas. Il est 12 h 30, ce 11 février.
— À l’issue de ce délai, le procureur de la République pourra prendre la décision de prolonger la garde à vue pour la même durée. À l’issue de ces vingt-quatre heures, ou des quarante-huit, vous serez soit présenté à un magistrat, soit remis en liberté. Vous pouvez demander à prévenir un membre de votre famille de la mesure dont vous faites l’objet. Vous pouvez demander à être examiné par un médecin. Vous pouvez demander à être assisté par un avocat de votre choix dès le début de votre garde à vue, ou à tout moment pendant la durée de celle-ci.
C’est le moment, se dit-il. Allons-y.
— Vous voulez l’assistance d’un avocat, M. Lang ?
Lang tourne enfin son regard vers lui, toujours ce même air absent, le gratifie d’un sourire. Fait non de la tête.
— Nom, prénom, date de naissance, demande alors Servaz.
— C’est vraiment nécessaire ?
— C’est la procédure.
Soupir de l’intéressé, qui s’exécute.
— Vous avez le droit de faire des déclarations, de répondre aux questions qui vous seront posées ou de vous taire, continue-t-il de déclamer. Vous avez compris ?
— Et si j’ai faim ?
— Des repas chauds vous seront fournis. Vous pouvez aussi demander à vous soulager.
— C’est fou ce que ça a changé, hein ? balance soudain Lang en souriant. Depuis 93, je veux dire. Plus de gifles ? Plus d’allers-retours, de beignes, de mandales ? Finito ? Verboten ? On est devenus civilisés… Vous faites comment pour extorquer des aveux, désormais ?
Servaz ne dit rien. Il entend Samira souffler à côté de lui. Elle remue sur sa chaise. Il ne doute pas qu’elle aimerait bien tester ses talons de huit centimètres sur les roubignoles d’Erik Lang. Samira se serait bien entendue avec Ko.
— Tu le descends en bas ? lui dit-il, conscient du pléonasme.
Elle acquiesce et se lève, fait signe à Lang de la suivre.
« En bas », Samira conduit Lang le long d’un couloir sans fenêtre et mal éclairé sur lequel donnent des cellules vitrées violemment illuminées, comme des cages dans une animalerie — les unes occupées, les autres non. Il y a un grand bocal pareillement vitré sur la gauche, des gardes en uniforme à l’intérieur, à la place des poissons rouges. Un des poissons sort de l’aquarium.
— Salut, dit Samira.
Elle montre à l’écrivain le portique de sécurité près du bocal, semblable à ceux des aéroports.
— Allez-y, passez là-dedans.
Une fois le portique franchi, la gardienne — une femme un peu courtaude aux cheveux coupés ras, visage plat et large, dans les cinquante ans, fouille superficiellement Lang, qui se laisse faire sans broncher, puis elle ouvre une porte. Des rangées de casiers comme dans un vestiaire, un vasistas par où passe la seule lumière du jour qui entre dans ces lieux et une table en bois avec un gros registre posé dessus. Samira reste devant la porte, tandis que la gardienne invite Lang à se dépouiller de sa montre, de sa ceinture, de ses bracelets, bagues, bijoux, téléphones, clefs, papiers, porte-monnaie et argent, de se dépouiller de son identité, de se dépouiller de lui-même. Elle fait l’inventaire à voix haute, l’inscrit dans le registre, puis fourre le tout dans une boîte, écrit « Sandór Lang, 13/04/1959 » sur un bout de papier, glisse la boîte dans un casier qu’elle verrouille et colle le papier dessus.
— Je le mets où ? demande-t-elle.
— Cellule individuelle.
Se tournant vers l’auteur, Samira déclare :
— Dans un moment, deux personnes vont venir vous chercher pour prendre vos empreintes digitales et génétique. Ensuite, on vous remontera. Essayez de vous reposer en attendant… J’ai lu La Communiante, ajoute-t-elle. Très bon bouquin.
Lang la contemple sans rien dire, le visage inexpressif.
Assis sur le banc de béton, il écoute. C’est calme. Bien plus calme que la dernière fois. Il est vrai qu’on est dimanche. Il n’a rien oublié… Vingt-cinq ans et tout lui revient dans la figure. Les bruits, la chaleur, la peur qui vous colle à la peau comme une membrane glacée, l’espèce de folie latente courant telle une lave souterraine et qui parfois se déchaîne en brèves mais terrifiantes éruptions… Les coups de Mangin… l’agressivité… La certitude que cette machine peut broyer n’importe qui.
Il ferme les yeux et se positionne le dos bien droit, les pieds à plat sur le sol, les mains sur les genoux. Il s’applique à respirer calmement, sans forcer, en suivant mentalement le parcours de l’air à l’intérieur de lui — ses poumons qui se remplissent, sa poitrine qui se soulève — puis il laisse l’air s’échapper, l’expulse tranquillement, sans effort.
Il fait de même avec les battements de son cœur, entend comment ils varient au rythme de sa respiration. En même temps, il s’ouvre aux sensations extérieures, aux signaux les plus faibles — les ronflements légers de l’occupant de la cellule voisine, la conversation des gardiens dans le bocal, là-bas. Il laisse les émotions, les pensées l’assaillir, note chacune d’elles sur un Post-it mental, puis les autorise à repartir, se concentre sur le moment présent, ses sensations, le ronflement régulier de son voisin : méditation en pleine conscience.
Des pas approchent. Il a la certitude que c’est pour lui. Les pas atteignent sa porte, s’arrêtent. Bingo. Il ne s’est pas trompé : on déverrouille bruyamment sa cage vitrée — ça fait un boucan d’enfer, ces serrures et ces loquets — et on le conduit dans une autre pièce, elle aussi sans fenêtre. Ça doit faire partie du conditionnement : il faut que le gardé à vue comprenne qu’il est un rat dans un labyrinthe avec seulement deux issues — une bonne réponse et c’est la liberté ; une mauvaise, et c’est la case prison. Il aurait dû demander un avocat. Mais non, il connaît ça par cœur. Il pourrait en remontrer à certains flics côté techniques d’interrogatoire. Du reste, l’autre lui a bien dit qu’il pouvait exiger la présence du baveux à tout moment. On verra… Seuls les coupables demandent leur avocat dès la première minute, se dit-il.
Il entre dans la pièce : un comptoir derrière une vitre, sur sa droite, une table avec un ordinateur et un gros appareil qui évoque un distributeur de billets ou une borne d’enregistrement dans un aéroport. On le fait asseoir derrière la vitre. Un type arborant gants bleus et masque chirurgical s’approche et lui enjoint d’ouvrir la bouche, y introduit un écouvillon pour le prélèvement ADN. Puis on le fait avancer jusqu’à l’appareil et il comprend qu’il sert à relever les empreintes digitales. Traces dactylaires, ils appellent ça. Plus de tampon encreur ni de fiche cartonnée. Fini, ce temps-là. D’abord la main complète, puis les doigts un par un, lui explique-t-on. Le tout poliment et uniment. Pas une seule fois on n’élève la voix. On est neutres, professionnels. Assurément, les choses ont changé. Est-ce qu’ils obtiennent des résultats comme ça ? Il en doute. Sauf avec les plus fragiles, bien entendu. D’accord. Ce n’est que le début. Attendons voir… Il pense à Amalia et tout d’un coup son cœur se déchire, se brise en mille morceaux, il a mal à en crever. Qu’on puisse croire un seul instant qu’il aimait Zoé et qu’il a tué Amalia à cause de ça le révulse. Amalia, mon amour, je n’ai jamais aimé que toi. Une larme sur sa joue. Il l’essuie rapidement mais voit que la fliquette de tout à l’heure — qui vient juste de réapparaître —, celle qui ressemble à une punk du temps des Sex Pistols, a surpris son geste. Celle-là, elle a peut-être lu son livre mais elle n’est pas fan de l’auteur. Mais alors, pas du tout.
— Votre femme, vous l’avez connue comment ? s’enquiert Servaz.
Lang le contemple, se demandant visiblement où le flic veut en venir. Il s’apprête à balancer quelque chose de bien senti, mais il se reprend et hausse simplement les sourcils. Frotte ses poignets sur lesquels la fliquette punk a un peu trop serré les menottes pendant le trajet entre l’« en bas » et l’« en haut ». Servaz lui a commandé de les retirer quand ils sont entrés. Il y a, près d’un des pieds de son bureau, une grosse chaîne solide scellée dans le sol. Il se demande si le flic s’en est jamais servi. Il ignore que peu de bureaux en sont équipés et que le policier qui lui fait face n’a jamais vu aucun de ses collègues avoir recours à ce truc médiéval.
— Grâce à ses photos, répond-il finalement.
— Ses photos ?
— Ma femme était photographe quand je l’ai connue.
Le flic hoche la tête pour l’encourager.
— Racontez-moi ça, dit-il tranquillement, comme s’ils avaient la vie devant eux.
Lang fixe la caméra, car tout est filmé désormais, on ne badine pas — puis il se tourne vers Servaz.
— Elle exposait dans une galerie de Toulouse, commence-t-il. C’était il y a cinq ans… Des photos en noir et blanc. J’avais reçu un carton d’invitation. J’en reçois sans arrêt. La plupart du temps, je ne regarde même pas ce qu’il y a dans l’enveloppe, elle part directement à la poubelle. Là, allez savoir pourquoi, je l’ai ouverte. Vous croyez au concept de sérendipité, capitaine ?
— Donc, vous ouvrez cette enveloppe, dit Servaz sans répondre mais en pensant à celle qui doit voyager en ce moment même dans les tuyaux de la poste et qui contient un message à son intention ayant traversé les ans. Vous lisez le carton d’invitation et vous décidez d’y aller. Qu’est-ce qui vous décide ?
— La photo sur le carton.
Il regarde Servaz droit dans les yeux.
— Comme je vous dis, j’ouvre l’enveloppe mécaniquement — je devais penser à autre chose, j’imagine —, je jette un coup d’œil, je ne connais pas l’artiste, je m’apprête à jeter le carton, mais mon regard s’arrête sur la photo. C’est une reproduction minuscule du cliché original, peut-être cinq centimètres sur quatre, je ne sais plus — mais je ressens immédiatement comme un frisson de familiarité, une émotion intense, qui me prend à la gorge. C’est comme une flèche qui aurait atteint sa cible, un missile téléguidé, vous voyez : il y a dans ce cliché quelque chose qui me touche en plein cœur, qui semble s’adresser directement à moi. Et à moi seul… Alors que je ne connais pas cette personne. Sérendipité, capitaine…
— Vous pouvez être un petit peu plus précis concernant cette photo ?
Le flic s’exprime du ton d’un fonctionnaire froid, buté, factuel, au mauvais sens du terme. Est-ce qu’il n’entend pas l’émotion dans sa voix ? Est-ce qu’il ne comprend pas que Lang est en train d’évoquer un des moments les plus importants de sa vie ?
— La scène représentait des ruines comme on en voit dans les films de guerre, dit-il, des tonnes de gravats et de poussière, avec un serpent sombre glissant au milieu des décombres. Je l’ai tout de suite reconnu : un mamba noir. Dès le premier coup d’œil, j’ai compris que c’était une mise en scène. Le serpent apparaissait à travers un trou dans le sol. J’ai supposé qu’Amalia avait complété l’éclairage naturel par une source zénithale, unique et directe, qui pénétrait dans le trou comme une pensée. Et j’ai soupçonné que les gravats eux-mêmes devaient être factices — ils ressemblaient à un décor, ou alors c’était la façon dont elle les avait réagencés. Pourtant, il se dégageait de cette image une force incroyable. Et j’avais la conviction que le serpent était bien vivant et en mouvement au moment où le cliché avait été pris. Il y avait aussi l’ombre d’une croix qui se profilait sur le sol, et qui fendait le trou et le serpent par leur milieu, comme un coup de hache. Amalia avait sans doute placé la croix devant un parapluie. À moins que cette croix fût réelle. Je lui ai posé la question bien plus tard, comme pour beaucoup d’autres aspects mystérieux de ses photos, mais elle n’a jamais voulu me révéler ses secrets de fabrication ; elle disait que si elle le faisait, elles perdraient leur pouvoir sur moi. Quoi qu’il en soit, ce jour-là, je suis resté un long moment à contempler ce cliché, bouche bée, j’avais la gorge nouée, les larmes aux yeux. J’ai tout de suite pensé : il me faut cette photo.
Servaz ne dit rien, il laisse venir. Lang a les yeux embués.
— Alors, je décide d’aller faire un saut à cette expo. Je suis à cent lieues de me douter de ce qui m’attend… Elle s’appelle Brisures, Fissures, Fractures. Bon, le genre de métatexte pompeux qu’on vous sert avec l’art contemporain et l’architecture, des concepts fumeux, mal digérés, servis avec une sauce indigeste à destination des gogos. Mais l’expo, c’était autre chose… J’ai cru devenir fou. Ces photos… c’était comme si je les avais prises moi-même. Je passais de l’une à l’autre et je ne pouvais empêcher mes larmes de couler. Toutes les photos avaient le même thème : des serpents et des croix. Tantôt, c’étaient des écailles en gros plan et l’ombre de la croix dessus, tantôt une église photographiée de l’intérieur et, sur l’un des vitraux, se profilait une forme serpentine. La netteté et la profondeur de ces noirs et de ces blancs étaient étonnantes, des cieux très sombres, des effets d’orage — et je me suis dit qu’elle devait utiliser des filtres rouges pour ses photos en noir et blanc. Il y avait aussi des ombres bizarres sur les clichés. Cette femme avait créé des ombres qu’aucun objet ou être vivant connu n’aurait pu projeter. Je ne sais pas comment elle faisait ça — peut-être des parapluies sur lesquels plusieurs sources de lumière rebondissaient —, mais tout était d’une intensité rare, tout était oppositions et contrastes. J’avais la sensation d’avoir trouvé mon âme sœur… J’ai demandé à rencontrer la photographe, on m’a dit qu’elle n’était pas là et qu’elle ne viendrait pas. Je me suis étonné. C’était pourtant le vernissage de sa première expo. On m’a expliqué qu’elle fuyait la lumière et les mondanités. Plus on me parlait d’elle, plus elle me fascinait. Il y avait néanmoins un portrait, un seul, sur le catalogue. Dès que j’ai posé les yeux dessus, j’ai eu un coup au cœur. Cette femme, il me la fallait.
Sa voix tremble à présent — et Servaz se dit qu’il est impossible de feindre une telle émotion.
— J’ai déclaré que je voulais acheter plusieurs photos. Toutes celles qui n’avaient pas déjà été vendues. Le galeriste a eu l’air très abattu. Il m’a expliqué qu’elles n’étaient pas à vendre. L’artiste avait expressément demandé à ce qu’elles soient brûlées une fois l’expo terminée, c’était la condition pour qu’elle ait lieu. Cette perspective m’a rendu fou. On ne pouvait pas brûler ces photos, c’était impossible ! je lui ai dit. Il a secoué la tête, découragé. Il était bien d’accord avec moi, il avait lui-même tout tenté pour la convaincre de n’en rien faire, mais elle s’était montrée intransigeante.
Il marque une pause, consulte brièvement sa montre et, brusquement, Servaz se demande si ce n’est pas une tactique pour gagner du temps, comme d’autres se murent dans le silence : noyer celui qui vous auditionne sous un flot de détails sans rapport avec l’affaire.
— Bref, à force d’insister, j’ai fini par obtenir son adresse : un squat abritant un collectif d’artistes, je m’y suis rendu avec la boule au ventre. Je ne savais pas comment elle allait réagir. Et puis, je l’ai vue… Elle avait dans la quarantaine, ses cheveux avaient prématurément viré au gris mais on devinait qu’elle avait été très belle et elle l’était encore. Surtout, je ne sais pas comment l’expliquer, je sais que ça ressemble à une mauvaise fiction, mais, dès le premier regard, j’ai su que c’était la femme que j’avais attendue toute ma vie.
À présent lancé, Lang évoque cette rencontre avec une loquacité déconcertante. Comment il essaie de convaincre Amalia de ne pas brûler ses photos, comment il lui dit qu’il veut les acheter, là, au milieu de ce joyeux foutoir qu’est ce collectif d’artistes qui paraît tout droit sorti des années 1960, comment elle se montre aussi intransigeante avec lui qu’avec le directeur de la galerie, comment elle lui répète obstinément qu’elles ne sont pas à vendre.
Elle ne semble nullement impressionnée par sa personne — ni par son statut d’auteur. Probablement considère-t-elle qu’il n’est pas un artiste, mais juste un faiseur, il ne peut pas lui jeter la pierre. Et plus elle parle, plus il se sent irrésistiblement attiré par elle. Il est en train de tomber amoureux. Éperdument amoureux. Il y a quelque chose chez elle de si familier, qui éveille en lui des émotions très anciennes.
