Il aimait ce moment. Trois fois par semaine. Été comme hiver. S’élancer sur l’eau, filer à la vitesse du vent le long des îles de la Garonne. Le Grand Ramier, l’îlot des Moulins, l’île d’Empalot. Dans le soleil levant. Quand la ville en était encore à se réveiller. Il était 6 h 30 du matin et il faisait déjà quinze degrés.
Vêtu d’un short bleu marine et d’un tee-shirt blanc, jambes fléchies, bras tendus, le buste en avant, il propulsait son esquif effilé, dos tourné à la proue, le cul vissé à son siège — qu’on appelait sans rire « la coulisse » —, hypnotisé par le mouvement de l’eau qui filait sous les rames. Sa cadence décomposée en quatre phases : mettre l’embarcation en mouvement — en gros, pousser sur les jambes et tirer sur les bras —, dégager les avirons de l’eau, les ramener dans son dos en fléchissant lentement et régulièrement les jambes pour ne pas perturber la glisse et les plonger de nouveau dans la flotte. La fluidité, c’était la clef. De la glisse pure. Tout était fait pour la favoriser — force, finesse, puissance et relâchement. Un sport qui sollicitait tous les muscles : dos, épaules, bras, cuisses, fessiers, abdominaux… Et aussi la concentration.
Il traçait le long de la berge ouest de l’île du Grand Ramier, avec son stade et sa cité universitaire sur pilotis nichée parmi les arbres, solitaire sur la vaste étendue d’eau, car il détestait ramer en équipe. À sa gauche, à une centaine de mètres, de grandes barres d’immeubles couronnaient une digue de béton. À sa droite, plus proche, une végétation dense et des bras d’eau qui faisaient presque penser à la Louisiane. Son embarcation longiligne filait en direction de la haute cheminée peinte en vert de l’usine AZF, que les riverains appelaient « la Tour verte », et qui crachait ses fumées au nitrate d’ammonium dans le ciel bleu pâle. Il était chimiste. Il savait que la tour de granulation d’AZF aurait dû être équipée d’un système de dépollution comme la plupart des tours de prilling, mais que ce n’était pas le cas. L’association Les Amis de la Terre avait récemment dénoncé la « bombe à retardement » que représentait l’existence d’un pôle chimique au cœur de Toulouse. Il était chimiste. Il savait donc de quoi ils parlaient. Non seulement ces installations étaient trop proches des habitations mais, pendant la Première Guerre mondiale, on avait fabriqué ici quantité de poudre et d’explosifs. Après la guerre, la demande ayant carrément chuté, la poudrerie s’était retrouvée avec d’énormes stocks de nitrocellulose sur les bras qu’elle avait immergés dans quatre étangs tout proches, entre la Saudrune et la Garonne. Aux dernières nouvelles, les stocks étaient toujours là. Au fond de l’eau. Attendant depuis quatre-vingts ans que quelqu’un s’intéresse à eux. Assez de poudre pour faire sauter le département. À ce jour, personne n’avait encore envisagé de la neutraliser. Et en quatre-vingts ans la population environnante avait été multipliée par combien ? se demanda-t-il.
Il bifurqua avant d’atteindre les parages de l’usine, empruntant un étroit bras du fleuve à tribord. Les deux murailles de végétation l’entourant donnaient l’impression d’évoluer dans un bayou. Comme chaque fois, il fut frappé par le silence et la paix qui régnaient en ces lieux. Un calme presque religieux. C’était comme s’il avait brusquement quitté la ville pour passer dans un univers parallèle. Il ralentit. Ce moment était celui qu’il préférait. Des détritus nageaient près de la berge et quelques sacs plastique s’accrochaient aux branches, mais, en dehors de ça, il ne manquait plus qu’un violon et un mélodéon. Born on the Bayou. À la belle saison, on trouvait ici des milans noirs, des libellules bleutées et des grenouilles pisseuses — que l’on appelait ainsi parce qu’elles émettaient un jet d’urine quand on parvenait à les attraper.
On devinait des bâtiments derrière les arbres, mais ici — sur le bras d’eau — il était seul. Il continua de glisser sur l’eau, à vitesse toujours plus réduite, profitant de cet interlude paisible, quand soudain quelque chose qui n’était pas là la dernière fois apparut sur sa droite. Deux grandes formes blanches au pied des troncs. Comme deux sacs plastique géants. Mais ce n’étaient pas des sacs plastique. Oh non… Sainte Mère de Dieu. Cette blancheur diaphane qui tranchait sur les feuillages et les buissons, c’étaient des robes, flottant au vent. Et, dans le prolongement de ces robes, il y avait quatre bras, quatre jambes, quatre pieds… deux têtes. Deux êtres humains… Ou ce qui en tenait lieu désormais… Il sentit son rythme cardiaque s’affoler. L’aviron est un excellent sport pour le cœur, il avait acquis au fil des ans des capacités remarquables en aérobie comme en anaérobie, mais son cerveau n’en interpréta pas moins ce qu’il voyait et envoya aussitôt un message hystérique à ses glandes surrénales — lesquelles se mirent à sécréter de l’adrénaline en veux-tu en voilà. Avec pour conséquence — athlète ou pas — trois effets physiologiques inévitables : l’augmentation de son rythme cardiaque et de sa pression artérielle, la dilatation des poumons et la redirection du sang du système digestif vers les muscles, les poumons et le cerveau. Toutes réactions inscrites dans notre mémoire corporelle avec pour but, à l’origine, de rendre notre organisme apte à fuir ou à combattre le danger.
Et François-Régis Bercot réagit.
D’abord, il mit les rames à l’eau, en position verticale, et poussa dessus pour stopper le bateau.
Dans un deuxième temps, il sortit les avirons de l’eau, ramena ses bras sur sa poitrine, remit les rames dans l’eau et tendit les bras pour reculer — ce que les pros appellent « dénager » — vers les robes blanches (et ce qu’il y avait dedans, quoi que ce fût). De fait, les deux formes blanches se rapprochèrent.
Il se laissa glisser sur son erre jusqu’à s’immobiliser presque à leur hauteur.
Il faut bien le dire, ce qu’il vit ne contribua guère au rétablissement d’un fonctionnement idéal de son métabolisme. Les deux robes blanches ressemblaient à des aubes de communiante, avec leur cordon noué autour de la taille, ou à la rigueur à des robes de mariée très sobres, et — oh Seigneur — les personnes qui se trouvaient à l’intérieur n’étaient autres que deux jeunes filles aux longs cheveux couleur de paille mouillée. Attachées à deux troncs, face à face, en position assise, leurs mentons sur la poitrine, à trois mètres environ l’une de l’autre, tout près de la rive. De grandes cordes entouraient leurs torses et l’une d’elles — celle qui avait une croix en bois pendant sur la poitrine — semblait avoir le visage hideusement écrasé et boursouflé sous le rideau de ses cheveux trempés. Il réprima un haut-le-cœur. Sentit la bile lui remonter dans la gorge. Fut à deux doigts de vomir, penché au-dessus de l’eau, et même de dessaler — pour autant qu’on pût employer ce verbe en eau douce.
Il se dit absurdement que c’était la dernière fois qu’il empruntait ce chenal — peut-être même la dernière fois qu’il faisait de l’aviron sur ce putain de fleuve, et même de l’aviron tout court, bordel. En tout cas, il savait qu’il ne pourrait plus passer devant cet arbre sans que cette vision revienne le hanter. Il se demanda quelle sorte de monstre était capable de ça et, malgré la douceur de l’air, une vague de frissons le parcourut.
Faire quelque chose… ne pas rester là…
Un coup de tonnerre roula quelque part à l’ouest. Encore frissonnant, Bercot se secoua. Il fit faire demi-tour à son embarcation, ramant d’un côté et dénageant de l’autre, rendu presque aussi maladroit qu’un débutant par l’émotion. L’étroitesse du bras d’eau n’aidait guère et il regretta de ne pas avoir un canoë.
Un téléphone… Il lui fallait trouver de toute urgence un téléphone, songea-t-il en ramant plus vite qu’il eut jamais ramé.
La Colline inspirée, songea le jeune homme en la découvrant dans le soleil. Le village le plus proche ne s’appelait-il pas Sion ? La maison de son père avait l’air endormie. Les volets de la plupart des fenêtres au rez-de-chaussée — des pièces que son père avait condamnées depuis la mort de sa mère — étaient clos, mais pas ceux du premier étage. Une brise qui n’apportait nulle fraîcheur agitait la cime des arbres dans la forêt et les blés blonds derrière la maison. Pas encore tout à fait mûrs… Dans un peu plus d’un mois, les moissonneuses-batteuses tourneraient à plein régime et des nuages de poussière dorée s’élèveraient au-dessus des champs.
Martin Servaz coupa le moteur de sa Fiat Panda, ouvrit sa portière, descendit sur le gravier de l’allée bordée de platanes centenaires et inspira. Combien de temps depuis la dernière fois ? Un mois ? Deux ? Il la sentit. La boule. Au creux de son ventre… Comme ces boules de poils que recrachent les chats. Il l’avait chaque fois qu’il venait ici et elle ne cessait de grossir au fil des ans.
Il se mit en marche vers l’ancien corps de ferme inondé de soleil. Il faisait chaud. Très chaud. Ça ressemblait davantage à un suffocant après-midi d’été qu’à un mois de mai et la sueur collait son tee-shirt à son dos.
Il avait essayé de joindre son père avant de partir, depuis le téléphone de la fac, mais le vieux n’avait pas répondu. Il était peut-être en train de faire sa sieste — ou de cuver son vin. Martin aperçut la Renault Clio paternelle garée à sa place habituelle, près de la grange, là où des engins agricoles rouillaient depuis plus de dix ans. Son père n’avait pas été agriculteur, mais prof de français.
Un prof sobre et apprécié de ses élèves.
Cela, c’était avant que deux individus s’introduisent chez lui, violent sa femme et la laissent pour morte[1]. Aujourd’hui, l’élégant professeur de français mince et fringant comme un jeune homme ressemblait à un de ces pauvres diables qui visitent à intervalles réguliers les cellules de dégrisement de la gendarmerie — là où Martin lui-même avait été le chercher à plusieurs reprises. L’un des gendarmes était un ancien camarade d’école. Tandis que Martin s’orientait vers des études littéraires, son ami avait choisi la voie plus considérée de la maréchaussée. Il avait pris un air profondément compatissant quand Martin était apparu pour récupérer son paternel. Sans doute imaginait-il ce qu’il aurait éprouvé si ç’avait été le sien : l’empathie n’est souvent qu’une forme détournée de l’autoapitoiement.
Le gravier crissa sous ses pas et il écarta quelques insectes, s’arrêta devant la vieille porte en bois dont les restes de peinture se détachaient comme des mues de serpent. Un instant, il hésita à la pousser. Les gonds auraient eu besoin d’un peu d’huile quand il le fit et le grincement rouillé se propagea à l’intérieur de la maison silencieuse et emplie d’ombre.
— Papa ?
Il s’avança dans le couloir, qui sentait le renfermé et l’humidité jusqu’en plein été. Le silence, la fraîcheur, la disposition des lieux — c’était comme être happé dans l’espace et le temps, comme si un harpon scélérat l’arrachait au présent, comme si maman allait surgir et lui sourire en le caressant de son beau regard brun et chaud. La boule grossit… Il alla jusqu’à la cuisine, seule pièce du rez-de-chaussée que son père utilisait encore, mais la grande cuisine à l’ancienne — avec ses carreaux de faïence blanche semblables à ceux du métro parisien et tout cet espace perdu qui aurait fait fantasmer n’importe quel agent immobilier de ville — était vide quand il actionna l’interrupteur. Une odeur de café planait encore. Et Martin nota qu’une fois de plus son père l’avait laissé brûler au fond de la cafetière. Il n’avait pas pris la peine d’ouvrir les fenêtres pour aérer et Martin le vit, à 5 heures du matin, buvant son café solitaire dans la vaste pièce, sous la lueur de l’ampoule nue, seule habitude à laquelle il n’avait jamais dérogé, même quand l’alcool avait pris la place du café dès 3 heures de l’après-midi et parfois bien plus tôt.
Il se servit un verre d’eau, ressortit et remonta le couloir en direction de l’escalier branlant, grimpa les marches.
— Papa, c’est moi !
Pas plus de réponse qu’auparavant. Les marches émirent un couinement léger, plaintif. À part ça, le silence qui régnait dans la maison lui mettait les nerfs à vif. L’endroit dégageait un tel air d’abandon qu’il eut envie de s’enfuir.
En atteignant le palier du premier toutefois, il entendit quelque chose. Une musique familière… Mahler… Les ut majeurs et les la mineurs de la coda du Chant de la Terre, le bouleversant adieu final agonisant sur ce seul mot ewig (« éternellement ») ewig ewig ewig… répété sept fois au son mourant du célesta par la voix pure de Kathleen Ferrier. Avant le silence… Douleur, contemplation, et silence… Il se souvint que Mahler lui-même s’était demandé si les gens n’allaient pas se suicider après l’avoir entendue — et que c’était l’œuvre préférée de son père.
— Papa ? Eh oh !
Il s’arrêta. Tendit l’oreille. Pour seule réponse, la musique montait à travers la porte du bureau, au fond du couloir. Le battant en était à peine entrouvert et le soleil qui baignait la pièce de l’autre côté dessinait un rai de feu sur le sol poussiéreux, une diagonale lumineuse qui coupait le couloir en deux masses d’ombre.
— Papa ?
Il fut inquiet, tout à coup. Un gnome malin donnait des coups dans sa poitrine. Il avança, enjamba le rai de lumière. Posa une main sur le battant, le repoussa doucement. La musique s’était tue. Ne restait que le silence.
L’eût-il fait exprès que son père n’aurait pu choisir meilleur timing. Par la suite, Martin calcula que, puisqu’une face durait environ une demi-heure, son père avait dû commettre le geste fatal peu de temps après avoir mis le vinyle sur la platine, c’est-à-dire peu ou prou quand Martin était à mi-chemin. Rien de fortuit dans tout ça. C’était sans doute ce qui, plus tard, lui ferait le plus mal. Que son père eût tout orchestré, scénarisé pour un seul public : lui, Martin Servaz, vingt ans. Son fils.
Se rendait-il compte, ce faisant, des conséquences ? Du fardeau qu’il lui laissait ?
En attendant, il était là : assis dans son fauteuil derrière son bureau, ses papiers en ordre et la lampe bouillotte éteinte sur la table de travail, le visage et le torse caressés par le flot de soleil qui inondait la pièce. Il avait le menton sur la poitrine mais, à part ça, la mort l’avait saisi dans une posture remarquablement droite, les deux avant-bras sur les accoudoirs, que ses mains étreignaient comme s’il s’y agrippait encore. Il avait rasé cette broussaille qui lui tenait lieu de barbe et ses cheveux avaient à l’évidence été shampouinés et rincés. Il portait un costume bleu marine et une chemise bleu pâle impeccablement repassés, comme il n’en avait plus revêtu depuis longtemps, et même sa cravate en soie était irréprochablement nouée — noire, la soie : comme s’il portait son propre deuil.
Martin sentit ses yeux se remplir de larmes, mais il ne pleura pas. Les larmes restèrent au bord de ses paupières, elles refusèrent de déborder.
Il fixait l’écume blanche qui avait coulé de la bouche ouverte sur le menton et laissé quelques gouttes lactées sur la cravate. Poison… à l’antique… Comme Sénèque, comme Socrate. Suicide philosophique, tu parles.
Espèce de vieux salopard, pensa-t-il, la gorge nouée, puis il se rendit compte qu’il avait prononcé les mots à voix haute — et entendu la fureur, le mépris, la rage dans sa voix.
La douleur vint ensuite, comme une vague arrière, et il en eut le souffle coupé. Son père, lui, continuait de faire preuve du même imperturbable calme. Dans cette pièce étouffante, il eut soudain la sensation de manquer d’air. En même temps, quelque chose gonfla dans sa poitrine et s’envola peut-être, sans qu’il y prît garde : une partie de lui-même sans substance réelle à jamais évaporée dans cet après-midi torride, dans ce bureau où les dorures des livres anciens accrochaient les rayons du soleil.
C’était fini.
À partir de cet instant, il était en première ligne, regardant la mort en face — cette mort qui, quand on est enfant puis adolescent, est pour les autres, et à laquelle les parents font barrage, premières cibles avant de l’être soi-même, dans l’ordre naturel des choses. Mais parfois l’ordre n’est pas respecté et les enfants partent les premiers. Parfois aussi, les parents partent un peu tôt — et il faut alors affronter seul ce vide qu’ils laissent entre nous et l’horizon.
Au rez-de-chaussée, l’horloge sonna trois coups.
— Papa, est-ce que je vais mourir ?
— Nous allons tous mourir, fils.
— Mais je serai vieux quand je mourrai ?
— Bien sûr. Très vieux.
— Alors, c’est dans très très longtemps, pas vrai ?
Ces mots quand il avait huit ans.
— Oui, fiston, dans très très longtemps.
— Mille ans ?
— Presque…
— Et pour toi aussi, papa, c’est dans très très longtemps ?
— Pourquoi toutes ces questions, Martin ? À cause de Teddy, c’est ça ? C’est à cause de Teddy ?
Teddy était un chien de Terre-Neuve à la robe brune mort d’un cancer un mois avant cette conversation. Ils l’avaient enterré au pied du grand chêne, à dix mètres de la maison. Teddy était un animal affectueux, doux et joyeux, mais aussi têtu et calme. Avec un regard plus expressif que celui de bien des humains. Il était difficile de dire lequel de Martin ou du chien adorait le plus l’autre — et lequel des deux commandait à l’autre.
Ce 28 mai 1989, il fait le vide, prend une inspiration et se dirige vers la platine Dual. Il soulève doucement le bras et dépose la cellule sur le sillon, au bord du 33 tours. Attend que le grésillement s’éteigne et que la musique s’élève à nouveau, solennelle, dans la pièce.
Puis il décroche le téléphone avec la sensation définitive que jamais plus il ne goûtera au bonheur.
28 mai 1993. Quatre ans déjà. Le mensonge de la mémoire, les détails dont il se demandait combien étaient véridiques et combien inventés, la chambre conjugale — dans laquelle il s’était réveillé presque tous les matins ces deux dernières années — comme rempart aux assauts du passé. Incompréhension, confusion, nausée… Même quatre ans après. La nuque enfoncée dans l’oreiller, il tourna la tête vers le radio-réveil. 7 h 07. Il se demandait encore quelle part du souvenir était authentique quand Alexandra entra dans la pièce.
— Ça va ?
Elle n’en dit pas plus. Ils n’en avaient pas parlé la veille mais elle savait aussi bien que lui quel jour ils étaient. Elle était revenue d’un Toulouse — Paris — New York et retour et elle avait rapporté un cadeau à chacun : une licorne en peluche pour Margot, un exemplaire datant de 1953 de Look Homeward, Angel pour lui, qu’elle avait déniché dans une petite librairie de livres d’occasion de Manhattan, proche de son hôtel. Elle avait encore les cheveux tirés et ce chignon d’où s’échappaient quelques mèches folâtres quand elle était rentrée — il l’adorait, en vérité, ce chignon : ça lui donnait un air faussement sérieux — mais, ce matin-là, ses cheveux libres cascadaient sur ses épaules. Trois jours de récupération avant de s’envoler pour Hong Kong. Ou était-ce Singapour ? La moitié de sa vie dans des avions, des aéroports et des hôtels, l’autre en compagnie de Margot et lui. Elle lui avait parlé des relations « particulières » qui se nouaient parfois entre hôtesses de l’air et commandants de bord ; dans le jargon de la compagnie, on appelait « nièces » les hôtesses qui succombaient aux charmes des pilotes. Il avait trouvé le terme passablement laid et condescendant. Ils en avaient ri, mais il n’avait pu s’empêcher d’avoir le ventre noué en se demandant si Alexandra serait un jour qualifiée ainsi. Il n’était pas dupe : il savait que plus d’un membre du personnel navigant devait la courtiser comme plus d’un étudiant le faisait quand ils s’étaient connus à la fac. Les trajets, les escales, les hôtels — y avait-il environnement plus propice à la consommation de l’adultère ? Il savait aussi que c’était là une généralisation injuste.
Il entendit le tonnerre rouler. Il faisait jour et déjà chaud, mais le ciel s’était assombri, il allait sûrement pleuvoir. Elle s’était assise sur le bord du lit, sa jupe remontée, et il s’apprêtait à caresser ses genoux quand elle énonça d’un ton détaché et factuel :
— Margot est levée.
Ce ne fut pas tant la réponse que l’absence de frustration dans sa voix qui le contraria. Deux mois sans le faire, songea-t-il — et il résista à l’envie de le dire tout haut.
— Ça va ? répéta-t-elle, comme pour contrebalancer sa réponse précédente.
Oui. Ça va. Tout va bien. Super, merci. Est-ce qu’il commençait à la détester ? Peut-être bien… Peut-on aimer et détester quelqu’un en même temps ? Certainement. Il allait se lever quand Margot, deux ans, surgit en courant et se jeta sur le lit et sur lui.
— Papa !
Il accueillit la petite tornade dans ses bras avec reconnaissance et ils roulèrent sur le lit en riant. Il avait vingt-quatre ans et tellement d’amour à donner.
Il pleuvait des cordes — une pluie lourde, chaude, comme il les aimait — quand il fit son entrée rue du Rempart-Saint-Étienne, au siège du SRPJ. 8 h 59. L’orage avait crevé. Ses cheveux trempés s’égouttaient sur le col de sa chemise ouverte. Il ne portait pas de cravate, contrairement à la plupart de ses collègues de la brigade criminelle, lesquels avaient tous vingt ans de plus que lui au bas mot et le considéraient — à juste titre — comme un blanc-bec. Martin devait sa mutation rapide dans le sud de la France — après deux ans seulement passés à Paris — à un oncle bien placé à la direction centrale, oncle qui avait accueilli au début son désir d’entrer dans la police avec scepticisme, puis suivi avec autant de curiosité que d’étonnement ses excellents résultats à l’école de Cannes-Écluse (sauf en tir, où il avait les pires notes de sa promotion) et ses bons débuts à la 2e DPJ.
Il savait ce que certains vieux briscards pensaient de lui. Qu’il n’était pas fait pour ce métier. Qu’il aurait dû se couper les cheveux, mettre une cravate (il n’y avait guère que les types des Stups qui n’en portaient pas). Et aussi qu’il allait trop vite. Ils ne comprenaient pas pourquoi Kowalski l’avait imposé à ses côtés et pris sous son aile, grillant la politesse à des enquêteurs bien plus chevronnés.
Il appela l’ascenseur en secouant ses longs cheveux mouillés comme un chien qui s’ébroue. En entrant dans la cabine, il inhala l’odeur de tabac et d’après-rasage bon marché.
Léo Kowalski. La première fois qu’il avait vu le chef de groupe, Servaz avait songé au capitaine Larsen, le personnage de Jack London, avec sa barbe rousse et son allure de loup de mer. Kowalski possédait la même force brute, la même autorité, le même tempérament tyrannique. La comparaison n’était pas si stupide : à une autre époque et sous d’autres cieux, Kowalski aurait très bien pu se trouver à la barre d’une goélette partie chasser le phoque. Il n’était pas grand mais, quand il se tenait dans une pièce remplie de flics, on savait tout de suite qui était le mâle alpha. Servaz avait été surpris d’apercevoir sa Kawasaki Z1 rouge devant l’hôtel de police en arrivant. Le chef de groupe lui avait pourtant dit la veille qu’il ne passerait pas avant la fin de la journée. Car, bien qu’on fût vendredi, ce n’était pas un vendredi comme les autres. Au cours du week-end, une société privée allait déménager l’intégralité des meubles, des dossiers et des fournitures au 23, boulevard de l’Embouchure, dans le nouveau siège du SRPJ. Par conséquent, en cette fin de semaine, on évitait les gardes à vue et les auditions dans la mesure du possible. De son côté, l’inspecteur principal Kowalski avait estimé qu’il avait d’autres trucs à faire que de remplir des cartons. Servaz s’interrogea sur ce qui l’avait fait changer d’avis. Il accrocha son blouson au perroquet, lorgna l’étiquette accolée au dossier de son siège :
Même chose pour la machine à écrire électrique Brother, pour l’armoire métallique en face de lui, pour le portemanteau… Pour les gros ordinateurs individuels Dell qu’on n’avait pas encore mis en service et qu’on stockait depuis des mois… On ne faisait pas les choses à moitié pour une fois. En ressortant, il se dirigea vers le fond du couloir. La brigade criminelle occupait tout l’étage. Comme toujours, l’atmosphère était chaotique mais, ce jour-là, le chaos semblait prendre des proportions inconnues jusqu’alors. Tout le monde cavalcadait dans tous les sens, des types en cravate passaient qui avec un carton sous le bras qui avec des piles de dossiers à caser quelque part avant le grand chambard. Dans les bureaux, les officiers de police étaient occupés à vider classeurs métalliques et tiroirs, à trier les papiers qu’ils allaient emporter et à balancer les autres dans les corbeilles, lesquelles débordaient comme un égout un jour d’inondation.
Il trouva Kowalski en pleine conversation avec Mangin, un des enquêteurs du groupe, un grand type chauve à l’allure sèche et maladive. Les deux hommes levèrent la tête quand il entra, et il fut immédiatement aux aguets. Quelque chose dans leurs regards… Le téléphone sonna et Kowalski se jeta dessus.
— Oui… je sais… on arrive ! rugit-il avant de raccrocher.
Il se tourna vers Servaz, allait parler quand le téléphone sonna de nouveau. Il décrocha, écouta, répondit « OK » d’une voix forte, reposa violemment le combiné. Un téléphone grelotta dans le bureau voisin. Servaz se rendit compte que son cœur battait plus vite. Que se passait-il ici ?
— Servaz, fit Kowalski, tu…
— Patron ! lança une voix depuis le bureau d’à côté.
— Une minute, putain ! vociféra le chef de groupe.
Ses yeux brillaient d’excitation, et le jeune flic sentit la fébrilité le gagner comme une maladie contagieuse. Un courant électrique. Le téléphone sonna une fois de plus et Kowalski faillit arracher le combiné de son socle.
— On arrive ! Ne touchez à rien ! Le premier qui salope ma scène de crime aura affaire à moi !
— Deux jeunes femmes, exposa le chef de groupe. Dans les vingt, vingt-cinq ans. Sans doute des étudiantes. Peut-être des sœurs… Trouvées mortes sur l’île du Ramier. Attachées à un arbre et vêtues en… communiantes. Ou quelque chose d’approchant.
Servaz digéra l’information. Double meurtre. Deux étudiantes. L’équivalent d’une demi-finale aux jeux Olympiques pour un membre de la Crim. Avec le déguisement et la mise en scène, cela tenait carrément de la finale.
Il sentit son pouls passer la quatrième.
— Qui les a trouvées ?
— Un type qui faisait de l’aviron sur la Garonne (Kowalski consulta ses notes). François-Régis Bercot. Tu parles d’un nom.
— Qu’est-ce qu’on sait d’autre ?
Kowalski sourit. Il aimait bien la façon dont le bleu faisait fonctionner ses méninges. Il avait tout de suite deviné le potentiel que le gamin avait en lui — et aussi sa façon non conventionnelle de raisonner, ce qui, dans un métier comme celui-là, était à la fois un atout et un inconvénient.
— Rien pour le moment.
— Une mise en scène…, pensa Servaz à voix haute.
Kowalski caressa sa barbe avec son sourire de tigre. Un tigre qui avait faim.
— Attendons de voir… pas de conclusions hâtives… S’il le faut, les types de la Sécurité publique qui ont vu les filles ont fantasmé et elles portent juste des robes de ce style vestimentaire à la con — comment ça s’appelle déjà : celui qui est inspiré d’une musique ?
Il se tourna vers Mangin.
— Grunge ? proposa celui-ci tout en tapant à deux doigts sur sa machine à écrire.
— Ouais. C’est ça. Grunge…
Le téléphone se fit entendre à nouveau. Servaz nota combien sa sonnerie était exaspérante. Peut-être pour empêcher les vieux du service de s’endormir. Kowalski écouta un instant, répondit d’un simple « Merci », raccrocha et se leva. Il attrapa son blouson de motard au cuir plein d’éraflures. Ouvrit un tiroir de son bureau, en sortit un bloc-notes et son arme de service.
L’instant d’après, il avait son visage de faune barbu presque collé à celui de Martin, et ce dernier respira son haleine parfumée à la cigarette et au café dégueulasse du distributeur.
— C’est ton premier vrai coup, puceau. Alors, écoute, observe et apprends.
Le cauchemar — qui devait durer vingt-cinq ans — commença donc sous la forme de deux jeunes filles en robe blanche. Ce matin-là, le ciel pluvieux se déployait en nuances de gris, allant du gris perle à des nuées noires qui accouraient par l’ouest, un ciel sans miséricorde, qui ne disait que l’absence d’espoir. Crépitant sur les toits des véhicules quand ils se garèrent sur le petit parking de la cité universitaire, l’averse les accompagna jusqu’au ruban qui délimitait le périmètre de sécurité, au sud de l’île, dans le petit bois. Au-delà, derrière les arbres, des gardiens de la paix tentaient dans la plus grande confusion de tendre une bâche pour protéger la scène de crime de la pluie battante. En attendant qu’ils y parviennent, deux d’entre eux brandissaient des parapluies au-dessus des deux mortes. Soudain, la bâche se gonfla comme une voile et échappa aux mains qui la tenaient pour aller s’enrouler autour d’un tronc. Les gardiens de la paix coururent après elle. Indifférent à cette agitation, un technicien prenait des photos et la lueur blafarde des flashs fouettait les deux corps, les robes au tissu gorgé d’eau, les troncs luisants, le sol détrempé, la pluie elle-même et les silhouettes sombres des flics en tenue. Servaz se dit qu’avec un temps pareil il allait être impossible de ne pas polluer la scène de crime.
Dès qu’il fit son apparition, Kowalski s’employa à remettre un semblant d’ordre dans ce bazar et à rétablir la hiérarchie qui, implicitement, existe sur toute scène de crime. D’abord, il rabroua un gardien de la paix qui fumait près des corps, un jeune type qui avait les yeux rougis et qui tremblait comme une feuille. Puis il s’en prit à ceux qui luttaient avec la bâche, jusqu’à ce que la toile ruisselante fût enfin fixée aux troncs. Il fit installer deux bâches supplémentaires non à cause de l’orage, mais pour protéger la scène du regard indiscret des badauds — pour la plupart des étudiants venus de la cité U voisine — et aussi des objectifs de la presse. Il indiqua au photographe de la police qu’il voulait plans généraux, clichés à mi-distance et gros plans, lui enjoignit de prendre la petite foule, ainsi que les plaques minéralogiques sur le parking de la cité U.