— Vous n’avez jamais ressenti ça ? Être devant une femme — pas la plus belle, pas forcément celle qui attire le plus l’attention, mais c’est comme si les traits de cette femme, sa silhouette, sa façon de bouger, de parler, de rire, étaient inscrits depuis toujours dans votre mémoire à long terme, alors que c’est la première fois que vous la voyez… Comme si elle vous évoquait à maints égards quelque chose qui était enfoui en vous, qui attendait de se réveiller…
Il continue. Il en est au point où il sait qu’il veut cette femme. Ça ne lui est jamais arrivé auparavant mais il le sait. Il la veut dans sa vie. Pour la vie… Il lui fait la cour pendant des semaines, des mois. Il ne ménage pas sa peine. Il pense à elle tout le temps, de l’instant où il se lève à celui où il se couche. Il vient avec des fleurs, du vin, des chocolats — et même un Hasselblad racheté à un amateur. Il l’invite à dîner chez Sarran, l’emmène à l’opéra, au cinéma, en balade dans la campagne environnante. Jusqu’au jour où, enfin, elle lui cède. Ce jour-là, elle vient chez lui, elle sonne à sa porte, elle a un paquet à la main. Elle a brûlé toutes ses photos, comme elle l’avait dit. Toutes sauf une. La première qu’il a vue. Le serpent dans le trou. Et elle lui en fait cadeau. Elle entre, lui demande où est la chambre et, dix minutes plus tard, elle est nue dans son lit.
— Elle a emménagé chez moi au bout de six mois, et puis on s’est mariés. Amalia, dit-il en conclusion, très ému, ça a été mon plus beau triomphe.
C’est le mot qu’il emploie. Triomphe. Servaz ne dit rien. Il hoche la tête imperceptiblement, comme pour dire qu’il respecte, qu’il comprend. Il est temps de faire une pause.
— Vous avez faim ? dit-il. On va vous apporter un repas…
— J’ai soif surtout.
— Samira, apporte un verre d’eau à M. Lang.
— Ce collectif d’artistes, dit Servaz après la pause, vous pouvez m’en parler ?
Il en parle. Il est étonnamment loquace. Rarement suspect s’est montré si coopératif. Le squat, explique-t-il, existe toujours. C’est un truc basé sur l’autogestion. Bien sûr, sans les subventions de la mairie, ils auraient disparu depuis longtemps, selon lui. Lang retrouve son ton arrogant. C’est très pluridisciplinaire, très bordélique, si on veut son avis. Des gens qui sont passés par les Beaux-Arts, des autodidactes, des fumistes et quelques talents. Amalia avait coupé les ponts avec cette époque de sa vie, le seul lien qu’elle en gardait était une amie.
— Une amie ? fait écho Servaz.
— Une artiste qui travaillait au sein du collectif. Elle s’appelle Lola Szwarzc.
— À quoi elle ressemble ?
Lang lui en brosse le portrait. C’est net, précis, il n’est pas auteur pour rien. Servaz la reconnaît d’emblée : la femme du cimetière.
Servaz leva les yeux vers le tag au-dessus du porche :
Les lettres dessinaient des serpents de couleur enchevêtrés, saturés de jaunes, de rouges, de bleus, avec des bordures blanches, sur la pierre ocre du vieux mur. Elles réveillaient la noble mais décrépite façade avec leur explosion polychrome.
Il franchit le porche et déboucha dans un grand espace industriel reconverti en ruche d’artistes autogérée. S’étonna du public nombreux qui déambulait entre les ateliers et les œuvres, même si on était dimanche. Puis il avisa la banderole accrochée aux balcons du premier étage : « LA FEMME, LE SCANDALE, du 4 au 25 février ». Il était écrit juste en dessous, en caractères plus petits : « Interdit au moins de 18 ans ».
De fait, il n’y avait que des adultes autour de lui.
En s’approchant d’un panneau, il vit que le programme proposait des expos — dessins, peintures, photos — mais aussi du théâtre, du rap, des performances chantées, des effeuillages (depuis combien de temps n’avait-il pas lu ce mot ?), des défilés de créateurs, des installations interactives et des ateliers.
Il tenta d’apercevoir la grande femme du cimetière, mais ne vit personne qui lui ressemblât de près ou de loin. Ses vingt centimètres de talons, ses cheveux violets. Il supposa qu’elle avait peut-être ôté ses talons, réévalua sa taille, et son radar perso se remit en route parmi les curieux et les artistes. Chou blanc. Il se joignit alors aux badauds et s’avança parmi les ateliers participatifs (acroyoga, boxe, autodéfense verbale, photographie argentique…), les stands de presse indépendante (dont un magazine érotique baptisé Berlingot), s’arrêta devant une porte derrière laquelle on proposait une conférence donnée par un collectif qui se faisait appeler « Les Infemmes ». Il découvrit qu’on distribuait à cette occasion un fanzine « de contre-culture sensuelle ». Repéra un type qui ressemblait à un artiste — en tout cas selon les stéréotypes qu’il avait en tête, c’est-à-dire dreadlocks emprisonnées dans un bonnet rasta en laine, salopette qui laissait ses maigres bras nus malgré la température et petit bouc poivre et sel sous des lunettes cerclées de fer.
— Je cherche Lola, dit-il.
Le rasta l’examina de haut en bas comme s’il avait un scanner intégré puis, sans un mot, lui montra le rideau rouge un peu plus loin. Servaz marcha d’un pas vif jusque-là et lut l’écriteau posé sur un chevalet : Tectonique du chaos : la ville, espace modulaire, dessins de Lola Szwarzc.
Il repoussa le rideau.
Derrière, l’échoppe de Lola n’était rien de plus qu’un placard rempli du sol au plafond d’immenses panneaux blancs couverts de dessins à l’encre de Chine aussi chaotiques que le promettait l’écriteau à l’entrée : un méli-mélo d’échangeurs, de passerelles, de ponts métalliques, de tunnels, de bretelles, de tours, de nuages, de réverbères, dessinés presque aussi maladroitement que des gribouillis d’enfant et entortillés comme des spaghettis dans un plat. D’un panneau l’autre, les mêmes motifs revenaient. La seule différence était leur distribution, leur agencement. Des serpents, là encore, songea-t-il. Des serpents de béton et d’acier — ou d’encre.
Des voix de femmes s’élevaient derrière un second rideau, dans le fond, et il toussa. Le rideau s’écarta. Il reconnut le visage chevalin, les cheveux violets et la haute taille.
— Lola Szwarzc ?
— Oui ?
Il sortit sa plaque.
— Capitaine Servaz, j’aimerais vous parler d’Amalia Lang.
— Je me demandais quand est-ce que vous viendriez, lui dit-elle.
Il s’était attendu à ce genre de remarque : il n’était pas en terrain conquis.
— Vous étiez aux funérailles, dit-il.
— Exact.
Elle le dévisagea.
— Comment vous faites ? l’interrogea-t-elle.
— Comment je fais quoi ? s’enquit-il, un peu désarçonné.
— Pour faire ce métier. Flic… Qui veut encore être flic de nos jours ?
— Eh bien…
— C’est vrai, quoi, se lança-t-elle sans lui laisser le temps de souffler, vous vous faites casser la gueule par des gamins, insulter, cracher dessus ; on vous demande de faire du chiffre au lieu de traquer les malfrats et de rédiger des tonnes de paperasse chaque fois que vous allez pisser ; vous ne pouvez même plus vous défouler dans les interrogatoires ; vous avez des taux de divorce et de suicide record — c’est pas la joie, hein ?
Elle avait prononcé ces mots comme un constat glacial, sans la moindre once de compassion : le flic, c’était l’ennemi de classe pour les gens comme elle.
— Et vous croyez que le travail de policier se résume à ça ?
— Je ne sais pas, je ne suis pas experte.
— Et vous êtes experte en quoi ?
— Ah, je vois : quand on est à court d’arguments, on tape en dessous de la ceinture.
Il musela sa mauvaise humeur naissante.
— Lola Szwarzc, c’est un nom de scène, constata-t-il en s’efforçant de gommer toute animosité de sa remarque. Votre vrai nom, c’est quoi ?
— Isabelle Lestrade…
— Amalia, vous la connaissiez bien ? Vous aviez l’air très affectée au cimetière.
Un voile de tristesse passa sur le visage de Lola-Isabelle. Elle chercha une trace de sarcasme dans les traits du policier, n’en trouva pas, réfléchit.
— Avant qu’elle se mette en ménage avec ce type, oui.
— Et après ?
— Après, elle a changé, elle s’est éloignée de nous, j’étais la seule qu’elle voyait encore de temps en temps. De moins en moins souvent…
— Et lui, vous le connaissez ?
— De nom… J’ai aussi lu quelques-uns de ses bouquins. Pas ma came… Sinon non, je ne sais rien de ce type, à part qu’il m’a toujours fait l’effet d’un connard arrogant.
Bon résumé, pensa-t-il.
— Parlez-moi d’elle. Comment avez-vous fait sa connaissance ?
— Si on allait prendre une bière à la buvette ? Les discours, ça me donne soif.
La buvette se réduisait à un comptoir en contreplaqué avec une cafetière qui, visiblement, avait échappé à l’obsolescence programmée et une tireuse à bière en porcelaine, mais elle était prise d’assaut et ils se faufilèrent parmi les clients.
— Amalia, expliqua-t-elle après s’être désaltérée, elle est entrée dans nos vies comme elle en est sortie : du jour au lendemain. Un beau matin, elle était là, avec son baluchon. « Je suis photographe, elle nous a dit, j’aimerais faire partie de votre collectif, je m’installe où ? » Avec sa jolie frimousse et l’air de celle qui a roulé sa bosse. C’était ça, Amalia, sous ses dehors fragiles : un bulldozer. Il était impossible de lui refuser quoi que ce soit. Et puis, ses photos étaient magnifiques. Alors, on l’a tout de suite prise sous notre aile.
Elle avala une autre gorgée, passa sa langue sur ses lèvres fardées de mousse. Les yeux de Servaz se posèrent sur la pierre brun-rouge qui pendait à son cou. Une agate. Elle remarqua son regard.
— Ça s’appelle une sardonyx, dit-elle. On l’appelle aussi la pierre de vertu. Dans l’Antiquité, c’était un symbole de vertu et de courage. Elle est aussi associée à l’intuition, on dit qu’elle aide à prendre des décisions difficiles. Sardonyx… J’aime bien ce mot.
Il hocha la tête sans rien dire pour la ramener à son récit.
— Elle est restée ici pendant plus d’un an. Elle dormait sur place, mangeait sur place. Elle ne sortait que pour faire ses photos et rencontrer des propriétaires de serpents. Jusqu’au jour où Lang a débarqué. Je m’en souviens très bien : j’étais là. Elle l’a envoyé promener mais il s’est accroché. Il voulait lui acheter ses images, elle ne voulait pas les vendre. Elle a quand même accepté de prendre un verre avec lui. Ensuite, il est revenu deux ou trois fois par semaine pendant des mois. Il apportait un café, il venait voir les nouveaux clichés qu’elle avait pris… En vérité, il y a beau temps que ce n’était plus pour les photos qu’il venait. Amalia jouait les indifférentes, mais à moi on ne la fait pas : c’était une tactique pour mieux le harponner, elle lui laissait quand même entrevoir qu’il avait ses chances. Je suis sûre qu’elle savait exactement ce qu’elle voulait dès la première minute. Et ce qu’elle voulait, croyez-moi, c’était ce type…
Elle s’interrompit pour plonger son regard dans le sien.
— Et ensuite ?
— La suite, vous la connaissez. J’en sais pas plus que vous. Quelle saloperie, hein, ce qui lui est arrivé ?
Elle reposa son gobelet vide, demanda une autre bière, sortit un paquet de cigarettes, commença à en tirer une hors du paquet.
— Je peux en avoir une ? dit-il.
Lola Szwarzc hésita, lui tendit le paquet.
— Je prendrais bien une autre bière aussi, si ça ne vous fait rien. C’est ma tournée.
Elle pivota vers le jeune homme à barbiche et catogan qui faisait office de barman. Il en profita pour attraper la cigarette qui dépassait et la fourra dans sa poche tandis qu’elle parlait au barman. En tira une deuxième et la glissa entre ses lèvres, l’alluma.
— Quand est-ce que vous l’avez vue pour la dernière fois ? dit-il en tendant un billet de cinq euros.
— Il y a six semaines environ. Elle passait de temps en temps. De plus en plus rarement…
— Vous l’avez trouvée comment ?
De nouveau, le regard chargé de sous-texte — et Servaz sentit un frisson courir le long de son échine.
— Préoccupée… Elle avait des soucis, c’est évident. Et elle avait beaucoup maigri. Je lui ai demandé ce qui se passait. Elle m’a dit qu’elle se réveillait chaque matin avec l’impression qu’on l’avait droguée. Qu’elle avait la tête lourde. Qu’elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Je lui ai demandé pourquoi elle était si maigre. Elle m’a expliqué qu’elle faisait un régime. Je lui ai conseillé de l’arrêter, mais, Amalia, elle n’en faisait toujours qu’à sa tête.
Servaz se remémora la remarque de la légiste sur la taille de son estomac.
Elle se réveillait chaque matin avec l’impression qu’on l’avait droguée…
— Qu’est-ce qui la préoccupait à votre avis ?
Une écharde de lumière dans les prunelles de Lola Szwarzc. Un éclat bref mais sinistre.
— J’en sais rien. À vous de me le dire… En tout cas, elle avait des raisons de l’être, non ? Puisqu’elle est morte.
De retour au SRPJ, il convoqua Samira et Vincent, leur tendit le sachet contenant la cigarette et une liste de noms.
— Je veux qu’on relève les empreintes digitales et aussi l’ADN sur le filtre de cette cigarette, et qu’on les compare aux ADN et aux empreintes trouvés sur la scène de crime. Je veux aussi que vous remontiez dans le passé de ces personnes et que vous dénichiez où elles se trouvaient et ce qu’elles faisaient au printemps 93.
Espérandieu lut :
Gaspard Fromenger,
Zoé Fromenger née Neveux,
Isabelle Lestrade alias Lola Szwarzc.
Je le vois. Il va et il vient, il entre et il sort, il court partout, avec ce masque de préoccupation qu’il porte toujours sur le visage. Il cherche la vérité et il s’en approche — incontestablement.
Cette vérité que je connais depuis longtemps.
Il va me falloir agir.
Attends, me dis-je. Sois malin. Ce n’est pas encore le moment. Fais attention à lui. Il est le redoutable fourmilion. Il construit son piège mortel en forme de cône dans le sable meuble et il sait que, tôt ou tard, la fourmi noire tombera dedans. Qu’elle ne pourra s’en tirer, car les parois de sable se déroberont sous ses pattes, l’entraînant dans leur avalanche. Que tout au fond ses terribles mâchoires venimeuses l’attendront pour l’étreinte fatale. Je ne le laisserai pas faire. Parfois, la fourmi parvient à s’échapper.
Je l’y aiderai…
Mais peut-être que c’est moi le fourmilion. Et lui rien qu’une fourmi noire qui se prend pour un fourmilion. Il croit tendre un piège, mais si c’était lui qui était piégé ? Sait-il que je suis là ? À plusieurs reprises, il s’est retourné et il m’a cherché des yeux mais il ne m’a pas vu. On dirait qu’il sent ma présence.
Il y a un tas de choses que j’aurais pu faire différemment dans cette vie. Il y a un tas d’occasions que j’ai loupées. Je ne raterai pas celle-là. Je serai à la hauteur, cette fois, croyez-moi. Oh oui. Cette fois, je grandirai. Ça doit être terrible de s’approcher de la mort en se disant qu’on a raté sa vie. Je ne veux pas que ça m’arrive. Bien sûr, j’ai encore le temps — mais qui peut être sûr qu’il ne va pas mourir demain ?
Je le suis à la trace — le fourmilion — et c’est dans mon piège qu’il va tomber. Car je connais son point faible. Il vaudrait mieux pour lui qu’il renonce. Mais il n’est pas du genre à renoncer. L’humanité se divise en deux catégories : ceux qui renoncent au premier obstacle et les autres. J’ai trop longtemps fait partie de la première. Le fourmilion appartient à la seconde jusqu’à la folie. Contrairement à d’autres, il ne poursuit aucun but en particulier, il ne pense pas à lui-même. C’est la chasse qui est son but. Dès qu’il tient une proie, il lui en faut une autre. Si demain on lui annonçait qu’il n’y a plus de criminels sur Terre, que le meurtre, la torture ont été éradiqués de sa surface grâce à, disons, un vaccin, il cesserait de boire, de manger. Il n’aurait plus aucune raison de vivre.
Il ne se lève chaque matin que pour ça — la chasse, ce métier bizarre qu’il a choisi. Est-ce qu’il ne faut pas être fou soi-même, est-ce qu’il ne faut pas être atteint d’une étrange maladie pour exercer un métier qui consiste à penser jour et nuit à des meurtres, à des cadavres, à des victimes et à des meurtriers ? Comment est-il possible d’avoir une vie normale après ça ?
Mais il n’a pas une vie normale — je l’ai vu : il est un des hommes les plus seuls que je connaisse. Un solitaire. Perdu le soir parmi ses livres, ses disques — je l’ai vu : depuis le deuxième étage du parking Victor-Hugo, juste en face, debout dans l’obscurité au milieu des voitures, ma vue plongeait directement dans son salon. Et il était là, en train de lire, pendant que le garçon dormait.
Bien sûr, il y a ce gamin blond. Mais c’est bizarre : quand je les observe, on ne dirait pas un père et un fils. Il y a une espèce de distance entre eux. Un je ne sais quoi. Et pourtant, ce gosse, il l’aime. Oh, ça oui.