Servaz, quant à lui, contemplait l’horreur absolue, là-bas, sous la pluie, entre les troncs. La lumière crue des flashs conférait aux corps des deux jeunes filles une présence hypnotique, dérangeante. Il avait presque l’impression qu’elles allaient se réveiller d’un instant à l’autre et relever la tête pour le fixer de leurs yeux morts.
Kowalski lui fit un signe et ils pataugèrent dans la boue jusqu’au médecin légiste, en s’efforçant de piétiner le moins d’indices possible — ce qui, dans la confusion qui régnait, tenait du vœu pieux.
— Salut inspecteur, dit le toubib accroupi près des corps sans se retourner.
— Salut toubib, répondit Kowalski. On dirait bien qu’on vous a gâché votre week-end.
— Ma fille se marie samedi prochain, je l’ai échappé belle. Le légiste avait écarté les cheveux d’une des victimes, il passa le faisceau de sa torche électrique sur la nuque dégoulinante. Servaz déglutit. La longue chevelure trempée, le visage encore presque enfantin de la jeune femme et son « déguisement » lui donnaient l’apparence sinistre d’une poupée à taille humaine. La lueur de la torche soulignait la moindre goutte d’eau sur son visage innocent, le moindre bouton d’acné, le plus petit détail — par exemple, ces longs cils blonds perlés de pluie qu’il crut voir frémir. L’espace d’une seconde, il eut vraiment la sensation qu’elle allait ouvrir les yeux.
— Alors ? dit Kowalski.
— Une minute, fit le légiste.
Il se redressa. Il était plus petit qu’eux, plus petit que tous les hommes présents, mais il rayonnait d’autorité. Klas, c’était son nom (Klas et Ko : « les deux K », comme on disait à la brigade), se tourna pour inspecter l’autre corps qui faisait face au premier, à environ trois mètres de distance.
— En me basant sur ce que je vois là, et sans tirer de conclusions prématurées, je crois que celui ou celle qui a fait ça — mais l’hypothèse d’une femme me semble assez peu probable, compte tenu de la force qu’il a fallu — attendait les deux jeunes filles. Il est arrivé par-derrière… a frappé celle-ci (il désigna celle qu’il venait d’examiner et dont le visage était intact) très violemment à l’arrière du crâne. Elle a dû perdre immédiatement connaissance… L’autre a dû alors se retourner et il l’a frappée de face… Ensuite, il s’est acharné sur elle. Pour quelle raison, c’est à vous de me le dire.
Klas essuya les verres de ses lunettes. Il s’accroupit devant le deuxième corps, relevant délicatement le menton entre ses doigts gantés. Servaz eut l’impression que sa pomme d’Adam restait coincée à mi-hauteur de son larynx. Il détourna un instant le regard avant de le poser à nouveau sur la masse de chair tuméfiée. Celle-là n’avait pas seulement été assassinée ; elle avait été la cible d’une fureur, d’un acharnement absolument déments. Son nez, ses arcades et ses pommettes avaient explosé sous les impacts — écrasés comme des pommes de terre dans un presse-purée —, ses yeux disparaissaient sous des paupières si gonflées qu’on ne distinguait plus les cils et la moitié des dents avaient sauté sous les coups. C’était une vision trop scandaleuse pour admettre une explication rationnelle. L’image d’une vie profanée, d’un crachat à la face de l’humanité. Servaz sentit qu’il avait chaud et froid en même temps, comme si sa tête était en feu tandis que des glaçons nageaient dans son estomac. Une espèce de flottement dans ses jambes et dans ses pieds lui fit craindre de tomber dans les vapes et il inspira à fond avant de parler :
— Pourquoi s’acharner sur une des deux seulement ? demanda-t-il, et il s’aperçut que sa voix sonnait aussi faux qu’une corde de guitare désaccordée.
Kowalski se tourna vers lui et le dévisagea. À l’évidence, il avait pensé la même chose. Servaz constata que son chef n’avait pas l’air si fringant que ça.
— Violées ? dit-il.
Le légiste souleva le bas de la robe.
— Je ne crois pas… pas de traces apparentes d’agression sexuelle en tout cas… L’autopsie nous le confirmera ou pas…
Servaz vit son patron s’accroupir à son tour devant la jeune femme et ses doigts gantés s’emparèrent de la croix en bois qu’elle portait en sautoir sous la masse sanguinolente de son visage.
— Une robe de communiante, une croix… (Kowalski pivota vers la première.) Pourquoi l’autre n’a pas de croix ?
— Venez voir…
La voix du légiste… Klas était retourné auprès de la première victime. Celle dont il avait examiné la nuque. Servaz et Kowalski le rejoignirent, se penchèrent quand, de nouveau, il souleva les cheveux mouillés.
— Vous voyez ?
Le cou fragile et pâle était couvert de sang séché. Le sang durci avait un aspect noirâtre dans la lumière de la lampe mais, au bas de la nuque, il y avait une trace plus claire, couleur chair : une ligne horizontale de quelques millimètres de large qui laissait la peau à nu au milieu de la tache sombre.
La marque d’un cordon… Le même que portait l’autre victime — le cordon avec la croix au bout…
Kowalski s’était accroupi près de la jeune femme. Quand il leva son visage vers eux, ses prunelles brillèrent telles deux billes incandescentes, la pupille noire et minuscule au centre de l’iris.
— Elle a été retirée, conclut-il. Après que le sang a séché… Putain, quelqu’un a retiré la croix alors que la fille était déjà morte.
— Peut-être que le meurtrier est revenu sur ses pas et a voulu conserver un souvenir, hasarda Martin.
Kowalski lui jeta un regard sévère.
— On n’est pas dans un épisode de Columbo. Ici on n’avance des hypothèses que quand on a des éléments tangibles.
Servaz se le tint pour dit.
— L’hypothèse du gamin n’est pas si stupide, objecta le légiste.
Agacé, Kowalski désigna du menton la petite foule d’étudiants massée au-delà du ruban.
— Oui. Ça peut être aussi n’importe quel taré qui est arrivé avant nous et qui a voulu épater sa petite amie ou ses copains… Ou bien le type n’avait qu’une seule croix et il l’a passée d’abord à l’une puis à l’autre… Et pourquoi il a défiguré celle-ci et pas celle-là ? Pourquoi des robes de communiante ? Pourquoi une croix ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi… Bordel, à ce stade, quand on commence à faire des hypothèses, on se ferme des portes au lieu d’en ouvrir. Alors, évitons de gamberger…
Il essuya son visage. Il avait l’air fatigué. Son teint était aussi pâle qu’un morceau de plâtre. Des rumeurs couraient rue du Rempart-Saint-Étienne selon lesquelles Léo Kowalski souffrait d’insomnie et n’avait pas connu une seule nuit de sommeil depuis des années. Était-ce à cause de tous ces morts ? On disait aussi qu’il picolait, qu’il hantait les bars de nuit et qu’il fréquentait les putes. Il tourna vers Servaz sa face ruisselante et sa barbe rousse pleine de gouttelettes — et celui-ci lut dans les yeux de son patron une question muette. Ils étaient cernés par l’humidité pénétrante qui se glissait sous leurs blousons, par l’odeur de boue et de marais qu’exhalait le bras d’eau, par les faisceaux des torches qui se croisaient et écorchaient les troncs luisants au passage, et donnaient à toute cette scénographie un caractère excessif. Une atmosphère de guerre, de champ de bataille, dont ils étaient les soldats et où l’ennemi demeurait invisible. Ou bien de plateau de cinéma.
— Ça va ? lui demanda finalement Kowalski, et cette question fit écho dans son esprit à celle posée par Alexandra quelques heures plus tôt.
C’est vrai, on était toujours ce maudit 28 mai. Pendant un moment, il l’avait complètement oublié.
— Oui, mentit-il.
Il vit que le chef de groupe, qui le fixait toujours, n’était pas dupe. Quand celui-ci posa une main sur son épaule, il lui fut curieusement reconnaissant de son geste.
Papa, est-ce que Teddy est au ciel ?
Je ne sais pas, fils.
Tu ne sais pas si Teddy est au ciel ?
Je ne crois pas qu’il y ait un ciel, fils. Pas ce ciel-là.
Alors Teddy est où ?
Nulle part.
Nulle part, c’est où ?
Nulle part, c’est nulle part.
Teddy est bien quelque part, papa.
Non, fils. Teddy n’est plus, c’est tout.
Il s’était mis à pleurer sans pouvoir s’arrêter après ça.
— L’heure de la mort ? voulut savoir Kowalski.
En guise de réponse, Klas souleva le bras droit de celle qu’il avait baptisée « A » et le secoua doucement comme un enfant joue à la poupée.
— Il y a une heure la température des corps était de 29,5°. Autrement dit en pleine « phase intermédiaire de décroissance rapide ». On a du bol, messieurs. Un sacré bol. C’est le moment idéal. Et la rigidité est avancée mais pas achevée. Je dirais que la mort remonte à huit ou dix heures — ce qui nous amène grosso modo entre minuit et 2 heures du matin. Mais restons prudents. Surtout avec cette fichue humidité qui augmente la perte thermique, et elles ne pesaient pas bien lourd, les gamines ; ça aussi, ça accélère le refroidissement. Ce calcul se base sur une température initiale de 37,2°. Mais elles étaient en tenue légère, peut-être alcoolisées si elles sortaient d’une fête. Même s’il fait exceptionnellement doux, elles peuvent s’être trouvées en très légère hypothermie avant leur mort. Dans ce cas, on est baisés. L’avantage, c’est qu’on a deux corps. Et que, les deux présentant la même température, il y a de fortes chances pour qu’on soit dans le vrai. Je vais quand même les mettre pendant trois heures sur un plateau à l’Institut : la température interne des organes nous en dira plus. Mais elles ont été zigouillées cette nuit, pas de doute, et plutôt après minuit, j’en mettrais ma main à couper.
Kowalski parut goûter la démonstration.
— Déplacées ?
— Oui : traînées de là-bas — où il y a une grande quantité de sang imbibant le sol… Immédiatement après leur mort, ou peut-être même qu’elles n’étaient pas tout à fait cannées, allez savoir… Ensuite, il ou elle les a attachées aux troncs. Les lividités cadavériques indiquent qu’elles n’ont plus bougé ensuite, et qu’elles sont restées dans cette position…
Kowalski prenait des notes, mais les pages de son bloc-notes étaient gonflées par l’humidité. Il gratta sa barbe.
— Les robes, dit-il, elles ne sont quand même pas venues dans cette tenue… (Il se tourna vers Mangin, qui les avait rejoints.) Il faudrait savoir s’il y avait une fête, un bal costumé chez les étudiants cette nuit… Renseigne-toi, fais le tour des facs et des discothèques. (Il considéra de nouveau le légiste.) Vous en pensez quoi, toubib ? Les robes : avant ou après ?
— Si vous voulez mon avis, c’est l’assassin qui les leur a passées. Après les avoir frappées et tuées. Il y aurait beaucoup plus de sang dessus dans le cas contraire.
— Merci, doc.
François-Régis Bercot, l’ingénieur qui avait découvert les gamines, se tenait un peu plus loin. Il répondait aux questions d’un brigadier en s’abritant sous une bâche et, quand ils approchèrent, Kowalski fit signe à ce dernier que c’était bon, qu’il prenait la main. Servaz nota que ça ne plaisait pas trop au brigadier, mais on ne discutait pas les ordres de « Ko ».
— M. Bercot ? Ça va ? Vous avez l’air de trembler de froid.
L’ingénieur chimiste les jaugea.
— Ça va faire deux heures que je fais le pied de grue. J’ai les pieds trempés et je grelotte. (Il tira sur son tee-shirt.) C’est des vêtements pour faire du sport, pas pour rester sous la flotte. Je vais choper une pneumonie si ça continue. Et j’ai déjà répondu deux fois à vos questions.
Il resserra autour de ses épaules la couverture que lui avait prêtée l’équipe des secours. Il espérait peut-être que cela mettrait fin à la discussion.
— Je sais. C’est très pénible.
Kowalski avait adopté un ton faussement compréhensif.
— Encore quelques questions et vous pourrez rentrer chez vous. D’accord ?
François-Régis Bercot acquiesça.
— M. Bercot, y avait-il quelqu’un d’autre dans les parages quand vous avez découvert les victimes ?
— Non.
— Vous n’avez vu personne ?
— Non.
— Vous faites ce parcours souvent ?
— Au moins deux fois par semaine.
— Et vous passez toujours au même endroit ?
— Euh… oui.
— Vous aviez déjà vu ces deux jeunes femmes auparavant ?
Bercot écarquilla les yeux.
— Hein ? Non !
— Vous ne les connaissez donc pas ?
— Je vous dis que non.
— Vous étiez où la nuit dernière, M. Bercot ?
Cette fois, Bercot leur jeta un regard où passa une ombre d’incompréhension.
— Hein ? Quoi ?
— Vous étiez où la nuit dernière ?
— Chez moi !
— Seul ?
— Non ! Avec ma femme !
— Et après minuit ?
— Je dormais.
Le ton était de plus en plus exaspéré.
— Quelqu’un peut en témoigner ?
Les yeux de Bercot roulaient de l’un à l’autre, et Servaz lut une perplexité croissante dans son regard.
— C’est quoi ces âneries ? Qu’est-ce que vous… ?
— Répondez, M. Bercot, s’il vous plaît.
— Ma femme !
— Vous voulez dire qu’elle était éveillée à ce moment-là ?
À présent, les traits de Bercot exprimaient un mélange d’indignation, d’affolement et de colère.
— Non ! Bien sûr que non ! Elle dormait ! À côté de moi… Enfin, c’est ridicule. Que… ?
— Elle s’est endormie à quelle heure ?
— Je sais pas, moi ! 11 heures, 11 h 30…
— Et à quelle heure elle s’est réveillée ?
— Six heures.
— Z’en êtes sûr ?
— Ouais, ouais, j’en suis sûr ! Elle met le réveil. Écoutez, je n’aime pas du tout ces questions. Je…
— Elle prend des somnifères ?
— Non !
— Vous habitez loin d’ici, M. Bercot ?
— J’en ai marre de vos questions. Si j’avais su…
— Répondez, s’il vous plaît.
— Non, merde. Un quart d’heure en voiture, tout au plus. Ça vous va ?
— Et elle est garée où, en ce moment, votre caisse ?
— Sur le parking du club…
— D’aviron ?
Bercot eut l’air las tout à coup. Il se tenait de plus en plus voûté. Comme un boxeur dans les cordes qui n’a plus envie de se battre.
— C’est ça… On m’a d’abord interrogé là-bas… vos collègues. Ensuite, ils m’ont fait venir jusqu’ici. D’ailleurs, comment je rentre, moi ? À pied ?
— Vous avez des enfants, M. Bercot ?
— Une petite fille, trois ans… Mais je ne vois pas…
— Et vous, vous avez quel âge, M. Bercot ?
— Trente-deux.
— Vous fréquentez des étudiantes ?
— Quoi ?…
— Est-ce que vous connaissez des étudiantes ?
— Si je connais… ? Euh… non… non… À part ma nièce… Mais c’est juste ma nièce, bordel.
— Personne d’autre ?
— Non !
— Vous êtes déjà venu par ici ?
— Comment ça ?
— Sur cette partie de l’île. À pied ou en voiture…
— Non !
— Jamais ?
— Non, putain ! Il faut vous le dire comment ? Je peux rentrer chez moi maintenant ?
— Merci, je n’ai plus de questions. (Kowalski fit signe à un de ses hommes.) Et non, M. Bercot, vous ne pouvez pas rentrer chez vous. Je vais vous demander de suivre mes collègues au commissariat pour y signer votre déposition. Et je vous déconseille de parler à la presse.
— Allez vous faire foutre.
Le flash jaillit au moment où Bercot s’éloignait. Kowalski tourna la tête. Servaz l’imita. Le photographe, qui avait franchi le ruban et pénétré dans le périmètre, semblait sortir d’une cellule de dégrisement avec son gilet chiffonné plein de poches, ses cheveux en bataille et sa barbe de huit jours.
— Peyroles, qu’est-ce que tu fous là ?
— Salut, Léo.
— Dégage, lui lança Kowalski. Tu n’as rien à faire de ce côté-ci. Je pourrais te mettre en garde à vue pour ça.
— Sérieux ?
Le journaliste parut amusé par l’idée. Il passa sa main libre dans son épaisse chevelure. Servaz lui donna dans les cinquante ans. Il avait des poils blancs dans sa barbe et des valises king size sous les yeux. Il tendait le cou pour tenter d’apercevoir la scène de crime, mais Kowalski s’interposa et lui mit une main sur le bras pour le repousser hors du périmètre.
— File-moi quelque chose, le supplia le reporter. Sinon je vais être obligé d’inventer et ce sera pire. Allez. Juste une petite info, Ko…
— Il y aura une conférence de presse, répondit « Ko ».
— Quand ?
— Bientôt. J’en sais pas plus que toi.
Le journaliste fit une moue d’enfant gâté.
— T’es pas cool, dit-il. T’as pas un p’tit truc ? Rien que pour moi…
Kowalski souleva le ruban et Peyroles repassa en dessous. Puis le flic alluma une cigarette et fixa l’énergumène derrière ses paupières plissées de loup de mer.
— N’essaie pas de me baiser, OK ?
— Parole de Peyroles, dit le journaliste.
— Deux jeunes filles, dans les vingt ans, probablement étudiantes. Frappées à mort. Portant des robes blanches.
— Violées ?
— Pas de traces apparentes… L’autopsie en dira plus.
— Quoi d’autre ?
Peyroles prenait des notes, fébrilement.
— Attachées à deux arbres…
— Elles sont là depuis longtemps ?
— Non. Cette nuit.
Kowalski tourna les talons. Servaz remarqua qu’il n’avait pas parlé de la croix. Il se demanda jusqu’à quand ils pourraient garder l’info secrète.
— Merci, man, lança le journaliste derrière eux.
Il était 11 heures passées de quelques minutes quand Kowalski rassembla ses hommes et répartit les tâches.
— On va commencer l’enquête de voisinage par la cité U, dit-il. Il y a de fortes chances pour que les filles soient des étudiantes.
Il distribua des clichés Polaroid du visage intact.
— Il y en a aussi pas mal pour qu’une bonne partie des étudiants soient en cours à cette heure-ci. Et on est vendredi : un grand nombre vont rentrer chez eux avant ce soir. Il faut faire vite. J’ai appelé le service technique pour qu’il nous prépare une affichette pour appel à témoins avec cette photo et un numéro de téléphone. On va la placarder un peu partout, ici et dans toutes les facs : Paul-Sabatier, le Mirail, Capitole et toutes les écoles supérieures. Martinet, c’est toi qui t’y colles. Et c’est toi qui répondras au téléphone. Les autres, on se partage en groupes de deux, un groupe par étage. Servaz, tu viens avec moi. Des questions ?
Kowalski balaya le groupe d’un regard inquisiteur. Il y en avait sans doute, mais Martin avait déjà appris qu’avec « Ko » les questions idiotes étaient accueillies fraîchement et valaient souvent à leur auteur une remontrance. En conséquence de quoi même les questions pertinentes étaient passées sous silence. Kowalski consulta sa montre.
— Dans cinquante minutes dans le hall. C’est parti.
Servaz entendit son cœur cogner dans sa poitrine. Il ne cessait de penser aux jeunes filles. Au visage écrasé de l’une et à celui intact de l’autre. À cette croix qui manquait. Instinctivement, comme un mulot devine la présence d’un danger, il comprit qu’ils s’engageaient dans les ténèbres — et que c’était pour longtemps.
En ce vendredi matin, la plupart des portes auxquelles ils cognèrent restèrent désespérément closes, les étudiants étaient en cours. Les premières réponses derrière celles qui s’ouvrirent furent négatives. Ici, on se croisait, on dormait, on faisait l’amour. On s’engueulait à cause du boucan, on étudiait et on se plongeait dans les livres en espérant sans trop y croire que les diplômes fussent la clef d’une vie meilleure. Mais on se côtoyait peu. Les amitiés se nouaient ailleurs : dans les amphis, les cafés, les boîtes de nuit, entre étudiants d’une même ville ou d’un même village.
Ce lieu n’était rien d’autre qu’un vaste dortoir. Et un dortoir vétuste qui plus est : murs aux teintes pisseuses, peinture qui s’écaillait et, au bout du couloir, des gouttes de pluie tombaient sur le revêtement de sol crasseux à travers un carreau cassé. Ils avaient frappé à plus de quinze portes demeurées obstinément muettes et obtenu en tout et pour tout trois réponses négatives quand une quatrième s’ouvrit devant eux. Le visage qui s’encadra était mince, hâve, couronné d’une tignasse de cheveux si rouges qu’ils semblaient en feu. Surtout, il possédait, encadrés de cils roux, des yeux d’une pâleur telle qu’ils en paraissaient presque blancs. Une pièce remplie d’ombre derrière lui.
— Ouais ?
— Bonjour, vous vous appelez ? dit Kowalski.
Une lueur brève dans le regard délavé. De contrariété et de défiance.
— Et vous ? Vous êtes qui ?
Kowalski, qui n’attendait que ça, décocha son plus beau sourire.
— SRPJ de Toulouse, on peut vous poser quelques questions ? demanda-t-il en exhibant sa plaque.
— À quel sujet ?
Le rouquin n’avait toujours pas complètement ouvert sa porte. Kowalski tendit le cou pour jeter un coup d’œil par l’entrebâillement sans se cacher une seconde.
— On peut entrer ? Ou bien vous pouvez sortir dans le couloir, si vous préférez. Mais ouvrez grand cette porte, s’il vous plaît.
— Écoutez… On peut faire ça plus tard ? Je suis déjà en retard et je…
— FAIS PAS CHIER AVEC TON RETARD. OUVRE CETTE PUTAIN DE PORTE, GAMIN !
Servaz vit l’étudiant devenir encore plus pâle, s’il était possible avec une peau si blanche semée de dizaines de taches de rousseur. Il y avait dans son attitude quelque chose de fuyant et de dissimulé qui lui mit instantanément la puce à l’oreille.
— D’accord…
Le rouquin fit un pas dans le couloir. Une odeur familière s’enfuit aussitôt de la piaule obscure. Une odeur que le gamin portait également sur lui. Kowalski leva son visage. Ses narines se dilatèrent.
— C’est autorisé de fumer du shit dans les chambres ?
Il planta son regard dans celui de l’étudiant. Lequel s’assura rapidement qu’il n’y avait personne d’autre dans le couloir, puis baissa la tête et contempla ses pieds. Kowalski fixait la chambre plongée dans l’obscurité.
— Il est un peu tôt pour s’en rouler un, non ? Tu t’appelles comment ?
Servaz vit le rouquin respirer un peu trop vite.
— Cédric.
— Cédric comment ?
— Dhombres.
— Tu as quel âge, Cédric Dhombres ?
— Vingt ans.
— Et tu étudies quoi ?
— Médecine, troisième année.
Kowalski hocha la tête sans rien dire. Satisfait. Puis il sortit très lentement la photo à la manière d’un prestidigitateur qui va faire un tour.
— Regarde bien cette photo, s’il te plaît, Cédric Dhombres. Et surtout ne me balade pas, compris ?
— Ouais.
— Tu la reconnais ?
— Oui.
Servaz entendit son sang battre plus fort. Kowalski attendit la suite.
— C’est Alice.
— Alice comment ?
— Je sais pas… Alice… Elle est en lettres modernes, je crois. Sa piaule est là-bas.
Il désignait une porte vers le mitan du couloir.
— La 33 ou la 35 ?
— La 35. Celle d’à côté, c’est celle de sa sœur, Ambre. Elle est en médecine, comme moi.
Le silence, soudain. Leurs regards braqués sur le jeune homme, la pulsation de la pluie contre le carreau cassé, et des voix à l’étage inférieur, qui montaient par l’escalier.
— À quoi elle ressemble, la sœur ? s’enquit Kowalski d’une voix qui parut brusquement plus sourde, plus ténue, plus prudente.
— Elles se ressemblent beaucoup, mec. On dirait des jumelles, mais en fait elles ont un an de différence. (Le rouquin tapota la photo de l’index.) Même couleur de cheveux, même coupe, même silhouette, vous voyez ?
Puis, il sembla se rendre compte, tout à coup, à qui il avait affaire et de la tension qui régnait, et il les scruta l’un après l’autre.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui leur est arrivé ?
À 11 h 27, grâce au passe du gardien, lequel était rentré d’une course en ville, ils pénétrèrent dans la chambre 35.
La pluie dessinait des larmes sur les vitres. Un jour gris et triste éclairait la petite chambre avec douche. Kowalski entra sans bruit, Servaz sur ses talons.
En s’approchant de la fenêtre, ce dernier constata qu’elle avait vue sur le petit bois au sud de l’île et aperçut la lueur intermittente des gyrophares là-bas, entre les arbres, comme les étincelles d’un briquet dont la flamme refuse de jaillir. En se retournant, il avisa la photo présente sur le minuscule bureau : de toute évidence, Alice et Ambre. Effectivement, les deux sœurs se ressemblaient. Même blondeur, même visage étroit, mêmes grands yeux mangeant la figure… Jolies, sans l’ombre d’un doute. Quelque chose dans le regard, dans leur façon de fixer l’objectif attira toutefois son attention… Mais quoi ?
Kowalski, qui se penchait également sur la photo, la glissa dans un sachet transparent.
Servaz étudia ensuite le lit fait, la table de nuit. Il nota l’ordre strict, presque spartiate. Et comment Alice avait su tirer parti du moindre espace. Il s’efforça de respirer plus calmement, de refréner l’appréhension que lui communiquait cette chambre qui avait été occupée par une morte. Alice n’irait plus en cours, elle ne s’assoirait plus à ce bureau, elle ne rirait plus, ne bavarderait plus avec ses amies.
Sur le mur, un seul grand poster sur lequel était écrit :
Un groupe en concert. Servaz n’en avait jamais entendu parler.
Ils jetèrent un coup d’œil sous le lit, dans les tiroirs, mais sans s’attarder. Ils mèneraient une exploration plus minutieuse ultérieurement : l’urgence était ailleurs.
Ils ressortirent et passèrent à la porte suivante, devant laquelle les attendait le gardien, un petit bonhomme sec et chauve, aux sourcils noirs et broussailleux, avec des yeux minuscules en forme de bouton. Très noirs, les boutons. Ce furent eux qui les alertèrent.
— Regardez, dit le gardien.
Il désignait la serrure et le chambranle. Servaz aperçut des éclats de bois arrachés à celle-ci.
La porte était fracturée…
Contrairement à celle de sa sœur, la chambre d’Ambre était plongée dans la pénombre. Kowalski tourna l’interrupteur et ils s’attardèrent un instant sur le seuil. Elle était à l’opposé de celle d’Alice : un vrai chaos. Fringues, livres, cassettes, CD, cahiers jetés en vrac jonchaient le sol et le lit défait tandis que des feuillets couverts d’une écriture syncopée recouvraient dans le plus grand désordre le bureau et la table de nuit. Servaz aperçut une tasse transformée en cendrier, remplie à ras bord de mégots, dont certains tachés de rouge à lèvres, des bols pleins d’élastiques de couleur, d’épingles et de bijoux de pacotille, des jeans, des soutiens-gorge et des culottes abandonnés à même le sol, des bouteilles de bière vides… Alors que la chambre d’Alice ne sentait rien, celle d’Ambre empestait le tabac froid, le parfum et la bière. Les murs étaient presque intégralement recouverts de posters et de photos. Servaz lut des noms comme NIRVANA, GUNS N’ROSES, 4 NON BLONDES. Comme pour l’affiche dans la chambre d’Alice, ils lui étaient parfaitement étrangers, mais il était sûr que ses anciens coreligionnaires de la fac de lettres les auraient reconnus. Il inspecta les W.-C. Aperçut un long cheveu blond dans la cuvette.
Il se retourna et faillit se cogner à Kowalski.
— Martin, dit celui-ci.
Kowalski le regardait fixement. Il brandissait quelque chose.
Ils franchirent la limite entre les départements de la Haute-Garonne et du Gers sous la même pluie compacte. En dépit des rincées qui cinglaient le pare-brise, la Renault 21 2 litres Turbo de Kowalski filait à une allure qu’auraient sûrement désapprouvée les représentants de la maréchaussée s’il s’en était trouvé un dehors.
— Alors, qu’en dis-tu ? l’interrogea son chef. Qu’est-ce qui s’est passé selon toi ?
Il prit le temps de réfléchir avant de répondre.
— Eh bien, à ce stade, ça peut être n’importe quoi… Un crime passionnel qui dégénère, un cinglé, ou bien elles étaient au mauvais endroit au mauvais moment…
— Ça a l’air plutôt prémédité, non ?
Martin acquiesça.
— Oui, les robes de communiante — il est sans doute venu avec…
— Sauf si elles sortaient d’une petite fête, objecta Ko en quittant la N124 pour une départementale, et qu’elles étaient déguisées. On n’a pas retrouvé leurs habits… Quoi d’autre ?
De nouveau, il réfléchit.
— Quelque chose ne colle pas.
— Explique…
— Il n’y avait aucun signe religieux dans les chambres. Rien. Pas une croix, pas une bible. Alors pourquoi ces aubes de communiante et cette croix en bois ? Pourquoi cette mise en scène ? Et puis la porte d’Ambre est fracturée, mais pas celle d’Alice…
— Peut-être que celui qui les a tuées était religieux, lui. Et qu’il désapprouvait leur conduite. Je veux que tu consacres tes prochains jours à cerner la personnalité des deux sœurs. À fouiller dans leurs vies. À trouver qui elles fréquentaient, ce qu’elles pensaient, les endroits où elles descendaient. Tu as remarqué la différence entre les deux chambres ?
— Oui. Celle d’Alice était très ordonnée. Presque trop. Celle d’Ambre un vrai bordel.
Ils roulaient à présent sur une route qui sinuait au milieu des collines noyées et Servaz vit la pluie avancer sur les champs en rideaux serrés, telles les lignes d’une armée de fantassins au XIXe siècle. Des fermes et des bosquets surgissaient et disparaissaient, engloutis par la grisaille. Pas âme qui vive. Kowalski opina.
— Le Gers, moins de trente habitants au kilomètre carré, dit-il. Si on pense que l’état de leurs chambres était un reflet de leurs personnalités, ça veut dire que les deux sœurs se ressemblaient physiquement mais pas forcément mentalement, non ?
Servaz savait que ce « non » à la fin de chaque phrase n’était pas une interrogation — son chef avait déjà un avis sur la question — mais une façon de l’encourager à poursuivre.
— Tu en déduis quoi ? demanda-t-il.
— Rien pour l’instant, répondit Ko. Tu l’as dit : c’est trop tôt.
Vingt minutes plus tard, ils entraient dans un village. Tout juste s’ils aperçurent un facteur dont la mobylette refusait obstinément de redémarrer sur la place de l’église, devant le monument aux morts. La pluie crépitait sur son ciré. Sous la capuche enfoncée jusqu’aux yeux, l’homme pivota vers eux et, pendant un instant, Servaz crut voir une face spectrale qui hurlait, avant que l’illusion d’optique ne se dissipe et qu’il constate que l’homme ne hurlait ni même ne les regardait. Cette hallucination — peut-être due à la pluie — distilla en lui un malaise. À la sortie du village, la route se divisa en deux et ils prirent à gauche. La maison des Oesterman était l’avant-dernière.
Ambre et Alice Oesterman. Dans la deuxième chambre, Kowalski lui avait montré le passeport qu’il avait déniché dans un tiroir.
Ils avaient appelé le rectorat pour obtenir l’adresse.
Sous les nuages boursouflés, le pavillon gris avait un aspect sinistre. Servaz se fit la réflexion que la plupart des maisons dans cette région avaient la même apparence. Pourquoi pas des façades pimpantes peintes en bleu, en jaune, en vert ou en rouge ? À l’âge de huit ans, il avait accompagné ses parents en Alsace et il avait été surpris par cette explosion de couleurs dans les rues. Des demeures qui semblaient tout droit sorties d’un conte d’Andersen.
Ils descendaient de voiture lorsque la pluie s’arrêta net. L’instant d’après, un rayon de soleil avait jailli d’entre les nuages et caressait leurs visages. Le portail grillagé et mangé par la rouille grinça quand ils le poussèrent. Ils remontèrent l’allée de gravier et pressèrent le petit téton d’acier de la sonnette. Servaz vit que les gouttières au bord du toit fuyaient et débordaient.
Une tête de cerf empaillée les accueillit dans le couloir de l’entrée, de même que deux visages inquiets.
— M. et Mme Oesterman ? dit Kowalski d’une voix qui ne trahissait rien.
— Oui ?
Le soleil dessinait un rectangle coupé en quatre par la croisée sur le plancher du salon et sur le tapis usé jusqu’à la trame. Une lumière qui ne laissait rien ignorer de la façon dont les visages des deux parents s’étaient affaissés en apprenant la nouvelle quelques secondes plus tôt. Celui de la mère, les yeux rougis et débordants de larmes, n’exprimait qu’une douleur insondable ; sur les traits sombres du père en revanche s’ajoutait la colère — une colère peut-être dirigée à la fois contre le meurtrier et contre l’institution policière qui avait été incapable de protéger ses filles.
Ils se tenaient serrés l’un contre l’autre, dans le canapé recouvert d’une couverture écossaise, les deux flics dans les fauteuils défoncés qui lui faisaient face, le bras du mari, du père passé autour des épaules de sa femme, mais on sentait que chacun était enfermé dans sa propre douleur. En un instant, une famille avait été saccagée, quatre vies brisées, ravagées de fond en comble, songea Servaz. Il n’en restait plus rien, sinon des morceaux qui jamais ne se recolleraient.
Tous deux avaient dans la soixantaine — ils avaient eu leurs filles tardivement — et Servaz imagina l’abîme qui devait exister entre eux. Le père devait avoir un visage jovial en temps normal, des yeux bleus un peu aqueux, un nez charnu et des favoris grisonnants, mais le chagrin le rendait méconnaissable. La mère était blonde et pâle et on devinait d’où les filles tenaient leur beauté ; elle tamponnait un mouchoir humide sur ses paupières gonflées, bordées de rouge, se mouchait dedans, et ses joues rebondies étaient griffées par la souffrance. Par intervalles, une crise de sanglots l’agitait et son mari la serrait un peu plus fort et la secouait légèrement, comme pour lui intimer de se reprendre, ce qu’elle faisait. Servaz n’avait jamais rencontré une douleur si énorme, si écrasante, sauf peut-être celle de son père au cimetière, à l’enterrement de sa mère — mais il avait dix ans alors, et le souvenir qu’il en gardait était flou, à part la sensation étrange qu’en cet après-midi ensoleillé où flottait le pollen des tilleuls il était le centre de toutes les attentions, que tout le monde voulait prendre dans ses bras et embrasser le petit garçon endimanché, sauf la seule personne contre laquelle il aurait voulu se presser, elle aussi enfermée dans sa douleur.
Sur le rebord de la fenêtre, là où la poussière dansait dans la lumière, se trouvait une photo encadrée de la famille au grand complet. Les filles devaient avoir six ou sept ans. Tout le monde avait l’air si heureux — et Servaz songea que rien n’est plus mensonger qu’une photo de famille. Une mouche bourdonnait contre la vitre, faisant ressortir le silence qui régnait.
— Est-ce qu’on peut voir leurs chambres ? demanda doucement Kowalski.
Le père acquiesça, les dents serrées. Il se leva. Les précéda vers l’escalier étroit mais ne monta pas. Posa une main sur le bras de Ko.
— Écoutez, commença-t-il, les gendarmes ne vous ont…
— Après, le coupa le chef de groupe. C’est par où ?
— Là-haut… Les deux portes à droite. Celle du fond, c’est la salle de bains. Celle de gauche notre chambre.
Il s’approcha de la fenêtre. Le soleil inondait les jardinets à l’arrière des maisons. Étroites, parallèles et séparées par des haies ébouriffées, les parcelles descendaient en pente douce vers une rivière qui se frayait un passage entre deux murailles de verdure. Servaz aperçut un bois sur l’autre rive, une balançoire en plastique orange, une table métallique et des chaises de jardin aussi rouillées que le portail, des dizaines de pots de fleurs posés de guingois sur l’herbe semée de pissenlits.
Dans un des jardins voisins, un homme taillait les feuilles grasses d’un laurier. Il portait un débardeur sale qui laissait voir des bras musculeux et tatoués, un peu mous. Sa calvitie luisait et il accomplissait sa tâche mécaniquement, d’un air renfrogné.
Servaz se retourna. Le soleil avait chauffé la chambrette sous les toits, et cette chaleur enclose, dans laquelle bourdonnaient des mouches, sentait la poussière des pièces demeurées inoccupées. Ici, le silence avait une autre qualité qu’en bas. C’était celui de l’absence. Servaz se dit que la pièce était moins triste que le reste de la maison, mais c’était sans nul doute dû aux rayons printaniers qui l’égayaient, et il ne put s’empêcher de penser à l’employé des pompes funèbres qui tenterait pareillement de donner un peu de couleur et de vie au visage d’Alice — et qui échouerait avec celui d’Ambre.
Il observa la chambre un moment. Par où commencer ? Elle était à l’image de celle qu’Ambre occupait à la cité U, même si le chaos y était moins grand. Peut-être parce que la mère était venue mettre un semblant d’ordre. Il entendit Kowalski remuer des tiroirs dans la pièce voisine et il se décida à bouger.
Sur le lit traînaient un walkman et des dizaines de CD qui brasillaient dans la lumière. Il ouvrit un placard et aperçut, suspendus à des cintres, un débardeur en jean au moins deux tailles trop grand, un bomber vert olive, des tee-shirts à l’effigie de groupes qu’il ne connaissait pas, une chemise aux carreaux rouges et vert foncé, un gilet noir et des Doc Martens. Une boîte à chaussures remplie d’élastiques, de pinces à cheveux multicolores, de tubes de rouge à lèvres et de vernis à ongles. Des culottes à fleurs et des chaussettes en laine dans un tiroir. C’était la première fois de sa vie qu’il fouillait dans les affaires de quelqu’un et il ne cessait de penser à Ambre, à son beau visage mutilé. Ambre était la plus belle des deux. Était-ce pour cela que son assassin s’était acharné jusqu’à effacer ses traits ?
Le bureau en bois blond bon marché ne supportait qu’une lampe, un pot de crayons et de trombones et un album photo. Il le parcourut. Sur les clichés les plus anciens, les filles devaient avoir quinze ou seize ans. Elles étaient presque toujours entourées de copines hilares ou faisant des grimaces, et les photos étaient accompagnées de commentaires ponctués de nombreux points d’exclamation. Sur deux d’entre elles cependant, Ambre et Alice étaient seules. Elles ne souriaient pas. La joie un peu factice des autres clichés avait totalement disparu. Leurs regards avaient exactement la même intensité et la même expression.
Il approcha le cliché de son visage et fut gagné par un nouveau malaise. Quel message les deux sœurs cherchaient-elles à transmettre en fixant ainsi l’objectif ? Il se demanda qui avait bien pu prendre cette photo.
Un petit ami ? Une copine ?
Certainement pas un parent — il en aurait mis sa main au feu. Ce double regard était trop ambigu, trop prometteur, trop obscur pour s’adresser à un membre de la famille.
Il referma l’album et sentit sous ses doigts l’épaisseur de la couverture. Ses yeux se hissèrent ensuite jusqu’à l’étagère de livres au-dessus du bureau. Une trentaine de volumes… À en juger par les titres, essentiellement des romans policiers. Serrés les uns contre les autres par deux galets, peut-être trouvés dans le lit de la rivière.
Brusquement, les poils de sa nuque s’électrisèrent. Son examen s’était arrêté sur un livre vers le milieu de la rangée : un roman au titre familier.
Il retint sa respiration. Écarta précautionneusement les autres livres avant de le tirer à lui. Comme s’il manipulait un ouvrage très ancien, comme si ces volumes et ces pages allaient tomber en poussière. Il détailla la couverture : la photo d’une jeune fille debout au pied d’un grand arbre — un peuplier ou un tremble —, les pieds nus sur un parterre de pâquerettes. Vêtue de blanc. Telle une mariée. Ou une communiante… Sa robe blanche dessinait des plis verticaux de la ceinture à ses pieds, pareils aux crevasses longitudinales qui creusaient le tronc de l’arbre voisin. Une grosse croix pendait en sautoir sur sa poitrine.
Le livre s’intitulait La Communiante, il était signé d’un certain Erik Lang.
Servaz fronça les sourcils. Qu’est-ce que ça signifiait ? Il eut l’impression que sa gorge s’asséchait. Il souleva la couverture, chercha la date de première parution. 1985. Revint aux autres livres sur l’étagère. Il y avait trois titres du même Lang. Que se passait-il ici ? Deux cadavres vêtus en communiantes et à présent ça : qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?
Le cœur battant, il eut l’étrange sensation de mettre le pied en territoire inconnu en tournant les pages :
Son cœur était lourd comme une pierre. Il était au bord de penser quelque chose, il entrevoyait une hypothèse — mais elle semblait par trop absurde, par trop extravagante pour la soumettre à Ko : le meurtrier s’était-il inspiré du bouquin ? L’instant d’après, cette hypothèse lui parut ridicule. C’était le genre d’astuce scénaristique à deux balles qu’on trouvait dans les films et il imaginait déjà la réaction du chef de groupe. Et pourtant, pourtant… pouvait-il s’agir d’une simple coïncidence ?
Le livre à la main, il se rapprocha de la fenêtre. Dans le jardin d’à côté, le colosse chauve avait terminé de tailler le laurier. Il fumait une cigarette à l’ombre d’un figuier avec toujours le même air morose. Servaz se souvint de ce que disait sa mère : qu’il ne fallait jamais faire la sieste sous un figuier.
Tout à coup, une autre pensée le traversa. Quelque chose avait attiré son attention pendant une demi-seconde tout à l’heure, quand il avait fouillé la chambre, puis ce quelque chose lui était sorti de la tête. Qu’est-ce que c’était, bon Dieu ? Il se retourna. Son regard balaya la pièce. Un détail mais lequel ? Il s’arrêta sur l’album photo.
Oui. Cela avait à voir avec l’album… Il s’en approcha lentement.
Le plat arrière lui avait paru bien plus épais, plus rembourré que celui de devant quand il l’avait refermé. Oui, c’était ça. Il tourna doucement les pages cartonnées avec les photos collées sous un cellophane protecteur, tâta de nouveau le carton arrière… Pas de doute : il y avait quelque chose à l’intérieur… Il parvint assez facilement à désolidariser le tissu d’ornement bleu pastel de l’ossature en carton. Les écarta précautionneusement. Une dizaine d’enveloppes apparurent.
Des lettres…
Il les extirpa soigneusement et revint vers la fenêtre, le paquet à la main. Les enveloppes étaient anciennes, jaunies, l’encre avait pâli, l’adresse était à peine lisible, mais il reconnut celle de la maison où ils se trouvaient. Toutes les enveloppes portaient la même écriture.
Il les retourna. Pas de nom d’expéditeur.
Il essaya de déchiffrer le tampon de la poste mais il était presque entièrement effacé à l’exception de la date : 1988. Quel âge avaient Ambre et Alice à ce moment-là ? Dans les quinze-seize ans, calcula-t-il… Il souleva le rabat déchiré de la première, tira deux feuillets que le temps avait rigidifiés. Le papier craqua quand il le déplia, les lettres avaient été ouvertes et repliées un si grand nombre de fois que les feuilles étaient déchirées dans les coins.
Mes chères fiancées,
(L’espace d’un instant, il s’attarda sur cet incipit. Songea à toutes les significations que le dernier mot pouvait impliquer.)
Hier, je me trouvais dans un restaurant plein de monde, d’amis, de moins amis, de pas du tout amis. Ça discourait, ça riait, ça pérorait. Ça se voulait amusant, caustique et surtout intelligent. Moi, dans mon coin, je ne pensais qu’à vous. À votre jeunesse, à votre beauté, à votre intelligence. Celle du cœur. Celle de l’âme. À votre innocence et à votre vice. Je pense à vous tout le temps, jour et nuit, quand je n’arrive pas à dormir. Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Je veux tout savoir — de vos rêves, de vos espoirs, de vos désirs. Est-ce que vous m’aimez ? Dites oui, même si ce n’est pas vrai. Si une lettre arrive d’ici la fin de la semaine, cela voudra dire que vous m’aimez.
(Il interrompit sa lecture. Qu’est-ce que ces mots disaient de leur auteur ? À l’évidence, ce n’était pas un ado mais un adulte qui s’exprimait ici. Un adulte qui savait manier la langue, même s’il était resté — sans doute volontairement — simple et factuel : il n’y avait pas la moindre faute de syntaxe ni d’orthographe… Il en déplia une autre, au hasard.)
Mes chères amies de cœur,
Je me moque bien d’être aimé et encore plus de plaire. La plupart des gens me détestent, redoutent mon cynisme, mon esprit et ma langue acérés. Tant mieux. Qu’ils continuent. Il n’y a qu’à vous que j’ai envie de plaire. Que vous que j’ai envie d’embrasser, de serrer contre moi. J’attendrai cinq ans s’il le faut et ensuite je vous épouserai — toutes les deux. Dans un pays où la polygamie est autorisée. J’espère que vous savez que je vous aime.
Nom de Dieu, ce type leur parlait comme à des femmes… Ce qui l’intriguait le plus, c’était la teneur des lettres. Cette intimité entre un adulte et deux adolescentes. Quel âge avait-il ? Vingt ans ? Quelque chose dans son écriture faisait penser à quelqu’un de plus vieux… Était-il sincère ou bien tendait-il ses pièges de mots pour prendre deux jeunes filles naïves dans ses filets ? Servaz chercha une signature, la trouva au bas de la page suivante :
Pendant un court instant, il s’abîma dans la contemplation de ce prénom. Qui était Sándor ? Un fantôme, pour l’heure. Une ombre dans un coin. La sonorité elle-même avait quelque chose de mystérieux. Cela sonnait comme un pseudo. Il replaça la lettre dans son enveloppe. Examina les cachets de la poste, les dates, une par une, jusqu’à identifier la plus ancienne — la première missive —, et il reprit sa lecture.
Mon cœur explose de joie en vous lisant, vos éloges me font tellement plaisir. Si jeunes et déjà si clairvoyantes, si éveillées, si perspicaces ! Il n’y a rien de plus grand, de plus beau que de trouver une âme sœur — alors imaginez ma joie, chère Alice, chère Ambre, d’en trouver deux pour le prix d’une ici.
Ô chères lectrices, quand je pense que vous avez failli ne pas m’écrire…
(De nouveau, il arrêta sa lecture. Chères lectrices ? Un auteur… Était-ce Erik Lang lui-même qui leur avait écrit ? Ou bien s’agissait-il d’un imposteur qui se faisait passer pour lui ?)
… Quand je pense que vous avez hésité — comme vous le dites dans votre si belle et si pénétrante lettre — avant d’oser « déranger le grand auteur », de peur de paraître ridicules… Non, il n’y a rien de ridicule dans votre lettre ! Au contraire. Quand vous dites que La Communiante est un grand livre (derechef, Martin sentit ses battements s’accélérer), mais aussi un livre noir, un livre immoral, je ne peux qu’y souscrire. Quand vous écrivez : « vous n’imaginez pas avec quels délices nous nous sommes plongées dans votre univers et nous avons échangé nos impressions de lecture pour conclure que vous êtes notre auteur préféré », vous faites de moi le plus heureux des hommes. Écrivez-moi encore ! Encore ! Je veux plein d’autres lettres comme celle-là !
De nouveau quelque chose ne collait pas. Si Erik Lang répondait à des fans, pourquoi signer Sándor ? Était-ce un code entre eux ? La porte s’ouvrit et il se retourna. Kowalski pénétra dans la chambrette surchauffée. Son regard se posa aussitôt sur les lettres.
— Qu’est-ce que c’est ?
Sans répondre, Martin attrapa le livre sur le bureau et le lui tendit.
Il avait aperçu un téléphone dans l’entrée. Ils redescendirent et Servaz demanda aux parents l’autorisation de s’en servir. Fouilla dans l’annuaire près de l’appareil et composa un numéro.
— Salut Eva, dit-il quand une voix teintée d’accent chantant eut répondu. Qui s’occupe des romans policiers chez vous ? Le numéro qu’il avait composé était celui d’une librairie toulousaine où il avait ses habitudes. « L’Exquis Mot ». Servaz la fréquentait assidûment du temps où il était étudiant, un peu moins depuis qu’il était flic. En matière de récits policiers, cependant, il s’était arrêté aux classiques : Poe, Conan Doyle, Gaston Leroux, Chandler et Simenon, en gros. Ses auteurs favoris avaient nom Tolstoï, Thomas Mann, Dickens, Gombrowicz, Faulkner et Balzac. Comme son père avant lui, il considérait que les meilleurs livres demandent des efforts et que, plus globalement, tout ce qui est obtenu facilement est vain et sans valeur.
— Tu peux me le passer ? dit-il quand il eut obtenu la réponse.
Il attendit que son nouvel interlocuteur vînt en ligne.
— Erik Lang, vous connaissez ?
La voix au bout du fil ne se montra guère loquace.
— Bien sûr.
— Et La Communiante ?
— Évidemment.
— C’est son roman le plus célèbre ?
— Oui. Gros carton.
Servaz soupira. Le libraire — qu’il devinait jeune — paraissait considérer que chacune de ces informations allait de soi et que perdre son temps à les fournir n’entrait pas dans ses attributions.
— Il a écrit combien de romans ?
— Ce que j’en sais, moi… Une dizaine.
— Il a quel âge ?
— Quoi ?
— Quel âge ? répéta Servaz.
Il perçut la perplexité de son interlocuteur à l’autre bout.
— Un instant.
Le libraire reprit la communication au bout de quelques secondes. Ton encore plus las — on atteignait les limites de sa patience et de ses obligations professionnelles.
— Né en 59.
Servaz fit le calcul. En 1988, Lang avait vingt-neuf ans. Que faisait-il à frayer avec des gamines de quinze ans ? Certes, il s’agissait de répondre à des fans. Mais les lettres qu’il avait lues allaient bien au-delà d’un simple courrier à des lecteurs. Elles témoignaient d’un surprenant degré d’intimité… À quelle occasion cette intimité était-elle née ?
— Et Sándor, ça vous dit quelque chose ?
— Erik Lang est un pseudo, répondit la tête à claques du même ton condescendant et professoral. Il est né en Hongrie. Son vrai nom, c’est Sándor Lang.
— Merci, dit-il, mettant fin à la conversation.
Ils avaient repris place dans le salon, face aux parents qui n’avaient pas bougé pendant toute la durée de leur visite et qui donnaient l’impression que, s’ils revenaient le lendemain, ils les retrouveraient au même endroit.
La mère ne pleurait plus mais ses yeux demeuraient bordés de rouge. Elle avait l’air d’avoir vieilli de quinze ans. Le père semblait remâcher des pensées sombres. L’atmosphère de désespoir était difficilement soutenable et Servaz sentit qu’il ne pourrait la supporter très longtemps. Kowalski les avait interrogés d’une voix étonnamment douce et unie — qui contrastait totalement avec le Ko qu’il connaissait — sur les fréquentations de leurs filles, leurs habitudes, leur scolarité. Finalement, il se frotta l’arête du nez et se pencha lentement en avant. Servaz discerna un élément nouveau dans son intonation — une tension qui ne s’y trouvait pas auparavant — et dans le soin avec lequel il choisit chaque mot :
— Est-ce qu’il est arrivé quoi que ce soit… d’anormal ces derniers temps ? Quelque chose qui aurait attiré votre attention d’une manière ou d’une autre, même si c’est insignifiant…
À leur grande surprise, ils virent les deux parents échanger un regard entendu et même hocher la tête, comme s’ils attendaient cette question depuis le début. Tout à coup, Servaz fut aux aguets. Ko se tourna doucement vers le père, qui le fixait les lèvres pincées.
— Pas insignifiant du tout, répondit celui-ci. J’ai essayé de vous le dire tout à l’heure : il est arrivé quelque chose, oui, quelque chose qui nous a fait très peur… et si vous aviez réagi plus tôt, peut-être qu’Ambre et Alice seraient encore là.
La voix du père vibrait de colère. Martin vit la nuque de Ko se raidir, les muscles de ses épaules se tendre sous le blouson de cuir.
— C’est-à-dire ? s’enquit le chef de groupe sans cacher son incompréhension.
— Les gendarmes ne vous ont rien dit ?
— Quels gendarmes ? Expliquez-vous.
— Ça a commencé il y a environ six mois… le téléphone qui sonne et personne au bout du fil… Trois nuits de suite, même heure chaque fois : 3 h 30.
Le père d’Ambre et Alice les scruta à tour de rôle avant de poursuivre.
— Je m’en souviens parfaitement… Les filles étaient à la fac. La première fois, on a cru qu’il leur était arrivé quelque chose, on a paniqué.
Il marqua une pause, les mâchoires serrées.
— La deuxième nuit, je savais déjà qu’il n’y aurait personne pour répondre. J’ai dit : « Vous devez vous tromper de numéro », mais ne me demandez pas pourquoi : je savais que ce n’était pas le cas… Et puis, il y avait cette respiration à peine perceptible. Tout ça au beau milieu de la nuit… La troisième fois, j’ai demandé à celui qui se trouvait à l’autre bout ce qu’il voulait et de nous ficher la paix. Comme les autres fois, il n’y a pas eu de réponse.
— Vous avez une idée de qui ça pouvait être ?
Le père fit « non » de la tête.
— Et ça s’est arrêté là ?
Nouvelle dénégation.
— Il a rappelé. Des semaines plus tard… C’était un week-end, les filles étaient à la maison. Il a dit : « Est-ce que je peux parler à Ambre ou à Alice ? » Il était 3 h 30. Je lui ai demandé qui il était et s’il avait vu l’heure. Il a répété : « Est-ce que je peux parler à Ambre ou à Alice ? », comme s’il ne m’avait pas entendu. Je lui ai dit que j’allais raccrocher, il a dit encore une fois : « Est-ce que je peux parler à Ambre ou à Alice ? » Je l’ai prévenu que j’allais appeler les gendarmes. Il a alors dit : « Dites à Alice et Ambre qu’elles vont mourir. »
Servaz vit remonter dans les yeux du père la peur immense, démesurée, qu’il avait éprouvée cette nuit-là.
— Le téléphone a sonné une bonne dizaine de fois cette même nuit. Les filles se sont réveillées. Tout le monde était terrorisé. J’ai fini par le débrancher.
— Il a rappelé ensuite ?
— Oui. Tous les samedis à 3 h 30 du matin, quand les filles étaient à la maison, pendant des semaines… À la fin, je débranchais systématiquement le téléphone avant de m’endormir.
— Vous leur avez demandé si elles savaient qui ça pouvait être ?
Il hocha la tête.
— Elles ont dit qu’elles n’en avaient pas la moindre idée.
— Vous avez prévenu la gendarmerie, c’est ça ?
Il acquiesça de nouveau.
— Et… ?
La colère réapparut.
— Aucune nouvelle de ce côté… Ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas faire grand-chose…
— Vous pourriez décrire sa voix ?
— Un homme… jeune… peut-être vingt ans… ou trente, allez savoir… Il parlait très doucement.
— Vous pourriez la reconnaître ?
Il secoua la tête.
— Je ne crois pas, non, je vous l’ai dit : il parlait très doucement.
— Merci, M. Oesterman.
— Ce n’est pas fini…
Sa voix tremblait, de fureur et de reproche, ses yeux lançaient des éclairs.
Kowalski se redressa, comme s’il avait reçu un coup de pied dans les reins.
— Ah non ?
— Il a rappelé la nuit dernière…
Cette fois, ils se figèrent.
— Et qu’est-ce qu’il a dit ?
Servaz vit le visage de Richard Oesterman s’effondrer.
— Qu’elles étaient mortes. Et aussi… aussi qu’elles n’avaient que ce qu’elles méritaient.
Les morts ne parlent pas. Les morts ne pensent pas. Les morts ne pleurent pas les vivants. Les morts sont morts, tout simplement. Mais la seule vraie tombe, c’est l’oubli, songea-t-il.
Il observa les parents d’Alice et Ambre. Il ne savait pas ce qu’ils ressentaient. Comment l’aurait-il pu ? Nourrissaient-ils encore quelque infime et fol espoir qu’il s’agît peut-être d’une méprise et que donc ce ne fût pas leurs filles qui se trouvaient là ? Étaient-ils pressés d’en finir et de rentrer chez eux pour pleurer tout leur saoul à l’abri des regards ? Redoutaient-ils que la dernière image qu’ils conserveraient d’elles fût celle qu’ils allaient affronter dans un instant ? Il repensa à ce qu’ils avaient dit : les coups de fil nocturnes — et l’ultime et lugubre appel la nuit du double homicide pour leur annoncer que leurs filles étaient mortes. Un fax avait été envoyé à France Télécom pour identifier l’appelant. Ils avaient tenté de les joindre à la cité universitaire. En vain. Ils avaient rappelé les gendarmes, qui avaient conclu à une mauvaise plaisanterie…
Les parents se tenaient l’un près de l’autre, sur deux chaises face au bureau du légiste, mais sans se toucher — et Servaz se demanda si leur couple résisterait à ce double deuil.
Klas ne semblait guère travaillé par ce genre de considérations. Il avait vu trop de cadavres, trop de violence, trop de chagrin, réel ou simulé. Il était assis derrière un bureau sur lequel ne traînait aucun objet qui pût évoquer la mort — de ceux qu’on trouve dans les hôpitaux, sur les tables de travail des grands spécialistes : cerveaux, poumons ou cœurs en résine.
Au contraire, dans la serre ensoleillée transformée en bureau, avec sa verrière sale et ses grands vitraux de couleur, c’était la vie même qui croissait de toutes parts. Sur le mobilier, comme suspendue aux poutres métalliques : une jungle de plantes exotiques en pots qui se déployait, envahissait tout l’espace, dispensant une odeur de terre nourricière et d’humus. Des pots étaient même posés sur la table en chêne du légiste, près du gros téléphone et du Rolodex. Servaz lut quelques étiquettes : Dracula chimaera (une orchidée), Chamaecrista fasciculata (une sorte de fougère), Dionaea muscipula (un attrape-mouche ?). Néanmoins, il trouva que cela sentait quelque peu la décomposition sous la verrière, l’invincible cycle de la nature : mort et renaissance.
— Allons-y, fit Klas en se levant.
Servaz vit les parents des deux jeunes filles rentrer un peu plus la tête dans les épaules. Le petit légiste les précéda le long d’un couloir en pierre grise qui évoquait les entrailles d’une forteresse, poussa une porte métallique, actionna un interrupteur, et ils pénétrèrent dans une pièce carrelée et froide éclairée par des néons. Un des murs était entièrement tapissé de tiroirs frigorifiques en acier brillant. Klas consulta les cartons d’identification glissés dans les porte-étiquettes, puis il ouvrit l’une des portes et ramena le long tiroir à lui dans un discret cliquetis de roulements à billes. Il fit signe aux parents de s’approcher.
— Ne vous attardez pas, conseilla-t-il. Ça ne sert à rien. Il vaut mieux se souvenir d’elles comme elles étaient avant. Je veux simplement que vous les regardiez le temps de les reconnaître.
Le père acquiesça, la mère paraissait statufiée.
Klas souleva le drap.
C’était Alice, pas de doute… Le légiste la découvrit jusqu’en haut des seins. Servaz remarqua que la jeune femme avait une tache de naissance caractéristique près de l’épaule gauche. Elle avait l’air de dormir. Les deux parents opinèrent presque simultanément. Klas remonta le drap.
Il ouvrit un autre tiroir.
Souleva à nouveau le drap — et Servaz, les dents serrées, anticipa la réaction qui allait suivre.
Un hoquet d’horreur étouffé de la part de la mère, un brusque mouvement de recul chez le père — puis des sanglots. Servaz nota qu’ils détournaient rapidement le regard d’Ambre défigurée. La bouche pincée par une grimace, le père confirma d’un coup de menton et tourna le dos à la civière et à ses filles pour prendre sa femme dans ses bras.
— Vous confirmez donc qu’il s’agit bien d’Ambre et Alice Oesterman, vos deux filles ? questionna Klas d’un ton bureaucratique.
Servaz murmura un « Je suis désolé » et fila respirer l’air du dehors, maudissant Kowalski qui l’avait envoyé seul ici.
À l’extérieur, il se sentit brusquement épuisé. Il alluma une cigarette, la fuma en suivant des yeux deux jeunes filles qui passaient sur le trottoir opposé. Elles riaient, elles l’arpentaient à grandes enjambées comme si la ville leur appartenait. Il ferma les yeux. Tira sur sa cigarette et écouta. La rumeur de la ville. Les klaxons, les scooters, le bourdonnement régulier de la circulation, les cloches d’une église, un pigeon sur un toit, des bribes de musique… La vie même.