Je connais ton point faible. Un homme comme toi ne devrait pas en avoir…
Il pose les livres sur son bureau, l’un après l’autre. Lit les titres au fur et à mesure : La Communiante, Le Diable écarlate, Morsures, L’Indomptée, La Mort glacée… C’est un brin théâtral, soit. Mais il faut ce qu’il faut. Il y a des Post-it de différentes couleurs glissés entre les pages. On dirait un nuancier pour la décoration d’intérieur. On voit bien qu’il les a lus et relus.
Le regard de Lang s’étire de curiosité.
— Vous avez lu mes romans, on dirait, constate-t-il, les yeux réduits à deux fentes.
Servaz les dispose en une seule rangée devant lui et s’assoit.
— Pas seulement celui-là, répond-il.
— Vous en pensez quoi ?
— On n’est pas obligé d’aimer l’auteur pour aimer ses livres.
Lang sourit.
— Ah… alors, ça vous plaît.
Il fait mine de réfléchir, secoue la tête avec une moue dubitative.
— En fait, non : je crois bien que je n’aime ni l’auteur ni les livres…
Lang se renfrogne un instant, puis le sourire revient, indulgent.
— Vous savez, je me souviens parfaitement de vous en 93, maintenant. Le jeune flic aux cheveux longs qui restait dans son coin et qui m’observait en silence… Déjà, à l’époque, vous ne m’aimiez pas beaucoup. Je le sentais. Vous avez essayé de me faire porter le chapeau pour deux crimes que je n’avais pas commis… Vous n’allez pas recommencer ?
— Ce sera ça, votre ligne de défense : je ne vous aime pas ?
— Allez vous faire foutre, capitaine.
— Vous pensez à Alice et à Ambre des fois ? C’étaient vos fans, après tout.
Un silence.
— Chaque jour que Dieu fait.
— Vous écrivez le jour ou la nuit ?
— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?
— Simple curiosité.
— La nuit.
— Stylo ou traitement de texte ?
— Qui écrit encore à la main ?
Servaz hoche la tête, comme si cela avait son importance. Il est à fond dans son rôle à présent. Il s’empare d’un livre.
— La Communiante, commence-t-il. Bon, je vais pas vous refaire l’histoire, vous la connaissez mieux que moi. Une jeune fille trouvée attachée au pied d’un arbre, assassinée, vêtue seulement d’une robe de communiante, une croix de bois pendant à son cou. Elle a été frappée. Plusieurs coups mortels portés à l’arrière du crâne.
Il écarte le roman. Comme s’il n’y avait rien d’autre à en dire. Passe au suivant.
— Le Diable écarlate, c’est là que ça devient intéressant… (Il lève les yeux et fixe Lang.) À l’époque, personne n’a pensé à lire vos autres livres. Ce qu’on est négligent, parfois. Le Diable éclarlate, donc… L’intrigue est un peu tirée par les cheveux, non ? Qu’est-ce que vous en dites, avec le recul ? Enfin, bon, poursuit-il sans attendre la réponse, l’intéressant, c’est la fin : l’assassin, un très jeune homme, étudiant en lettres, est finalement trouvé pendu en ayant laissé un mot où il s’accuse du crime. Roman signé Erik Lang et publié en… 1989. Soit quatre ans avant le suicide de Cédric Dhombres.
Lang hausse les épaules.
— Il faut croire qu’il l’avait lu aussi.
Servaz approuve du bonnet.
— C’est aussi ce que je me suis dit.
Il attrape le suivant.
— Morsures, publié en 2010. Une femme est tuée par des morsures de serpents extrêmement venimeux. On la retrouve sur le sol, entourée par les reptiles… Très impressionnante la scène, soit dit en passant. Un vrai morceau de bravoure. Elle ne porte pas de robe de communiante — vous n’alliez pas faire le coup deux fois — mais c’est la grande quantité tout autant que la multiplicité des venins qui la tuent.
— Ça et le vol du manuscrit, ça corrobore la piste du fan, non ? observe l’écrivain.
À ces mots, Servaz pense aux dizaines, aux centaines de lettres de fans dans les cartons.
— Hmm. Peut-être bien, peut-être bien, dit-il. (Il écarte l’ouvrage, ouvre l’avant-dernier.) Venons-en à L’Indomptée… Là aussi, la fiction rejoint la réalité ou l’inverse : une très belle jeune femme de vingt ans ramène de nombreux hommes chez elle, elle les trouve dans des bars, des boîtes de nuit, ou bien ce sont ses professeurs, car elle est étudiante, elle aussi. Elle flirte avec eux, les fait boire, les allume. Elle semble comme possédée au cours de ses errances nocturnes. Elle aime sentir le pouvoir qu’elle a sur ces hommes et l’exercer, mais elle ne les laisse entrer, je cite, « ni dans son corps ni dans son cœur ». Jusqu’au jour où elle est violée et tuée. La jeune femme s’appelle Aurore.
— Et ?
— Un prénom commençant par A. Comme Ambre. Ou Alice.
— Quelle imagination, capitaine.
— Ne me dites pas que vous ne vous êtes pas inspiré d’Ambre, Lang. Le roman a été publié en 1991.
— Bien sûr que si, rétorque-t-il. Qu’est-ce que vous croyez ? Nous autres romanciers, nous nous nourrissons de la réalité, évidemment. Nous sommes des éponges, des vampires. Nous l’absorbons, nous la saignons pour en tirer nos petites histoires. Nous sommes des trous noirs, en vérité : rien ne nous échappe, ni le matériau de l’actualité, ni la conversation à la table d’à côté, ni la dernière théorie scientifique, ni les soubresauts de l’Histoire… Tout est absorbé, recyclé, transfiguré et recraché sur la page.
— Éponges, vampires, trous noirs… — ça fait beaucoup de métaphores en même temps, non ?
Lang renifle de mécontentement mais poursuit.
— Comment ne pas s’inspirer d’Ambre et Alice pour en faire des personnages ? Elles étaient mes muses, je vous l’ai dit. Elles alimentaient mes rêves, j’étais obsédé par elles. L’Indomptée, c’est certainement mon meilleur livre. Soyez beau joueur, Servaz. Reconnaissez que c’est un grand roman.
— Aurore ressemble beaucoup à Ambre, c’est vrai, dit-il sans lui donner cette satisfaction, ne reculant devant aucune petite blessure infligée à l’ego du grand homme que sa remarque précédente a déjà égratigné. Elle était comme ça, Lang ? Allumeuse, perverse, jouant de ses charmes ?
— Elle était merveilleuse, répond simplement Lang. Elle écrivait des lettres merveilleuses, elle était belle et intelligente. Merveilleusement tordue, aussi. C’est l’âge d’Ambre qui vous gêne ?
— Quoi ?
— Elle avait seize ans, moi trente. Vous ne l’avez toujours pas digéré.
— Hmm. N’empêche que la scène du viol près de la cheminée est foutrement réaliste, si j’ose dire. On croirait que vous y étiez, tellement ça sonne vrai.
Lang lui jette un regard soupçonneux, cherchant manifestement à deviner les prochains mouvements du joueur d’échecs qu’il a en face de lui. Qui s’empare du dernier livre comme il avancerait un nouveau pion.
— La Mort glacée, lit-il. Sacré titre, hein ? Là-dedans, il est question d’un flic qui rencontre un tueur en série enfermé dans un asile au fond de la montagne. Le flic est décrit comme, je cite, « intuitif, lettré, brillant, mais aussi dépressif, maladroit, forte tête ». Et mélomane. Son musicien préféré ? Richard Wagner.
Lang retrouve le sourire. Un sourire empreint de tristesse.
— Oui, bon, d’accord, capitaine, j’admets qu’il y a un peu de vous chez Noé Adam. N’oubliez pas qu’à l’époque de cette histoire de cheval, vous étiez dans tous les journaux. Vous et vos exploits. Pareil quand vous avez résolu le meurtre de cette prof à Marsac, en 2010. Mais je n’avais pas fait le lien entre le flic le plus célèbre de Toulouse et le débutant aux cheveux longs qui faisait partie de ce groupe d’enquête en 1993, je vous l’avoue — pas avant que vous m’interrogiez l’autre nuit… Servaz, le flic mélomane. N’y voyez aucune offense. C’est un sacré bon flic, Noé Adam.
L’écrivain pousse son avantage.
— C’est tout ce que vous avez ? Des fictions ? Sans blague ? J’ai des milliers de fans qui auraient pu s’en inspirer…
Échec… Mais les traits du joueur adverse se décomposent comme sous l’effet d’une brusque dépressurisation, comme si le bureau était une carlingue dont la porte de secours venait de sauter, et Servaz voit avec stupeur une larme rouler le long de sa joue.
— J’aimais ma femme, capitaine… Je l’aimais plus que tout. Jamais je n’aurais pu lui faire du mal. J’ai fait le serment de la chérir et de la protéger chaque jour de ma vie jusqu’au dernier. Et je n’ai pas pu tenir ma promesse. Je n’ai pas pu… Réfléchissez à ça. Si vous pensez que je suis coupable, alors faites ce que vous avez à faire. Mais, de grâce, n’allez pas vous imaginer une seule seconde que vous connaissez la vérité, parce que vous ne savez rien. Rien… Vous n’avez pas la plus petite idée de ce qui s’est passé.
Il a fait tomber un cachet effervescent dans un verre d’eau. Car la douleur est revenue. Il a dû faire un faux mouvement. Ou bien c’est cette fichue position assise. L’un et l’autre, ils regardent le cachet se dissoudre dans le verre comme s’ils assistaient à un tour de magie. Servaz sent les Elastoplast tirer sur ses côtes, sous sa chemise.
Quelques minutes plus tôt, il a appelé à la maison pour savoir comment allait Gustav. Bien, à en croire les cris et les rires qu’il a entendus derrière la voix de la baby-sitter.
Il avale le verre d’eau, se masse les paupières puis consulte ses notes. Sa montre. Ses notes. Sa montre.
Il a l’air d’un fonctionnaire qui s’ennuie ferme derrière son bureau, qui attend l’heure de la cantine.
Et c’est exactement ce qu’il veut que Lang voie : un type qui fait son boulot sans investissement émotionnel, sans rien de personnel, dans une morne indifférence. Une routine administrative. Il n’y a pas d’enjeu, rien qu’une besogne à accomplir. Mais Lang n’est pas dupe. Ce spectre surgi du passé n’est pas n’importe quel flic dans n’importe quelle garde à vue. C’est sa statue du Commandeur à lui, sa Némésis.
L’écrivain esquisse un sourire triste.
— Je vous ai déjà parlé de mon père, capitaine ?
Il change de position sur sa chaise, décroise et recroise les jambes.
— Mon père me foutait les jetons.
C’est à croire qu’il sait l’effet que ce mot — père — a sur lui chaque fois qu’il le prononce.
— Mon père était un homme dur, violent, et pour tout dire fou, capitaine. Il avait servi en Indochine, comme cuistot, mais il se considérait comme un vrai soldat. Il avait participé à la bataille de Diên Biên Phu. Il avait fait partie des prisonniers contraints de marcher pendant des centaines de kilomètres à travers la jungle et les rizières jusqu’aux camps situés à la frontière chinoise avant d’être internés dans des conditions effroyables par le Viêt-minh. Sur les onze mille soldats faits prisonniers, 70 % moururent de mauvais traitements, de famine, de maladie ou exécutés sommairement, vous le saviez ? On les forçait aussi à subir quotidiennement le matraquage de la propagande communiste et à faire leur autocritique en public. C’est sans doute dans ce camp que mon père a perdu la raison.
Lang observe Servaz en parlant. Les mots sortent de sa bouche comme des gouttes d’eau glacées.
— Faites-en ce que vous voulez mais vous devez comprendre que j’ai appris à survivre dès le plus jeune âge.
Servaz ne dit rien.
— Mon père et ma mère étaient comme l’huile et l’eau. Mon père était sombre, taciturne, il avait peu d’amis. Ma mère était gaie, ouverte, simple et gentille. Elle aimait mon père et, pour lui plaire, elle avait accepté petit à petit de moins voir ses amis, de ne plus sortir, de rester le soir devant la télé et la journée enfermée dans sa cuisine. On vivait dans une maison un peu à l’écart du village. Un beau village au pied des montagnes, avec la forêt de sapins derrière. Il fallait faire trois kilomètres pour s’y rendre et ma mère ne conduisait pas, elle n’avait pas de voiture, peu de femmes en avaient en ce temps-là. Je suis sûr que mon père n’avait pas choisi cette maison par hasard…
Il pose les mains sur ses genoux, tend les bras et relève les épaules, comme un alcoolique à confesse dans un groupe de soutien.
— Quand j’avais neuf ou dix ans, mon père s’est mis en tête de m’endurcir. Il me trouvait trop mou, trop pleutre ; à ses yeux j’étais une mauviette. Alors, il a cherché à m’endurcir par tous les moyens. Il me forçait à faire du sport jusqu’à épuisement, il baissait le chauffage dans ma chambre l’hiver, il apparaissait soudain et me donnait un coup par-derrière, du plat de la main, sur la nuque, par surprise…
Servaz se raidit en entendant ça.
— Quand je lui demandais en pleurant pourquoi il faisait ça, il m’expliquait que, dans la vie, je ne sentirais pas tous les coups venir. Que certains arriveraient sans prévenir. Qu’il fallait que je m’habitue. C’est la première fois de ma vie — et la dernière — que j’ai vu maman se dresser contre lui. Un jour où elle en a eu assez de m’entendre pleurer, elle lui a fait face, elle s’est tenue debout devant lui, a levé la tête, car il était bien plus grand qu’elle et lui a dit de plus jamais porter la main sur moi. J’ai vu mon père devenir rouge de fureur, ses yeux étincelaient, et il a attrapé maman par le poignet, l’a tirée de force dans la chambre et a refermé la porte. J’ai entendu la voix de ma mère crier : « Non, s’il te plaît, pas ça ! », et puis plus rien pendant un bon moment. J’avais très peur. Pour maman, pas pour moi. Et puis, la porte de la chambre s’est rouverte et mon père est passé devant moi sans rien dire. Maman a pleuré dans la chambre toute la nuit, mais les coups de papa ont cessé…
Lang a obtenu ce qu’il voulait : à présent, Servaz l’écoute attentivement, littéralement scotché. Il a l’impression que son cœur tape dans sa poitrine.
— Ensuite, il y a eu le chat…
Arrivé à ce stade de son récit, Lang ralentit encore. Servaz sent ses tripes se nouer. Il n’a pas envie d’entendre la suite. Il n’a qu’à détailler le visage de Lang pour deviner que ce n’est pas une belle histoire.
— Cet été-là, j’ai trouvé un chaton abandonné au pied d’un sapin. C’était pendant les grandes vacances. Une journée magnifique. Le soleil brillait sur les montagnes, le ciel était bleu, je jouais dans le jardin et je l’ai vu : une tache blanche dans l’ombre du sapin. Un petit chat blanc comme un flocon de neige avec un museau tout rose et rien qu’une grande tache noire sur le dos. J’ai tout de suite aimé cette boule de poils. Un vrai coup de foudre entre lui et moi. Il était si rigolo. Et pas timide. Il s’est frotté dans mes jambes, je l’ai ramené à la maison et je l’ai montré à maman. On lui a donné du lait — en ce temps-là, on donnait du lait aux chats — et on est vite devenus les meilleurs amis du monde. (Lang lève les yeux vers le plafond et Servaz voit sa pomme d’Adam faire un aller-retour.) Au début, mon père n’a trop osé rien dire, l’altercation avec ma mère devait encore être présente dans son esprit. Puis, petit à petit, il a commencé à s’en prendre au chat. Des petits coups de pied en passant, ou bien il lui gueulait après parce qu’il avait pissé dans un coin. L’hiver est arrivé et mon père a exigé que le chat dorme dehors, même quand les températures sont devenues négatives. Et il a fait très froid, cet hiver-là. Ça me fendait le cœur. Je lui ai fabriqué un abri sommaire, dérisoire contre le gel avec un carton, des chiffons et de la paille mais, un jour, je l’ai trouvé piétiné et j’ai soupçonné que c’était un coup de papa. Papa s’est de plus en plus acharné sur Flocon — c’était le nom que je lui avais donné —, il le chassait des alentours de la maison, il le battait aussi avec une verge souple. Je ne sais pas ce qu’il avait contre lui. Flocon était doux, affectueux mais il urinait partout, c’est peut-être ça… Mais je crois plutôt que papa ne supportait pas quelque expression d’amour que ce soit, et ma mère comme moi nous aimions ce jeune animal.
Servaz voit alors le regard de Lang se porter vers la fenêtre, se faire brumeux, douloureux, lointain.