En fin d’après-midi, Gambier, le procureur de la République, s’exprima devant un parterre réduit de journalistes. Il évoqua deux jeunes étudiantes, parla de premières constatations, de robes de communiante — Servaz vit Kowalski se crisper à cette évocation —, mais passa sous silence les deux croix, celle absente et celle présente. En ressortant, Kowalski prit Martin à part :
— Rentre au bureau et lis ce fichu bouquin. Vois s’il y a d’autres points communs. Si le meurtrier s’en est vraiment inspiré. S’il y a quelque chose dans ce putain de livre. C’est toi l’intellectuel du groupe, ajouta-t-il en tapotant sur son épaule et en lui tendant le sachet à scellé contenant l’exemplaire trouvé dans la chambre d’Ambre.
Servaz devina à quoi Kowalski faisait allusion. À ses cheveux longs, à ses études de lettres, à ses grandes phrases, au fait que les vieux briscards du service redoutaient et méprisaient en même temps sa cervelle trop pleine.
— Il serait peut-être intéressant de savoir qui a eu accès à la chambre d’Ambre à part les parents, dit-il soudain. Le meurtrier était-il au courant que les deux sœurs étaient fans d’Erik Lang ? Et qu’Ambre avait La Communiante dans sa chambre ? Ça ne peut pas être une coïncidence.
— Il y a au moins une personne qui le savait, dit Kowalski.
— Oui : Erik Lang.
Il était 20 h 30 quand Servaz quitta le SRPJ. Il n’y avait plus la moindre trace d’humidité ; c’était une agréable soirée de mai qui jetait les Toulousains dans les rues, aux terrasses des cafés. Le ciel avait pris une teinte saumonée qui ravivait le rose des façades et des bribes de chansons qui ne passeraient pas l’été — émanant des fenêtres ouvertes comme des voitures en stationnement — flottaient dans l’air tels des éphémères.
Il descendit à pied jusqu’à la rue de Metz, tourna à gauche et marcha vers la place Esquirol, puis poussa jusqu’à la Garonne, qu’il traversa sur le Pont-Neuf, en direction du quartier Saint-Cyprien, arpentant des trottoirs qui restituaient la chaleur emmagasinée. L’air avait la douceur d’une caresse.
En pénétrant dans le petit trois pièces, il constata qu’il y régnait une température étouffante malgré les fenêtres ouvertes. Margot courut vers lui et se jeta dans ses bras. Alexandra apparut. Elle était pieds nus, portait un tee-shirt blanc à rayures bleues trop grand pour elle et un jean troué au-dessus de ses genoux bronzés. Elle le scruta, lui souffla un baiser puis retourna dans le salon — et il l’entendit parler à voix basse au téléphone. Il reconnut la musique qui monta soudain : The Cure, le concert au Zénith de l’année dernière (il la reconnut parce qu’Alexandra l’y avait traîné), et se demanda fugitivement si elle ne l’avait pas mise pour masquer ses propos.
Il joua un moment avec sa fille, la souleva et la bascula par-dessus son épaule, la chatouillant et déchaînant une tempête de gloussements, de gazouillis, de rires et de feintes protestations. Assurément, sa fille était encore un petit animal aux besoins élémentaires : manger, dormir, jouer, rire, être aimée… Tout le contraire de sa mère, pensa-t-il un peu perfidement.
Plus tard dans la soirée, alors que la température commençait à peine à redescendre dans l’appartement mais qu’une agréable brise nocturne se coulait dans la pièce, assis dans le coin du canapé le plus proche de la fenêtre ouverte, il sortit le livre du sachet pour pièces à conviction.
Il n’avait pas encore commencé sa lecture qu’il doutait déjà. Cela avait-il le moindre sens de se plonger dans ces pages ? À quoi s’attendaient-ils ? À trouver la solution au milieu ? Mais il fallait bien que quelqu’un s’y colle. Si le meurtrier s’était inspiré du roman, ce qui semblait à tout le moins être le cas, peut-être qu’ils pourraient remonter sa trace d’une manière ou d’une autre. Combien de librairies avaient vendu le livre dans la région ? Combien de bibliothèques le possédaient ? À en croire le libraire, La Communiante avait été un succès. Cela signifiait sans doute trop de lecteurs pour les passer tous en revue. Il débuta sa lecture. Au bout de deux pages, il se dit que ça n’était pas mauvais du tout, dans le genre économe. Moins ampoulé que celui des lettres, le style, même si ça manquait d’ambition. Il poursuivit alors que, en bas dans la rue, un ivrogne passait en chantant d’une voix avinée un air qu’il ne reconnut pas cette fois. Il n’était pas un spécialiste mais il y avait quelque chose dans l’écriture de cet auteur, se dit-il. Un fond de méchanceté, de morbidité et de perversité. Présent presque à chaque page. Corruption, dépravation, sadisme… Il se demanda si c’était ce qui avait plu aux deux adolescentes, à l’âge où la transgression, le dépassement de ses peurs, le besoin d’aller à l’encontre des valeurs parentales et d’être reconnu et aimé ont le même attrait irrésistible que la lumière pour le papillon. Alice et Ambre étaient-elles cela : des chrysalides devenues papillons et prenant leur essor ? Se cherchant et mettant à l’épreuve les interdits parentaux ? Après tout, sur des esprits aussi avides de nouveauté, les romans d’Erik Lang devaient exercer une attraction puissante.
Au point d’oublier toutes les règles de prudence ? À cet âge, la perception du risque était souvent faible et le diagnostic faussé par un sentiment trompeur de toute-puissance. Seigneur, tu parles comme un psy.
— Qu’est-ce que tu lis ? voulut savoir Alexandra en entrant dans la pièce.
Il lui montra la couverture. De toute évidence, elle n’en avait jamais entendu parler.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un roman policier.
Elle se laissa tomber dans un fauteuil, jambes croisées par-dessus un accoudoir, balançant un pied nu aux ongles peints.
— Tu lis des romans policiers maintenant ?
— Pas des, un…
— Qu’est-ce qu’il a de particulier ?
— C’est très… tordu.
— Ohhh, tordu… un bon point pour lui…
C’est alors qu’il se rendit compte qu’elle avait bu. Quelque chose dans sa voix. De fait, elle avait un verre à la main. Le bout de ses ongles roses posés sur le verre était carré et souligné par une large bande de vernis blanc. Elle souriait comme si quelque chose dans ce qu’il avait dit l’amusait au plus haut point.
— Quoi ? fit-elle. Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Il ne dit rien. Elle le fixait et il discerna une solennité nouvelle dans son regard.
— Margot dort ? demanda-t-il.
Elle acquiesça. Une légère rougeur sur ses joues, ses lèvres plus gonflées qu’à l’ordinaire.
— Je suis bourrée, admit-elle.
— Combien ?
— C’est le troisième.
Il lut l’invite dans ses yeux. Un rituel renouvelé chaque fois qu’elle rentrait d’un séjour un peu prolongé à l’étranger. Dans ces moments-là, elle se montrait aussi aguicheuse qu’une fille rencontrée dans un bar. C’était comme si, tout à coup, il avait une inconnue en face de lui.
Une inconnue qui le mettait mal à l’aise. Il se demandait parfois, sans s’y attarder, comment Alexandra se comportait pendant ses escales. Il savait qu’elle préférait la compagnie des hommes à celle des femmes, et qu’elle pouvait très bien aller au restaurant avec un type sans considérer que c’était la première étape vers le lit. Du moins était-ce ce qu’elle avait toujours prétendu.
Il savait aussi qu’elle avait des secrets. Bien plus de secrets que lui, en vérité. Cette dissymétrie les avait éloignés au fil du temps. Il les devinait à ses réponses évasives de retour de Hong Kong ou de Singapour. À ses contradictions. À de petits détails. Par exemple, le téléphone de sa chambre d’hôtel qui sonnait souvent occupé quand il l’appelait. Quand il lui posait la question, elle lui répondait coïncidence. Il ne croyait pas aux coïncidences. Était-ce le métier de flic qui avait commencé à déteindre sur lui ? Il hésitait à mettre un mot là-dessus. Mensonges. S’il avait un jour la preuve formelle, définitive, qu’Alexandra lui mentait, comment réagirait-il ? C’était une chose qu’Alexandra lui avait déclarée au début de leur relation : « Ne me mens jamais. J’ai le mensonge en horreur. Jamais je ne te mentirai, tu m’entends ? » Il se souvenait d’un temps où il avait tenu cette affirmation pour parole d’Évangile.
— À quoi es-tu en train de penser ? le sonda-t-elle avant de porter son verre à ses lèvres.
Il était presque vide. Ses yeux brillaient de plus en plus.
— À ton prochain voyage.
— Merde pour mon prochain voyage, dit-elle en se levant et en contournant la table basse pour s’approcher de lui.
Debout devant le canapé, elle se pencha sur lui et l’embrassa. Enfouit ses doigts dans sa chevelure. Elle avait le goût du vin blanc sur la langue. Elle releva son tee-shirt, attrapa ses mains à lui et les plaça d’autorité sur sa poitrine nue.
— La fenêtre est ouverte et on est devant, murmura-t-il, renversé contre le dossier du canapé. C’est les voisins qui vont être contents.
— Merde pour les voisins, répondit-elle en respirant plus vite.
Il savait que la possibilité d’être vue l’excitait. C’était son truc. Elle aimait être regardée. Elle défit les boutons de son propre jean, abaissa la fermeture Éclair tout en continuant de l’embrasser, prit la main de Martin et la glissa dans sa culotte. Elle commença à se masturber avec, la poussant toujours plus loin vers le fond de son slip.
Elle l’enjamba, les deux genoux plantés dans le cuir du canapé, penchée sur lui, à califourchon, sa main à lui toujours enfouie dans la chaleur de sa culotte. Elle ruisselait.
De sa main libre, Alexandra fourragea dans ses longs cheveux, caressa son crâne et gémit. Malgré l’inconfort de la position, il parvint à défaire la ceinture de son jean de sa main gauche, déboutonna maladroitement et fébrilement sa braguette et retira la main d’Alexandra de ses cheveux pour l’approcher de son sexe gonflé. Il la sentit résister — comme s’il avait l’intention de la poser sur une plaque électrique. Elle s’ouvrait pourtant, les doigts de Martin profondément enfoncés en elle. Il respira. Tira à nouveau avec douceur sur le poignet d’Alexandra.
— Arrête !
Elle s’était dégagée avec brusquerie, l’air agacée. Il refréna sa colère. Retira ses doigts. Même si elle avait toujours été assez égoïste dans l’amour, cela ne faisait pas si longtemps qu’elle ne le touchait plus, de quelque façon que ce soit. Et quand il essayait de s’occuper d’elle, la tête enfouie entre ses cuisses, elle l’attirait rapidement à lui pour qu’il la pénètre mais aussi, il le savait, pour mettre fin à l’expérience. La seule chose qui la rendait littéralement dingue, c’était ses doigts ou son sexe en elle. Elle exigeait la pénétration, toute forme de pénétration, comme une amazone.
Il allait dire quelque chose — son érection presque douloureuse diminuant peu à peu et ses doigts imprégnés de l’odeur d’Alexandra — quand un cri s’éleva. Margot. Son hurlement se transforma en un appel à l’aide. « Papa ! » Alexandra se redressa aussitôt, mais il la devança et la contourna en se levant.
— Laisse. Ces derniers temps, elle fait des cauchemars. C’est rien. Je m’en occupe.
En passant devant le grand miroir à l’entrée du couloir, sa mâle fureur pas encore éteinte, il surprit Alexandra dans le reflet. Elle avait posé son verre vide sur la table basse et sorti une cigarette d’un paquet. Elle regardait par la fenêtre, tournant le dos à l’appartement.
« Klas le classieux ». C’était le surnom du légiste à l’hôtel de police. Avec des variantes qui témoignaient de l’imagination des flics : « Klas le classique », « Klas l’inclassable ». Quand il n’était pas en blouse verte devant un cadavre, le patron du laboratoire de pathologie arborait des costumes croisés bien coupés, des chemises à poignets mousquetaire, des boutons de manchettes S.T. Dupont et des nœuds papillons en soie italienne. Manteau de laine de rigueur l’hiver et imperméable l’été. Tous griffés et fort coûteux.
Servaz et Ko le virent arriver sur le trottoir, son imper soigneusement plié sur l’avant-bras, un attaché-case en cuir noir à la main.
— Armani, dit Kowalski.
— Quoi ?
— C’est un petit jeu et une tradition. On parie sur la marque de la veste ou du costar. On lui pose la question à la fin. Celui qui trouve gagne un resto.
Servaz considéra le légiste qui approchait.
— Ralph Lauren, hasarda-t-il.
— Et l’imper ?
— Burberry.
— Facile.
— Bonjour messieurs, leur lança Klas en les dépassant pour pénétrer sous le porche du bâtiment. Vous initiez ce jeune homme à vos petits jeux débiles, Kowalski ? S’il vous plaît, ne le contaminez pas. Il a l’air encore relativement intelligent pour un flic.
— On a nos traditions, toubib, commenta le chef de groupe tout sourire sans s’offusquer.
— Si les gens connaissaient celles des étudiants en médecine et de leurs professeurs, personne ne serait assez fou pour donner son corps à la science, l’approuva Klas.
Ils franchirent une porte vitrée sur la droite, suivirent un couloir et entrèrent dans la jungle qui faisait office de bureau. Il faisait déjà chaud sous la verrière, malgré l’heure matinale. Klas posa son imperméable sur le dossier de sa chaise, retira sa veste et l’accrocha à un cintre, passa en revue ses plantes puis ouvrit un tiroir et en sortit un gros magnétophone à cassettes Philips.
— Allons nous occuper de ces jeunes filles, dit-il.
Ils entrèrent dans la salle par la porte à double battant et l’atmosphère changea. Servaz examina les paillasses et les tables roulantes recouvertes de flacons, tubes, bassins, pinces, scalpels, ciseaux, balances, les tuyaux d’arrosage qui attendaient par terre, avant de poser les yeux sur le centre de la pièce. Les corps d’Alice et Ambre avaient été préparés. Alignés sur deux tables d’acier, dans la lumière brillante qui ne laissait rien ignorer de leur nudité et de leur fragilité. Si les vivants ont des secrets, constata-t-il en pensant à Alexandra, les morts, eux, n’en ont plus guère pour le légiste. Analyses, prélèvements, examens visuels et palpations révéleront leur état de santé et, bien souvent, leur état mental, voire moral. Cirrhoses, hématomes, anciennes fractures ressoudées et cals osseux portant témoignage de coups et de mauvais traitements, vieilles cicatrices par impacts de balle ou arme blanche, scarifications et automutilations, somnifères, antidépresseurs, drogues, maladies vénériennes, lésions anales, traces d’asphyxie autoérotique, poumons goudronnés par plusieurs centaines de milliers de cigarettes, piqûres de seringue, liens, mauvaise hygiène de vie, malpropreté, déliquescence, folie, mort — rien ou presque n’échappe à l’œil du légiste. Rien sauf les sentiments, les émotions, les pensées — ce qui fait qu’un être humain a passé un moment sur cette Terre avant de disparaître.
Dans le long couloir, Kowalski avait tendu à Martin des pastilles mentholées et du Vicks pour les narines. En entrant, celui-ci comprit pourquoi. Les exhalaisons de sang frais qui flottaient dans la salle, mêlées aux émanations du formaldéhyde et des autres produits chimiques, constituaient un cocktail passablement rebutant.
À présent, alors qu’il la balayait du regard, il s’étonnait de n’être pas plus remué. Il se souvenait que son père avait été autopsié après son suicide. Bien entendu, personne ne lui avait demandé d’assister à l’autopsie. Klas disparut un moment. Quand il revint, il portait un tablier en plastique blanc sur une blouse verte, deux paires de gants passées l’une sur l’autre pour éviter toute blessure avec le scalpel et il sentait le savon antiseptique. Un jeune type l’accompagnait, revêtu de la même blouse, de lunettes et d’un masque chirurgical, une planchette avec des feuilles fixées par une pince dans une main, un stylo dans l’autre.
Klas posa le magnétophone au bord de la table d’autopsie, vérifia qu’il y avait une cassette à l’intérieur, rembobina et appuya sur la touche d’enregistrement.
— Autopsie d’Alice Oesterman, vingt ans, et d’Ambre Oesterman, vingt et un ans, annonça-t-il. Nous allons procéder à l’examen externe.
Il se tourna vers eux.
— Normalement, je devrais faire deux autopsies. Mais, puisque nous cherchons non seulement à déterminer les causes et les circonstances de la mort, mais aussi des similitudes et des différences entre les deux sœurs, on va avancer concomitamment — ce qui est, je ne vous le cache pas, une façon fort peu orthodoxe de procéder, messieurs.
Au cours des minutes suivantes, il détailla poids, sexe, corpulence, s’employa à scruter minutieusement les corps — à l’exception des têtes, qu’il examinerait plus tard — à la recherche d’ecchymoses, de plaies et d’anciennes cicatrices. Il inventoria les lividités (que, dans un accès de pédanterie ou par souci d’exactitude, il appela livor mortis), s’attardant sur leur répartition et leur aspect. Chaque fois qu’il trouvait quelque chose, il faisait signe à Kowalski qui prenait une photo à l’aide d’un Polaroid. Le légiste palpa doucement le cou d’Alice, en vérifia la mobilité.
Puis il passa à Ambre et Servaz évita soigneusement de regarder la masse informe qui avait remplacé le joli visage, un œil à peine entrouvert, l’autre disparu sous un amas de chairs tuméfiées. Le légiste décrocha ensuite une radio et les invita à s’approcher.
— Multiples traumatismes maxillo-faciaux, commença-t-il en présentant la radiographie dans la lumière. Fractures des os du nez avec atteinte de l’auvent nasal, déviation de la cloison nasale et irradiation aux structures adjacentes. Fractures mandibulaires. Multiples fractures de l’orbite. L’œdème facial est considérable. On constate de nombreuses lésions : ecchymoses massives, hématomes, plaies ouvertes… On a surtout une fracture de l’étage antérieur de la base du crâne, avec un important traumatisme crânien. Présomption d’hématomes intracrâniens, d’atteinte neurologique et d’hémorragie intracérébrale. L’ouverture du crâne nous en dira plus.
Servaz crut discerner dans la voix du légiste une ombre de colère. Peut-être Klas n’était-il pas aussi dépourvu d’affect qu’il le laissait paraître en fin de compte. Il reposa la radio, revint à Alice — dont il écarta les cuisses avec un geste plein de déférence. L’assistant lui tendit un objet en acier brillant dont ils comprirent très vite la fonction : un écarteur gynécologique. Klas mit l’instrument en place et braqua un petit crayon-lampe entre les jambes de la jeune femme.
— Pas de traces de lésion vaginale, dit-il au bout d’une seconde.
Il fit pivoter le corps avec l’aide de l’assistant, les fesses orientées vers la lumière, et Servaz détourna le regard.
— À confirmer, mais pas de lésions anales non plus. (Il y eut un silence.) Voilà qui est intéressant, messieurs, dit soudain le légiste, et Servaz vit qu’il se tenait à présent entre les jambes d’Ambre, la lampe pareillement braquée vers ses organes génitaux.
Ko et lui se rapprochèrent à contrecœur. Klas fronçait les sourcils avec perplexité.
— On a la présence d’un hymen…
— Ce qui veut dire ? demanda Kowalski, qui connaissait déjà la réponse mais voulait l’entendre de la bouche du légiste.
— Vierge, même si certains hymens peuvent rester intacts après un coït complet… Ambre, pas sa sœur… Même dans le cas improbable où elle aurait eu un rapport sexuel, celui-ci a dû être unique et consenti… Là encore, je ne vois aucune lésion vaginale ni anale.
— Donc, c’est confirmé : pas de viol.
Servaz sentit le malaise grandir en lui. Vierge. Qu’est-ce que cela signifiait ? Ambre Oesterman avait vingt et un ans, elle lisait la littérature d’Erik Lang depuis l’âge de douze ans, entretenait avec lui depuis ses quinze ans une relation épistolaire qui — à en croire la tonalité des réponses — allait très loin dans la familiarité et l’intime. Elle était belle, sans nul doute courtisée, tandis que sa chambre d’étudiante, soit dit en passant, sentait l’alcool, le tabac, le parfum, était pleine de mégots qu’elle n’avait certainement pas fumés toute seule et ressemblait à un champ de bataille après une fête bien arrosée. Et malgré tout ça, vierge ? Pourquoi pas… Sauf que sa sœur Alice, la cadette, la plus ordonnée et la plus structurée des deux, ne l’était pas, elle. Rien ne collait dans ce tableau. Au lieu d’apporter un éclaircissement, l’autopsie ne faisait qu’épaissir le brouillard. Quelque chose nous échappe, se dit-il.
Klas passa encore en revue les yeux et les conduits auditifs avant de procéder à l’examen interne. Son premier geste consista en de profondes incisions dans les masses musculaires des bras et des cuisses, puis — quand il eut retourné le corps avec l’aide de son assistant — des fesses, des mollets et du dos, afin de mettre en évidence des marques sous-cutanées de lutte ou de coups.
Il se livra au même manège avec la deuxième victime, puis — les deux corps remis sur le dos — s’empara d’un nouveau scalpel. Pratiqua trois rapides incisions en forme de Y sur le torse d’Alice, des omoplates à la symphyse pubienne, donna quelques petits coups de scalpel supplémentaires, reposa l’instrument, et Martin le vit alors tirer d’un coup sec sur la peau — qui se détacha avec un bruit mou et répugnant — pour mettre à nu les muscles du cou et de la poitrine, la grille thoracique et le sternum, tandis qu’il repliait les grands pans de peau sur les côtés comme s’il ouvrait un manteau. Quand, à l’aide d’une pince, le légiste sectionna la langue en passant sous la mâchoire inférieure, puis la trachée, et enfin les cartilages de la cage thoracique avec des craquements sinistres et qu’il dégagea hors du torse une arborescence de viscères rosés — larynx, poumons, cœur… — comme s’il s’agissait d’un chapelet de saucisses, Servaz fonça en direction de la porte.
— Ça va ?
Trente minutes plus tard, dans le couloir, il fit signe que oui. Il reprenait ses esprits et la couleur était revenue sur ses joues. Kowalski l’informa que l’autopsie avait confirmé le scénario initial : Alice était bien morte de coups très violents portés à la nuque, avec traumatisme crânien et atteinte de la moelle épinière à la clef. Ambre avait été frappée à la face jusqu’à ce que mort s’ensuive. À moins que la mort ne fût survenue un peu après. La violence avec laquelle les coups avaient été portés témoignait de la fureur démentielle de l’assassin, mais — indépendamment de la question de la responsabilité pénale — tout homicide ne s’opérait-il pas aux limites de la raison et de la folie ? Cette fureur posait cependant question : elles n’avaient pas été violées… Alors, quel était le mobile ?
Il était 11 h 30 quand ils quittèrent l’institut médico-légal et rejoignirent le centre de Toulouse en voiture avant de s’attabler à une terrasse place du Capitole et de commander deux cafés. Il faisait déjà chaud et le ciel bleu pâle vibrait au-dessus des toits. Servaz s’assit et son regard tomba sur un journal abandonné.
Il soupira. À la radio comme à la télé, et surtout dans les couloirs du commissariat, c’était devenu l’unique sujet de conversation. Qui se réjouissait de la suspension imminente des essais nucléaires britanniques, russes et américains ? Qui se souciait que le monde comptât, en cette année 1993, 70 000 vecteurs d’armes nucléaires, dont certaines prêtes à l’emploi en quelques minutes, braquées sur nos têtes en permanence pendant que nous prenions notre café, faisions l’amour ou parlions du dernier PSG-OM ? Personne. Mais la victoire de l’Olympique de Marseille sur le Milan AC en finale de coupe d’Europe était devenue une source intarissable d’anecdotes et de gloses pour la gent masculine du SRPJ, celui-ci s’étant apparemment métamorphosé en un gigantesque club de supporteurs, et il n’osait plus approcher de la machine à café, de peur de voir étalée au grand jour son ignorance de la chose footballistique.
Il tourna bruyamment les feuilles. Passa rapidement sur une brève : le club de foot de Valenciennes avait déposé plainte pour une tentative de corruption. L’article se trouvait en page 6 : « Deux étudiantes retrouvées mortes sur l’île du Ramier ». Il le parcourut rapidement. Le journaliste — Peyroles — s’en était tenu aux faits et n’avait ni brodé ni recouru à un ton exagérément dramatique. Un bon point pour lui. La croix était passée sous silence. Le reporter promettait toutefois des révélations prochaines, histoire sans doute de tenir ses lecteurs en haleine. La photo était floue — on n’y voyait que des troncs d’arbres, des silhouettes sombres de flics en tenue et de la pluie — et prise de trop loin pour qu’on distinguât les deux victimes. Bien. Mais cela n’allait pas durer. D’autres gratte-papier allaient monter au créneau et Peyroles lui avait davantage fait penser à un foxterrier fouineur et têtu qu’à un saint-bernard.
— Putain, quelle histoire, s’exclama Kowalski.
— Quoi donc ? fit-il par-dessus son journal, pensant que son chef faisait allusion à l’enquête en cours.
— Ça, dit Ko en montrant la première page.
— Ah, dit-il en retournant le journal pour la regarder.
— Je suppose que tu ne t’intéresses pas au football ? voulut savoir Ko avec un sourire.
— Pas le moins du monde.
— On n’a jamais eu une équipe comme celle-là, poursuivit le flic sans tenir compte de la réponse. Capable de mettre à genoux le Milan de Rijkaard, de Gullit et de Van Basten, la meilleure équipe au monde, à tous les coups. Deux demi-finales, deux finales et une coupe d’Europe, quel autre club français a fait ça, hein ? Quel autre ?
— Aucune idée.
— Désormais, la meilleure équipe du monde, c’est nous, fiston. Ouais… Elle a pas sa pareille dans les matchs internationaux et elle fait la pige à tout le monde. Un palmarès comme ça, on n’en reverra plus avant trente ans. (Kowalski lui donna une bourrade sur l’épaule et il en renversa son café sur le journal.) Bon… revenons à l’enquête, dit Ko, conscient de l’indifférence abyssale de son subordonné. Qu’est-ce qu’on a ?
— Deux filles frappées à mort près de la cité universitaire où elles résidaient. Pas de viol mais une mise en scène qui rappelle le roman d’un auteur dont elles étaient fans, répondit-il en portant à ses lèvres le peu de café et de sucre qui restait au fond de la tasse. Et des coups de fil anonymes aux parents.
Ko réfléchit.
— Mettons que le type les ait attendues dans ce petit bois. Il est planqué, disons, derrière un tronc. Elles passent devant lui. Il se précipite sur Alice qui ferme la marche et la frappe très violemment à l’arrière du crâne. Elle tombe inanimée, peut-être meurt-elle dans les instants qui suivent. Puis il se rue sur Ambre qui se retourne à ce moment-là et la frappe au visage. Ensuite, pour une raison inconnue, il s’acharne sur elle. Avant de revenir vers Alice et de l’achever.
— Il l’a frappée deux fois ? dit Servaz, surpris.
Ko prit le temps de terminer son café et d’allumer une cigarette.
— Trois, selon Klas. Sans doute pour s’assurer qu’il lui avait bien réglé son compte. Puis il les déshabille, probablement à la lueur d’une torche, et leur passe les robes de communiante. On n’a pas retrouvé leurs vêtements, il est vraisemblable qu’il les ait emportés avec lui — et qu’il soit venu avec un sac ou quelque chose comme ça…
— Avec quoi les a-t-il frappées ? Est-ce qu’on le sait ?
— Klas penche pour un objet large et plat. Il aurait utilisé tantôt le tranchant, tantôt le plat de l’arme. Pas une lame : le tranchant aurait pénétré beaucoup plus profondément. Plutôt un truc en bois…
— Un aviron.
— Possible. J’y ai pensé. J’ai envoyé Mangin et Saint-Blanquat vérifier les emplois du temps des membres du club d’aviron et voir si une rame a disparu.
— Il y a aussi cette histoire de croix…
— Ouais, fit Ko d’un air songeur.
— Il passe une croix autour du cou d’Alice mais pas à Ambre. Pourquoi ? S’il avait voulu respecter jusqu’au bout la mise en scène du roman, il aurait placé une croix autour du cou de chacune d’elles, non ? Et où s’est-il procuré ces robes ?
Kowalski l’observait intensément.
— Peut-être qu’il avait qu’une seule croix… Alice en avait une aussi à un moment donné mais on la lui a retirée… Tu as lu le roman ?
Il acquiesça.
— Oui. Page 150 : une jeune fille au pied d’un arbre, morte, habillée en communiante, avec une croix autour du cou — exactement la même mise en scène…
— Qu’est-ce que ça veut dire, d’après toi ?
Il réfléchit.
— Eh bien, il y a deux possibilités…
— Je t’écoute.
— La plus probable, c’est qu’on ait affaire à quelqu’un qui a lu le livre — et qui savait qu’Alice et Ambre étaient fans. Il a reproduit, à peu de chose près, ce qu’il a lu.
— Et ils les auraient tuées pour quelle raison ?
— J’en sais rien…
— Et l’autre ?
Il hésita.
— L’autre est plutôt… tirée par les cheveux.
— Accouche.
— C’est Lang lui-même qui a fait le coup.
— Et il serait assez con pour imiter un de ses livres, sachant qu’on va le retrouver dans la chambre d’Ambre ou d’Alice en même temps que les lettres qu’il leur a écrites ? Quel serait son mobile ?
— Je sais, ça ne tient pas debout.
Kowalski parcourut lentement la terrasse du regard avant de revenir à Martin.
— Sauf s’il se croit assez sûr de lui pour penser qu’on n’arrivera jamais à le pincer ou tout au moins à prouver que c’est lui. J’ai lu les lettres, ajouta-t-il.
— Et ?
— Ce Lang, il n’est pas net. Ces lettres… C’étaient des gamines, merde, quand il a commencé à leur écrire…
— Ou elles à lui, fit remarquer Servaz.
— Oui, enfin bref, il leur parlait comme à des femmes. Elles avaient quinze ans, putain ! C’est truffé d’allusions sexuelles… Par ailleurs, la correspondance court sur deux ans. Après, ça s’arrête brusquement. Soit qu’ils n’aient plus eu de contacts par la suite, soit qu’ils aient communiqué d’une autre façon…
— Tu en conclus quoi ?
Kowalski se pencha par-dessus la table et planta un doigt sur le formica.
— J’en conclus qu’il est temps d’aller rendre visite à Erik Lang.
— Sous quel prétexte ?
— Un meurtre inspiré par un de ses livres. Et il était en contact avec les filles. Ça devrait suffire.
Ils se levèrent. Ko laissa sur la table une pièce de dix francs.
Le domicile d’Erik Lang était situé sur les coteaux de Pech-David, au sud-est de la ville, dans la très chic commune de Vieille-Toulouse, parmi les greens et les bunkers.
Ils grimpèrent dans les collines pour l’atteindre, passèrent devant les bâtiments et les voitures du golf-club, roulèrent sur une route sinueuse bordée de barrières blanches, de belles maisons et de grands conifères. On se serait cru aux États-Unis. La route s’achevait sur une rotonde face aux pelouses mollement vallonnées du golf. Servaz aperçut des joueurs qui les arpentaient tranquillement au soleil, seuls ou en groupe. Le portail d’Erik Lang donnait sur la rotonde — la dernière propriété avant le golf. Elle était abritée des regards par de grandes haies qu’on avait laissées pousser de manière anarchique et qui formaient à présent une muraille impénétrable de plusieurs mètres de haut.
Sous ce ciel proto-californien, Servaz se dit que la formule « Pour vivre heureux vivons cachés » méritait d’être complétée : « Pour vivre heureux, vivons cachés et groupés. » Mais quelque chose dans la disposition des lieux, dans la taille impressionnante et l’épaisseur rebutante de cette haie — en vérité plus un bosquet qu’une haie —, lui fit penser qu’Erik Lang préférait se tenir à l’écart de ses semblables. Comme le portail était ouvert, ils jetèrent d’une pichenette leurs cigarettes, les écrasèrent et le franchirent à pied. Une allée en gravillons et terre battue conduisait à la maison. Au-delà des limites du jardin, la propriété était cernée de toutes parts par les fairways et les greens et Servaz se dit que c’était une façon fort pratique de tenir le voisinage à distance.
La maison d’Erik Lang témoignait de la frustration que doivent éprouver certains architectes en se conformant aux canons de la dernière mode en vigueur : du béton gris, des verrières en plans inclinés, des baies vitrées et, en contre-partie, des fenêtres à peine plus larges que des meurtrières. Une bâtisse haute, carrée, grise, un brin lugubre, mais qui avait dû coûter un bras à son propriétaire : assurément, Erik Lang avait d’autres lecteurs qu’Ambre et Alice. À moins qu’il n’eût d’autres sources de revenus.
Cyprès, ifs et pins ajoutaient une touche méditerranéenne. Une Jaguar Daimler Double Six rutilante était garée devant le garage, ses chromes lustrés lançant des éclairs dans la lumière. L’air sentait le jasmin et l’essence de tondeuse — celle que Lang lui-même était en train de pousser sur le gazon. Bien qu’il eût troqué le costume gris, la chemise Oxford bleue et la pochette à pois pour un pantalon en lin blanc, des sandales de plage blanches et un sweater bleu, Servaz reconnut l’homme sur la photo en quatrième de couverture de ses livres.
Tandis qu’ils marchaient dans sa direction et alors qu’il leur tournait le dos, arc-bouté sur son engin pétaradant, comme mû par un secret instinct il s’arrêta, coupa le moteur et fit volte-face.
Erik Lang les examina ensuite d’un air prudent et rusé par-dessus ses lunettes de soleil, et Servaz se souvint de l’impression qu’il avait eue en découvrant la photo du livre. Celle d’un type arrogant et insaisissable. Lang déployait une impeccable rangée de dents blanches devant l’objectif, mais son sourire n’atteignait pas ses yeux qui, sous les sourcils noirs étonnamment épais pour quelqu’un de son âge, demeuraient aussi inexpressifs qu’une porte de prison. La forme du sourire elle-même — commissures des lèvres mécaniquement relevées — évoquait plus une grimace, une moue blasée et indifférente, qu’un authentique sourire. La même expression qu’affichait Erik Lang ce jour-là, derrière ses lunettes de soleil.
— Il y a une sonnette, leur lança-t-il.
Kowalski exhiba sa carte et le sourire disparut. Lang passa une main dans son épaisse chevelure brune, courte et bouclée.
— Je suppose que c’est à cause de cet horrible assassinat, dit-il. J’ai lu l’article dans le journal.
— Double meurtre, rectifia Kowalski. C’est ça. Est-ce que vous auriez quelques minutes à nous consacrer ?
L’écrivain releva ses lunettes sur son front. Servaz lui donna la trentaine.
— Pourquoi ? Parce que ça ressemble à un de mes livres, c’est ça ?
— Parce que l’une des victimes l’avait dans sa chambre, et surtout parce que vous leur écriviez de bien jolies lettres, M. Lang.
Le romancier les considéra d’un air cauteleux.
— Bien sûr… C’est très désagréable d’être mêlé à ça… Je souhaite tout autant que vous que cette enquête avance vite. Quand je pense à ce qu’elles ont subi…
C’est très désagréable d’être mêlé à ça. C’était tout ce que le meurtre d’Alice et Ambre lui inspirait.
Lang les précéda dans la maison. L’écrivain les fit entrer dans un vaste séjour éclairé par plusieurs longues baies vitrées à travers lesquelles on pouvait suivre les évolutions des golfeurs. L’un d’eux tentait de s’extirper du piège de sable d’un bunker. Les canapés, la cheminée et les murs étaient blancs. Une guitare électrique appuyée contre un mur, un meuble télé noir contre un autre, avec un écran haute définition, un magnétoscope et une chaîne stéréo comprenant platine vinyle, lecteur de CD, tuner et lecteur de cassettes.
Pas le moindre livre en vue — le romancier devait les garder dans son bureau — mais un piano à queue et des partitions. Un air tzigane s’élevait en sourdine de la chaîne hi-fi — un violon tantôt sautillant et plein de trilles, tantôt mélancolique — et Servaz se souvint des origines hongroises de Lang.
Erik Lang les invita à s’asseoir et leur proposa un café. Servaz prêta l’oreille. Pas le moindre bruit ne montait de la maison. Kowalski dut se faire la même réflexion car, quand l’écrivain revint avec un pot en verre plein de café, il demanda :
— Vous vivez seul, M. Lang ?
— Oui, pourquoi ?
— Comme ça.
Erik Lang s’installa confortablement dans le canapé en face d’eux, croisa les jambes, sortit un paquet de cigarettes de son pantalon de lin blanc et en alluma une.
— En quoi puis-je vous être utile, messieurs ? s’enquit-il en remplissant les tasses, ronronnant et débonnaire, tel un matou qui fait patte de velours la plupart du temps mais sort les griffes sans prévenir.
— Vous les aimez jeunes, M. Lang ? dit Kowalski.
— Plaît-il ?
— Vous êtes marié ?
— Non.
— Les femmes… vous les aimez plutôt jeunes, n’est-ce pas ?
— De quoi parlez-vous ?
— Vous me pardonnerez d’avoir lu ces lettres… mais il s’agit d’une enquête criminelle et tout, dans ce que nous avons vu, nous ramène à vous.
Lang le considéra d’un air songeur derrière la fumée de sa cigarette.
— Je ne comprends rien… si vous éclairiez ma lanterne ?
— Eh bien, pour commencer, une mise en scène exactement semblable à celle de votre roman La Communiante…
— Oui. Quand j’ai lu cet article, c’est immédiatement ce que j’ai pensé, l’interrompit le romancier.
— Hmm. Et vous n’avez pas songé à appeler la police ?
Lang s’enfonça dans son siège.
— J’avoue que non. Je suppose que ça m’aurait traversé l’esprit tôt ou tard et que j’aurais fini par le faire. Mais vous avez dit, je cite : tout nous ramène à vous. Il y a donc autre chose.
— Oui.
— Je peux savoir ce que c’est ?
Ko lui lança un regard aigu.
— Non seulement la scène de crime ressemble à votre roman, mais, qui plus est, on en a trouvé un exemplaire dans la chambre d’Ambre Oesterman.
— La Communiante a connu un succès fulgurant, plus de six cent mille exemplaires, toutes éditions confondues, fit remarquer Lang calmement. Et c’est dans cette région qu’il a eu le plus de succès. La probabilité d’en trouver un exemplaire dans une maison par ici est par conséquent assez élevée.
— Mais Ambre Oesterman, ça vous dit quelque chose, pas vrai, M. Lang ?
L’écrivain se raidit.
— Je n’aime pas trop le ton que vous employez, commissaire.
— Inspecteur… Vous n’avez pas répondu à ma question.
Lang haussa les épaules.
— Oui, bien sûr, Ambre était une fan. Une vraie. Nous avons correspondu pendant quelque temps. Mais c’était il y a plusieurs années : il y a longtemps qu’on a cessé d’être en contact.
— Pourquoi avez-vous rompu le contact ?
Lang esquissa un demi-sourire plein d’arrogance. Les buissons noirs de ses sourcils — qui se rejoignaient presque au-dessus de l’arête du nez — dessinèrent un V.
— C’est le problème avec certains fans. Ils deviennent trop envahissants, ils veulent faire partie de votre vie, ils exigent une attention constante… Ils veulent être importants pour vous, ils estiment que le fait d’avoir lu tous vos livres leur donne certains droits.
— Vous avez bien peu de considération pour vos lecteurs, M. Lang. Que se passerait-il si demain tous ces gens arrêtaient de vous lire ?
La phrase ne parut guère du goût de l’écrivain.
— Détrompez-vous, inspecteur. Mes lecteurs, je les aime. Ce sont eux qui m’ont fait.
Arrête ton baratin, pensa Martin en promenant son regard sur les murs. Il le laissa errer sur les objets, les meubles, les cadres. Soudain, il sursauta et son regard revint en arrière. Il y avait une dizaine de cadres. Des photos en noir et blanc. Toutes de la même taille, environ 50 × 40. Dans un premier temps, il n’avait pas saisi ce qu’elles avaient en commun. Ce n’est qu’en revenant dessus qu’il comprit. Des photos de serpents… Tous les clichés avaient pour thème les reptiles, mais ça ne sautait pas aux yeux car certains étaient de très gros plans sur les écailles luisantes, sur un œil fendu d’une inquiétante fixité, sur une langue bifide, alors que d’autres représentaient une simple trace laissée dans le sable par le passage du reptile, ou encore le reptile tout entier — crotale, vipère ou cobra —, chacune de ces images absolument effrayante aux yeux de Martin, qui avait horreur des serpents et qui reporta son attention sur la joute verbale entre les deux hommes.
— Revenons à Ambre et Alice Oesterman, dit Kowalski. Comme je vous l’ai dit, M. Lang, j’ai lu les lettres que vous leur avez écrites… Celles que nous avons trouvées dans la chambre d’Ambre, dans la maison familiale, soigneusement dissimulées dans… la doublure d’un album photo — sans doute parce qu’Ambre ne tenait pas à ce que ses parents tombent dessus…
Il y avait comme une menace en suspens dans l’air. Lang plissa les paupières en écrasant sa cigarette dans un cendrier.
— Écoutez, inspecteur…
— Je n’ai pas fini. Comment vous dire, M. Lang ? Si je n’avais pas su à qui ces lettres étaient destinées, j’aurais pensé que le destinataire était une femme adulte, plutôt qu’une enfant.
— Ambre et Alice n’étaient plus des enfants.
— Mais pas encore des adultes… Vous écrivez toujours ce genre de lettres à vos fans de quinze ans ?
Une lueur de colère passa dans les yeux de Lang.
— Qu’insinuez-vous au juste ?
— Est-ce que vous avez déjà rencontré Ambre et Alice en personne ?
— Oui, bien sûr, plusieurs fois.
— En quelles occasions ?
— Dans des séances de signatures.
— C’est tout ?
— Non…
Kowalski haussa un sourcil pour l’inviter à poursuivre.
— … nous nous sommes aussi rencontrés ailleurs.
— Dans quel but ?
— Eh bien, bavarder… prendre un verre… échanger des points de vue…
— Échanger des points de vue ?
— Oui.
— Où ça ?
— Dans des cafés, des restaurants, des librairies… et même une fois dans un bois…
— Dans un bois ?
Servaz crut percevoir une hésitation dans la voix de Lang :
— C’était une de leurs idées… une sorte de défi qu’elles s’étaient lancé, je suppose. Comme on s’en lance à l’adolescence. Un jeu, quoi. Elles voulaient me voir dans un bois… à la nuit tombée…
Kowalski le regarda, effaré.
— Et vous avez accepté ?
Le petit sourire arrogant revint.
— Je trouvais l’idée stimulante…
— Stimulante ?
— Originale, si vous préférez. Drôle. Excitante… Mais n’allez pas vous méprendre…
— Rencontrer de nuit dans un bois deux adolescentes, vous trouviez ça excitant ?
Lang soupira.
— Je savais que vous alliez dire ça… Vous salissez tout. Et vous ne comprenez rien.
— Ah bon ? Expliquez-moi.
— C’étaient des jeunes filles très intelligentes, bien plus matures que la plupart des filles de leur âge. Elles étaient passionnées, sincères, émouvantes. Brillantes dans leurs analyses et certaines de leurs réflexions. Elles admiraient mes livres, cela allait même au-delà d’une simple admiration… À cet âge, l’impact d’un roman, d’un film ou d’une chanson est bien plus puissant qu’il ne l’est plus tard : souvenez-vous de vos premières émotions cinématographiques, souvenez-vous de vos premières lectures… C’était de… l’adulation… une sorte de culte qu’elles rendaient à mon univers, à mes romans… elles vénéraient mes livres…
— Et, par voie de conséquence, leur auteur…
— Oui.
— Et ça vous flattait.
— Non, je trouvais cela émouvant, touchant. Et important, si vous voulez savoir.
— Important en quoi ?
— Toute cette énergie, cet enthousiasme, cette… foi.
— Pourtant, ce n’étaient rien que des gamines.
Lang parut énervé par cette remarque.
— Je vous l’ai dit : elles étaient bien plus que cela. Il y a des adultes qui n’atteindront jamais leur niveau de compréhension.
Kowalski hocha la tête.
— Et ces rencontres n’ont jamais eu lieu ici, dans cette maison ?
— Jamais.
— Parlez-moi d’elles… Quel effet vous faisaient-elles ? Quels autres traits de caractère dominaient chez elles ?
Le romancier se calma un peu. Il réfléchit.
— Je vous l’ai dit : elles étaient très intelligentes. Très intuitives, vives. Mais avec quelque chose d’insaisissable, de mystérieux… Je n’ai jamais réussi à les percer à jour complètement, à les cerner tout à fait… Et puis, des traits de caractère qu’on retrouve chez pas mal d’adolescents : le goût du risque, la confrontation avec les idées des autres et en particulier avec celles des parents — elles détestaient leurs parents, elles leur reprochaient l’étroitesse de leur cadre de vie, l’endroit d’où elles venaient —, le besoin de provoquer aussi, de mesurer leur pouvoir de séduction…
— Elles ont essayé avec vous ?
— Bien sûr.
— Continuez…
— Je ne suis pas sûr que ça vous soit très utile, le tempéra Lang : ça fait des années que nous n’avions plus de contact. Je ne sais pas quelle direction elles ont prise entre-temps, comment elles ont évolué. Si elles ont pris toujours plus de risques, ou si elles étaient rentrées dans le rang. À cet âge-là, tout peut basculer d’une année sur l’autre.
— Vous êtes sûr que vous n’aviez plus aucun contact ?
— Je viens de vous le dire.
Kowalski se gratta la barbe.
— N’empêche que celui qui a fait ça s’est référé à votre livre, M. Lang. D’une manière ou d’une autre, vous n’étiez pas totalement sorti de leur vie…
— Comment ça ?
— Eh bien, que vous le vouliez ou non, vous êtes dedans jusqu’au cou.
Si l’effet escompté était d’impressionner Lang, le flic en fut pour ses frais. La petite grimace arrogante — mi-sourire mi-rictus — était revenue sur les lèvres de l’écrivain.
— Vous essayez de me foutre les jetons, c’est ça ? Laissez-moi vous dire qu’il en faut un peu plus. Vous avez quoi ? Un paquet de lettres et un bouquin ? Ça ne fait pas de moi un meurtrier…
Kowalski fixa Lang en silence pendant une seconde.
— Ça ne fait pas de vous un innocent non plus. Vous étiez où dans la nuit de jeudi à vendredi, M. Lang ?
— Ah, on en est là ?
— Simple question de routine. On la pose à tous ceux qui sont concernés de près ou de loin par cette affaire…
— Ici.
— Quelqu’un peut le confirmer ?
— Non. J’étais seul.
Lang se leva.
— Vous avez terminé ? Ou il y a d’autres questions ? Je suis attendu pour une partie de golf et je suis déjà en retard.
— Alors, vous n’avez pas loin à aller… On est près de tout ici, ajouta Kowalski.
Servaz se leva à son tour. Il vit les deux hommes se toiser en se serrant la main.
— Bon courage, inspecteur, dit Lang, du même ton qu’il aurait souhaité un bon match aux rugbymen du Stade toulousain.
Ils se dirigèrent vers la sortie. Au passage, le regard de Servaz effleura les peaux de serpent sur les murs. Il frissonna.
Vers 16 heures, après avoir déjeuné dans le centre, ils regagnèrent le SRPJ. Servaz avait oublié le déménagement. Une noria de types en salopettes portait qui des cartons qui des tables ou des chaises emballées dans du plastique à bulles, qui des lampes et des machines à écrire. Les déménageurs les regardèrent passer d’un air agacé : on avait sans doute dû leur promettre que les locaux seraient vides du vendredi soir au lundi matin — seulement voilà, personne ne pouvait prévoir que deux cadavres viendraient gâcher la fête. Les autres membres du groupe les attendaient dans leurs bureaux et Kowalski les rassembla pour faire le point. Ils découvrirent une salle de réunion dont on avait retiré le mobilier et ressortirent à la recherche des derniers sièges que les déménageurs n’avaient pas emportés.
— Et trouvez-moi un tableau ! gueula Kowalski.
On finit par en dénicher un déjà emballé. Ils déchirèrent le film à bulles et le ruban adhésif qui le recouvraient.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda un gros bras interloqué.
— Une urgence, répondit Mangin. On ne va quand même pas écrire sur les murs.
Ils placèrent leurs chaises en arc de cercle devant le tableau, dans la grande pièce vide, et Servaz pensa à une réunion des alcooliques anonymes. Kowalski inscrivit à l’aide d’un gros feutre :
Nuit 27 au 28 mai : AMBRE et ALICE assassinées
Découvertes par FRANÇOIS-RÉGIS BERCOT
Tuées par objet large et plat (AVIRON ?)
Pas de VIOL
Préméditation :
ROBES COMMUNIANTES passées post mortem
Une CROIX (où est la deuxième ?)
Mortes sur place
Présence dans bois de nuit : RDV ?
Avec QUI ? Assassin ? Autre ?
Appel à témoins
Mise en scène identique roman ERIK LANG
Correspondance avec Erik Lang (mineures)
Pas d’ALIBI
Ambre VIERGE
Porte Ambre fracturée
Appels anonymes aux PARENTS : attente numéro
— Quelqu’un a quelque chose à ajouter ?
Une conversation s’engagea que Servaz n’écouta pas. Il resta silencieux, les yeux fixés sur le tableau. Moins de quarante-huit heures s’étaient écoulées depuis le double homicide. L’enquête de voisinage avait été interrompue parce que la plupart des témoins potentiels — des étudiants qui rentraient chez eux le week-end — s’étaient éclipsés à la sortie des cours sans même passer par leurs piaules, qu’ils retrouveraient lundi matin, date à laquelle elle reprendrait.
Il y avait dans ce meurtre — ou bien était-ce parce que c’était son « premier » ? — quelque chose qu’il ne comprenait pas. Si c’était Lang qui les avait tuées, Kowalski avait raison : il fallait être stupide — ou fou — pour imiter un de ses propres romans en sachant que les flics retrouveraient tôt ou tard la correspondance qu’il avait entretenue avec les victimes. En dehors du fait que c’était une théorie passablement alambiquée. Et si ce n’était pas lui, quel était le sens d’un tel acte ? La folie ? Un fan cinglé et/ou jaloux de l’attention qu’il portait aux gamines ? Mais, selon Lang lui-même, il avait coupé tout contact avec elles depuis longtemps… Quelqu’un essayait-il de lui faire porter le chapeau ? Mais comment ce quelqu’un pouvait-il être au courant des lettres qu’Ambre gardait planquées dans son album photo ? Un petit ami pouvait l’être, songea-t-il, si Ambre ou Alice s’étaient confiées à lui… À supposer que Lang eût menti et qu’il continuât à voir l’une des deux, était-ce suffisant pour déclencher la jalousie et pousser quelqu’un au meurtre ? Il changea de position sur sa chaise métallique. Assurément, la jalousie était l’un des premiers mobiles en cas de meurtre non prémédité ou d’assassinat, non ? C’était une des choses qu’on leur apprenait à l’école de police.
— Martin, une idée ? lança Kowalski.
Tous les regards se tournèrent vers lui. Certains curieux, d’autres agacés ou ironiques. Bon, c’était le moment. Ou il se faisait étriller en direct et cela ferait sans nul doute la joie de certains collègues présents, ou sa théorie était validée et l’hostilité envers lui n’en serait qu’augmentée.
Il l’exposa.
Le silence qui suivit, même s’il ne dura que deux secondes, lui parut interminable. Il s’interrogea soudain sur ce qui s’était dit pendant que ses pensées vagabondaient. Craignit d’avoir répété à peu de chose près les échanges qu’ils avaient eus.
— Intéressant, dit finalement Kowalski.
L’espace d’un instant, il crut que le chef de groupe se payait sa tête. Mais non, il était on ne peut plus sérieux.
— Intéressant, répéta-t-il.
Ce qui — dans sa bouche — équivalait à des louanges.
— Martin, je veux que tu creuses dans la vie d’Alice et Ambre. Elles étaient jolies, intelligentes, et elles dormaient dans une cité U pleine de filles et de garçons de leur âge. Elles ont forcément noué des relations, forgé des amitiés. Et la question se pose de savoir pourquoi Ambre était restée vierge.
Il entreprit de noter ces dernières questions sur le tableau :
Lang vraiment ROMPU tout contact ?
Copain jaloux ?
Fan ?
Le reste de la réunion se passa en discussions logistiques et répartition des tâches. Quelqu’un demanda comment on allait faire pour rédiger les rapports puisque les machines à écrire étaient déjà parties boulevard de l’Embouchure.
— Même pas sûr qu’on retrouve nos bureaux, paraît que c’est grand, là-bas !
Il y eut des rires et l’atmosphère se détendit un peu. Mais en surface seulement. Servaz remarqua combien tous avaient l’air préoccupés. Ce n’était pas tous les jours qu’on se trouvait confronté aux cadavres de deux jeunes filles habillées en communiantes : deux gamines massacrées dans un bois, cela relevait de l’incompréhensible ; cela obligeait l’esprit à s’aventurer sur des rivages dont chacun savait qu’il ne reviendrait pas complètement indemne. Là, dans cette pièce, tandis que le soir descendait, ils avaient tous conscience qu’ils s’avançaient dans l’inconnu.
— C’est samedi soir, lança Ko. Si certains ont envie d’aller se mettre sur le toit, ils ont ma bénédiction. J’ai juste besoin de deux personnes jusqu’à lundi.
Martin pensa à Alexandra, à Margot, à tous ceux qui allaient sortir ce soir profiter de la douceur de ce dernier samedi de mai, il ressentit un pincement de culpabilité. Puis il pensa à Alice et Ambre et il leva la main. Il surprit un ou deux sourires moqueurs. Mangin l’imita.
— Merci, dit le chef de groupe.
Il retourna dans son bureau. Sa table de travail et son téléphone étaient encore là ; il décrocha le combiné et composa le numéro de son domicile, mais tomba sur le répondeur. Marcha jusqu’au bureau de Mangin.
— Putain, y a plus de distributeur de boissons, dit celui-ci. Comment on va faire pour tenir jusqu’à lundi ?
— Qu’est-ce que vous avez trouvé d’intéressant dans les chambres des filles à la cité U ? demanda Martin sans commenter cette question pleine de bon sens.
— Pas grand-chose. Quelques photos…
— Je peux voir ?
Mangin sortit un sachet pour pièces à conviction d’un tiroir. Une liasse de clichés à l’intérieur. Servaz ouvrit le sachet, prit les photos et les parcourut rapidement. Puis il recommença et examina soigneusement chaque cliché, s’attardant sur certains. Un détail avait retenu son attention. Sur plusieurs photos de groupe, un visage revenait.
— Cette fille-là, dit-il en pointant l’index, elle a l’air d’être proche des deux sœurs.
— Possible, fit Mangin.
— Je peux la garder ?
— Pas de souci, dit son collègue. Franchement, ça t’emmerde pas, toi, de déménager ? Putain, ils nous envoient aux Minimes !
Servaz sourit. Le nouveau siège du SRPJ se dressait à deux kilomètres à vol d’oiseau de l’ancien, au bord du canal du Midi, au sud du quartier des Minimes — qui devait son nom à l’installation d’un ordre religieux au Moyen Âge —, mais, dans la bouche de Mangin, ça ressemblait à une déportation dans les camps de travail forcé de l’Union soviétique.
— Ko m’a demandé de me pencher sur la vie des victimes. Je peux aussi avoir tes notes ? Celles que tu as prises sur leurs chambres.
— Pas pu les taper vu qu’on n’a plus de machines à écrire. C’est illisible.
— J’essaierai de déchiffrer.
Mangin lui refila son bloc-notes.
Il quitta le SRPJ à 10 heures du soir. Il n’avait guère avancé. Il avait passé plusieurs coups de fil — au rectorat, à la fac de médecine, à celle de lettres — mais on était samedi et il n’avait obtenu que des interlocuteurs incapables de lui fournir des réponses satisfaisantes. Il faudrait attendre lundi. Seuls les parents d’Alice et Ambre avaient répondu à ses questions concernant leurs filles, mais il avait soigneusement évité les plus dérangeantes — même s’il devrait sans doute se résoudre à les poser plus tard.
Les réverbères étaient allumés mais la soirée encore étouffante. Il fit le chemin à pied, dans la nuit chaude, passant devant les terrasses illuminées des restaurants, où se mêlaient bruissements des conversations, cliquetis des couverts, rires et grondements des voitures. Il songea que deux mondes coexistaient sans se mêler, comme l’huile et l’eau : celui de la vie, de l’insouciance, de la jeunesse et de l’espoir ; et celui de la maladie, de la souffrance, du déclin et de la mort. Tout un chacun, tôt ou tard, était amené à connaître les deux, mais certaines professions — infirmières, pompiers, pompes funèbres, flics… — passaient chaque jour de l’un à l’autre. Soudain, il se demanda comment il serait dans vingt ans, dans trente ans, s’il continuait d’exercer ce métier.
Il fuma une cigarette sous le platane desséché qui se dressait devant la façade de son immeuble, entre deux réverbères, l’écrasa du talon, salua une voisine qui sortait son chien et regarda les fenêtres du troisième étage. Pas de lumière. Pourtant, il n’était pas tard. Une lune famélique s’accrochait au bord du toit, comme un ballon retenu par un fil.
Il délaissa l’ascenseur et emprunta l’escalier, sortit la clef de sa poche et déverrouilla la porte aussi silencieusement que possible. Actionna l’interrupteur du couloir au moment précis où la minuterie du palier s’éteignait. Il fut dans le noir pendant une demi-seconde, eut l’impression d’entendre un bruit provenant du fond de l’appartement et appela :
— Alexandra ?
Pas de réponse. Il se souvint qu’elle n’avait pas répondu non plus quand il lui avait téléphoné. Elles étaient sorties… Pour aller où ? Il venait de refermer derrière lui quand le bruit se reproduisit et il sentit un courant d’air lui caresser la nuque.
Il prêta l’oreille, mais n’entendit plus rien. Alexandra avait dû laisser une fenêtre ouverte pour permettre à la fraîcheur de la nuit d’entrer et de tempérer les pièces. L’appartement était une étuve. Dans la lumière crue du plafonnier, il vit le mot posé sur la commode, dans l’entrée.
Le prit.
On passe le week-end chez ma sœur, on sera de retour demain.
Pourquoi Alexandra ne l’avait-elle pas appelé au poste de police ? Pour le pousser à bout ? Pour lui envoyer un signal ? Lequel ? Mais peut-être l’avait-elle fait et s’était-il trouvé ailleurs quand le téléphone avait sonné dans son bureau. Il aurait dû essayer de la joindre plus tôt…
Mais il ne l’avait pas fait.
Il était 8 heures dimanche matin quand le téléphone dans le salon le réveilla. Servaz l’entendit du fond de son lit. Il était en nage, il se souvenait d’avoir rêvé mais pas du rêve lui-même. Il bondit hors du lit et courut vers le living tandis que la sonnerie insistait. Elle déchirait le silence de cette matinée dominicale, un des rares matins où il n’y avait aucun bruit dans l’immeuble sauf parfois — en représailles à une fête qui s’était prolongée trop avant dans la nuit — quelques coups de perceuse vindicatifs.
La veille, il avait laissé la fenêtre ouverte pour faire descendre la température, mais un orage avait éclaté à l’aube et il pleuvait à présent dans le salon. Il décrocha, dit « une seconde », reposa le combiné et referma la croisée, pieds nus sur la moquette détrempée, non sans laisser un instant la fraîcheur de la pluie caresser sa poitrine nue.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Alexandra.
— Hmm, rien. J’avais laissé la fenêtre ouverte et il pleut. Comment va ta sœur ?
— Toujours pareil. J’ai une sœur qui, à quarante ans, ne s’intéresse qu’à son ménage, à son foyer et à son connard de mari, c’est à désespérer.
— Pourquoi être allées passer le week-end chez elle dans ce cas ?
Un silence au bout du fil, suivi d’un soupir.
— Primo, parce que c’est quand même ma sœur et que je ne l’ai pas vue depuis six mois. Deuzio, parce que Margot adore la maison et surtout la piscine et que grand-père est là… Et tu sais combien Margot aime son grand-père… Tout le monde te salue, à propos. Tertio, parce que tu n’étais pas là…
Parce que Margot adore la maison et surtout la piscine et que grand-père est là… Il fut fouetté par l’injustice du sous-entendu. Était-ce sa faute si son propre père s’était foutu en l’air avant d’avoir connu ses petits-enfants ? S’il avait hérité d’une ancienne ferme à moitié délabrée et s’il n’avait ni frère ni sœur aux affaires florissantes ? Il eut envie de dire que le seul mérite de sa sœur était d’avoir su mettre le grappin sur un beau parti, mais c’eût été se tirer une balle dans le pied.
Au-dehors, le tonnerre roulait dans le ciel livide et la pluie rinçait les rues. Ils échangèrent quelques paroles sans le moindre enthousiasme et il raccrocha. Son biper retentit presque aussitôt. Il composa le numéro du service.
— Servaz ? rugit Kowalski.
Ce n’était plus Martin. Il avait déjà remarqué que l’emploi alternatif du prénom et du patronyme était le baromètre des humeurs du chef de groupe.
— On a reçu un coup de fil anonyme sur le numéro dédié aux appels à témoins. Rapplique. Fissa !