— Flocon, je crois, s’est laissé mourir. Il a commencé par refuser de s’alimenter, il ne mangeait plus la nourriture que nous lui apportions, maman et moi. Le soir, je restais des heures le nez collé à ma fenêtre et je voyais Flocon, assis sous le sapin, qui me fixait d’un air triste dans le clair de lune. Puis il se levait et disparaissait dans la nuit froide. Je me rappelle que mes larmes coulaient directement de mes joues sur la vitre embuée ; j’avais les dents qui cognaient contre le verre tellement je sanglotais. Flocon maigrissait à vue d’œil. Il semblait de plus en plus malheureux. Il avait peur de s’approcher de la maison. Et puis, un matin de février, on a trouvé son petit corps sans vie sur le perron. Raide et gelé. Il était devenu squelettique. Mon père a voulu se baisser pour le ramasser, mais je me suis jeté sur lui en hurlant, je l’ai bousculé de toutes mes forces et je l’ai fait tomber dans la neige, puis je me suis enfui dans la forêt avec Flocon dans mes bras. Je me suis retourné une seule fois, à l’orée des bois, pour voir si mon père me poursuivait : il était toujours assis dans la neige et il souriait de toutes ses dents. Pour la première fois, je m’étais rebellé et j’avais affronté le danger. Je suis rentré plusieurs heures plus tard, à moitié gelé, seul. Je n’ai même pas été puni, cette nuit-là.
Il observe Servaz, lit sur ses traits les effets de son récit. Il ferme les yeux et prononce les paroles suivantes :
— À votre avis, est-ce que j’ai tout inventé ou est-ce que cette histoire est vraie, capitaine ? Vous voyez : c’est ça, l’art du conteur. Faire naître cette terrible proximité qui vous fait accompagner, aimer et regretter les personnages, souffrir avec eux, se réjouir, trembler avec eux… Pourtant, ce ne sont que des mots.
Sur quoi, il se penche en avant.
— Les romanciers sont des menteurs, capitaine, ils enjolivent, ils extrapolent, ils finissent par prendre leurs mensonges pour la réalité. Mais peut-être que cette histoire que je viens de vous raconter est vraie, allez savoir.
Servaz hoche la tête. Il se souvient du temps où il rêvait lui-même de devenir écrivain, où son meilleur ami, Francis Van Acker, après avoir lu une de ses nouvelles intitulée L’Œuf, lui avait dit qu’il avait les ailes, qu’il avait le don. Que c’était là son destin. L’écriture… Et puis, son père était mort et il avait laissé tomber ses études de lettres pour entrer dans la police[7].
— Votre père, demande Servaz en se secouant pour chasser l’emprise grandissante de ces souvenirs que les paroles de Lang ont réveillés, il est toujours vivant ?
L’écrivain a un mouvement de dénégation.
— Deux ans après la mort de Flocon, il a eu un accident de voiture. Il s’est mangé un arbre. Il était ivre. Ma mère s’est remariée au bout de six mois, avec un brave type, qui m’a élevé comme son fils. C’est lui qui m’a donné le goût de la lecture.
Un bruit du côté de la porte. Servaz tourne la tête et voit Samira qui le fixe intensément. Il se lève, écoute ce qu’elle a à lui dire à l’oreille puis revient s’asseoir.
Le regard de Lang posé sur lui. La fatigue qui revient d’un coup. Et la douleur dans ses côtes. Il sait qu’il vaut mieux être en bonne forme physique pour une garde à vue — tous les avocats vous le diront —, et cela vaut aussi bien pour le gardé à vue que pour celui qui l’interroge. Mais il manque de sommeil. Et il se rend compte aussi qu’avec ses petites histoires tricotées maison, Lang est en train de prendre l’ascendant. Qu’il n’a plus la main. Il est temps de lui faire sentir qui est du côté du manche.
— Tous les jours, je me disais que ça allait s’améliorer, poursuit l’écrivain, que mon père allait changer, ouvrir les yeux. Mais les gens ne changent pas, ils croient tous que leur système de valeurs est le bon, que ce qu’ils font est la chose à faire. Personne ne pense jamais que le type en face de lui a raison et lui-même tort, pas vrai, capitaine ?
Il rapproche ses mains et appuie le bout de ses doigts les uns contre les autres en forme d’arcs-boutants.
— Tout le monde pense être réglo. On se dupe soi-même. On arrange, on embellit — et on noircit les autres pour mieux s’apprécier. C’est comme ça qu’on arrive à vivre…
Le téléphone sonne. Il décroche. C’est Catherine Larchet, la chef de l’unité bio.
— Venez tout de suite, lui dit-elle.
Il jette un coup d’œil à Lang, se lève et sort. Il a le palpitant qui est monté en régime : il a rarement entendu la biologiste parler sur un ton pareil. Il freine des quatre fers devant le bureau de Samira et Vincent. Vincent est penché sur son écran, Samira au téléphone, dans un certain état d’excitation.
Servaz l’entend prononcer :
— Oui, Neveux, N-E-V-E-U-X. Prénom : Zoé. Oui, je veux savoir quelle école…
— Surveille Lang, dit-il à Vincent, j’en ai pour une minute. Ça avance ?
Espérandieu a levé la tête de son écran.
— Isabelle Lestrade était étudiante en 1993. Au Mirail. J’essaie de voir si sa route a pu croiser celles des sœurs Oesterman, de Cédric Dhombres ou d’Erik Lang. Pour l’instant, j’ai rien.
Servaz acquiesce. Espérandieu sort et file veiller sur Lang, lequel demande à son adjoint : « C’est votre tour de me faire la conversation ? » Martin attend que Samira ait raccroché. Elle est venue lui murmurer à l’oreille qu’ils ont ausculté l’ordinateur du fan et a essayé de tracer l’adresse IP du vendeur de manuscrit.
— Le type qui a envoyé les messages à Mandel a utilisé Tor, c’est-à-dire des proxys à la chaîne qui nous empêchent de remonter jusqu’à lui. Il y a toutefois des failles dans Tor mais il va nous falloir du temps, dit-elle après avoir mis fin à la conversation.
Il n’a rien compris ou presque, mais il lui répond quand même :
— On n’en a pas.
— Désolée, patron, je fais de mon mieux.
— OK.
Il a remercié Samira, lui a dit de persévérer. Il se dirige vers les ascenseurs, passe devant des portes ouvertes. Entend un collègue demander :
— Il vous a agressée ?
Au moment même où il dépasse la porte par où s’est élevée la voix, une autre lui répond :
— Y a vraiment besoin d’une agression pour envoyer la police ? Sérieux ? Je vous l’ai dit trois fois : ce type est un putain de pervers, il mate les filles du club d’aviron dans les douches. Je vous demande juste de lui poser quelques questions, de lui foutre la trouille.
Il s’est arrêté. Aviron…
Le mot fait retentir une alarme dans son crâne. Une lumière clignotante rouge et une sirène au son strident. Il fait deux pas en arrière, lance un regard à l’intérieur.
Une jeune femme blonde, dans la trentaine, rubescente de colère. Le collègue en face tente de la calmer.
— Je vais voir ce qu’on peut faire, d’accord ? Laissez-moi une minute…
Servaz n’a pas le temps. C’était il y a vingt-cinq ans, quelle chance que cela ait un rapport ? Infime… Mais quand même… Il repart à contrecœur. Il se promet de questionner le collègue plus tard. Il descend. Dans le hall, il contourne le comptoir de l’accueil par l’arrière, émerge dans la grande cour intérieure, se dirige vers l’autre cour — celle par où entrent les véhicules et sur laquelle donne le laboratoire de biologie.
Catherine Larchet l’attend. Elle porte encore son legging noir, son débardeur et sa veste de course à pied lavande. Elle a les yeux qui brillent et, tout de suite, il est aux aguets.
— Comment vous avez fait pour deviner ? demande-t-elle.
Il avale sa salive, repense à son cri de joie dans la voiture du commissaire à la retraite, près du hangar abandonné : « Je sais ! » Il ne s’était pas trompé…
— Je peux récupérer les deux croix ? dit-il.
Fatiha Djellali a une voix ensommeillée, rauque, le genre de voix qu’on a après une nuit de fête ou de débauche. On est dimanche ; c’est peut-être ce qu’elle a fait : la fête. Il y a quelque chose chez la légiste qui lui fait soupçonner que c’est une femme d’excès. Peut-être a-t-elle besoin de ça — elle qui passe ses journées avec des morts — pour se sentir vivante.
— Capitaine ? dit-elle. Vous savez qu’on est dimanche.
— Je suis désolé, dit-il, je voulais savoir où en était l’analyse toxicologique.
— Un dimanche ?
— Oui, un dimanche. C’est… quelque peu urgent. J’ai un suspect en garde à vue.
— Vous pensez à quelque chose ?
— Je ne veux pas vous influencer.
— Allez-y, crachez le morceau.
— Je me demande si elle n’a pas été droguée… Amalia Lang… Et pas seulement cette nuit-là. Droguée de manière répétée…
Un silence. Il l’entend bouger, puis deux voix qui chuchotent malgré sa main posée sur le téléphone. Elle n’est pas seule.
— Vous avez besoin de la réponse aujourd’hui ?
— Comme je viens de vous le dire, j’ai quelqu’un en garde à vue. Ça pourrait tout changer…
Nouveau silence, nouveau conciliabule. Il croit deviner le murmure contrarié d’un homme à côté d’elle. Celui-là n’est pas mort mais bien vivant.
— Laissez-moi deux heures. Je vais appeler quelqu’un et voir où ça en est, d’accord ?
— Merci.
Deux heures… Ils ont renvoyé Lang en cellule. Histoire de le laisser mijoter un peu. Servaz est néanmoins conscient que le temps qui passe ne joue pas en leur faveur. Et que Lang peut au contraire reprendre du poil de la bête en bas. Il appelle Espé.
— D’ici cinquante minutes, tu le remontes et tu le cuisines.
— Sur quoi ?
— Je sais pas, moi, n’importe quoi… Tout ce qui a trait à l’affaire. Tu lui poses les mêmes questions dix fois, vingt fois ; tu le pousses à bout, tu le fais suer et, quand il est KO debout, tu lui colles Samira dans les pattes — qu’elle remette le couvert et lui repose les mêmes questions.
— Et s’il n’est pas KO debout ?
— Tu recommences, jusqu’à ce qu’il le soit.
— Et s’il en a marre et qu’il veut parler à son avocat ?
— Un risque à courir.
— Et si…
— Bon, je t’ai pas demandé de t’entraîner sur moi.
La réponse arrive deux heures plus tard, à la minute près. La voix enthousiaste de la légiste au téléphone :
— GHB, dit-elle. Je serais curieuse de savoir comment vous l’avez découvert… Vous êtes sûr qu’elle ne souffrait pas de troubles du sommeil ? Ça pourrait lui avoir été prescrit en cas de troubles sévères…
La drogue du viol — incolore, inodore, peut être versée dans une boisson sans en changer ni le goût ni l’aspect.
— Non, je ne sais pas, dit-il. Il faudra vérifier.
— En tout cas, la dose n’était pas anodine. Elle devait être à moitié dans les vapes quand elle est descendue.
Il s’assoit en face de Lang et Lang l’accueille d’un air las. Visiblement, l’écrivain commence à en avoir assez. Et il s’interroge : Servaz le devine à son regard. Il est en train de se demander jusqu’où on peut aller dans l’obstination policière. Dans l’entêtement. Il pressent à son attitude que son interrogateur a un atout dans sa manche — et Servaz ne fait rien pour dissiper cette impression. L’écrivain doit se demander aussi si la fin de la partie approche ou si elle va durer encore.
Servaz consulte sa montre — comme un arbitre sur le point de siffler le début de la seconde mi-temps. Puis il lève les yeux, les plisse.
— Alice et Ambre, elles venaient chez vous quand vous étiez encore un auteur célibataire ?
— Je ne suis marié que depuis cinq ans, capitaine. Elles sont mortes depuis vingt-cinq.
— Ça ne répond pas à ma question.
— Non. Alice et Ambre ne sont jamais venues ensemble chez moi. J’ai déjà répondu à cette question à l’époque.
Servaz compulse un bloc-notes qu’il a sorti de son tiroir.
— Oui, vous avez déclaré que vous les rencontriez dans des cafés, des restaurants pour, je cite : bavarder, échanger des points de vue. Et une fois dans un bois…
— C’est ça.
— Donc, elles ne sont jamais venues ensemble chez vous ?
— Non.
— Et séparément ?
Il voit Lang hésiter.
— Séparément, M. Lang ?
— Oui…
— Oui, quoi ?
— Oui : séparément, c’est arrivé une fois.
— Les deux ?
— Non.
— Laquelle des deux : Alice ou Ambre ?
Une hésitation.
— Ambre…
— Ambre est venue chez vous ? C’est bien ça ?
— Pas dans ma maison actuelle, précise l’écrivain, dans celle que j’avais avant celle-là : une sorte de chalet à la montagne — sans la montagne… Vous voyez le genre, murs en rondins, cheminée en pierre, fauteuils club en cuir et peaux de vache sur le sol.
Une fois encore, des détails inutiles. Pour noyer le poisson.
— Quand ça ?
— Ce que j’en sais, moi. C’est si vieux… Je dirais 89, par là…
— Elle avait donc dix-sept ans.
— Si vous le dites.
— Pourquoi vous n’en avez pas parlé à l’époque ?
Il esquisse un faible sourire.
— Parce que vous n’avez pas posé la bonne question.
— Elle est venue seule ?
— Je viens de vous le dire.
— Je veux dire : à part sa sœur. Elle aurait pu être accompagnée de quelqu’un d’autre.
— Non.
— Qu’était-elle venue faire ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Vous en êtes sûr ?
Soupir de l’intéressé.
— C’était une fan, elle devait vouloir voir son auteur favori, je suppose… hors la présence de sa sœur… quelque chose comme ça… Je me souviens qu’Alice était plus immature les premières années, et je sentais qu’Ambre avait un peu honte de sa sœur, quelquefois… et qu’elle me voulait pour elle seule.
— Elle est restée combien de temps ?
— Deux heures, trois, quatre… comment voulez-vous que je m’en souvienne ?
— Vous vous souvenez de ce qu’elle portait ?
— Bien sûr que non !
— Elle vous a allumé ? Elle vous a provoqué ? Ambre avait l’habitude de faire ça, non ? C’est ce que vous nous avez déclaré à l’époque (Servaz attrape le bloc-notes, le feuillette, s’arrête sur une page) : C’était Ambre, toujours la même petite vicieuse, toujours la même sacrée tordue. Ambre, c’était une putain d’allumeuse. Elle adorait jouer avec les hommes, c’était son truc. Elle crevait d’envie de baiser, mais elle en était toujours aussi incapable.
— Et alors ? J’ai beaucoup exagéré, vous savez. J’étais jeune, fougueux, indocile, quand vous m’avez interrogé en ce temps-là. J’étais énervé, en colère : j’avais envie de provoquer la police, de voir vos têtes quand je dirais ça…
— Vous l’avez « baisée » ce jour-là, Erik ?
Lang se raidit en entendant son prénom.
— Je vous interdis de m’appeler comme ça. On n’est pas potes, capitaine.
— Vous l’avez sautée, Lang ?
— Qu’est-ce que ça peut bien foutre ? C’était il y a presque trente ans. Écoutez, vos collègues, là, ils m’ont posé deux cents fois les mêmes questions. C’est du harcèlement. J’en ai assez. Je crois que je vais demander la présence de mon avocat…
— Pas de problème, lance Servaz d’un air faussement détendu.
Il sort son téléphone.
— Je l’appelle tout de suite, si vous voulez.
Il déclare en même temps :
— Je crois que c’est vous qui avez passé ce coup de fil anonyme il y a vingt-cinq ans…
Lang fronce les sourcils. Sur le moment, il semble vraiment ne pas savoir de quoi Servaz est en train de parler.
— Le coup de fil qui a dénoncé Cédric Dhombres, je crois que c’est vous qui l’avez passé…
Lang lève vers lui un visage perplexe.
— Quoi ?
— Vous avez appelé anonymement ce numéro pour les appels à témoins que nous avions diffusé en 1993, vous vous souvenez ? C’est vous qui nous avez balancé ce scandale impliquant Cédric Dhombres à la fac de médecine. Vous aussi qui avez appelé les parents des filles à plusieurs reprises.
Il a consulté les archives : à l’époque, la réponse de France Télécom leur est parvenue bien après le suicide de Cédric Dhombres et la clôture du dossier. Tous ces coups de fil ont été passés à partir de cabines téléphoniques dans le centre de Toulouse…
— Vous aussi qui vous êtes envoyé à vous-même les menaces de mort que vous nous avez montrées il y a quatre jours… vous encore qui étiez au volant de la DS4 sur ce parking, dans la nuit de mardi à mercredi… vous enfin qui avez vendu votre propre manuscrit à Rémy Mandel…
— Je croyais que c’était la voiture de ce con de Fromenger ? C’est ce que vous m’avez dit au cimetière…
— Une DS4 rouge à toit blanc, c’est dans vos moyens.
— Et l’immatriculation ?
— Très facile de se procurer une fausse plaque sur Internet de nos jours.
— Et pourquoi j’aurais fait ça ?
— Pour faire porter les soupçons sur Gaspard Fromenger, le mari de votre maîtresse ?
— Vous avez des preuves ?
Non, il n’en a pas — mais il a autre chose. Il a ce que vient de lui annoncer la chef de l’unité bio. Il a deux croix dans un tiroir.