La pluie noyait la ville sous un rideau sale, opaque et tiède quand Servaz quitta le parking souterrain de son immeuble. Le Pont-Neuf étant en sens interdit, il franchit la Garonne plus au sud, sur le pont Saint-Michel, remonta les allées Jules-Guesde jusqu’au Grand Rond puis mit cap au nord. Deux camions de déménagement compliquaient considérablement la circulation dans la rue du Rempart-Saint-Étienne et des abrutis s’acharnaient sur leurs klaxons comme s’il s’agissait de buzzers dans un jeu télévisé ou s’ils avaient le pouvoir de faire léviter les poids lourds de vingt-quatre tonnes.
Il se gara en amont de la rue et finit le trajet à pied. En été, le climat, ici, était à l’image des habitants — exubérant, démonstratif et peu porté sur les nuances. Aussi lui fallut-il moins de cent mètres pour être trempé et, quand il pénétra dans l’hôtel de police, il avait tout du clébard mouillé. En émergeant de l’ascenseur, il constata que le déménagement était bien avancé : les couloirs avaient été entièrement vidés, de même que les bureaux.
Il gagna celui de Kowalski. Mangin était déjà là. La pièce était nue à l’exception d’un téléphone posé par terre.
— Tu es là, dit Ko. On va pouvoir se répartir les tâches. Tu te souviens du rouquin qui nous a ouvert sa porte à la cité U ?
— Celui qui fumait autre chose que des cigarettes ?
Kowalski opina. Une ride soucieuse barrait son front.
— Un type nous a appelés. Appel anonyme. Selon lui, notre rouquin, Cédric Dhombres, étudiant en troisième année de médecine, aurait été au centre d’un mini-scandale impliquant Ambre Oesterman. En travaux pratiques d’anatomie, elle faisait partie, avec une autre fille, d’un groupe de trois auquel appartenait également notre rouquin. Elle se serait plainte des commentaires déplacés à caractère sexuel que le garçon aurait faits pendant la manipulation des cadavres, ainsi que de plusieurs attouchements furtifs. L’autre fille a confirmé. Après ça, Dhombres a été changé de groupe. Le truc serait quand même remonté assez haut, jusqu’au directeur ou quelque chose comme ça, et même s’il n’y a pas eu vraiment de suites, le bruit s’est répandu et Dhombres est devenu la risée des autres étudiants de troisième année. Il y aurait eu des graffitis insultants sur sa porte et du… hmm… sperme dans sa boîte aux lettres… — celles des étudiants sont dans le hall.
— Du sperme dans… ? répéta Mangin.
— Me demandez pas comment le type qui a fait ça s’y est pris, s’il a amené son yaourt dans une éprouvette ou s’il s’est directement secoué la nouille dans la boîte aux lettres — ce qui, en dehors du fait qu’il est préférable de choisir une heure tardive, exige une faculté de concentration assez exceptionnelle.
Kowalski leur décocha un clin d’œil.
— Bref, toujours selon notre correspondant anonyme, Dhombres nourrissait une haine tenace contre Ambre Oesterman.
— Au point de la tuer et de tuer aussi sa sœur ?
— Peut-être qu’il voulait juste leur donner une leçon et que ça a mal tourné, peut-être qu’il a frappé un peu trop fort, suggéra Mangin. Après, il n’avait plus vraiment le choix, il lui fallait aller jusqu’au bout.
Servaz repensa à l’attitude du jeune homme quand il avait ouvert, ce je-ne-sais-quoi de fuyant et de dissimulé qui leur avait mis instantanément la puce à l’oreille. Est-ce que c’était seulement dû à la peur d’être pris en train de fumer un joint ? Et qui était ce correspondant bien intentionné qui avait vendu la mèche ?
Au sol, le téléphone sonna. Kowalski se plia en deux et le souleva avec son fil tout en décrochant.
— Vous en êtes sûr ? dit-il après un moment. Très bien… Merci ! On arrive… Désolé de vous emmerder un dimanche.
Il raccrocha et reposa l’appareil par terre.
— C’était le gardien. Il a cogné à la porte de Dhombres sans obtenir de réponse. On est dimanche, il est sans doute en train de dormir. Mais il parle avec lui de temps en temps et il croit savoir que le gamin a un boulot au département d’anatomie de la fac de médecine, certains dimanches. Du nettoyage ou un truc dans le genre — ça a peut-être à voir avec cette histoire : une façon de le mettre à l’amende.
Il regarda sa montre.
— Servaz, tu files là-bas au cas où il s’y trouverait. S’il y est, tu nous le ramènes fissa. Mangin et moi, on part pour la cité U. Il est probable qu’il soit encore en train de roupiller. Il ne doit pas nous filer entre les doigts.
— Il faut l’autorisation de son président pour intervenir dans l’université, fit remarquer Mangin.
Servaz se souvint d’avoir appris ça à l’école de police. Cela s’appelait la « franchise universitaire » — une règle datant du Moyen Âge, reprise par le Code de l’éducation. Elle stipulait que c’était le président de l’université qui était chargé du maintien de l’ordre sur le campus. Par conséquent, la police ne pouvait y entrer qu’à sa demande.
— Sauf réquisition du parquet, répondit Ko. J’ai passé un coup de fil avant que vous arriviez.
Servaz aurait pu emprunter une voiture de service, mais il préféra rejoindre sa Fiat Panda, la même qu’il traînait depuis la fac et qui, un de ces jours, allait décider de prendre une retraite définitive après des années de bons et loyaux — quoique polluants — services. La circulation était plus fluide qu’à l’ordinaire et, un quart d’heure plus tard, il doublait un autobus de la Semvat, la régie des transports toulousaine, dont les roues soulevaient de grandes corolles d’eau.
Peu après l’IUT et la faculté de chirurgie dentaire, il bifurqua vers l’entrée de la fac de médecine. Bas et longs, les bâtiments s’étiraient au pied d’une colline que couronnaient les gigantesques installations du CHU. Vues d’ici, celles-ci faisaient penser à une place forte médiévale, une citadelle imprenable d’où quelque souverain aurait surveillé nuit et jour ses sujets.
Il mit quelques minutes à s’orienter et à trouver le bâtiment de l’accueil. Le hall était désert. Il appela plusieurs fois, jusqu’à ce qu’apparaisse une femme entre deux âges à la mise en plis soignée. Elle ne devait pas avoir l’habitude d’être dérangée dans ses activités annexes du dimanche matin, car elle lui jeta un regard aussi impatient qu’agacé par-dessus son comptoir.
— On est dimanche, c’est fermé.
Il montra sa carte.
— On est dimanche, c’est ouvert, répliqua-t-il.
Il fut lui-même surpris par sa sortie. Si peu habituel chez lui, ce genre de réponse du tac au tac. Encore une fois, il se demanda si c’était le métier de flic qui commençait à déteindre. La femme renifla, même si, il en était certain, elle n’avait pas le moindre rhume.
— Le département d’anatomie, dit-il.
Elle lui expliqua l’itinéraire en marmonnant.
— Il pleut des cordes, vous allez être trempé, fit-elle observer.
Ce qui n’eut pas l’air de la désoler le moins du monde. Il haussa les épaules et ressortit sous l’averse. Marcha sur les dalles inondées, pataugeant dans cinq centimètres d’eau à travers le petit campus planté d’ifs qu’un grand souffle agitait. Le tonnerre tournait au nord, le ciel était sombre ; il faisait aussi chaud et humide que dans un sauna.
Toutes les constructions étaient identiques : un rez-de-chaussée, un étage et des dizaines de fenêtres frappées par la pluie. Il repéra le sien, grimpa quelques marches et pénétra dans le hall. Pas âme qui vive. Il prêta l’oreille, mais le bâtiment avait un aspect déserté. Il traversa le hall, franchit une double porte battante. Un couloir perpendiculaire au-delà. Sur le mur face à lui, des flèches partaient vers la droite et vers la gauche, dont une indiquait le département d’anatomie. Il la suivit, tourna à droite comme un autre écriteau l’invitait à le faire, se retrouva en haut d’un escalier qui plongeait vers les sous-sols.
Servaz l’emprunta. Au bas des marches, une nouvelle double porte s’ouvrit en gémissant, le caoutchouc en bas des portes frottant contre le lino. Un nouveau couloir derrière. Avec une troisième porte à son extrémité, pareillement percée de deux hublots. Il la repoussa et découvrit un corridor beaucoup plus long, profond comme un puits et peu engageant. Une clarté grise et diffuse dans le fond, alors que le centre était plongé dans la pénombre. Il se mit en marche, ses pas constituant le seul bruit dans le calme absolu. De toute évidence, il n’y avait personne à part lui et le gamin dans le bâtiment, et il commença à se dire qu’il aurait peut-être mieux valu ne pas venir seul.
Il était arrivé presque au milieu, là où l’obscurité était le plus dense, quand il surprit un mouvement au bout du couloir. Une silhouette basse et ramassée venait d’émerger de la droite, d’où provenait la clarté, et se dirigeait vers lui en silence. Cela avançait lentement dans les ombres, seules les griffes émettaient un léger cliquetis en raclant le sol. Soixante-dix centimètres au garrot, une robe noire et un corps musclé. Doberman. Servaz sentit une sueur glacée mouiller sa nuque. Il s’arrêta. Incapable de faire un geste comme de détacher les yeux du chien qui avançait toujours. Il s’aperçut que tous ses organes et son centre de gravité étaient apparemment descendus beaucoup plus bas, dans les parages de son scrotum, et il était tenaillé par l’envie de faire demi-tour et de repartir au pas de course — tentation qui hurlait silencieusement dans son cerveau et contre laquelle il devait mobiliser toute sa volonté.
Repartir. Courir. Ressortir. Ce serait une erreur et tu le sais : il n’attend sans doute que ça, le toutou, que tu te comportes comme quelqu’un qui a quelque chose à se reprocher.
Bon Dieu, qui avait bien pu laisser ce molosse en liberté ! Tous ses poils hérissés, il eut la sensation que ses jambes ne le portaient plus vraiment. L’adrénaline accélérait son rythme cardiaque et il se mit à respirer vite. Trop vite. Le chien s’immobilisa à moins de six mètres et émit un grondement rauque et menaçant — presque une vibration : dans les fréquences basses — qui fit se tordre un peu plus son estomac.
Il le distinguait parfaitement à présent. Ses petits yeux le jaugeaient sans ciller, comme si l’animal évaluait ce qu’il avait en face de lui et soupesait encore s’il devait attaquer ou non. Servaz se dit que la conclusion dépendrait sans doute de ce que lui-même allait faire dans les secondes qui suivraient. Il était inondé de sueur. Il n’osait même pas produire un son, de peur que sa voix déplût suffisamment au molosse pour emporter sa décision. Son imagination galopait et il avait la vision du chien se jetant sur lui.
Tous ses muscles tendus sous le poil noir, la bête semblait prête à s’élancer. Il déglutit. Il demeurait parfaitement immobile. Des rushs d’adrénaline n’en fusaient pas moins dans ses veines.
— Sultan ! cria soudain une voix que l’écho du couloir fit rebondir sur les murs comme une balle de squash.
Servaz vit Sultan tendre les oreilles, frissonner et se relâcher d’un coup, reposant son arrière-train sur le sol, la gueule ouverte et la langue pendante, avant qu’une autre silhouette — humaine celle-là — n’apparaisse au bout du couloir. Le gaillard approcha à grands pas, ses bottes résonnant dans l’espace vide, et Servaz découvrit un uniforme.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? lança le vigile.
Il sortit sa carte. Il aurait voulu son geste plus ferme et plein d’autorité, mais sa main tremblait.
— Et vous ? Vous étiez où, bordel ? Qu’est-ce que… ? Qu’est-ce que ce chien fait en liberté ? dit-il, la voix pleine de colère mais aussi de soulagement. Vous êtes là pour assurer la sécurité ou pour fournir des cadavres au département d’anatomie ?
Le type était plus grand que lui, et sa silhouette se découpait à contre-jour sur la clarté provenant du fond. Il toisa le flic et passa sa laisse au chien.
— J’étais en train de pisser, se justifia-t-il.
— Il y a quelqu’un d’autre dans ce bâtiment ? l’interrogea Martin.
Le vigile lui montra le bout du couloir.
— Il y a un gamin en train de nettoyer un peu plus loin. C’est tout.
— Si je revois ce chien sans laisse, je le descends, dit Servaz que ni la peur ni la colère n’avaient quitté.
Le vigile l’observa avec l’air de se demander si un étudiant aux cheveux longs pouvait être un flic. Ou peut-être était-il en train de penser que tout foutait le camp, même la police. Martin s’éloigna. Son cœur tambourinait encore dans sa poitrine quand il tourna à droite. Une salle éclairée par des fenêtres zébrées de pluie. Une grande table métallique au milieu, des armoires vitrées sur les côtés, la pluie se reflétait dedans. Il s’avança vers les vitrines et s’immobilisa. Ce qu’il voyait, dans de grands bocaux en verre — têtes démesurées et corps chétifs —, c’étaient des fœtus. Des feuilles arrachées par l’orage giflèrent tout à coup la vitre du soupirail derrière lui et le firent se retourner.
Où était Cédric Dhombres ?
Il y avait quelque chose un peu plus loin, posé contre une autre table métallique semblable à la première…
Il s’approcha.
Un seau, une serpillière et un balai… Le sol, à cet endroit, était humide. Il pensa à ce film sur la guerre du Vietnam qu’il avait vu au cinéma avec Alexandra, où les soldats américains trouvaient un camp viêt-cong dans la jungle et des cendres encore chaudes. Platoon.
Le gamin n’était pas loin…
Il se rendit compte qu’il était maintenant seul dans cette partie du bâtiment. Où étaient le grand vigile et son molosse ? En train de faire leur ronde dans les étages ? Et pour quelle raison Cédric Dhombres avait-il abandonné ce seau et ce balai si précipitamment ? Y avait-il une autre issue par où il avait filé ?
— Dhombres ! Vous êtes là ?
Il était conscient que sa voix devait sonner aussi juvénile que la sienne aux oreilles de l’étudiant en troisième année, s’il traînait encore dans le coin.
Cratch, cratch, cratch… Une branche basse grattait — tel un doigt — contre la vitre. Il pivota de nouveau vers le fond de la salle.
Elle communiquait par un étroit passage avec une autre. Il s’avança. Nouvelles tables métalliques, nouveau soupirail frappé par l’orage et nouvelles vitrines. Il évita de regarder de ce côté.
Où était passé le gamin ?
Une dernière porte au fond. Une simple porte en bois. Close. Et merde.
— Dhombres ! C’est la police !
Il traversa la salle, marcha vers le battant, posa la main sur la poignée en porcelaine. Il allait sortir son arme mais quelque chose le retint. Il était nul au stand de tir. Si le type de l’autre côté se jetait sur lui, qui sait ce qui pouvait se passer ? Une balle ricochant sur une table métallique pouvait finir dans votre foie, votre crâne ou vos bijoux de famille. Sans compter que, dans une pièce fermée, un coup de feu le rendrait sourd pendant des jours. Il n’avait nullement l’intention de se faire exploser les tympans.
Merde, merde, merde…
Il tourna lentement la poignée, poussa le battant, entendit le martèlement de son sang dans ses oreilles, ses battements avaient dû grimper dans les 180 pulsations/minute. Il savait d’où ça venait. Il se revit poussant la porte du bureau de son père… Mais pas de rayon de soleil ici, il faisait noir comme dans un four.
Il fit un pas à l’intérieur. L’attaque vint sans prévenir.
Une forme se détacha de l’obscurité et le bouscula. Il perdit l’équilibre. Une douleur fulgurante quand sa tempe heurta l’angle d’une table. Des points blancs devant ses yeux. Malgré la douleur, il se releva et se précipita hors de la pièce.
— Dhombres !
Quelque chose de chaud coulait le long de sa joue. Il entendit une cavalcade, contourna les tables métalliques en tanguant comme un navire en pleine tempête et se rua à sa poursuite. Fit irruption dans la première salle, celle des fœtus.
Cédric Dhombres était là.
Au milieu de la salle, il s’était immobilisé, lui tournant le dos. Fixant sans nul doute le molosse noir et le grand vigile qui le tenait en laisse. Le doberman grondait sourdement et guignait Dhombres d’un air tranquille, mais néanmoins aussi dissuasif qu’un missile balistique intercontinental.
— J’ai comme l’impression que c’est après lui que vous en avez, dit le vigile.
Servaz s’arrêta, porta une main à sa tempe et considéra le bout de ses doigts rougis. Puis il reporta son attention sur le gamin.
— Vous voulez toujours descendre mon chien ? lui lança le vigile.
Mais, avant qu’il réponde, l’étudiant s’était brusquement rapproché d’une des vitrines. Tout se passa si vite que Martin n’eut pas le temps de faire le moindre geste. Il vit Dhombres donner un coup de poing dans la vitre et le poing en question passer au travers dans un fracas cristallin de verre brisé. Puis les doigts du gamin se refermèrent sur un gros morceau de verre triangulaire. L’instant d’après, la pointe du triangle était appuyée sur sa carotide et Servaz s’aperçut qu’un mince filet de sang coulait dans son cou.
— N’approchez pas ou je me tranche la gorge !
Servaz fut frappé par l’expression de peur sans mélange, de terreur pure qui déformait ses traits, exorbitait son regard, et il se fit la réflexion qu’elle n’était pas seulement due à leur présence.
— Laissez-moi partir !
Le gamin les regarda tour à tour, la pointe fichée dans son cou.
— Laissez-moi partir !
Servaz leva les mains en signe d’apaisement.
— Vous ne comprenez pas ? leur cria l’étudiant. Il me tuera s’il sait que je vous ai parlé !
— Je comprends, Cédric. Je suis là pour t’aider ! Qui te tuera, Cédric ?
— Non, vous ne comprenez rien !
Il vit le gamin enfoncer un peu plus la pointe dans son cou. Il avait du sang sur son tee-shirt, il tremblait comme une feuille et des larmes roulaient sur ses joues comme si on avait ouvert un robinet.
— Ne fais pas ça ! Ce n’est pas une bonne idée ! D’abord, parce que si tu as l’intention de te suicider, tu n’y arriveras pas comme ça. Tu vas juste souffrir atrocement et te couper les cordes vocales. Tu as envie de rester muet pour le restant de tes jours et de souffrir le martyre ?
Il racontait n’importe quoi. Il improvisait, d’autant qu’il s’adressait à un étudiant en médecine. On ne l’avait pas formé pour ce genre de situation. Et il n’avait qu’une vague idée des conséquences si le gamin décidait de se trancher la gorge. Il constata cependant que le doute était apparu sur les traits de celui-ci.
— Vous bluffez…
L’étudiant sanglotait.
— Il me fera du mal… il sera impitoyable… vous ne savez pas de quoi il est capable…
— Qui ça, Cédric ? Qui est impitoyable ?
— Taisez-vous ! Jamais je ne le trahirai, vous entendez ?… Ce serait bien pire que de mourir…
— Calme-toi.
— Que je me calme ? Allez vous faire foutre ! Allez en enfer ! Moi, l’enfer, j’y suis déjà…
Un ou deux millimètres de plus dans la peau fine qui séparait le verre de la carotide… Il ne l’avait pas atteinte, sinon le sang aurait jailli comme un geyser. C’était celui de sa main coupée qui imbibait son tee-shirt.
— Laissez-moi partir et je me calmerai ! Laissez-moi partir, s’il vous plaît ! Je vous en supplie ! Vous n’imaginez pas de quoi il est capable…
Sa main tremblante appuyant toujours la flèche de verre sur sa carotide palpitante, Dhombres le fixait, et Servaz ne le lâchait pas des yeux non plus. Quelque chose bougea à la limite de son champ de vision, dans le dos du gamin.
Il inspira à fond. Pensa : Non, non, non ! ne fais pas ça, putain ! Très mauvaise idée…
… très… très… mauvaise…
… idée…
Mais le vigile n’était pas de cet avis, apparemment : Servaz le vit avec effroi défaire la laisse. Donner une tape sur l’arrière-train de son chien. Il serra les dents. Le reste se passa en une fraction de seconde. L’étudiant fit volte-face — soit qu’il sentît le danger, soit qu’il eût deviné au regard du jeune flic par-dessus son épaule ce qui se tramait derrière lui — au moment précis où le monstre s’élançait.
— Il y a un téléphone ici ?
— Dans ma loge, répondit le gardien.
Ils étaient tous deux agenouillés autour de l’étudiant qui geignait, allongé sur le sol. Martin appuyait une compresse improvisée avec son tee-shirt et un paquet de Kleenex encore dans leur emballage plastique sur l’avant-bras du gamin — là où les crocs du doberman l’avaient déchiré — pour stopper l’hémorragie.
— Prenez le bloc-notes et le stylo dans la poche de mon blouson. Et notez le numéro que je vais vous donner. Filez appeler les secours et ensuite appelez ce numéro et racontez ce qui vient de se passer. Vous avez compris ?
Le gardien fit signe que oui, attrapa le blouson par terre et en sortit le bloc-notes et le stylo. Servaz lui dicta le numéro. Le vigile se releva.
— Magnez-vous, merde !
Le vigile décampa. Servaz baissa les yeux vers le gamin. Son teint était gris. Ses prunelles agrandies trahissaient toujours la même peur invincible.
— Vous ne savez pas ce que vous faites, gémit-il. Vous ne savez pas de quoi il est capable… Putain, ça fait mal…
Servaz vit les traits de l’étudiant griffés par la douleur, paupières serrées et bouche tordue.
— Qui ? dit-il doucement. De qui est-ce que tu parles ?
Le rouquin rouvrit les yeux. Il le fixait, de ses iris presque blancs voilés par la souffrance mais vides de toute expression et de tout affect. Un écran éteint. Qui reflétait Martin, le plafond. Un regard qui absorbait tout et se repliait à l’intérieur de lui-même.
— Laissez tomber. Vous n’avez aucune chance de l’attraper.
Kowalski et Servaz regardèrent Mangin monter dans l’ambulance ululante à la suite de la civière et d’un infirmier. La voix de Kowalski était tendue, nerveuse, quand il s’adressa à son adjoint :
— On arrive. Je veux d’abord que Martin voie ça. Tiens le gamin à l’œil, ne le quitte pas d’une semelle.
Mangin acquiesça. Il avait l’air aussi nerveux que son chef de groupe et Servaz se raidit. Il s’était passé quelque chose à la cité U…
— On prend la voiture de service, dit Ko, tu récupéreras ta caisse plus tard.
— On va où ?
— Je veux te montrer un truc…
Il n’en dit pas plus. Le vent chaud chassa la pluie tandis qu’ils roulaient vers l’île du Ramier par l’avenue de l’URSS et le boulevard des Récollets. Kowalski ne pipait mot. Il affichait une mine sinistre. Servaz sentit toutefois que le chef de groupe lui jetait des œillades furtives, de loin en loin, et qu’il essayait de deviner ses pensées, comme des doigts tâtonnant dans l’obscurité à la recherche d’une forme.
La voiture garée sur le parking de la cité U, ils pénétrèrent dans le bâtiment, grimpèrent jusqu’au couloir du troisième étage. Servaz tressaillit en découvrant un gardien de la paix qui se tenait devant la porte de la chambre ouverte.
Kowalski lui lança un regard lugubre, mais ne dit rien. Une lueur étrange flambait dans ses iris.
Ils ont trouvé quelque chose…
Il s’avança à hauteur de la porte ouverte, entrevit un bureau, une fenêtre et un lit.
— C’est bon, tu peux y aller, dit Ko au gardien de la paix. Puis il se tourna vers lui : vas-y, jette un œil.
La chair de poule se répandit sur tout son corps. Ils avaient fouillé la piaule en l’absence du suspect. N’importe quel avocat ferait tomber la procédure s’il l’apprenait… Il franchit le seuil de la pièce. Malgré les rideaux à demi ouverts, elle était plongée dans une pénombre relative à cause du linceul gris noyant la ville. Une vraie étuve. Ça sentait fort la sueur et le hasch là-dedans. Il les vit aussitôt — les photos étalées par dizaines sur le bureau et sur le lit. Des tirages au format A4…
Combien y en avait-il ? Cinquante ? Cent ? Davantage ?
Il s’approcha. Même de loin il avait deviné de quoi il s’agissait, mais il voulait en avoir la douloureuse confirmation.
En proie à un vertige, il se pencha sur la mosaïque de clichés. Eut aussitôt le cœur dans la gorge. Sentit une épaisse couche de glace étreindre sa poitrine.
Des cadavres…
Des morts par dizaines.
Des gros, des maigres, des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes… Tous nus et exposés sur des tables de dissection, aussi inertes que des morceaux de viande à l’étal du boucher.
Des gros plans, des plans plus larges… Des détails perturbants, dégradants, obscènes — regard vide, bas du visage grimaçant, main déformée par l’arthrose et recroquevillée comme une serre, organes génitaux masculins et féminins, seins affaissés, et même des ventres ouverts, tripaille à l’air, et des membres amputés dont la section laissait voir des chairs à vif et des cartilages…
Immédiatement, il lui sembla impossible que Dhombres ait pu prendre toutes ces photos lui-même. Il y en avait trop. Même s’il avait accès au laboratoire d’anatomie et à d’autres parties de la fac de médecine, il aurait fallu un cataclysme pour fournir un tel contingent de macchabées.
Servaz s’empressa de ressortir. En manque d’oxygène. Il avait du mal à respirer. Il regarda Kowalski. Celui-ci attendait sa réaction.
— Putain, fit-il simplement.
Le chef de groupe referma derrière lui.
— On n’est jamais entrés là-dedans, dit-il.
Treize heures trente, le 30 mai 1993.
— Nom et prénom.
— Quoi ?
— Nom et prénom.
— Mais vous me les avez…
— Nom et prénom…
— Dhombres, Cédric.
— Âge.
— Vingt-deux.
— Profession.
— Hein ?
— Profession…
— Euh… étudiant. C’est normal que tous ces bureaux soient vides ?
— Étudiant en quoi ?
— Médecine, troisième année.
— Domicile.
— Cité universitaire Daniel-Faucher.
— Ville.
— Putain !
— Ville…
— Toulouse !
Leurs voix exceptées, il n’y avait d’autre bruit à l’étage que le cliquetis de la machine électrique. Même les déménageurs l’avaient déserté ; ce dimanche, ils devaient être en train de vider les camions boulevard de l’Embouchure. Sur la machine, sur la table et sur la chaise était apposé le même message comminatoire : NE PAS TOUCHER.
— C’est quoi cet endroit ? Où sont passés les meubles ?
— Cet endroit ? C’est la dernière étape avant la case prison, en ce qui te concerne.
L’étudiant fixa le flic à barbe rousse en plissant ses yeux pâles.
— Vous bluffez, z’avez que dalle. Que dalle…
— T’as pas l’air inquiet.
Les yeux pâles au point d’en paraître presque blancs se plissèrent un peu plus. Dhombres avait l’avant-bras gauche en écharpe et un plâtre. Le doberman ne s’était pas contenté de lui planter les crocs dans le bras : les cent kilos de pression de ses mâchoires lui avaient également brisé le radius.
— Pourquoi je le serais ? Je n’ai rien à me reprocher.
Mais la voix disait le contraire : c’était celle d’un jeune homme terrorisé.
— Hmm. Normalement, les types dans ton genre, les p’tits gars bien propres sur eux, les étudiants qu’ont rien à se reprocher, comme tu dis, sont morts de trouille en venant ici, dit Kowalski d’une voix douce. Pas toi… Tu ne trouves pas ça bizarre ?
— Non. Parce que je me comporte comme un innocent qui a l’esprit tranquille.
Mais, encore une fois, il avait bafouillé et parlé si bas que Ko avait dû tendre l’oreille. Mangin et Servaz revinrent avec deux chaises. Ils s’installèrent de part et d’autre du chef de groupe.
— Alors pourquoi tu as bousculé un officier de police et pris la fuite, dis-moi ?
Dhombres regarda autour de lui, comme s’il y avait quelque chose à voir dans cette pièce vide.
— Vous n’auriez pas un Coca ? Un café ? Un truc à boire ? Putain, qu’est-ce qu’il fait chaud ici ! J’ai soif.
— Pourquoi tu t’es enfui, Cédric ? Et pourquoi tu as menacé de t’ouvrir la gorge ?
Un temps. Dhombres bougea sur sa chaise.
— J’avais peur…, dit l’étudiant en tournant la tête vers la fenêtre — mais, de ce côté-là non plus, il n’y avait rien à voir.
— Peur de quoi ?
Le regard délavé revint vers Kowalski, le scruta, et passa ensuite de Mangin à Servaz.
— De qui plutôt… Il y a des types à la fac qui ne me veulent pas que du bien…
— Tu parles des insultes sur ta porte et du sperme dans ta boîte aux lettres ?
Dhombres eut l’air surpris.
— Ah… vous êtes au courant ? Pour le reste aussi, j’imagine…
Ko hocha la tête.
— C’est que des conneries. J’ai rien fait. C’est cette pute. Elle m’avait dans le pif pour une remarque que je lui avais faite.
— Quelle remarque ?
— On s’en fout. Ce que je veux dire, c’est que quand votre collègue (il désigna Martin du menton) s’est mis à gueuler dans ce sous-sol en me demandant où j’étais, j’ai cru qu’ils étaient venus me casser la gueule. Et j’ai eu la trouille.
— J’ai crié « Police », fit observer Servaz.
— Et alors ? Ça aurait pu être bidon. Z’aviez pas vraiment la voix d’un flic… euh… d’un policier.
— Quelle remarque ? dit doucement Kowalski.
— Quoi ?
— Quelle remarque tu as faite à Ambre Oesterman ?
L’étudiant le sonda. Il hésita.
— Je lui avais proposé de prendre un café.
— Et… ?
— Elle m’a ri au nez.
Servaz nota que le ton avait changé. Il crut déceler quelque chose de désespéré, de rageur, tout à coup, dans le ton.
— Ça ne t’a pas plu, pas vrai ?
Dhombres haussa les épaules.
— Cette salope, tous les étudiants se la faisaient…
— Tu parles d’une morte, un peu de respect. Et qu’est-ce que tu lui as dit ensuite ?
Il se tortilla sur sa chaise.
— Je lui ai montré un des cadavres sur les tables et je lui ai dit que… si elle me riait au nez encore une fois, elle finirait comme ça…
Kowalski leva les sourcils, il se pencha en avant.
— Tu te rends compte que ça s’appelle une menace de mort, ça ? Et aussi un mobile…
— Putain, c’étaient rien que des mots ! J’ai jamais fait de mal à personne.
— Et ces photos dans ta chambre… qu’est-ce que c’est ?
Servaz se raidit. À la sortie de l’hôpital, ils avaient perquisitionné sa piaule en compagnie de l’étudiant et feint de découvrir les photos. Il se demanda ce qui se passerait si un avocat de la défense interrogeait un jour le gardien.