De nouveau, Servaz s’empare du roman intitulé L’Indomptée. Il tourne lentement les pages — il prend tout son temps, il sait qu’il a réussi à déstabiliser son vis-à-vis —, puis il lit à voix haute :
Il est couché sur moi et, en cet instant, je vois son âme dans ses yeux. Si proches des miens qu’ils en sont flous. Que voit une femme qui regarde dans les yeux de son violeur ? Les flammes du foyer se reflètent dans ses pupilles mais ce que je vois, ce qu’Aurore voit, mesdames et messieurs, ce sont les flammes de l’enfer, c’est une âme si laide qu’Aurore est proche de défaillir de peur et de dégoût, cependant qu’elle sent le poids de l’homme couché sur elle, lourd comme un cadavre, ses mains avides et glissantes qui fouillent à travers les couches de vêtements, sa bouche au goût de chiffon sale qui l’embrasse avec une brutalité obscène. Imaginez ça, si vous le pouvez, mesdames et messieurs. C’est une scène empreinte d’une rage insensée mais muette, d’une cruauté désespérée mais silencieuse — car mes cris restent coincés dans ma gorge, et lui n’émet aucun son à part une respiration aussi lourde et puissante que celle d’une machine.
— Vous l’avez violée, n’est-ce pas ? Elle est venue chez vous — seule — et vous l’avez violée. C’est ce qui s’est passé.
— Qui ça ?
— Ambre Oesterman.
Un silence. Puis Lang rétorque :
— Je n’ai violé personne, vous délirez, capitaine. Je croyais que cette affaire était close depuis longtemps. Je suis ici pour quoi, exactement ?
Il montre d’un coup de menton le téléphone de Servaz sur le bureau.
— Vous attendez quoi pour appeler mon avocat ?
Servaz baisse la tête, ferme les yeux, semble rentrer en lui-même. Puis il la relève. Les rouvre. Fixe Lang avec une intensité telle que l’écrivain a l’impression que ce regard le brûle.
— La fille trouvée à côté d’Alice, celle qui était défigurée, ce n’était pas Ambre, dit-il soudain.
— Quoi ?
La stupeur, l’incrédulité, la sidération, cette fois, dans la voix de Lang.
— Elle était vierge, Erik : vierge… et puisque vous avez violé Ambre Oesterman, ça ne pouvait donc pas être elle.
Pendant une fraction de seconde, il voit que Lang ne comprend rien. Qu’il ne sait plus quoi penser. Et c’est déjà une victoire. Une fraction de seconde, pas plus… Mais qui lui confirme — s’il en était besoin — ce que l’ADN lui a déjà appris.
— Pendant très longtemps, je me suis demandé ce que les deux sœurs avaient sur vous pour vous faire chanter — le légiste était formel : pas de viol, aucun signe d’agression sexuelle —, et puis j’ai compris. C’est ça qui s’est passé, n’est-ce pas ? Vous avez violé Ambre quand elle est venue chez vous, seule, et ensuite les deux sœurs vous ont fait chanter, en se montrant toujours plus exigeantes et menaçantes. D’où les sommes d’argent que vous sortiez tous les mois. Jusqu’au moment où vous vous êtes dit qu’il n’y avait plus qu’une seule issue possible…
— Vous délirez.
Lang lui lance un regard féroce — mais ça manque de conviction : le mot vierge l’a déstabilisé, forcément.
— Et si ce n’était pas Ambre qui était attachée à cet arbre, c’était qui, d’après vous ? finit-il par demander.
— Une dénommée Odile Lepage. Une connaissance d’Alice. Portée disparue dans les jours qui ont suivi. Jamais retrouvée depuis. Physiquement, elle ressemblait aux deux sœurs.
Il a décroché le téléphone à la première sonnerie, comme s’il attendait ce coup de fil avec impatience, échangé quelques mots avec Espérandieu. Qui lui a dit, rigolard : « Tu vas regarder le match PSG-Real Madrid ? » Ce à quoi il a répondu très sérieusement : « Non. » « Je t’apporte un café », a ensuite dit Vincent. Cette fois, il a simplement répondu : « Merci. »
Il raccroche. Puis il dévisage de nouveau Lang. Qui a suivi le bref échange téléphonique d’un air tendu, convaincu que quelque chose d’important vient de se dire. Le coup du téléphone, c’est un classique.
Servaz ouvre un tiroir et en sort une des croix de bois, enfermée dans un sachet transparent, qu’il brandit entre le pouce et l’index.
— Vous la reconnaissez ?
Coulant un regard prudent vers le sachet, Lang se demande visiblement quel nouveau tour on est en train de lui jouer.
— Oui… c’est la croix qu’Ambre portait autour du cou quand ils ont trouvé son corps, c’est ça ? Enfin… le corps que tout le monde a pris pour celui d’Ambre, rectifie-t-il d’une voix sans timbre.
Servaz secoue négativement la tête, plonge sa main libre dans le tiroir, en ressort une deuxième croix dans un sachet identique.
— Non, la croix que la pseudo-Ambre — en vérité, Odile Lepage — avait autour du cou, c’est celle-là, dit-il en montrant la seconde. Celle-ci (il soulève la première, qu’il tient dans la main gauche), c’est celle d’Alice, sa sœur… Elle n’en portait pas sur la scène de crime parce que quelqu’un la lui avait enlevée avant que nous arrivions — mais le cordon avait laissé une marque sur sa nuque ensanglantée, ce qui nous a fait penser qu’elle portait bien une croix, elle aussi, avant que ce quelqu’un s’en empare… Vous voyez, là : cette tache sombre sur le cordon, c’est le sang de la nuque d’Alice.
Il range la deuxième croix dans le tiroir, garde celle d’Alice — celle au cordon taché de sang, celle qui n’était pas sur la scène de crime — à la main.
— Celle-ci, nous l’avons trouvée dans votre maison, annonce-t-il en balançant un peu le sachet. Dans les affaires d’Amalia : dans le tiroir de sa table de nuit.
— C’est impossible…
Erik Lang a parlé d’une voix réduite à un filet atone, qui oblige Servaz à tendre l’oreille. Il est blanc comme un mort. Le flic laisse passer une pause interminable.
— Pourquoi impossible ? demande-t-il.
— Qu’est-ce que… ? Qu’est-ce que faisait Amalia avec cette croix dans ses affaires ? balbutie Lang, incrédule.
Servaz l’enveloppe d’un regard sans indulgence. L’écrivain a l’air d’avoir vu un fantôme. Le flic répond tout doucement :
— Je crois que vous commencez à le deviner, n’est-ce pas ?
Puis il déchire lentement, très lentement, une feuille de son bloc-notes, attrape un stylo et gribouille dessus en prenant tout son temps :
Il retourne la feuille pour que Lang puisse lire. Servaz n’aurait pas cru cela possible, mais l’écrivain pâlit encore plus. Son visage se décompose. La grimace qu’il tord le rend presque méconnaissable.
— C’est impossible ! Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je crois que vous le savez…
Lang s’est figé, tassé sur son siège. Il a l’attitude d’un homme vaincu, démoralisé — d’un homme qui découvre que toute sa vie a reposé sur un mensonge, que tout ce qu’il a bâti était construit sur du sable, d’un homme qui a perdu tous ses repères.
— Comme je vous l’ai dit, reprend le flic, la seconde victime trouvée sur la scène de crime à côté d’Alice, et que tout le monde à l’époque a prise pour Ambre — y compris ses parents, à la morgue, quand ils ont regardé un peu trop hâtivement leur supposée deuxième fille hideusement défigurée après avoir, dans un premier temps, formellement identifié la première —, s’appelait, selon toute probabilité, Odile Lepage. Elle était plus ou moins amie avec Alice et ressemblait assez, de complexion comme de couleur de cheveux, aux deux sœurs. Si son visage avait été intact, on se serait aperçu, bien sûr, de la méprise. N’oubliez pas qu’en ce temps-là il n’y avait pas de prélèvements ADN. Et on n’avait aucune raison de relever les empreintes des victimes… Je pense qu’Alice — en l’absence de sa sœur Ambre qui devait être en compagnie d’un homme à ce moment-là — avait demandé à Odile Lepage de l’accompagner au rendez-vous que vous leur aviez fixé, sans doute au prétexte de verser l’argent mensuel du chantage, parce qu’elle ne voulait pas y aller toute seule. Je pense qu’Ambre est arrivée trop tard et les a découvertes mortes toutes les deux sur le lieu du rendez-vous, qu’elle a emporté la croix que sa sœur portait autour du cou en souvenir et qu’elle a ensuite disparu de la circulation parce qu’elle avait peur de vous…
— En souvenir de quoi ? articule Lang d’une voix blanche, comme si ce détail avait une quelconque importance.
— En souvenir de cette nuit fatidique, en souvenir de ce que vous avez fait à sa sœur Alice.
À présent, la stupeur et la douleur se partagent les traits de Lang, un voile de sueur brille sur ses tempes. Servaz voit quelque chose qui ressemble à de la terreur passer au fond de ses yeux.
— En revanche, poursuit-il irrésistiblement, si la deuxième victime n’était pas Ambre Oesterman, l’ADN de votre femme a été analysé et comparé à l’ADN d’Alice conservé sous scellé de justice depuis lors. La science a fait d’énormes progrès depuis 1993, comme vous le savez, et il n’y a pas le moindre doute : c’est bien la sœur d’Alice qui dormait dans votre lit, M. Lang… Il semble bien que vous n’ayez jamais réellement su qui était votre femme, hein ?
On dirait un combat de boxe : saoulé de coups, acculé dans les cordes, l’écrivain vient de prendre une dernière droite et il vacille, les yeux dans le vague, avant d’aller au tapis.
— J’imagine que votre femme a dû produire certains documents le jour de votre mariage… Ce n’est pas très compliqué. Chaque année, des milliers de personnes voient leur identité usurpée dans ce pays. Je connais même le cas d’une femme qui a découvert le jour de son mariage qu’elle était déjà mariée… et divorcée. Il suffit d’un numéro de téléphone, d’une adresse, d’un numéro de Sécurité sociale et d’un extrait d’acte de naissance. Ensuite, on fait une déclaration de perte et on obtient une nouvelle carte d’identité. Tout cela, elle a pu l’obtenir en fouillant dans les affaires de quelqu’un qui ne se méfiait pas — en faisant des ménages par exemple — ou en dérobant un portefeuille ou encore en traînant dans les administrations. En vingt-cinq ans, elle a eu tout le temps de se forger une nouvelle personnalité… Nous avons donc trouvé dans votre maison une pièce à conviction concernant le double meurtre de 1993. Par conséquent, nous allons rouvrir le dossier, annonce Servaz.
Pas encore tout à fait prêt à rendre les armes, le boxeur au bord du knock-out se rebiffe une dernière fois :
— Impossible, plus de vingt ans ont passé : il y a prescription…
Servaz secoue la tête.
— Ah, non, non, il n’y en a pas, désolé, corrige-t-il. J’ai toujours cru à votre culpabilité dans cette affaire, voyez-vous — alors, en 2002 comme en 2012, quelques mois avant la date de prescription, avec l’accord d’un juge, j’ai systématiquement rédigé un nouveau procès-verbal, qui a été rajouté aux autres pièces du dossier. Comme vous le savez, ce genre de démarche remet les compteurs à zéro.
Lang est au tapis, compté par l’arbitre, mais il veut quand même se relever avant le « 10 » fatidique :
— Il n’y a pas de preuve, s’acharne-t-il, ce n’est pas moi qui les ai tuées…
— Sur ce point, je suis d’accord, admet tranquillement le policier. Laissez-moi essayer de vous résumer comment ça a dû se passer… (Il marque une pause, met de l’ordre dans son raisonnement.) Les filles vous faisaient chanter… elles exigeaient toujours plus… votre position devenait intenable et vous avez décidé d’y mettre fin. Vous leur avez fixé un rendez-vous près de la cité U, comme d’autres fois, j’imagine. Mais cette fois, ce n’était pas pour leur verser de l’argent. Cependant, vous ne comptiez pas vous salir les mains, non : vous avez demandé à ce pauvre garçon, à ce malheureux Cédric Dhombres, de le faire à votre place. Je ne sais pas comment vous vous y êtes pris — si vous l’avez fait chanter vous-même à cause des photos, s’il aurait fait n’importe quoi pour l’auteur qu’il vénérait, si vous lui avez offert de l’argent. Cédric Dhombres avait peur de vous : il parlait d’un homme impitoyable, qui « lui ferait du mal »… Vous l’avez menacé, poussé au suicide ? Toujours est-il qu’il les attend dans le petit bois, à la nuit tombée. Il surprend Alice : il attaque par-derrière, comme vous lui avez dit de le faire — la bonne vieille méthode de votre père —, puis il frappe la deuxième qui se retourne, et, là, il s’aperçoit que ce n’est pas la bonne personne, il panique. Que faire ? Le temps presse… Odile Lepage ressemble aux deux sœurs — d’où sa méprise —, mêmes cheveux longs et blonds, même genre de silhouette, même allure générale. Il la frappe donc jusqu’à la défigurer totalement. Avec l’espoir que ni vous ni personne ne vous apercevrez de sa méprise. Ça a marché au-delà de ses espérances, la seule à connaître la vérité, c’était la survivante : Ambre… Il les a revêtues des robes de communiante, conformément à la mise en scène morbide que vous aviez imaginée, a passé les croix autour de leur cou et a décampé. Mais il sait que ça n’est pas Ambre qu’il a tuée, qu’elle court toujours. Alors, il file à sa piaule. Comme personne ne répond, il fracture la porte. Peut-être cherche-t-il à savoir où elle se trouve… Ambre, de son côté, a dû découvrir la scène peu après, elle a récupéré la croix d’Alice — sans doute comme un souvenir macabre de cette nuit-là — et elle s’est évanouie dans la nature. Quand elle a lu dans les journaux que tout le monde la croyait morte elle aussi, elle a dû décider de passer dans la clandestinité : son seul lien avec son existence d’avant, sa sœur, était rompu et elle devait craindre pour sa vie… Et puis, vous avez eu beaucoup de chance : ce pauvre garçon s’est pendu en avouant son crime. Et n’oublions pas ce qu’il a écrit : « J’ai toujours été ton plus grand fan. Je gage qu’à partir d’aujourd’hui j’aurai dans tes pensées la place que je mérite. Ton fan numéro 1, à jamais dévoué… » Sur le moment, ça ressemblait à un geste désespéré de la part d’un fan déséquilibré — mais, en réalité, c’était bien plus que ça. Un cadeau. Une offrande. Un sacrifice. Il devait aussi être mort de trouille à l’idée qu’Ambre allait réapparaître et le dénoncer. Et puis, il avait peur de vous : l’homme impitoyable.
— Et vous allez prouver ça comment ?
Servaz fait mine de ne pas avoir entendu. Il sait que Lang n’a plus guère de munitions, qu’il est à sa merci, qu’il n’a même plus envie de se battre. Il le lit dans ses yeux pleins de douleur et de mélancolie, il l’entend dans sa voix.
— Revenons à votre femme, M. Lang. Elle a été droguée. GHB. On en a trouvé des résidus dans ses cheveux et dans son sang. Je vous souhaite bonne chance, à vous et à votre avocat, pour expliquer qu’il s’agissait d’un cambriolage qui a mal tourné après ça… Votre femme a été droguée, sans doute par vous, pour ralentir ses réflexes, c’est ce que le jury pensera : préméditation.
— Quoi ?
L’espace d’un instant, Servaz a un doute : Lang a l’air sincèrement surpris — il jurerait que sa stupéfaction n’est pas feinte. Nom de Dieu, il ne savait pas pour la drogue… Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Il y a quelque chose qui lui échappe.
— Ou alors, poursuit-il néanmoins, il y a une autre hypothèse : peut-être qu’elle ne voulait pas que vous sachiez ce qu’elle prenait pour supporter de se coucher chaque nuit avec un monstre…
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, affirme Lang, et, encore une fois, Servaz a l’étrange sentiment que, sur ce point, il est absolument sincère.
Est-ce qu’un élément capital lui a échappé ? A-t-il mis une pièce du puzzle au mauvais endroit ? Il n’en déroule pas moins sa démonstration.
— On s’est renseignés, le type qui vous coache à la salle de gym où vous avez vos habitudes vous a vu trois fois plus que d’habitude ces derniers temps. « Le genre de changement qu’on observe normalement le 1er janvier », il a même dit. Vous vous attendiez à être mis en garde à vue… Vous vous êtes préparé physiquement et psychologiquement. Mais comment, dites-moi, peut-on se préparer à une garde à vue avant que le crime ait lieu sinon en étant soi-même le criminel ?
Servaz laisse à Lang le temps de ruminer ça. Quelque chose dans l’attitude de l’écrivain, et dans l’ombre qui voile à présent son regard, lui laisse à penser qu’il a gagné, que l’autre est vaincu.
— Revenons à… Ambre-Amalia. Au cimetière, il n’y avait que trois couronnes : Amalia ne fréquentait pas beaucoup de monde, pas vrai ? C’était une vraie casanière… Lola Szwarzc m’a dit que votre femme, quand vous lui rendiez visite dans ce squat, au tout début, savait exactement ce qu’elle voulait. Et que ce qu’elle voulait, c’était vous…
Pas de réponse, cette fois.
— En me racontant l’histoire de votre rencontre, vous m’avez dit que vous pensiez avoir trouvé l’âme sœur en découvrant les photos d’Amalia dans cette galerie. Pas étonnant : elle a tout fait pour que vous ayez cette sensation… Ces photos n’existaient que dans un seul but : vous mettre le grappin dessus. Et quand vous l’avez vue, vous êtes tombé sous son charme, comme vous étiez tombé sous celui d’Ambre vingt ans plus tôt. Et vous avez éprouvé cette impression de « déjà vu ». Comme vous l’avez dit vous-même : il y avait quelque chose chez elle de si familier, qui éveillait en vous des émotions très anciennes. Normal, puisque — si Amalia avait bien changé après toutes ces années d’errance et de galère — elle n’en restait pas moins la même personne.
Et puis, l’estocade :
— Quel effet ça fait d’avoir dormi pendant cinq ans auprès d’une femme que vous aviez violée et qui vous haïssait sans doute de toutes ses forces ?
— Je l’aimais…
La phrase a jailli spontanément, au bout d’un long silence — comme une confession, un aveu.
Servaz hésite à prononcer la phrase suivante, mais il n’est pas là pour jouer les bons Samaritains.
— Jusqu’à la tuer ?
Regard désespéré de Lang. La réponse laisse Servaz sans voix :
— C’est elle qui me l’a demandé.
— Ce n’est pas un meurtre, c’est un suicide assisté — de l’euthanasie active.
L’émotion dans sa voix. Servaz le fixe, abasourdi. C’est quoi, cette stratégie ? Est-ce qu’il compte vraiment s’en tirer comme ça ? Sa dernière cartouche ? Puis le flic repense au sentiment qu’il a éprouvé juste avant : celui que Lang ne savait pas qu’Ambre-Amalia avait été droguée. Quelque chose lui échappe.
— Quoi ? coasse-t-il.
Lang lui lance un regard contrit, infiniment triste.
— Oui, je l’ai assommée. Oui, j’ai fait en sorte que les serpents la mordent pendant qu’elle était inconsciente, je les ai approchés d’elle un par un, à l’aide d’une pince… Chez eux, la morsure est un réflexe de défense, en cas de danger ou de peur…
S’ensuit un silence sinistre. Servaz a bien conscience que l’écrivain vient d’avouer l’assassinat — là, devant la caméra — mais il se demande où Lang veut l’emmener.
— Un… un suicide assisté ? répète-t-il, incrédule. Comment ça ?
Les yeux de Lang flambent un instant, puis s’éteignent.
— Ma femme était malade, capitaine. Très malade… Maladie de Charcot, ça vous parle ? Une maladie dégénérative presque toujours mortelle d’origine inconnue, qui provoque la paralysie de toutes les fonctions — y compris cérébrales et respiratoires — et le décès en moins de trois ans en moyenne dans des conditions extrêmement pénibles.
Sa voix s’est cassée — navrée, assombrie —, comme s’il en était personnellement responsable.
— La plupart du temps, la maladie apparaît par hasard, sans qu’il y ait eu de facteurs déclenchants, chez des sujets ayant le plus souvent entre quarante et soixante ans. Elle n’est pas non plus due à l’hérédité. En fait, on ne sait pas grand-chose de cette saloperie… Elle commence par une paralysie progressive : au bout des doigts ou de la langue, puis se répand peu à peu… À ce jour, il n’existe aucun traitement.
Il y a sur ses traits les stigmates d’un chagrin inconsolable.
— Vous n’imaginez pas ce qu’ont été ces derniers mois, capitaine. Vous n’avez pas idée… Personne ne le peut sans l’avoir vécu.
Il passe une main dans ses cheveux, de son front à sa nuque, lentement — et sa bouche se tord en un rictus. L’écrivain lui parle ensuite de la rapide dégénérescence d’Amalia (il n’a pas la force de l’appeler Ambre, ou bien il veut ne se souvenir que d’Amalia : la femme aimante et aimée), de ses problèmes de plus en plus importants de mémoire, de sa perte de poids, de ses crises de larmes. Servaz pense alors à la maigreur du corps d’Amalia Lang, à ses traits fatigués, à son estomac trop petit, selon la légiste, à sa diète, selon Lola.
L’écrivain est au bord des larmes.
— Les derniers temps, même son élocution en était affectée… Les mots sortaient de sa bouche tronqués, amputés ou déformés. Parfois, ils ne sortaient pas du tout… Il y en avait un qui manquait au beau milieu d’une phrase, et ça la mettait en rage…
Il prend une profonde inspiration.
— Elle n’avait plus de forces… elle se traînait… on aurait dit le fantôme de la femme que j’avais connue… Mais elle refusait l’hospitalisation.
Seigneur, se dit Servaz. Si ce type dit vrai, c’est le plus grand acte d’amour qu’un homme puisse accomplir.
Mais il n’oublie pas pour autant Alice et Odile.
— Alors oui, peut-être que j’étais amoureux de Zoé Fromenger… Mais mon amour platonique pour ma femme n’a jamais cessé d’exister, capitaine. Il était plus fort que tout. Je l’ai aimée jusqu’à son dernier souffle, je l’aime encore aujourd’hui. Et ça m’est égal si, de son côté, elle ne m’a jamais aimé, si elle m’a menti, trompé, abusé… si son amour n’était qu’un mensonge.
Servaz n’en croit pas ses oreilles : ce type est en train de parler de la femme qu’il a violée quand elle avait dix-sept ans, dont il a tué la sœur, et il se pose en victime, bon sang ! Et pourtant, il y a quelque chose de désespérément sincère chez Erik Lang, en cet instant précis.
— Cette femme, je l’ai aimée au-delà de tout, capitaine. Je voulais vieillir avec elle, je voulais mourir dans ses bras, un jour… Elle avait des projets, des rêves pour deux. Une vision. Elle me donnait de la force, de la joie. Chaque jour avec elle était une fête — avant la maladie…
— Quand sont apparus les premiers symptômes ?
— Il y a deux ans et demi.
Une fièvre anime de nouveau son regard.
— C’est elle qui m’a demandé de le faire pour lui épargner une mort dans d’atroces souffrances, poursuit-il. Car elle n’avait pas le courage de se suicider — et surtout elle ne voulait pas savoir à quel moment sa mort surviendrait : elle ne voulait pas voir la mort venir, vous comprenez ?
Ombre pathétique de lui-même, Lang grimace.
— Bien entendu, au début, j’ai protesté, j’ai refusé, je lui ai dit qu’il n’en était pas question. Non pas que j’aie eu peur de la prison. Mais je ne voulais pas la tuer. C’était hors de question. Je ne voulais pas être hanté par cette image pour le restant de mes jours…
Ses mains volettent un instant, comme deux oiseaux en cage.
— Mais elle est revenue à la charge… Sans cesse elle me suppliait, elle pleurait ; elle s’est même mise à genoux, une fois. Tous les jours elle me harcelait, elle appuyait sur la corde sensible, elle me répétait : « Tu ne m’aimes pas. » Et son état empirait de jour en jour. Alors, j’ai fini par céder… Mais je ne pouvais pas la tuer de mes mains, c’était impossible, je n’en avais pas la force. Et je ne voulais pas qu’elle souffre, je voulais être sûr que sa mort serait rapide et indolore. C’est pourquoi j’ai pensé aux serpents… En l’assommant et en lui inoculant les venins des reptiles les plus dangereux du monde, elle serait morte en quelques secondes, je me suis dit…
Il s’est tassé sur son siège. Il a terminé. Il a l’air soulagé d’avoir vidé son sac et son regard incertain fixe un point au-dessus de l’épaule gauche de Servaz.
— Et vous l’avez droguée pour diminuer ses réflexes, ajoute celui-ci.
De nouveau, Lang semble surpris.
— Non, la drogue, je vous l’ai dit : ce n’est pas moi.
Servaz tique.
— Vous pouvez prouver tout ça ? demande-t-il. La maladie, je veux dire… Je peux faire exhumer le cadavre, requérir des examens complémentaires. Mais j’aimerais mieux éviter d’en arriver là.
Lang hésite.
— La seule personne en dehors de moi à qui elle s’était ouverte de sa maladie, c’était son amie Lola, celle du squat : c’est ce qu’elle m’a dit.
Servaz le toise froidement.
— Non. Je suis désolé, mais elle n’a rien dit à Isabelle Lestrade…
— Qui ça ?
— C’est le vrai nom de Lola… Elle ne lui a rien dit de sa maladie… Elle a déclaré au contraire qu’elle suivait un régime.
Lang semble atterré, il tombe des nues.
— Le Dr Belhadj ! tonne-t-il soudain. Au CHU de Toulouse ! C’est un spécialiste de la sclérose latérale amyotrophique — c’est l’autre nom de la maladie. Elle le voyait une fois par semaine et même deux ces derniers temps. Lui pourra vous le confirmer…
Servaz hoche la tête en contemplant le visage ravagé de l’écrivain. Un doute affreux lui est venu. Il se lève.
— Très bien. Je reviens tout de suite.
Il sort.
Il a appelé le CHU. À force de patience et après avoir été baladé d’un service à l’autre, il a fini par obtenir une personne qui lui a expliqué que le CHU de Toulouse est bien reconnu comme centre de référence pour huit maladies rares, mais que la maladie de Charcot n’en fait pas partie. Selon cette même personne, il existe bien, toutefois, au sein du CHU, un centre de ressources sur la SLA, la sclérose latérale amyotrophique, lui-même rattaché à l’unité d’exploitation neurophysiologique du département de neurologie de l’hôpital. Il a quand même demandé à la personne au bout du fil si elle connaissait le Dr Belhadj. Non, elle ne connaissait pas, mais elle a précisé qu’il ne fallait pas en tirer de conclusion : il y a beaucoup trop de médecins ici pour les connaître tous. Et l’a invité à appeler le département de neurologie, pôle neurosciences.
Il a demandé si on pouvait le lui passer. Ce qu’on a fait aussitôt.
Au département de neurologie, on lui a demandé ce qu’il voulait, puis on l’a mis en attente pendant un bon quart d’heure en lui balançant dans l’oreille une musique qu’il ne connaît pas mais que Mozart aurait pu jouer avec les pieds. Au bout de quinze minutes, une nouvelle voix le tire de sa transe :
— Qu’est-ce que vous cherchez exactement ?
Il explique.
— Vous avez un fax ? Je vais vous envoyer la liste des praticiens. Si votre Dr Belhadj travaille sur la SLA, il est forcément dedans.
Il a. Il donne le numéro, en conclut que la personne au bout du fil n’a jamais entendu parler du Dr Belhadj. Quand la liste arrive, il constate qu’elle fait plusieurs pages. Il n’aurait jamais pensé qu’il y avait autant de spécialistes au service neurologie. Il compte : douze pour la neurologie vasculaire, neuf pour la neurologie cognitive, l’épilepsie, le sommeil et les mouvements anormaux, huit pour la neurologie inflammatoire et la neuro-oncologie, douze pour les explorations neurophysiologiques, cinquante-huit, pas moins, pour les consultations spécialisées dans les disciplines précédentes…
Et, là-dedans, pas le moindre Dr Belhadj.
Il marche vers son bureau. Lang lui a menti. Il a essayé un dernier coup tordu. Il devait bien se douter, pourtant, qu’ils vérifieraient. Quel est le but de cette dernière manœuvre ? Gagner du temps ? Ça n’a pas de sens. Il pense à Amalia droguée. Et, tout à coup, il entrevoit une autre réalité — une terrible réalité.
Il a encore un coup de fil à passer…
— Elle se rendait comment à l’hôpital ? demande-t-il un quart d’heure plus tard.
— Avec sa voiture au début. En taxi dernièrement.
— Vous l’accompagniez ?
— Non. Elle refusait que je l’accompagne à l’hôpital, que je la voie là-bas.
— Ce Dr Belhadj, vous l’avez déjà rencontré ?
Lang lui jette un regard prudent.
— Une seule fois, je l’ai aperçu. J’avais insisté pour venir avec elle, cette fois-là… Elle me l’a montré du doigt, dans le hall du CHU, puis elle m’a demandé de l’attendre dans la voiture et elle s’est dirigée vers lui.
— Vous l’avez vue lui parler ?
— Non.
Servaz le contemple. À son tour, il grimace.
— Je suis désolé, dit-il. Mais je crois que votre femme vous a piégé…
— Comment ça ?
— Ambre… Amalia vous a poussé à la tuer très certainement dans le dessein de vous faire condamner indirectement pour deux autres de vos crimes demeurés impunis : son viol et le meurtre de sa sœur Alice. Elle s’est droguée elle-même pour être sûre que la police écarterait la thèse du cambriolage qui a mal tourné et pour attirer les soupçons sur vous. Elle a laissé la croix dans son tiroir pour que soit rouverte par la même occasion l’enquête de 1993…
Il pose les mains à plat sur son bureau.
— Elle a dû suivre un régime sévère pour maigrir ainsi, peut-être aussi qu’elle se faisait vomir… Quant à ses problèmes d’élocution : elle les simulait quand elle était avec vous : à la maison. Une sacrée performance, je dois dire… Dès qu’elle était à l’extérieur, ses symptômes disparaissaient. Même chose pour ses trous de mémoire. Je viens d’avoir Lola Szwarzc au téléphone, elle est formelle : Ambre… Amalia ne présentait aucun des symptômes que vous m’avez décrits.
Lang ne réagit pas. Son teint a viré au gris et Servaz a peur qu’il ne fasse un malaise.
— Il n’y a pas non plus de Dr Belhadj au CHU de Toulouse. Ni ailleurs. Par conséquent, il n’existe aucune preuve de ce que vous avancez, et le jury conclura certainement à l’assassinat avec préméditation : à cause de la drogue. Passible de la réclusion criminelle à perpétuité.
Il encaisse, les yeux rouges, larmoyants.
— Mais vous, vous me croyez !
Servaz hausse les épaules, fataliste. Au plus profond de lui se lève une vague de triomphe perverse.
— À ce stade, ça n’a plus guère d’importance, Lang. Les faits sont tous contre vous — et ma petite hypothèse apparaîtra pour ce qu’elle est : une théorie improbable, que rien ne vient étayer…
— Mais la comparaison ADN prouve que… qu’Amalia était… Ambre… vous l’avez dit vous-même.
— Et après ?
— Ils… Le jury… se posera forcément la question…
— Et… ? Tout ce qu’ils verront, c’est que vous avez assassiné la femme que vous pensiez avoir tuée en 93. Et cela aggravera votre cas. Comment croire quelqu’un qui était déjà un assassin vingt-cinq ans auparavant ? En outre, j’ai coupé la caméra quand je suis sorti du bureau, tout à l’heure… Après que vous avez avoué le meurtre de votre femme. Rien de ce qui s’est dit ensuite n’a été enregistré…
Il est temps de conclure. Chacun de ses mots est un clou de plus dans le cercueil.
— La femme pour laquelle vous allez finir votre vie en prison, celle pour qui vous vous êtes sacrifié ne vous a jamais aimé : elle vous haïssait de toutes ses forces au contraire. Votre grande histoire d’amour n’était en réalité qu’un mensonge.
Servaz regarde l’heure. Il appelle Espérandieu.
— Redescends-le en bas, dit-il. Demain matin, on appelle le juge.
— On prolonge la garde à vue ?
Il montre la caméra.
— Pas la peine. Il est cuit. Tout est là-dedans…
Vincent invite alors l’écrivain à se lever, lui passe les pinces. À son tour, Servaz se lève — et Lang et lui se défient une dernière fois du regard, leurs yeux connectés, unis par un même dénouement : la victoire d’un côté, la déroute de l’autre. Un léger sourire s’épanouit sur les lèvres du romancier.
Un sourire triste. Infiniment triste.
— Je peux vous demander une faveur, capitaine ? Il y a un manuscrit inachevé sur mon ordinateur. Vous pourriez l’imprimer ? J’aimerais le récupérer… (Il soupire.) Vous croyez que je pourrai écrire en prison ?
Comme chaque fois, il a rangé son bureau, il a mis de l’ordre. Il a préparé les formulaires, le rapport pour le juge qu’il enverra demain, sauvegardé l’enregistrement vidéo… Il a la satisfaction du travail bien fait, de la belle ouvrage : une porte refermée définitivement — enfin — au bout de vingt-cinq ans. Et pourtant, cette victoire lui laisse un goût singulier.
Il y a vingt-cinq ans, Lang a commis le plus abject des crimes et il a ensuite tué, indirectement, trois personnes — si on inclut le suicide de Cédric Dhombres. Et, cependant, la vengeance d’Amalia ne lui paraît pas moins abjecte : ce mensonge hideux de l’amour… Car il croit Lang quand il dit avoir agi par amour.
La justice doit-elle être rendue à n’importe quel prix ? Qui est-il pour répondre à pareille question ? Personne… Il attrape sa veste, referme la porte derrière lui.
Comme la nuit est tombée — un dimanche qui plus est —, le couloir est désert, obscur, silencieux. Il se dirige quand même, à tout hasard, vers le bureau devant lequel il est passé plus tôt dans la journée, celui où il a entendu prononcer le mot aviron. Par la porte entrouverte, une bande de lumière se faufile et se répand dans la pénombre du couloir. Il entend un froissement de papier à l’intérieur, suivi d’un tiroir qu’on referme. Le collègue se retourne vers lui quand il se glisse dans la pièce. Comme lui, il range ses papiers, s’apprête à partir. Une unique lampe brille encore.
— Salut, dit Servaz.