— Ben, c’est rien que des photos…
— C’est toi qui les as prises ?
Dhombres ricana.
— Et comment j’aurais fait ça ?
— Tu te les es procurées où ?
— Il y a un marché parallèle pour ça. J’en ai aussi pris quelques-unes…
— Dans quel but ?
— Quoi ?
— Pourquoi ces photos ?
— Comment ça, pourquoi ? C’est de l’art, putain. De l’art brut…
— De l’art ? répéta Kowalski comme si le rouquin avait proféré un gros mot.
— Ouais, de l’art.
— En tout cas, c’est illégal de photographier des cadavres sans le consentement des proches, tu le sais, ça ?
Il garda le silence.
— Surtout dans des poses si… dégradantes.
— On est rarement à son avantage quand on est mort.
— Qu’est-ce que tu sais de la mort, toi ? rétorqua Kowalski en surveillant sa réaction.
Une lueur brève dans les yeux pâles. Après quoi, il secoua la tête.
— Rien, bien sûr. Rien… à part des photos.
Il avait prononcé ces paroles d’un ton parfaitement insincère, les mains serrées entre ses genoux, dans une position de défense. Mangin et Servaz échangèrent un regard.
— Où étais-tu dans la nuit du jeudi au vendredi entre 10 heures et minuit ?
— Quand ça ?
— La nuit de jeudi, entre 10 heures et minuit, répéta Kowalski.
L’étudiant réfléchit.
— Dans ma piaule.
— Avec quelqu’un ?
Les épaules de Cédric Dhombres se voûtèrent un peu.
— Euh… non… seul.
— Donc, personne ne peut le confirmer ?
— Non…
Le rouquin avait lâché cette dernière réponse à contre-cœur. Servaz et Mangin se regardèrent de nouveau : le légiste avait situé la mort des deux jeunes femmes entre minuit et 2 heures du matin.
— Écoutez, ce n’est pas parce que j’étais…
— Et entre minuit et 2 heures du matin ?
— Quoi, minuit et 2 heures ?
— Tu étais où à cette heure-là ?
— Hein ? Je comprends pas… Avec ma copine.
Servaz sentit comme un courant électrique passer entre eux.
— Explique.
— Elle était à un concert, elle est rentrée un peu avant minuit.
— Vous avez passé le reste de la nuit ensemble ?
— Oui.
— Elle s’appelle comment, ta copine ?
— Lucie Roussel. Je pige pas. Ça a eu lieu entre 10 heures et minuit ou entre minuit et 2 heures, vot’ truc ? Y a pas moyen de le savoir avec précision ?
— Ta copine, où est-ce qu’on peut la joindre ?
— Chez ses parents. Elle sera de retour à la fac demain.
— Tu as leur numéro ?
Cédric Dhombres le leur donna.
— Et cet homme dont tu as parlé ? dit soudain Kowalski. L’étudiant se figea. Le silence s’éternisa.
— Quel homme ?
Ses traits s’étaient crispés.
— Celui dont tu as peur… celui qui te fera du mal… celui qui est impitoyable…
— C’est des conneries, hasarda le jeune homme. J’ai… déliré…
— T’en es sûr ?
Furtive comme une étincelle, une frayeur énorme passa dans les yeux grands ouverts. Il acquiesça.
— Pourtant, tu as…
— Foutez-moi la paix avec ça !
Cédric Dhombres avait presque hurlé. Ils virent que l’étudiant était au bord des larmes. Il leur lança un regard aux abois.
— Je ne veux plus en parler… Je ne veux plus… Je vous en supplie…
Ils se réunirent dans une autre pièce.
— Lucie Roussel a confirmé, elle était bien à un concert au centre de Toulouse jeudi soir. Elle a rejoint Dhombres vers minuit et elle est restée avec lui jusqu’à 8 heures du matin, heure à laquelle elle est partie en cours.
Un pli barra le front du chef de groupe.
— Il faut l’entendre, dit Kowalski.
— On est dimanche, fit remarquer Mangin.
— Dis-lui de venir demain à la première heure. Et on garde son chéri au frais en cellule tant qu’on l’a pas entendue. Ils ne doivent pas communiquer.
— Elle avait l’air très étonnée, dit Mangin. Et lui a eu l’air assez paniqué de ne pas avoir d’alibi pour la première tranche horaire que tu lui as balancée.
Kowalski opina.
— Je sais. Ce qui voudrait dire qu’il ne sait pas à quelle heure ça s’est passé.
— Et que son alibi n’est pas bidon, ajouta Mangin.
Servaz s’éclaircit la gorge.
— Je suis pas sûr de comprendre : si c’est lui le coupable, il sait bien qu’il ne les a pas tuées entre 10 heures et minuit, donc que cet horaire n’est pas le bon.
Kowalski sourit et se tourna vers Mangin.
— Le petit m’agace parfois, pas toi ? OK. Mais si c’est lui le coupable, comme tu dis, il aurait sûrement prévu un alibi « plus large » avec sa copine. Elle est rentrée à minuit. C’est un peu chaud comme alibi, non ? Sans compter qu’on pourra facilement vérifier si elle était à ce concert.
— S’il les a tuées à 2 heures du matin, c’était largement suffisant.
Le chef de groupe le dévisagea.
— C’est tout le problème, admit-il. Mais ça supposerait que sa copine a menti. Tu vois, petit : c’est rarement aussi simple que dans les séries télé.
— Et ce type dont il a parlé ? Il semble terrifié chaque fois qu’on l’évoque…
Kowalski hocha brièvement la tête.
— Peut-être qu’il nous joue la comédie. Comme ces gonzes qui prétendent entendre des voix, ou être téléguidés par Dieu. C’est classique de se défausser sur une tierce personne : son complice, une hallucination, Satan ou un complot international… Il nous dit qu’il ne veut plus en causer parce qu’il n’y a personne, en réalité, et qu’il ne sait plus quoi inventer.
— Il était vraiment terrorisé dans ce sous-sol, objecta Servaz. Il ne jouait pas la comédie, j’en mettrais ma main à couper.
Kowalski lui jeta un regard aigu.
— Possible… Mais pas certain… Avec le temps, tu te rendras compte que certains menteurs ont des comportements très convaincants. Bon, est-ce que les cellules de garde à vue sont encore opérationnelles ici ? On va mettre le gamin au frigo. Martin, tu rentres chez toi. J’ai plus besoin de toi pour le moment et tu as une petite fille de deux ans qui t’attend.
Mais Servaz continuait de penser à un gamin terrorisé dans un sous-sol, et à l’homme impitoyable qui se tenait dans l’ombre, selon lui : cet homme était-il un écrivain arrogant et rusé ?
Il trouva Alexandra et Margot quand il ouvrit la porte de l’appartement.
— Vous êtes rentrées tôt, fit-il remarquer.
— J’en avais assez, répondit Alexandra.
— Ah bon ?
Il prit Margot dans ses bras.
— Assez de quoi ?
— De ma sœur, de mon connard de beau-frère, de leur foutue baraque où il y a absolument tout et même de leur piscine et de grand-père…
Martin hocha la tête, tandis que Margot lui tirait la joue en riant.
— C’est toi qui t’occupes de ce crime horrible, les deux jeunes filles assassinées ?
L’espace d’une seconde, il ressentit une fierté absurde.
— Oui.
— Ma sœur pense que c’est un étranger ou un vagabond qui a fait le coup.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi un étranger ou un vagabond ? Qu’est-ce qui lui permet de dire ça ?
— J’en sais rien, dit-elle d’un ton las, c’est juste l’avis de ma sœur…
Nom de Dieu, se dit-il. Il fut un temps où Alexandra n’aurait pas laissé passer ça, où ça aurait déclenché une de ces batailles familiales dont les deux sœurs avaient le secret.
— Tu n’as rien dit ? s’étonna-t-il. Qu’est-ce que tu lui as répondu ?
— Que c’était probablement un bon père de famille frustré avec une femme, des enfants et une piscine.
Il ne put s’empêcher de sourire. Elle lui fit un clin d’œil et, pendant un instant, son beau visage s’illumina comme au bon vieux temps.
Pendant cet instant-là, il l’aima.
Le nouvel hôtel de police évoquait un château fort contemporain avec ses tours de guet, son donjon et sa façade monumentale — mais un château bâti en brique rose, au cas où quelqu’un se serait mépris sur la ville dans laquelle ils se trouvaient. Tout ça manquait un brin de modestie, se dit Servaz en traversant le grand parvis ensoleillé, ce lundi matin. Et cette fresque prétentieuse autour de l’entrée, qu’est-ce qu’elle signifiait ? Bon sang, ça ressemblait à un musée archéologique, pas à un hôtel de police.
En haut des marches, il prit le temps de se retourner avant d’entrer. Au-delà du parvis, des voitures passaient sur le boulevard, leurs vitres accrochant de petits éclats de lumière durs comme des silex, puis les eaux vertes et languides du canal du Midi étincelaient entre des platanes poussiéreux écrasés par la chaleur.
En émergeant au deuxième étage, Servaz constata que l’effervescence régnait. On s’interpellait, on se prenait à témoin. Une atmosphère de matin de Noël : des gosses ouvrant leurs cadeaux. Ce couloir était interminable… Il gagna son bureau. À sa grande surprise, tout était à sa place. Comme si le mobilier avait été téléporté d’un endroit à l’autre.
En revanche, il faisait affreusement chaud et il n’était même pas 9 heures du matin. Pas de clim… Il rangea son arme de service dans un tiroir, le ferma à clef, alluma une cigarette, tira trois bouffées, l’éteignit et se mit en quête de la salle de réunion. Il lui faudrait un certain temps pour prendre ses marques.
Il la trouva près des ascenseurs et des distributeurs de boissons. Le groupe au grand complet était assis autour d’une table qui aurait pu accueillir deux fois plus de monde. Toutes les personnes présentes paraissaient sur le sentier de la guerre — ce qui n’était pas inhabituel un lundi matin — mais Servaz devina une énergie plus grande qu’à l’ordinaire, un zèle supérieur, sans doute dus à l’excitation du changement, comme s’il ne s’agissait pas d’un simple changement de murs mais qu’ils eussent entamé une nouvelle étape dans leur vie professionnelle.
Il entra bon dernier et alla s’asseoir sur une des chaises libres.
En moins de vingt minutes, ils firent le tour de ce qu’ils avaient, c’est-à-dire pas grand-chose. Le club d’aviron avait été perquisitionné et ses membres interrogés : tous possédaient un alibi pour la nuit du meurtre et aucune rame ne manquait. Lucie Roussel, la petite amie de Dhombres, était arrivée et attendait qu’on l’auditionne. À la différence de son petit copain, elle semblait furieusement normale.
— Martin, tu en es où ? voulut savoir Kowalski.
Servaz lui parla de la jeune fille qui apparaissait sur plusieurs photos.
— Très bien, il faut la retrouver et l’interroger. Des questions ?
Comme d’habitude, il n’y en eut pas.
— Karen Vermeer, dit le gardien.
Ses petits yeux noirs en forme de bouton examinaient Servaz. Il avait l’air de se dire que le jeune flic ressemblait beaucoup trop aux étudiants dont il avait la charge.
— Elle dort chambre 17. Mais, à cette heure-ci, elle est en cours.
— Cours de quoi ? Vous le savez ?
L’homme fit non de la tête. Servaz lui demanda de l’accompagner.
— Vous avez un passe ? dit-il devant la porte.
Le gardien fit oui de la tête.
— Vous pouvez me rendre un service ? Entrez là-dedans et voyez s’il y a un agenda quelque part. Moi, je n’ai pas le droit de fouiller cette piaule sans sa locataire. C’est la loi…
Le gardien s’exécuta. Il se fichait pas mal de la loi. Si, un jour, quelqu’un venait à lui reprocher d’être entré dans cette chambre, il dirait qu’il l’avait fait à la demande d’un flic — et il dirait lequel. Servaz jeta un coup d’œil par la porte ouverte mais en restant sur le seuil. La chambre de Karen Vermeer ressemblait à ce qu’on était en droit d’attendre d’une piaule d’étudiante. Il renifla un parfum léger, une odeur de cigarette, de café et de crème pour la peau ou les mains. Des classeurs, des feuilles volantes, des livres, ainsi que des CD et un walkman abandonnés sur le lit. Servaz aperçut un tee-shirt et un jean par terre. Karen avait peut-être hésité sur sa tenue et s’était habillée à la hâte. Le gardien détacha l’emploi du temps punaisé au mur, au-dessus du bureau, et le lui apporta. Il lut :
10 h-12 h, chimie, amphithéâtre
Servaz détailla de loin les couvertures des livres. Histologie. Chimie organique. Biophysique. PCEM1 : première année du premier cycle d’études médicales. Le passage obligé pour les aspirants médecins, dentistes, sages-femmes.
Karen Vermeer, se dit-il trois quarts d’heure plus tard, était une jeune femme au sourire franc et au rire généreux. C’est ainsi, en tout cas, qu’elle lui apparut quand elle franchit les portes de l’amphithéâtre en compagnie de trois autres étudiants. Ses cheveux châtains souples et soyeux encadraient un visage agréable, mais pas au point de faire se retourner sur elle les garçons quand elle entrait quelque part. Ses yeux vert d’eau le repérèrent tout de suite et, quand leurs regards se connectèrent, il comprit que cette fille était toujours à l’affût de quelque chose — un événement, une occasion, une rencontre…
Elle maintint le contact visuel un peu trop longtemps — le temps de lui faire comprendre qu’elle l’avait repéré — avant de reporter son attention sur ses compagnons de cours.
Il s’avança, dit : « Excusez-moi » et, cette fois, elle feignit d’être étonnée.
— Karen Vermeer ?
Elle prit silencieusement ses voisins à témoin, semblant se dire : je vous jure, je ne sais pas qui est ce type, avant de se tourner vers lui.
— Oui ?
— Je pourrais vous poser quelques questions ? Je suis de la police. C’est au sujet d’Ambre et Alice.
Elle le détailla de la tête aux pieds.
— Vous êtes sûr que vous êtes de la police ?
Il y eut quelques ricanements. Elle devait penser qu’il était peut-être journaliste. Ou bien elle voulait se faire mousser devant ses petits camarades. Il lui servit son plus beau sourire, sortit sa carte, l’invita à s’extraire du groupe et à s’éloigner un peu. Elle vint vers lui.
— Excusez-moi, vous n’avez vraiment pas l’air d’un… flic.
Il sourit à son tour.
— Et de quoi j’ai l’air ?
— Ben… d’un étudiant ?
— Je l’étais il n’y a pas si longtemps, confessa-t-il à sa propre surprise. Ambre et Alice, vous les connaissiez bien ?
Son sourire disparut d’un coup et céda la place à une expression de tristesse sincère. Elle jeta un coup d’œil au petit groupe qui les observait à distance.
— Ça ne vous ennuie pas si on en parle ailleurs qu’ici ? J’ai besoin d’un café. Il y a un bar pas loin et je préfère éviter les oreilles indiscrètes.
Son regard était direct — peut-être un peu trop. Sa voix s’était faite plus rauque. Elle resta à le dévisager et il haussa les épaules.
— Pas de problème, dit-il.
Karen Vermeer avait choisi une table isolée dans le café où elle l’avait conduit — et où elle avait manifestement ses habitudes. La table entre eux était minuscule et elle avait posé ses coudes dessus. Elle plongea ses yeux tristes dans ceux de Martin.
— J’ai failli ne pas aller en cours, ce matin, lui avoua-t-elle. Ça m’a démolie, cette histoire. Mais les exams approchent et je ne pouvais pas me permettre de rater le cours d’aujourd’hui.
Elle hésita.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Ambre et Alice, j’ai vu pas mal de photos dans leurs chambres où vous apparaissez… Vous les connaissiez bien ?
— Oui. On était tout le temps ensemble. Surtout avec… Alice. (Sa voix dérapa sur le prénom.) C’est horrible ce qu’il leur est arrivé…
Elle baissa la tête, histoire de retrouver une contenance, puis la releva, les yeux embués.
— Pour autant qu’on pouvait connaître Ambre et Alice, ajouta-t-elle.
— Comment ça ?
Karen Vermeer l’observa avec l’air de se demander jusqu’où elle pouvait aller dans la confidence.
— Elles ont toujours été un mystère…
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Elles ne se confiaient à personne, et elles restaient souvent entre elles. Même si elles avaient des copines, ça n’a jamais atteint le stade de l’amitié véritable. Pour ça, il aurait fallu qu’elles s’ouvrent un peu plus, qu’elles laissent tomber la carapace.
Elle tripotait sa tasse de café, à laquelle elle n’avait pas touché.
— Je suis sûre qu’elles avaient un tas de secrets…
— Quel genre de secrets ?
Elle le dévisagea de nouveau et le sourire revint.
— Si je le savais, ça ne serait plus des secrets… Vous en avez, vous ? Votre prénom, c’est quoi ?
Elle s’était penchée en avant, si bien qu’il put respirer son parfum.
— Martin, répondit-il après une hésitation.
— Tu as des secrets, Martin ?
Elle regarda ostensiblement sa main gauche.
— Oh. Marié…
Il sentit son visage s’empourprer. À cause de la remarque et du tutoiement. Et aussi des yeux vert d’eau rivés aux siens. Elle était beaucoup plus jolie de près, ses joues un peu rondes, comme devait l’être le reste de son corps, sa lèvre inférieure bombée et bien dessinée.
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire d’autre à leur sujet ?
Elle se ratatina un peu.
— Je ne sais pas… c’est délicat… je n’aime pas dire du mal des morts…
— On veut tous trouver celui qui a fait ça, Karen. Rien d’autre.
Elle le regarda de nouveau.
— Eh bien… Ambre n’était pas exactement une jeune fille rangée…
— Comment ça ?
— Elle… elle fréquentait des hommes…
— Pas vous ?
Il la vit se raidir devant le sous-entendu.
— Pas comme ça… Je veux dire, elle en rencontrait beaucoup, un vrai défilé… Elle les prenait, puis elle les jetait. Comme des Kleenex…
Il pensa aux paroles du légiste. Elle était vierge. Est-ce que Klas avait pu se tromper ? Il avait paru sûr de son fait, pourtant.
— Entendons-nous bien : je sais ce que je veux et je ne suis pas quelqu’un qui a froid aux yeux, mais… je ne collectionne pas les mecs… Ambre, on aurait dit qu’elle cherchait à battre un record.
— Elle les ramenait dans sa chambre ?
Karen Vermeer acquiesça.
— C’est à cause de ça qu’Alice avait pris ses distances. Elle entendait tout et elle désapprouvait le comportement de sa sœur. Elles se sont engueulées plus d’une fois à ce sujet.
— Vous avez dit qu’elles restaient souvent entre elles, non ?
— Souvent ne veut pas dire toujours. Et Alice en avait marre de sa sœur, de ses frasques. Les derniers temps, quand je lui proposais de demander à Ambre de venir avec nous, elle me disait que ce n’était pas la peine, qu’Ambre avait certainement mieux à faire, et je voyais qu’elle était en colère et triste.
— Et Alice, quel genre c’était ?
— Tout le contraire de sa sœur. Alice était une chouette fille, structurée, brillante, mais, comme je vous l’ai dit, elle aussi gardait son mystère malgré tout… même si c’était quand même une super copine.
Il entendit la gorge de Karen se nouer sur ces derniers mots. Elle souffla vers ses cheveux, les yeux soudain pleins de larmes.
— Merde, quelle saloperie ce qu’on leur a fait…
Il la laissa pleurer un bon coup, sortir un mouchoir et essuyer ses paupières.
— Et Ambre, dit-il ensuite, elle n’avait pas de fréquentation plus régulière ?
Karen Vermeer croisa son regard.
— Si… Il y avait Luc.
— Luc ?
— Luc Rollin. Un étudiant. Elle est sortie avec lui pendant quelques semaines. Ça a été sa plus longue relation. (Elle ramena une mèche de cheveux derrière son oreille.) Sincèrement, je n’ai jamais compris ce qu’elle lui trouvait. Timide, effacé, physique quelconque, aucun charisme… Et pas du tout son genre : Ambre aimait les mauvais garçons… Luc, c’est plutôt le genre gentil toutou.
— Ce Luc, où je peux le trouver ?
— Il étudie les arts plastiques et il paie ses études en faisant le projectionniste dans un cinéma d’art et essai, L’Esquirol.
Servaz fit signe qu’il connaissait. Elle regarda sa montre.
— Bon, j’ai raté la première heure, mais je vais devoir filer si je veux pas rater la seconde.
Elle le toisa crânement, un sourire aux lèvres.
— Alors, Martin le policier, comme ça tu es marié ?
Il ne s’attendait pas à ça, il sourit mais garda le silence.
— Des enfants ?
— Une fille. Margot. Deux ans.
— Et tu es heureux en ménage, mignon Martin ?
Il hésita une demi-seconde de trop.
— Ouah, quel enthousiasme ! Tu ne ressembles pas à un flic, tu sais ? déclara-t-elle. Tu as quel âge ?
Il le lui dit.
— Putain, mon copain est plus vieux que toi et il a la maturité de mon petit frère ! Pourquoi tu es entré dans la police ?
— C’est une longue histoire…
— Raconte.
— Je croyais que vous étiez pressée et que vous deviez aller en cours ?
— J’ai changé d’avis.
Il secoua la tête, négativement cette fois.
— C’est vraiment une trop longue histoire, désolé.
Elle le scruta. Hocha la tête.
— OK. Une autre fois peut-être…
— Merci, lui dit-il tandis qu’elle se levait.
Elle se planta debout à côté de la table.
— Ma chambre, c’est la 17. Au cas où tu aurais besoin d’infos, je veux dire…
Elle avait posé une main légère sur son épaule. Il la suivit des yeux tandis qu’elle ondulait jusqu’à la porte — elle et son joli derrière qui remplissait presque idéalement son jean. Juste avant de la franchir, elle se retourna et lui adressa un sourire. Un sourire époustouflant.
— Je suis toujours prête à aider la police ! lui lança-t-elle.
Puis elle disparut.
L’Esquirol, ce temple du septième art à peine plus grand et moins cracra qu’un cinéma porno, coincé entre une librairie et une entrée d’immeuble, offrait une programmation pointue. En ce dernier jour de mai 1993 étaient à l’affiche Le Silence de Bergman, Le Sacrifice d’Andrei Tarkovski et La Leçon de piano de Jane Campion. Du miel pour les abeilles cinéphiles.
Se faufilant parmi les étudiants rassemblés sous le porche, Servaz leva la tête et vit que Le Silence commençait dans cinq minutes. Il se souvint du choc esthétique éprouvé la première fois qu’il avait vu ce film. Deux sœurs, Anna et Ester, et Johan, un petit garçon qui est le fils de la première, s’arrêtent dans un grand hôtel lugubre d’une ville inconnue, dans un pays étranger et en guerre. Ester est une intellectuelle frustrée et desséchée, Anna une belle femme sensuelle et provocante. Les deux sœurs font halte dans cet hôtel à cause d’un malaise d’Ester, qui est tombée malade et qui n’en repartira jamais. Johan fait la connaissance du vieux maître d’hôtel et d’une troupe de nains ; il côtoie le monde des adultes sans le comprendre. Les deux sœurs s’affrontent, se haïssent, se méprisent, incapables de communiquer. Des chars passent dans les rues baignées par une lumière crépusculaire. Le monde décrit dans Le Silence, il s’en souvenait, c’était celui de l’incommunicabilité, de la solitude et de la mort. Celui d’un désespoir sans issue.
En dernier ressort, tout est une question de communication, songea-t-il — avec Dieu, avec votre père, avec votre femme, avec votre petit copain, avec votre boss ou avec le type que vous auditionnez et qui a peut-être étranglé sa petite amie mais qui clame son innocence.
Il observa un instant les étudiants autour de lui et se sentit en terrain familier : il avait été l’un d’eux, appartenant à l’une de ces phalanges qui hantaient les salles obscures, avides de connaissance et d’émotions élevées, ne jurant que par Truffaut, Bergman, Pasolini, Antonioni, Woody Allen, Coppola et Cimino, se glissant avec délices dans des sièges étroits recouverts de velours sale et se donnant du coude quand les hélicos de Robert Duvall fondaient sur un village viêt au son de la Chevauchée des Walkyries ou quand Robert De Niro apparaissait métamorphosé dans Taxi Driver. Il présenta sa carte à l’ouvreuse et demanda si Luc Rollin était là. Elle lui lança un regard méfiant, montra une petite porte.
— Dans la cabine de projection, mais le film va commencer.
Il tira sur le battant et se retrouva devant une volée de marches aussi raide qu’une échelle de coupée. Les grimpa et fit irruption dans un minuscule espace rempli de grandes boîtes cylindriques pour les bobines, d’un tuyau d’aération qui s’échappait par un trou dans le plafond et d’un énorme projecteur. Une odeur d’appareil en surchauffe flottait dans l’air. Dans la pénombre qui baignait la pièce, une silhouette bougea — comme un animal au fond de son terrier — et il vit deux yeux timides et injectés, sans doute à force de se les crever sur des pellicules de 35 mm, des objectifs à régler et des images qui sautent.
— Luc Rollin ? dit-il doucement.
Les deux yeux cillèrent.
— Je suis de la police, je voudrais vous parler d’Ambre…
Dans son terrier, l’animal remua légèrement. Il perçut l’inquiétude dans sa voix quand il répondit.
— Je ne peux pas… ça va commencer…
Servaz posa ses fesses sur une caisse.
— Allez-y, murmura-t-il. J’attends.
Par la petite ouverture donnant sur la salle, il entendit des gorges qui s’éclaircissaient, des toux discrètes, des sièges qui grinçaient, un ou deux rires brefs — puis le silence religieux des cryptes où des jeunes gens en quête d’illumination viennent se prosterner devant les grands prêtres du septième art. Il observa le projectionniste en action et les grains de poussière qui dansaient dans le faisceau de lumière. Là-bas, sur l’écran, Johan, le petit garçon, prononça la première phrase du film : « Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Luc Rollin se glissa ensuite jusqu’à lui, courbé comme un spéléologue dans une caverne.
— On a vingt minutes jusqu’à la prochaine bobine.
Il précéda Servaz dans l’escalier très raide.
Luc Rollin s’accrochait à sa cigarette tel un naufragé à sa bouée. À présent, il avait les yeux non seulement injectés, mais humides.
— Ambre…, dit-il, je n’aurais jamais cru qu’un jour une fille comme elle s’intéresserait à moi…
Il tira sur sa cigarette, puis la jeta dans le caniveau. Derrière lui, une affiche clamait : « Bientôt Orange mécanique, l’histoire d’un jeune homme qui s’intéresse principalement à l’ultraviolence et à Beethoven ».
— Ça faisait longtemps qu’on était amis et elle savait les sentiments que j’avais pour elle, mais jamais, jamais je n’aurais pensé qu’un jour on serait autre chose que des amis…
Servaz garda le silence.
— Le jour où elle m’a embrassé a été le plus beau de ma vie…
Luc Rollin avait articulé cette phrase avec des trémolos involontaires dans la voix. Pendant une fraction de seconde, Servaz pensa au premier baiser échangé avec Alexandra. Dans un bar. Un goût doux-amer de gin tonic. Un baiser plein de retenue, comme si elle tâtait le terrain… Un échange de fluides minimal mais la conviction immédiate qu’il y en aurait d’autres. Puis sa pensée se déplaça vers Marianne, la femme qui l’avait aimé et trahi. Elle mettait dans ses baisers autant de fougue que dans tout autre moment de l’acte sexuel. Leurs baisers étaient souvent insatiables et gloutons, excessifs, pleins d’avidité.
Il considéra le jeune homme. Il n’était pas encore tout à fait sorti de l’adolescence, avec son expression timorée et ses joues criblées de boutons d’acné qui évoquaient un terrain d’entraînement militaire.
— On est restés ensemble treize semaines. Aujourd’hui, je me demande pourquoi ça a duré si longtemps. On n’était absolument pas faits l’un pour l’autre, Ambre et moi…
— Comment ça ? le questionna Servaz, bien que cela parût évident.
De fait, Luc Rollin n’avait rien du mauvais garçon, ni même du mec simplement beau, ou du pas franchement mignon mais plein de charme qui sait vous faire rire et vous emballe un compliment dans une bonne dose de dérision et d’humour : il était transparent, invisible… Même sa tignasse trop épaisse et ses jeans tirebouchonnés ne ressemblaient à rien de connu. Il était l’incarnation de l’épouvantail à filles, le gars qu’on fuirait « même coincées seules avec lui sur une île déserte »…
— Ambre, dit-il, c’était la fille sur qui tous les mecs se retournaient, celle qu’ils rêvaient d’avoir dans leur pieu, celle qui faisait fantasmer tous mes copains quand elle m’accompagnait. Et je voyais bien dans leurs regards qu’ils se demandaient tous comment j’avais fait — et je voyais aussi les autres types du bar qui la mataient grave en se disant que si un loser comme moi y était arrivé, ils devaient avoir leur chance…
Servaz repensa aux paroles de Karen Vermeer : Ambre collectionnait les mecs… On aurait dit qu’elle cherchait à battre un record…
— Il était évident qu’elle pouvait avoir à peu près qui elle voulait, alors pourquoi un type comme moi, hein ? Vous voyez, je suis pas assez con pour me prendre pour un sex-symbol, ni pour un de ces gars dont les blagues sont à mourir de rire. Moi, mes blagues arrachent tout juste un demi-sourire poli, et encore. Et quand j’ai le fou rire, on dirait un âne qui brait. Alors, pourquoi une fille comme Ambre s’est intéressée à un débile dans mon genre, d’après vous ?
Servaz aurait bien aimé trouver quelque chose à dire mais rien ne lui vint.
— Une fois je lui ai posé la question, elle m’a répondu que j’étais cool et gentil. Cool et gentil, putain. Qui a envie d’être cool et gentil ? La réponse, c’est : personne. Les mecs sont comme les nanas, ils veulent tous être le centre de l’attention. Sauf que, les gars, y a pas de la place pour tout le monde. Alors, les perdants, les ratés, les sans-grade, restez dans l’ombre. Seulement voilà, quand une fille comme Ambre vient tirer un loser comme moi hors de l’obscurité, on se dit que quelque chose ne tourne pas rond, qu’il y a un lézard quelque part, que forcément ça cache un truc…
Il amena une de ses mains devant sa bouche et commença à se ronger les ongles.
— Je suis sûr que certains devaient penser que j’étais gay, et que c’est pour ça qu’elle était avec moi : parce que j’étais le seul mec avec qui elle pouvait dormir sans qu’il essaie de se la faire.