L’autre lui lance un regard prudent. Il n’y a aucun atome crochu entre eux. Simonet est un type de la vieille école, obtus, réfractaire au changement, et surtout un peu trop dilettante au goût de Servaz.
— Salut…
— C’était quoi cette histoire de club d’aviron, tout à l’heure ? demande-t-il tout à trac.
— Pourquoi tu veux le savoir ?
— Simple curiosité.
De nouveau, le regard circonspect. Simonet n’est pas dupe, mais il est pressé de partir, de rentrer chez lui. Il n’a pas envie de discuter.
— Il y a plusieurs filles qui se sont plaintes que le patron du club rentre dans les douches à l’improviste pour les mater. Encore un de ces délires nés de l’affaire Weinstein, ajoute-t-il d’un ton méprisant et amer.
Servaz a tressailli.
— Il s’appelle comment ?
Le regard du collègue s’affûte. Il soupèse ce qu’il va lâcher et surtout ce qu’il peut obtenir en échange. Marchandage ordinaire de flics.
— François-Régis Bercot. Pourquoi ? Ça te dit quelque chose ?
— Rien du tout.
Simonet secoue lentement la tête.
— Servaz, aboie-t-il, arrête de me prendre pour un con !
— Une vieille histoire… il y a vingt-cinq ans, plaide Martin. Laisse tomber. Ça n’a aucun rapport.
— Il y a vingt-cinq ans ? Sérieux ? le raille Simonet. Nom de Dieu, Servaz ! T’as vraiment du temps à perre, putain ! Tu crois pas qu’on a autre chose à foutre que remuer la poussière ?
Toi sûrement, pense-t-il. Il a déjà tourné les talons. Simonet a raison. Rien qu’une coïncidence. Il y en a dans toutes les enquêtes criminelles : des petits détails qui semblent conduire quelque part et qui ne sont que des branches mortes, sans rapport avec l’affaire. C’est ce genre de coïncidence qui donne du grain à moudre aux sceptiques incorrigibles, aux amateurs de théories du complot, à tous ceux qui aiment refaire l’Histoire et croient que la vérité est ailleurs.
Il ressort dans le couloir. Un téléphone sonne quelque part, derrière une porte. Ça vient de son bureau… Il marche rapidement, ouvre la porte, le volume de la sonnerie augmente. Il décroche.
— Quelqu’un veut vous parler, dit la personne de service dominical au standard.
— Je n’ai pas le temps, dites…
— Il dit qu’il est un fan et qu’il veut vous parler de Gustav… Il a insisté.
— Quoi ?
— Je n’ai pas très bien compris, il dit qu’il est un fan et qu’il…
— J’ai compris ! Passez-le-moi !
Il a le cœur dans la gorge, le sang qui cogne aux tempes.
— Allô !
— Tu veux revoir Gustave, enculé de flic ? Libère Erik Lang et tu le reverras. Sinon… Je te donne une heure pour réfléchir. C’est moi qui te rappelle…
Déclic. Il l’a reconnue.
La voix éraillée, un peu trop aiguë, de quelqu’un qui communique peu : la voix de Rémy Mandel.
Il fonce à travers les rues, gare sa voiture en bas de chez lui sur un emplacement réservé, bondit hors du véhicule et traverse le trottoir en courant. Dans l’ascenseur minuscule et grillagé, il donne des coups de poing contre la cloison.
— Plus vite !
Il a crié. Il se fout qu’on l’entende. Quand la cabine s’immobilise, il repousse violemment la grille, jaillit sur le palier. Il sonne, tourne la poignée de cuivre. La porte n’est pas verrouillée. Il se rue à l’intérieur. Appelle. Fait irruption dans le salon, voit le visage ahuri de la baby-sitter.
— Où il est ?!
Il a hurlé. Elle prend peur. Elle écarquille les yeux.
— Gustav ? Il est parti avec votre collègue…
Il l’attrape par les épaules, la secoue. Leurs deux visages très proches. Il postillonne.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Lâchez-moi ! Il a dit que vous lui avez demandé d’emmener Gustav chez le médecin et qu’il le ramène dans une heure, que vous n’aviez pas le temps avec votre enquête.
— Et tu l’as cru, pauvre idiote ? On est dimanche !
— Vous êtes malade ! Je vous interdis de…
— Il ressemblait à quoi ?
— Grand, cheveux blancs, yeux bleus ! Je comprends rien ! Qu’est-ce qui se passe, merde ?
Il est déjà reparti. Mandel lui a dit qu’il rappellerait dans une heure sur son téléphone fixe du SRPJ. Il dévale l’escalier, fait irruption sur la place Victor-Hugo — où il bouscule un hipster barbu qui proteste quand son panier à course se répand sur le trottoir — des oranges et des pommes, bio certainement, qui roulent dans le caniveau —, se met au volant et redémarre dans un hurlement de gomme, sous le regard éberlué du hipster, repart vers le boulevard de l’Embouchure.
— Je veux parler à Gustav ! dit-il dans le téléphone.
— On n’est pas dans un film, rétorque la voix de Mandel. Vous allez faire exactement ce que je vous dis.
Servaz ne dit rien.
— Vous allez libérer Lang.
— Je ne peux pas faire ça…
— Un mot de plus et je lui coupe un doigt, c’est clair ?
Servaz se tait.
— Démerdez-vous pour le libérer, ensuite vous prenez la direction d’Albi. D’ici une heure, vous recevrez de nouvelles instructions. Je vous conseille vivement d’être en route à ce moment-là. Filez-moi votre numéro de portable. Et pas d’embrouille : Lang, vous et moi — personne d’autre. Ne perdez pas de vue que j’ai Gustav avec moi.
Je ne perds pas de vue que je vais t’arracher la tête, pense-t-il. Mais la peur est plus forte que la rage, en cet instant.
Le garde, en bas, le considère d’un air ahuri :
— À cette heure-ci ?
— Une urgence, répond-il. Le juge veut lui parler. Il y a des éléments nouveaux. Bon, alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
— On y va, on y va… pas la peine de s’énerver. Mais avant, il faut me signer une décharge.
— Pas de problème.
Il signe.
Lang est allongé sur le banc de sa cellule, les yeux fermés, mais il les rouvre instantanément quand ils déverrouillent la porte. Ils glissent du garde à Servaz, surpris. Il n’a aucun moyen de savoir l’heure qu’il est — et il doit se demander si c’est déjà le matin, s’il a dormi d’une seule traite toute la nuit.
— Levez-vous, dit le flic.
Puis il lui passe les menottes, le pousse doucement à l’extérieur, l’entraîne vers l’ascenseur sous les regards perplexes et convergeant comme les rayons d’une lentille en provenance du bocal. Au lieu de le remonter au deuxième, il a appuyé sur le bouton du rez-de-chaussée.
Quand il émerge dans le hall d’accueil et tourne à gauche en direction de la cour intérieure, les deux plantons le contemplent de derrière leur comptoir. Lang aperçoit la nuit derrière les vitres, son regard tombe sur une horloge.
— Où on va ? demande-t-il, désorienté. Putain, c’est quoi ce bordel ?
Une fois dans la cour, Servaz le conduit vers l’endroit où il a garé sa voiture. Il aurait pu la rejoindre directement depuis les cellules de garde à vue — il y a une porte qui donne accès au parking souterrain à partir des « geôles » — mais cela aurait par trop attiré l’attention. La lune brille au-dessus des façades austères du commissariat, elle se reflète dans ses vitres noires. Il ouvre la portière côté passager, pousse Lang à l’intérieur.
— Où on va ? répète celui-ci.
— La ferme.
Deux minutes plus tard, ils roulent sur le boulevard en direction de l’est, longeant le canal sombre, les façades des immeubles aux fenêtres illuminées, puis tournent dans l’avenue de Lyon avant de gagner la rocade nord par la route d’Albi.
Pendant un moment, Lang ne dit rien. Il semble effrayé. Quand ils atteignent le périphérique, cependant, et se glissent dans le flot des phares, quittant l’agglomération, il se manifeste :
— Vous allez me dire où on va à la fin ?
Servaz ne répond pas. Il a glissé son arme dans son étui en Cordura et il sent sa présence tout contre lui, sous sa veste en cuir, tandis qu’il conduit. Il a posé son téléphone portable sur le tableau de bord. Ils sont en train de franchir la barrière de péage sur l’A68, l’autoroute qui serpente comme une rivière entre les collines du nord-est, en direction de Gaillac et d’Albi, quand l’écran s’illumine soudain, aussitôt suivi par une sonnerie qui ressemble au grelot d’un vieux téléphone.
— Il est dans la voiture ? demande Rémy Mandel.
— Oui.
— Passez-le-moi.
Servaz tend le téléphone à Lang, qui le prend avec ses mains menottées.
— Allô ?
Un silence.
— Oui, c’est moi… Qui… Qui êtes-vous ? Mandel, c’est vous ? Nom de Dieu, qu’est-ce qui vous prend ?
Servaz quitte le ruban de l’autoroute des yeux pour scruter le profil de l’écrivain dans le faible halo du tableau de bord. Il a l’air tendu, nerveux. Il écoute sans broncher.
— Je ne comprends pas, dit-il après un moment. Que voulez-vous ? (Le romancier a parlé d’une voix incrédule, déroutée. Il écoute ce que le fan lui dit.) Attendez… je ne sais pas ce que vous voulez, mais je… je refuse de m’enfuir… Non : je ne veux pas, je vous dis… Vous êtes fou, Mandel… je… je ne m’enfuirai pas, vous entendez ? (Il écoute encore, et Servaz perçoit le grésillement de la voix de Mandel de plus en plus forte dans le téléphone.) N’insistez pas, Mandel, je refuse de faire ça ! Vous devez libérer ce gosse ! (Nouveau grésillement dans l’appareil, puis l’écrivain se tourne vers lui et le lui tend.) Il veut vous parler…
— J’écoute, dit Servaz.
La voix dans l’appareil est pleine de colère :
— Ramenez cet abruti avec vous !
— Vous l’avez entendu : il vous a dit qu’il ne voulait pas s’enfuir. Relâchez mon gosse, Mandel.
— Fermez-la et faites ce que je vous dis ! Sortez à Lavaur ! Ensuite prenez la D12 ! Le téléphone risque de ne pas passer là-bas, alors je vais vous donner mes instructions tout de suite. Un bon conseil : ne dites à personne où vous allez…
Quand il repose le téléphone, il découvre que Lang l’observe attentivement.
— Pourquoi vous faites ça ? demande l’écrivain.
— Il a mon fils…
Ça ne semble pas rassurer l’écrivain pour autant, bien au contraire.
— Ce type est cinglé, vous le savez ?
— Merci, je ne crois pas que quelqu’un de normal se comporterait de la sorte.
— Qu’allez-vous faire ?
— Pour l’instant, ce qu’il me dit.
— Je ne veux pas être mêlé à ça.
— Vous l’êtes déjà…
— J’exige d’être ramené en cellule…
— Je vous ai dit de la fermer…
— Vous… Vous n’avez pas le droit de me contraindre à vous suivre… Mon avocat vous fera virer de la police, vous allez vous retrouver au chômage et sans droits à la retraite…
— Encore une remarque de ce genre et je vous tire une balle dans le genou, Lang.
L’écrivain se le tient pour dit.
La lune brille sur les collines, lesquelles se découpent en ombres chinoises sur la nuit claire, coiffées de chevelures d’arbres ; des nappes de brouillard stagnent dans les creux, à l’orée des bois, et, quand ils plongent dedans, la clarté des phares se change en une lueur d’incendie. L’autoroute a cédé la place à un paysage totalement obscur depuis qu’ils ont quitté Lavaur, les seules lumières étant celles de fermes isolées.
Servaz se demande comment on peut vivre dans un endroit pareil, dans ce silence et cette nuit si profonde que le temps semble s’y arrêter jusqu’au lendemain. L’hiver, cette obscurité a quelque chose de terrible.
Le cœur serré, les mains crispées sur le volant, il suit les instructions de Mandel. Il ne cesse de penser à Gustav. Où se trouve son fils en ce moment ? Est-il attaché ? Bâillonné ? A-t-il peur ? Est-il bien traité ? Il le revoit dans cette chambre d’hôpital autrichienne après l’opération. Comme il avait peur pour lui alors. Comme il craignait pour sa vie. La même peur qui l’a envahi et qui lui tord l’estomac à cet instant.
Cela fait un moment que Lang n’a plus prononcé une parole. À quoi pense-t-il ? Cherche-t-il une issue ? Si Servaz ralentit, va-t-il sauter de la voiture et filer ? Il a toujours sa ceinture bouclée.
Ils franchissent une colline, basculent de l’autre côté et là, au bas de la pente, Servaz manque louper l’entrée du chemin, aussi étroite qu’un tunnel qui s’enfonce à travers les bois, avec la croix en pierre étouffée par le lierre en guise de repère, comme prévu.
Il écrase la pédale de frein, vire et s’engage sur les ornières, entre deux murailles d’arbres.
— C’est ici ? demande Lang d’une voix chevrotante.
Il ne répond pas. Le faisceau des phares bondit vers le haut et vers le bas, illuminant tantôt les troncs, tantôt la voûte de branches, en fonction des cahots.
— C’est quoi, cet endroit ? dit Lang — et Servaz entend la peur dans sa voix. Vous êtes en train de faire une énorme connerie, capitaine.
— Profitez-en. Ça devrait vous donner des idées pour votre prochain bouquin. Et maintenant, je ne veux plus un mot, vous entendez ? Fermez-la, Lang. Je ne plaisante pas…
Je suis libre. Il a tué en moi la ferveur. L’amour que je croyais indéfectible, la fidélité, l’adoration. Il a éteint la flamme. À présent, je vais apprendre à le détester.
Quelle déception de l’entendre rejeter mon offre, mon sacrifice au téléphone. Quel lâche, quel traître, quel foutu hypocrite. Et surtout me traiter de fou. Est-ce qu’il me prend pour Mark David Chapman, Ricardo Lopez ou John Warnock Hinckley ? Je ne suis pas fou. La folie, c’est autre chose. Il m’a appelé par mon nom — plus de Rémy, comme sur les dédicaces… Après tout ce que j’ai fait pour lui, il n’a donc rien compris… Être fan, ce n’est pas simplement aimer quelqu’un, son œuvre, ce qu’il représente, sa personne, l’admirer, vouloir lui ressembler. Non, c’est bien plus que cela…
J’étais heureux quand il triomphait, triste quand il échouait. Ses succès et ses échecs étaient les miens. Je guettais avec vénération la sortie de chaque nouveau livre, le lisais et le relisais, je suivais avec la même dévotion chacun de ses pas dans le monde, j’étais un spécialiste, un expert, le gardien du Temple, je collectionnais les articles, les dédicaces, les photos… Il était mon modèle, mon héros. Il m’aidait à traverser le désert de ma non-existence. J’ai investi en lui tout mon amour, toute mon énergie, tout mon temps, tous mes rêves. J’ai fait de lui mon ami, mon confident, mon grand frère, mon idéal… J’ai cru que nous étions intimes, qu’il y avait entre nous quelque chose de spécial, de sacré.
Mais je viens d’ouvrir les yeux : il est lui et je suis moi — et il ne peut rien m’apporter personnellement. Je lui ai sacrifié ma vie, mais lui : que m’a-t-il donné en échange ? Je n’étais pas moi-même. J’étais un atome, une particule au milieu d’une foule d’autres comme moi, une masse anonyme de fans — ah, les fans… J’aurais dû voir la vérité bien plus tôt : les personnes comme lui ne sont fans de personne. Elles n’aiment qu’elles-mêmes, elles sont trop pénétrées de leur propre importance, trop occupées par leur propre gloire, leur propre vie pour s’intéresser à celle des autres. Nous, les fans, notre amour est à sens unique, il ne sera jamais payé de retour. Les gens comme lui prennent notre adoration, notre amour comme si cela leur était dû. Mais ils se fichent pas mal de nos petites vies…
Et tout cet amour pour lui, ça m’a rétréci… Tout cet amour inconditionnel gaspillé en vain, que j’aurais pu donner ailleurs… À mes parents, à mes amis, à une femme, à des enfants… Je regarde le ciel, les millions d’étoiles. Elles étaient là bien avant que je naisse, elles seront là bien après ma mort. Et je comprends à quel point c’était absurde, dérisoire.
Mais c’est l’heure d’un tout dernier rituel de vénération, d’un tout dernier sacrifice.
Une dernière fois, je vais faire quelque chose pour toi : je vais faire de toi une légende, qu’on n’oubliera jamais.
Et quand on se souviendra de toi, on se souviendra de moi. Tu me dois bien ça…
La grange est plongée dans l’obscurité, aussi inerte et noire qu’un morceau de charbon, lorsqu’ils émergent dans la clairière. Aucun signe de vie et pourtant la voiture de Mandel — la Seat Ibiza — est bien là, garée tous feux éteints.
Servaz décrit une courbe ample et vient se ranger à côté.
Ses pleins phares fouettent un instant la façade de pierre du corps de ferme en ruine, qui forme un L avec la grange en bois aussi haute et vaste que le bâtiment principal. Il y a beau temps qu’il n’y a plus de carreaux aux fenêtres — ni même de portes ou de volets —, mais des carcasses rouillées d’engins agricoles, une herse rotative et une remorque à ridelles dorment encore dans la cour, tels des animaux assoupis.
— Putain, dit Lang dans un souffle, expirant tout l’air contenu dans ses poumons.
La nuit, ces bâtiments abandonnés et entourés d’arbres ont un aspect encore plus sinistre, encore plus hanté, que celui qu’ils doivent avoir en plein jour. Haute et massive, la grange projette son ombre lugubre sur la terre battue de la cour et sur le bâtiment voisin.
Servaz coupe le moteur. Descend. Prête l’oreille.
Aucun bruit à part le vent léger qui fait frissonner les arbres. Le flic fait le tour du véhicule, ouvre la portière passager et tire l’écrivain dehors sans un mot.
— Faites pas le con, Servaz, gémit celui-ci, alors que le flic le pousse vers la grange, en le tenant fermement par le bras.
Les étoiles clignotent au-dessus des cimes mouvantes de la forêt, tandis qu’ils marchent vers la grange. La peur que fait naître chez Lang ce décor se sent à la résistance qu’il offre, plus grande à chaque pas, et Servaz le lâche, sort son arme, fait monter une balle dans le canon et pointe celui-ci vers le romancier, montrant la double porte béante.
— Allons-y. On entre.
Lang le regarde. La lune éclaire son visage. Il a peur.
— Non.
Il a répondu fermement. Il croit sans doute que le flic ne mettra pas ses menaces à exécution. La crosse de l’arme s’abat sans prévenir sur sa bouche, aussi rapide que la morsure d’un serpent, et un craquement se fait entendre, en même temps que Lang pousse un cri.
— Entre…
L’écrivain se plie en deux et crache du sang dans la poussière. Il touche avec précaution ses dents brisées, lève la tête et jette un regard terrifié à Servaz, qui braque à présent sur lui le faisceau aveuglant de sa torche.
— ENTRE !
À contrecœur Lang avance. Servaz le suit. Il devine dans le dos un peu courbé de l’homme, dans son cou rentré dans les épaules sa terreur, sa résignation, son incrédulité. Son pied droit piétine quelque chose, quelque chose de plat et de mou, et il abaisse un instant le faisceau de la lampe vers la pointe de ses chaussures.
Il a marché sur un livre…
Un roman signé Erik Lang.
La torche réveille ensuite des poutres verticales et horizontales qui soutiennent une haute et complexe charpente, et de grandes balles de foin parallélépipédiques, formant comme une pyramide à l’intérieur. La voix s’élève de derrière la pyramide :
— Fermez les portes…
— Où est mon fils ? gueule Servaz.
— Fermez les portes…
L’écrivain s’est retourné vers lui, perplexe sur la conduite à tenir, les yeux agrandis par la peur dans la lueur de la torche. Servaz lui fait signe de tirer les battants sur eux.
— N’essaie pas de t’enfuir, précise-t-il quand Lang marche vers la double porte.
Le romancier s’exécute, tirant sur eux les deux grands battants, qui grincent et se referment sur la nuit du dehors.
— Maintenant, venez par ici, lance la voix.
Il y a une petite porte ouverte dans le fond, la nuit noire au-delà. Ils marchent dans cette direction et, par deux fois, Servaz piétine un livre qui gît dans la paille. Un roman de Lang… Qu’est-ce que ça veut dire ?
Les deux hommes franchissent la porte basse, prennent pied sur un plancher de bois aux lattes étroites et ajourées.
— Il y a un interrupteur sur la droite. Allumez…
Servaz tâtonne. Actionne l’interrupteur. La lumière jaillit aussitôt d’une ampoule nue pendant au bout d’un fil torsadé et il sent l’adrénaline, la rage, la panique remonter à la surface en voyant Rémy Mandel tenir Gustav tout contre lui et appuyer une lame pointue sur son cou, dans le halo de la lampe.
— Mandel, tonne-t-il, la voix tremblante de colère et de trouille, si vous…
— Il ne risque rien si vous faites ce que je vous dis, l’interrompt le grand fan. Éteignez cette torche, putain ! ajoute-t-il en clignant des yeux.
À cet instant, le regard de Servaz croise celui de Mandel — le fan ira jusqu’au bout, il le sait — puis descend jusqu’à la pâle frimousse de son enfant, à peu près à la hauteur du nombril du géant, et son cœur se déchire en voyant la peur dans les yeux de son garçon.
Ce n’est que dans un troisième temps qu’il découvre tout le reste : autour de Mandel et de Gustav, il y a des monceaux de livres empilés sur le sol — des dizaines et des dizaines de livres —, jetés à terre mais pas n’importe comment : ils dessinent un cercle grossier autour d’eux. Un grand cercle d’environ deux mètres de diamètre. Voilà l’explication des romans qu’il a piétinés en venant… En un instant, il analyse toute la situation, point par point — mais c’est l’odeur qui lui fait comprendre le plan. Il pince les narines.
Essence…
Il a envie de bondir, de se ruer sur le fan, mais il n’en fait rien. La pointe de l’instrument exerce une pression légère sur la peau du cou de Gustav, qu’il ne peut ignorer. Coupe-papier… Moins tranchant qu’un cutter, mais suffisamment pointu pour percer une carotide… Et Mandel tient fermement son fils contre lui de son autre bras.
— Qu’est-ce que vous voulez, Rémy ? demande-t-il doucement.
Pendant tout ce temps, Lang, debout devant lui, n’a pas bougé d’un cil.
Et c’est lui que Mandel regarde, pas le flic qui se trouve derrière.
— Bonsoir, Erik, dit-il.
Lang ne répond rien. Ne bouge pas. Respire-t-il seulement ?
— Je suis content de vous voir…
Un sourire pincé sur le visage du fan.
— J’imagine que vous beaucoup moins…
Toujours aucune réaction.
— Vous avez essayé de me faire porter le chapeau pour vos crimes, Erik. À moi : votre plus grand fan…
Un reproche, de la colère dans la voix de Mandel. Cette fois, Lang réagit.
— Non ! Je savais que les caméras de surveillance vous innocenteraient !
— Et maintenant, vous refusez de vous enfuir, poursuit le grand fan sans l’entendre, d’une voix calme et unie. Vous avez peur, vous préférez aller en prison… Vous me décevez — terriblement.
— Écoutez…
— Je vous admirais… Toute ma vie, vous avez été un modèle pour moi. Un exemple. Je rêvais d’être comme vous, je rêvais d’être vous. Vous voyez, je vous aimais, Erik, j’aurais fait n’importe quoi pour vous. Comprenez-vous de quelle sorte d’amour il s’agit ? L’amour d’un fan ? Est-ce que vous savez seulement ce que cela représente ?
Non, visiblement Lang ne sait pas.
— Je guettais la sortie de chaque nouveau livre, je suivais votre actualité, j’étais un spécialiste de votre œuvre, un expert. Je collectionnais les articles, les dédicaces, les photos… Vous étiez mon héros. Au fond, je sais tout de vous, Erik. Il y a si longtemps que je vous suis, que je vous observe, que je vous guette. Si longtemps que, chaque jour, je me lève en me demandant : « Est-ce qu’on va parler d’Erik Lang aujourd’hui ? Sera-t-il dans les journaux ? À la radio ? » La première chose que je faisais en prenant mon petit déjeuner, c’était d’aller sur votre page Facebook, sur vos comptes Twitter et Instagram et de voir s’il y avait quelque chose de nouveau. Et s’il n’y avait rien, je laissais un petit commentaire, ou bien je likais le commentaire de quelqu’un d’autre, ou je lui répondais. Ces réseaux sociaux, Seigneur, ils ont changé ma vie. Avant, il fallait se contenter des articles dans les journaux, quand il y en avait, quel ennui… Toute mon existence, je vous l’ai consacrée, Erik. Et tout ça pour ça…
Mandel éclate de rire, un rire bruyant, qui le secoue tout entier, qui résonne sous la haute charpente, vers laquelle son visage se tend. Il abaisse son regard sur l’écrivain.
— VOUS ÊTES UN MINABLE, LANG… Je ne sais même pas comment un être aussi méprisable que vous a pu écrire des livres si merveilleux…
À présent, les larmes coulent à flots sur le visage de Mandel. Il tremble. Et Servaz surveille toujours la main tenant le coupe-papier, le canon de son arme incliné vers le sol, pour ne pas risquer d’atteindre Gustav.
— MAIS JE VAIS FAIRE DE VOUS UNE LÉGENDE, ERIK…
De nouveau, il a élevé la voix.
— ON PARLERA DE VOUS DANS CENT ANS…
Les yeux pleins de larmes, il s’excite de plus en plus. Terrifié à la pensée de cette lame toujours posée sur le cou de Gustav, Servaz déglutit.
— Mandel…, tente-t-il.
Mais le fan ne l’écoute pas.
— UNE LÉGENDE…, répète-t-il.
Il a posé une main sur la tête de Gustav, sur ses cheveux blonds, et Martin sent la peur lui siphonner les entrailles.
— Est-ce que vous savez pourquoi Mark David Chapman en voulait à John Lennon au point de le tuer ? Parce que dans Imagine Lennon avait demandé à ses centaines de millions de fans d’imaginer un monde sans possessions — pendant que lui se pavanait avec ses millions de dollars, ses yachts, ses investissements immobiliers et son appartement luxueux dans le Dakota Building. Chapman considérait Lennon comme un hypocrite, un traître. Et, dans le Sermon sur la Montagne, les hypocrites sont les pires de tous…
Servaz sursaute en entendant Lang répliquer :
— Conneries… Chapman a reconnu qu’il voulait être célèbre et qu’il aurait tué Johnny Carson ou Elizabeth Taylor à défaut de tuer Lennon. Vous voulez être célèbre, Rémy ? C’est ça ?
Tais-toi, pense Servaz derrière lui. Pour une fois dans ta vie, ferme ta putain de bouche, l’écrivain…
— VOUS N’AVEZ RIEN COMPRIS. VOUS ÊTES UN IDIOT.
— Alors, expliquez-moi, dit Lang.
Le fan considère l’écrivain sans la moindre trace d’amour à présent.
— Vous appartenez à un monde où le meurtre n’est qu’une idée, Lang. Un fantasme… Votre monde à vous, c’est le royaume des mots. Pas la réalité… Tous ces crimes, ces morts horribles que vous décrivez ne sont que des images dans votre tête. Des mots sur le papier. À aucun moment, ils n’ont un quelconque rapport avec la réalité. À moins que… Votre femme, vous l’avez tuée, Erik ? Vous avez eu assez de couilles pour ça ? Ou c’est quelqu’un d’autre qui l’a fait à votre place ? Et vous, vous serez toujours celui qui est tout juste capable d’en faire une jolie histoire sur du papier…
— Vous êtes fou, Mandel.
Tais-toi donc, pense-t-il. Ferme-la…
— ASSEZ DISCUTÉ, LANG. VENEZ ICI : DANS LE CERCLE.
— Non !
— VENEZ DANS LE CERCLE OU JE TUE CE GOSSE…
Quelque chose dans le calme dangereux dont fait preuve Mandel verse de la glace dans les veines de Servaz. Il resserre son emprise sur le Sig Sauer mais il a les mains moites, glissantes, le visage en feu, la sueur lui pique les yeux.
— Vous êtes fou, Mandel ! répète Lang.
— CAPITAINE, lui lance le fan d’un ton menaçant.
Gustav s’est mis à pleurer, des sanglots le secouent. Alors, Servaz fait un pas en avant. Il appuie le canon de l’arme contre la nuque de Lang.
— Allez-y, entrez dans le cercle, dit-il en essayant de rendre sa voix aussi ferme que possible. Faites ce que je vous dis… Sinon je jure devant Dieu que je vous fais sauter la cervelle…
Un pas.
Deux…
Trois…
Lang a enjambé la petite frontière de livres de quelques centimètres de haut.
— Encore un, enjoint Mandel.
À présent, Servaz voit nettement les livres détrempés, les planches mouillées qui luisent sous les pieds de l’écrivain, de son fan… et de Gustav. L’odeur d’essence est plus forte que jamais dans la grange. Mandel fait un pas de côté, utilisant toujours son fils comme bouclier, et le flic découvre le bidon d’essence — ouvert — qui se trouve derrière lui.
— Retournez-vous, ordonne-t-il à Lang.
— Non !
— Faites ce qu’il vous dit ! lance Servaz dans le dos de l’écrivain, le pistolet braqué.
L’espace d’une seconde, Lang hésite, puis il tourne légèrement la tête vers lui, le visage de profil, tout en continuant à lui présenter son dos et à faire face à Mandel.
— Vous ne tirerez pas ! Vous auriez trop peur de faire griller votre…
Mais le grand fan a profité de cet instant de distraction pour se jeter sur l’écrivain, le faire pivoter vers Servaz et lui coller le coupe-papier sous le menton, d’un seul mouvement vif, fluide et puissant.
— Je l’ai affûté spécialement pour l’occasion, lui glisse-t-il à l’oreille.
Il a lâché Gustav. Lequel s’élance, court, franchit le cercle et se jette dans les bras de son père qui l’étreint, le serre contre lui. Mandel n’a pas cherché à le retenir.
— Mon Dieu, Mandel, qu’est-ce que vous faites ? halète Lang.
Il lève le menton au maximum pour fuir la morsure de la lame, si bien que l’arrière de son crâne est presque appuyé contre l’épaule du grand fan, son visage renversé en arrière.
— Je ferai de vous quelqu’un de célèbre, tente-t-il. Je vous mettrai dans mon prochain roman ! Je dirai tout ce que vous avez fait pour moi !
Un briquet est apparu dans la main libre du fan. Un Zippo. Il le fait claquer et la flamme jaillit.
— Vous êtes fou, Mandel ! vocifère Lang, qui a reconnu le bruit caractéristique du briquet. Vous allez nous faire cramer !
Servaz voit l’écrivain suer à grosses gouttes à présent, les yeux exorbités. De son côté, il est incapable de bouger. Il presse juste la tête de son garçon contre lui, l’empêchant de regarder — mais Gustav n’en a pas envie de toute façon.
— Mandel, ne faites pas ça ! s’écrie-t-il.
— Une légende, murmure doucement le fan dans l’oreille de Lang, d’une voix aussi venimeuse que ses serpents.
La petite flamme oscille, tremble, s’incline et se redresse dans les courants d’air — fragile, menaçante, dangereuse. La sueur coule comme de l’eau sur le visage de l’écrivain.
— Je vous en supplie ! gémit Lang. Non, non !
Alors seulement Servaz voit que les vêtements de Mandel aussi sont trempés, il voit le fan donner un léger coup de pied au bidon d’essence, voit celui-ci se renverser et se vider. La suite ressemble à un rêve : le temps qui s’étire, se gondole, chaque seconde détachée de la précédente — et, dans ce temps dilaté, étiré, il voit comment Rémy Mandel met le feu à ses vêtements, jette le briquet ouvert vers le sol puis lâche le coupe-papier et étreint de toutes ses forces l’écrivain qui se tortille, se débat, hurle, prisonnier des bras puissants de son fan.
Martin enfouit le visage de Gustav dans son torse quand les flammes grandissent, brillantes et jaunes, envahissent tout le cercle, se mettent à danser une ronde infernale autour du romancier et de son fan, embrasent les deux silhouettes, bientôt confondues en une seule. Il presse les mains sur les oreilles de son garçon quand les deux torches humaines hurlent d’une seule gorge, cependant que leurs chairs fondent, que leur sang bout, que le feu les dévore.
Autour d’eux, les pages des livres s’enflamment, se détachent, s’élèvent dans l’air chaud. Les unes après les autres, elles volettent, dizaines d’oiseaux aux ailes de feu sous la charpente, puis se racornissent et fondent comme neige au soleil avant de disparaître — des milliers de mots partis en fumée…
Le souffle du brasier, la chaleur sur le visage de Servaz, la fumée qui déjà emplit ses poumons, les hurlements dans ses oreilles.
Cours ! Cours ! Sors Gustav d’ici !
La gorge pleine de fumée, il a peine à respirer. Il tousse, hoquette. Incline Gustav vers le sol, une main sur sa nuque, et le pousse rapidement vers la sortie, lui-même plié en deux, les yeux pleins de larmes, tandis que l’édifice craque de partout.
Baisse-toi ! Encore ! Si tu perds connaissance, ton fils est mort !
Il entend les explosions du bois derrière eux, des murs et des poutres dévorés par le feu qui ne vont pas tarder à s’effondrer. Les hurlements s’élèvent encore. Un vertige s’empare rapidement de lui, sa vue se trouble.
Baisse-toi ! Ne respire pas ! Avance !
L’étourdissement ralentit chacun de ses gestes. Il pousse son fils en avant, lui fait contourner en courant les balles de foin, le rattrape quand il trébuche, fonce sur les portes de la grange tête baissée, tel un taureau.
Cours ! Plus que quelques mètres !
Ils sont dehors !
Il court encore avec son fils dans la nuit, court loin de la grange incendiée, court et s’arrête enfin, hors de portée des flammes, et se laisse tomber par terre, à genoux, son fils à côté de lui, pour tousser, hoqueter, avaler à grandes goulées l’air nocturne, le fils et le père agenouillés côte à côte dans la nuit, expectorant et suffoquant — mais sains et saufs.