Un Solex surgit en pétaradant dans la ruelle et stoppa d’un coup de freins brutal devant le cinéma. Son pilote fut joyeusement interpellé par la petite bande rassemblée devant la salle et — quand il retira son casque et coiffa ses cheveux noir corbeau avec un sourire étincelant — Servaz se dit que c’est ce type-là qui aurait dû sortir avec Ambre Oesterman, pas Luc Rollin.
— Putain, j’arrive pas à croire qu’elle soit morte…
Le jeune homme contemplait ses pieds, à présent. La bande s’engouffra dans le cinoche en riant.
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire d’autre sur elle ?
— Genre ?
— Tout ce qui vous passe par la tête…
Rollin réfléchit.
— Elle pouvait être assez bizarre parfois… ça vous intéresse ça ?
Servaz fit signe que oui.
— Par exemple, elle dormait avec toutes les lumières allumées, elle avait peur du noir. Elle buvait comme un trou mais elle n’était jamais saoule, elle fumait un paquet de joints mais elle se laissait rarement aller. Merde, Ambre, c’était la championne du contrôle, elle était toujours sur le qui-vive, sur ses gardes même… En voiture, s’il y avait des phares derrière nous, elle croyait que quelqu’un nous suivait. Si elle entendait des pas dans le couloir de sa piaule, je la voyais dresser l’oreille. Je l’ai même surprise une nuit collée à la porte. Il n’y avait pas un bruit, et il était 3 heures du matin.
— Trois heures du matin ?
— Trois heures trente exactement. J’ai regardé le réveil.
Servaz se figea.
— Et vous, qu’est-ce qui vous avait réveillé ?
— J’ai le sommeil léger. Dès qu’elle bougeait, qu’elle sortait du lit, j’ouvrais les yeux.
Servaz comprit que Luc Rollin ne s’était pas remis de sa rencontre avec Ambre Oesterman. Il lui faudrait du temps pour oublier et passer à autre chose.
— Très franchement, je crois qu’Ambre était un peu cinglée. Mais je ne sais pas qui pouvait en vouloir aux deux sœurs : Alice était tout le contraire.
— Et les rumeurs ? demanda Servaz.
— Quelles rumeurs ?
— Les rumeurs qui disaient qu’elle collectionnait les hommes.
Luc Rollin blêmit. Son visage se décomposa.
— Vous les aviez entendues, n’est-ce pas ?
— Bien sûr… mais j’avais choisi de les ignorer.
Tu m’étonnes. Une fille pareille dans ses bras, ça aidait à passer outre…
Servaz, une fois encore, revit Klas se redressant et disant « vierge ».
— Je vais vous poser une question délicate. Je veux une réponse aussi honnête que possible.
Luc Rollin opina très sérieusement, les sourcils froncés.
— Quelle sorte de rapports sexuels aviez-vous avec Ambre Oesterman ?
Il vit l’étudiant baisser la tête, contempler une fois de plus ses chaussures.
— Aucun. On ne couchait pas ensemble.
— Mais vous dormiez dans le même lit ?
Rollin fit signe que oui.
— Elle refusait que je la touche. Elle voulait juste quelqu’un près d’elle… On s’embrassait, mais ça n’allait pas plus loin… Elle me disait de patienter, que ça viendrait… Mais bon, de temps en temps, elle me… enfin, vous voyez…
— Non, je ne vois pas.
— Elle me… soulageait… avec sa main…
— Pourquoi acceptiez-vous tout ça ? voulut savoir Martin.
Le regard de chien battu réapparut.
— Ambre n’était pas le genre de personne qu’on a envie de contrarier.
— Qui a rompu ?
La réponse fusa. Ferme.
— C’est moi.
Servaz lorgna l’étudiant, surpris. Il s’était attendu à l’inverse.
— Vraiment ? Pour quelle raison ?
Rollin s’éclaircit la gorge, sortit une deuxième cigarette et l’alluma. Il rejeta la fumée avant de parler :
— Un jour où on se promenait du côté de la rue Gambetta et de la Daurade, un homme a traversé la rue et l’a appelée par son prénom. J’ai vu Ambre pâlir et me jeter un coup d’œil inquiet. Le type nous a rejoints et il m’a toisé de haut en bas comme si j’étais rien qu’une merde, et puis il a dit : « C’est lui ? » Je lui ai demandé qui il était et, de nouveau, il m’a regardé comme si j’étais rien qu’un étron sur le trottoir, et ce salaud m’a demandé si ça me dérangeait pas d’aller faire un tour, qu’il avait à parler à Ambre, putain. Le tout avec un sourire narquois. Un vrai connard…
Luc Rollin porta sa cigarette à ses lèvres, tira une longue taffe. Sa main tremblait.
— Je me suis tourné vers Ambre et, bordel, elle m’a demandé si ça m’ennuyait de la laisser cinq minutes ! Comme ça… Devant cette ordure qui venait de m’humilier ! J’en ai pas cru mes oreilles. J’avais envie de vomir, j’ai cru que j’allais gerber sur les chaussures du type, des chaussures hors de prix, soit dit en passant, comme son costar. Alors, je lui ai dit d’aller se faire foutre et je me suis barré. Ça faisait un moment que ça me trottait dans la tête, pour tout dire, mais c’est ce jour-là que j’ai décidé que c’était fini.
Après le regard de chien battu, le regard de défi. Même les toutous ont leurs limites, pensa Servaz.
— Ce type, il ressemblait à quoi, vous vous en souvenez ?
— Si je m’en souviens… La trentaine, brun, le genre sûr de lui et plein aux as. Il puait le fric, l’arrogance et la malignité.
— La malignité ? répéta Servaz, surpris par la précision du terme.
— Ouais.
Soudain, une idée le traversa. Il se tourna vers l’étroite vitrine de la librairie voisine, consulta sa montre. 19 h 03.
— Venez avec moi.
— J’ai ma bobine qui se termine dans moins de sept minutes, protesta Rollin. Et faut que j’aille voir si y a pas eu d’incident.
— Deux minutes, dit Servaz en le prenant par le bras. Pas une de plus.
Il entra dans le magasin, l’étudiant sur les talons, chercha des yeux le rayon policier, se faufila entre les tables couvertes de livres et laissa son regard errer sur les étagères jusqu’à la lettre « L ». Lieberman, Le Carré, Lang… La Communiante. Le roman était là. Il attrapa le livre, le retourna, montra la photo sur la quatrième de couverture.
— Ouais. C’est lui.
Il était 20 heures et des brouettes quand Kowalski les réunit, le grand Mangin et lui, dans son nouveau bureau du 23, boulevard de l’Embouchure, en dessous de l’affiche de Mélodie pour un meurtre et d’un poster de Cindy Crawford.
— Tu dis que ce Luc Rollin dormait avec elle mais qu’ils ne couchaient pas ? Il devait être drôlement frustré, le gamin.
— Et jaloux, renchérit Mangin.
— Après la scène dans la rue où ce type les a abordés, il était assez furax pour rompre, abonda Ko. Il devait être fou de jalousie, ouais…
— Il a reconnu Lang, dit Servaz.
— Ce qui veut dire que monsieur l’auteur de romans policiers nous a menti, conclut le chef de groupe. Puisqu’il a vu Ambre cette année et qu’apparemment il la poursuivait de ses assiduités…
— Et il y a aussi cette fille, Karen Vermeer, qui prétend qu’Ambre collectionnait les hommes.
— J’pense pas que Lang devait aimer ça, commenta Ko en caressant sa barbe.
— Elle était restée vierge, ajouta Mangin. Elle les allumait mais, au dernier moment, tintin… De quoi péter les plombs, non ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
Mangin avait l’air de considérer qu’elle l’avait bien cherché — c’était le genre d’homme à estimer qu’un viol est presque toujours le résultat d’une provocation.
— Résumons-nous, dit Kowalski. Lang affirme qu’il a coupé les ponts depuis plusieurs années mais, en réalité, il continue de poursuivre Ambre Oesterman jusque dans la rue. Il est au courant pour Rollin, ce qui veut dire qu’ils ont été en contact dans les semaines qui précèdent, pendant le temps qu’a duré la relation entre Ambre et l’étudiant. Il n’a pas d’alibi pour la nuit du double assassinat et il était seul, selon lui, dans sa maison qui se trouve à moins de vingt minutes en voiture de l’île du Ramier. Il échangeait une correspondance avec les filles dans laquelle il leur disait qu’il voulait les épouser toutes les deux, une correspondance truffée d’allusions sexuelles entamée alors qu’elles étaient mineures. Il reconnaît les avoir rencontrées à plusieurs reprises, y compris dans un bois. Les parents déclarent que le type qui appelait toutes les nuits pouvait avoir dans les trente ans, la scène de crime est inspirée d’un de ses putains de bouquins…
Il se leva de sa chaise, décrocha son blouson. Par la fenêtre ouverte entrait la rumeur des voitures sur le boulevard ; une sirène à deux tons s’éleva puis s’éloigna ; le soir sentait les gaz d’échappement, le bitume surchauffé : la ville ardente.
— Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi je crois qu’on en a assez pour mettre ce connard en garde à vue.
Il se dirigea vers la porte.
— Et Dhombres ? s’enquit Servaz.
— Sa copine a confirmé l’alibi.
— Il est libre ? Et les photos ? Les menaces à Ambre ? Le délit de fuite ?
Kowalski se tourna vers lui.
— Oublie Cédric Dhombres. Ce gamin est cinglé, mais ce n’est pas lui qui a tué les filles.
Ils trouvèrent portail clos, cette fois, mais jetèrent un œil entre les mailles du grillage, près du pilier de droite, là où la grande haie ménageait un petit espace. Là-bas, au bout de l’allée, la maison était illuminée comme un bateau de croisière quittant le port. Les lumières ruisselaient sur les pelouses. En revanche, le golf à leur gauche était plongé dans la pénombre.
Servaz regarda sa montre.
— Il est 21 heures passées, dit-il.
Kowalski ne broncha pas. Il pressa le bouton sur le pilier de droite.
— Oui ? fit une voix grésillante dans l’interphone.
— M. Lang ? Inspecteur principal Kowalski. On peut entrer ?
— Pour quoi faire ? demanda la voix.
— On vous le dira une fois à l’intérieur.
Un bourdonnement et le portail s’ouvrit lentement. Ils s’avancèrent sur la piste de gravier et de terre battue, dans la semi-obscurité, et le chant des grillons.
— Il est 21 h 07, fit remarquer Martin. On n’a plus le droit d’entrer dans un domicile privé ni d’interpeller avant demain matin 6 heures.
— Observe et apprends, répondit Kowalski.
Servaz le vit manipuler la couronne de sa montre-bracelet puis marcher à grands pas en direction de la maison. Sous le porche, sa silhouette se découpant dans la lumière, Lang les attendait, un verre de vin à la main, une serviette de table glissée dans son col de chemise. Le chef de groupe se planta devant lui et lui colla sa tocante sous le nez. Lang lorgna le cadran.
— M. Lang, à compter de ce lundi 31 mai, 20 h 56, vous êtes placé en garde à vue.
— Est-ce bien nécessaire ? demanda l’écrivain.
Neuf heures et demie du soir : la petite pièce sans fenêtres au sous-sol les cuisait dans leur jus. Ils étaient quatre autour de Lang — Kowalski, Mangin, Saint-Blanquat et lui — et il pensa à une scène de Midnight Express.
— Déshabillez-vous, répéta le chef de groupe.
Pendant une seconde, les deux hommes s’affrontèrent du regard, puis Erik Lang se pencha et commença à retirer ses chaussures, avec la lenteur délibérée d’un strip-tease. Il déboutonna ensuite sa chemise, l’ôta, défit sa ceinture, se débarrassa de ses chaussettes, puis du pantalon de lin blanc. À ce moment-là, quelqu’un dit « merde » et le silence se fit. Les quatre hommes fixaient la même chose. Avec la même perplexité. Servaz n’avait jamais rien vu de pareil. Probable que ses voisins non plus.
— J’enlève le slip ?
— Non… non… c’est bon…
Kowalski plissa les yeux.
— Qu’est-ce que c’est ? voulut-il savoir.
Lang montra ses jambes.
— Ça ?
— Oui.
— Ichtyose.
— Quoi ?
— On appelle ça de l’ichtyose. Une maladie de peau congénitale.
Tous fixaient les squames losangées, entre le gris et le brun, qui recouvraient la peau sèche et rugueuse des jambes, des hanches, du ventre et de la poitrine. Écailles, pensa Servaz, de la peau de serpent. Comme sur les photos… Il frissonna comme s’il faisait froid tout à coup dans la pièce.
— Ça vient du grec ichtys, qui signifie poisson. À cause des écailles, bien sûr. Même si je trouve plus… gratifiant de me comparer à un serpent. (Un sourire.) C’est une maladie très ancienne — on la mentionne en Inde et en Chine plusieurs centaines d’années avant Jésus-Christ. La peau est fragile, la desquamation continue, ajouta-t-il. C’est-à-dire que je perds des peaux à peu près partout où je passe — ici, ou sur une scène de crime, par exemple…
Il lança à Kowalski un regard éloquent.
— C’est bon, rhabillez-vous, dit celui-ci.
— Vous êtes sûr ? Vous ne voulez pas examiner mon trou de balle ?
— Un conseil, ne jouez pas au plus fin avec moi, Lang, articula le flic d’une voix sinistre.
— Amène-toi, l’homme-serpent, on va prendre tes empreintes, lâcha Mangin d’un ton lourd de sarcasme.
— Je veux voir mon avocat.
— Il est en route.
C’était Saint-Blanquat qui avait parlé. Saint-Blanquat ressemblait à une caricature de gratte-papier avec sa calvitie précose et ses lunettes de myope. Faussement placide, il avait une force d’inertie qui lui permettait d’amortir n’importe quelle onde de choc, qualité éminemment utile dans une audition. Kowalski et Mangin fixaient Lang en silence. On aurait dit deux vauriens qui préparent un mauvais coup. Une voix de baryton s’éleva dans le couloir, demandant où était le bureau du chef de groupe, puis un homme grand et corpulent avec une barbe de cinq jours, des yeux globuleux et un air sanguin fit son entrée.
— Bonjour, maître Nogalès, dit Kowalski.
Le baveux leur jeta un coup d’œil qui balançait entre le mépris de classe et l’indifférence absolue, puis il regarda son client et fronça les sourcils.
— Ça va ?
— Ça ira mieux quand vous m’aurez sorti d’ici, répondit Lang en levant la tête. Et je compte porter plainte pour humiliation et mauvais traitements.
— Euh…, fit l’avocat après une hésitation, la garde à vue ne fait que commencer, Erik. Je ne peux rien faire avant vingt-quatre heures. Vous avez été informé des charges pesant contre vous ? Vous voulez voir un médecin ? Vous pouvez faire une déclaration, répondre aux questions ou vous taire.
Kowalski se massa la nuque.
— C’est exact, maître, intervint-il. On vous laisse le bureau, ajouta-t-il en verrouillant ses tiroirs et en se levant. Vous avez une demi-heure. Pas une microseconde de plus.
Vingt minutes plus tard, Nogalès ressortait, drapé dans sa dignité et dans les articles du code :
— Mon client clame son innocence, annonça-t-il avec une solennité toute professionnelle. Je suis ici pour vous dire qu’il n’est pour rien dans cette triste affaire et que je serai très vigilant sur la façon dont se passera cette garde à vue. (Il toisa les policiers un par un.) J’espère que vos méthodes ont changé avec ces murs. Vous connaissez ma réputation, messieurs. Je ne vous louperai pas.
— On connaît vos états de service, maître, confirma Ko tranquillement. Et les gens que vous défendez… Comme vous dites : « Tout le monde a le droit d’être défendu. » (Il consulta sa montre.) Votre temps est écoulé. Par ici la sortie, maître.
— OK. Bon, dit Kowalski, l’air aussi détendu que s’il s’apprêtait à profiter d’un barbecue entre amis. Par quoi on commence : par votre emploi du temps la nuit du crime ou par votre mensonge le jour où on est venus vous voir ? À vous de choisir.
Lang était assis face à eux. Aucune expression ne se peignait sur son visage. Kowalski avait les pieds posés sur son bureau, les mains croisées derrière sa nuque, sa chaise en équilibre arrière. La nuit était tombée derrière les vitres.
— Quel mensonge ?
— Luc Rollin, ça te parle ?
Lang tiqua, à cause du tutoiement ou à cause du nom.
— Ça te parle ou pas ?
— Oui…
— Tiens donc. Je croyais que t’avais plus aucun contact avec les sœurs Oesterman depuis un bail, c’est bien ce que tu nous as affirmé dans ton salon, non ?
Lang hésita avant de sourire.
— Zut. On dirait bien que j’ai menti… Mais ça ne fait pas de moi un assassin.
Il avait prononcé ces mots d’un ton goguenard et Servaz entendit Mangin soupirer à côté de lui.
— Tu nous as déjà servi ce couplet, répondit Ko, tranquille. Et je t’ai répondu que ça ne fait pas de toi un innocent non plus.
— On pourrait laisser tomber le tutoiement ? grinça le romancier. On n’est pas encore suffisamment familiers pour ça, inspecteur, j’en ai peur.
— Pourquoi tu as menti ? demanda Kowalski sans tenir compte de la remarque.
Lang leva les yeux au ciel. Il écarta les mains en un geste de feinte contrition.
— Stupide, je sais… Mais je n’avais qu’une envie : c’était de me débarrasser de vous. Si j’avais répondu que j’avais vu Ambre récemment, j’aurais eu droit à une nouvelle salve de questions. J’étais pressé. Comme je n’ai rien à voir avec tout ça, je me suis dit que ça ne portait pas à conséquence de simplifier un peu…
— Simplifier ? Tu n’as pas simplifié, Lang, tu as menti. Et mentir à la police, ça s’appelle un délit.
— Un délit, pas un crime, précisa l’écrivain.
À côté de lui, Servaz entendit de nouveau Mangin expirer. Il tourna la tête et vit que le grand flic tordait ses immenses paluches l’une dans l’autre.
— Tu es toujours resté en contact avec les deux sœurs, c’est bien ça ? demanda Ko patiemment.
Lang eut un geste de dénégation.
— Non, non. Pas du tout. L’été dernier, j’ai reçu une lettre d’Ambre, la première depuis des années. Elle m’expliquait qu’elle allait emménager dans la cité du Ramier et que donc on allait être… voisins, en quelque sorte.
— Cette lettre, tu l’as toujours ?
— Non, je l’ai jetée.
— Pourquoi ?
— Disons que je ne suis pas collectionneur.
— Et tu as répondu ?
— Oui.
Kowalski haussa un sourcil pour l’inviter à poursuivre.
— Elle voulait qu’on se voie. J’ai accepté… On s’est rencontrés dans un café de la route de Narbonne, La Chunga, vous connaissez ?
L’un des repaires des étudiants du secteur, songea Servaz.
— Et… ?
Le débit de Lang se fit plus lent.
— Elle n’avait pas changé… C’était Ambre, toujours la même petite vicieuse, toujours la même sacrée tordue… Ambre, c’était une putain d’allumeuse. Elle adorait jouer avec les hommes, c’était son truc. Et, croyez-moi, elle savait s’y prendre pour faire monter la température. Elle crevait d’envie de baiser, mais elle en était toujours aussi incapable…
Il leur décocha un sourire graveleux.
— Cette fille, ajouta-t-il, c’était une bombe à retardement. Tôt ou tard, il devait lui arriver quelque chose.
— Elle était majeure, dit doucement le chef de groupe en reposant les quatre pieds de sa chaise sur le sol et en se penchant vers Lang, qu’est-ce qui t’empêchait de la niquer ?
Le tutoiement, le ton tout autant que les mots employés avaient clairement pour but de faire sortir l’écrivain de ses gonds. Les paupières de celui-ci s’étrécirent et un regard de serpent fusa par les fentes en direction du flic, puis le sourire revint.
— Vous croyez vraiment que je vais tomber dans un panneau aussi grossier, inspecteur ? Sans déconner ? (Servaz entendit Mangin bouger sur sa chaise.) Ça faisait partie du jeu entre nous : on se chauffait, mais on savait que ça n’irait pas plus loin.
— Ça devait être vachement frustrant, s’immisça Mangin.
Lang lui adressa un sourire mauvais.
— Pour vous peut-être…
L’enquêteur décolla ses fesses de sa chaise mais Kowalski fit pression de la main sur son avant-bras et l’obligea à se rasseoir. Lang se tourna vers le chef de groupe. De mâle dominant à mâle dominant.
— Tu as revu Ambre depuis cette fois-là ?
— Vous le savez bien puisque le copain d’Ambre m’a identifié.
— Vous vous êtes dit quoi ?
— Elle m’avait écrit une lettre où elle m’expliquait qu’elle avait rencontré quelqu’un de gentil qui la respectait. Quelqu’un de gentil… Moi, je savais qu’Ambre n’était pas attirée par les gentils garçons, mais par les bad boys et les tordus. (Il se passa un bout de langue sur la lèvre supérieure.) Dans sa lettre, elle écrivait aussi que… chaque fois que son copain la baisait par la voie étroite, c’est à moi qu’elle pensait… que quand elle lui demandait de poser les mains sur son cou et de serrer, c’est moi qu’elle imaginait en train de l’étrangler, et qu’il avait peur de la gifler mais qu’elle était sûre que moi je n’aurais pas hésité. Alors, quand je l’ai aperçue dans la rue ce jour-là, je l’ai abordée et je lui ai dit de cesser de m’envoyer ses pitoyables fantasmes par voie postale.
Servaz repensa à ce qu’avait dit Luc Rollin : qu’il n’avait jamais touché Ambre.
— Mais en vérité, ça ne te déplaisait pas tant que ça, suggéra Kowalski d’un ton neutre.
Lang eut une moue entendue.
— Ça ne t’a pas énervé de savoir qu’elle avait un copain ?
— Pourquoi ça m’aurait énervé ? Ce type insignifiant ? Vous avez vu sa tronche ?
— Tu ne t’es pas demandé ce qu’elle lui trouvait, justement ? Tu n’as pas jugé ça humiliant que ta plus grande fan s’entiche d’un loser pareil ? Peut-être qu’elle se servait de lui pour te rendre jaloux, qu’est-ce que tu en penses ?
Lang émit un petit rire.
— Dans ce cas, elle a loupé son coup. Combien de fois faudra-t-il que je vous le répète : je ne m’intéressais pas à Ambre de cette façon-là.
— Non ?
— Écoutez… je l’admets : j’ai une imagination et une vie intérieure plus riches que la moyenne. Des fantasmes en pagaille… (À son tour, il se pencha vers eux. Servaz entendit l’excitation dans sa voix, sa peau brillait comme s’il avait passé dessus une mince couche de fond de teint.) Imaginez des pièces obscures où se déroulent à peu près tous les jeux possibles, si vous le pouvez : partouzes, sadisme, bondage, sexe brutal, torture, ondinisme, jeux de rôles… un labyrinthe mental rempli de trésors… Dans cet édifice, que de portes, que de recoins, messieurs… Quand on a la chance d’avoir un esprit aussi inventif, aussi créatif que le mien, la vie ordinaire paraît bien pâle en comparaison.
Le petit rictus arrogant était revenu.
— Je ne vais pas vous faire un cours de psychanalyse, mais je ne suis pas sûr que tout le monde ici ait entendu parler du Moi, de l’inconscient personnel et du Sur-Moi, ajouta-t-il en fixant une nouvelle fois Mangin — et Servaz comprit qu’il cherchait un coin à enfoncer, un point faible dans le groupe pour le diviser. Disons que le Moi trône au sommet, lucide, conscient, volontaire. Le Moi est notre personnalité propre, ce qui nous permet de prendre conscience de nous-même. En dessous, il y a l’inconscient, les pulsions. Un Moi fort, un Moi royal les considère sereinement, les accepte ou les rejette délibérément. Un Moi faible a peur de ses pulsions, il cherche à les refouler. C’est là qu’apparaissent les névroses : l’angoisse, l’agressivité, la culpabilité. Et puis, il y a le Sur-Moi, inflexible, sévère, qui joue le rôle de juge, de censeur, qui est la continuation de l’autorité des parents, de la société, de la religion. Des milliards d’êtres humains sur cette planète lui sont soumis, incapables de la moindre liberté intérieure, incapables d’avoir une morale et des jugements personnels.
— Tu te masturbes souvent ? ricana Mangin, et Lang lui lança un regard meurtrier, avant de lui adresser un clin d’œil espiègle.
— C’est un comique, celui-là, commenta-t-il à la cantonade. Une pensée fugitive effleura Servaz : la tension qui régnait dans cette pièce était proprement insupportable. Elle ne demandait qu’à exploser, la moindre étincelle mettrait le feu aux poudres.
— OK, monsieur l’intello, dit Kowalski. Maintenant que tu nous as mis plus bas que terre, où veux-tu en venir ?
Servaz nota que le tutoiement commençait à éroder les défenses de Lang qui, chaque fois, pinçait les lèvres.
Mais le sourire revenait toujours, inoxydable.
— Je n’ai pas besoin de coucher avec des gamines pour satisfaire je ne sais quelle pulsion… Voilà où je veux en venir.
— Alors, comment tu expliques ces lettres ?
— Je vous l’ai déjà dit, c’étaient des jeunes filles brillantes, intéressantes et amusantes.
Kowalski sortit un paquet de cigarettes, en alluma une, puis baissa les yeux sur une des missives étalées sur le bureau.
— « Je suis sûr que ton corps est doux, chaud et accueillant », lut-il, et la cigarette remua entre ses lèvres, c’est écrit là…
— Oh, mon Dieu ! s’écria Mangin. Oh, bon Dieu, je crois bien que je bande !
Lang s’adressa à Ko.
— Vous pouvez dire à votre néandertalien de la fermer ?
Le silence qui suivit se propagea comme une vibration, une onde sinistre annonciatrice de l’orage à venir. L’espace d’un instant, Kowalski et Mangin s’observèrent, puis le premier fit un signe au second. Servaz vit les yeux de Lang s’agrandir quand Mangin se leva, contourna lentement le bureau et retira sa chevalière.
— Ne faites pas le con, Kowalski. Rappelez votre chien de garde. Pensez à ce que maître Nogalès a…
La gifle fut assenée avec une telle violence que Servaz sursauta. Lang tomba de sa chaise et roula au sol. Il porta une main à sa bouche, sa lèvre inférieure saignait.
— Putain, vous êtes malades !
— Asseyez-vous, dit Kowalski.
— Mon cul ! Vous allez me payer ça !
Mangin s’approcha de Lang. L’écrivain leva les bras.
— C’est bon, c’est bon, je…
Mais le flic avait déjà frappé. Sur le sommet du crâne, poing fermé. Lang grimaça de douleur et porta les deux mains à son cuir chevelu. Le grand flic l’avait saisi par le col, lequel se déchira avec un bruit sec, et, avant de retourner à sa place, il força le romancier à se rasseoir si violemment que la chaise faillit se renverser. Le visage livide, Lang le désigna du menton.
— Votre collègue, là, il va regretter son geste. Je vous jure que vous allez me le…
— Passons à ton emploi du temps la nuit du jeudi au vendredi, dit Kowalski sans s’émouvoir.
— Vous entendez ce que je vous dis ? gueula Lang, furax.
Saint-Blanquat paraissait mal à l’aise. Mangin content de lui. Ko indifférent. Lui-même ne savait quelle contenance adopter. Il venait d’assister au genre de scène qui justifiait la réputation de la police auprès de ses camarades étudiants, au rang desquels il se comptait encore à une date récente, le genre de scène qu’il avait lui-même dénoncé plus d’une fois quand il était dans le camp d’en face. Allait-il abdiquer tous ses principes au prétexte qu’il était entré dans la police ? Fermer les yeux et se dire que Lang l’avait bien cherché. Il était flic devant le crime, il était flic devant les petites gens agressées pour quelques milliers de francs, mais il était encore étudiant devant les abus de pouvoir, la violence institutionnelle et l’arbitraire.
— Je tiens à dire que je désapprouve ce qui vient de se passer, dit-il soudain.
Le silence qui suivit eut la densité du mercure. Mangin, qui avait allumé une cigarette lui aussi, eut un petit sourire à travers la fumée, comme pour signifier : Je l’avais bien dit.
— Vraiment ? dit Kowalski, le visage aussi dénué d’expression que celui d’un mort.
La voix était devenue dangereusement suave.
— On ne peut pas…, commença Servaz.
— Ferme-la. Une autre remarque de ce genre et je te vire de mon groupe. Tu pourras toujours demander à ton oncle de te trouver une affectation après ça.
La froideur, la dureté du ton lui firent l’effet d’une gifle. Mangin et Kowalski le considéraient à présent avec le même dégoût. Saint-Blanquat avait le nez plongé dans ses notes. En cet instant, il comprit qu’il venait de rétrograder au dernier rang de la hiérarchie du groupe, voire de s’en exclure et de devenir pour eux l’équivalent d’un intouchable ou d’un lépreux.
— J’aimerais que tu nous dises ce que tu as fait dans la nuit du jeudi au vendredi, reprit le chef de groupe du même ton glacial à l’adresse de Lang. Et je te conseille de faire un effort. Parce qu’on est au moins deux dans cette pièce à avoir envie de te cogner dessus.
Servaz remarqua que Lang transpirait. Deux auréoles sombres étaient apparues sous ses aisselles.
— De quelle heure à quelle heure ? demanda-t-il.
— À partir de 21 heures, répondit Kowalski.
L’écrivain prit le temps de réfléchir.
— De 21 heures à 23 heures environ, j’ai regardé un film en VHS. La cassette doit encore être dans le magnétoscope.
— Quel film ?
— My Own Private Idaho.
Kowalski se leva et sortit sans un mot. Servaz comprit qu’il allait compulser le PV de perquise, la cassette devait être mentionnée dedans. Peut-être aussi voulait-il faire sentir au romancier qu’il était le seul rempart entre lui et la violence de Mangin — car celui-ci ne quitta pas l’écrivain des yeux pendant toute l’absence de son chef.
— Ensuite ? fit Kowalski en revenant dans le bureau.
Il alluma une autre cigarette.
— Ensuite, de 23 heures à 2 heures du matin, j’ai travaillé à mon prochain livre. Et j’ai passé un coup de fil à mon éditeur vers minuit. Ça a duré vingt bonnes minutes…
— À minuit ?
— Oui. Vous n’avez qu’à vérifier.
Kowalski et Saint-Blanquat prenaient des notes. Lang grattait ses jambes à travers son pantalon. Il faisait très chaud dans le petit bureau où s’étaient entassées cinq personnes.
— J’ai soif, dit soudain Mangin. Quelqu’un veut boire quelque chose ?
L’un après l’autre, ils répondirent par l’affirmative. Servaz se tut, même s’il avait soif lui aussi.
— Je peux avoir un Coca ou un verre d’eau ? demanda Lang.
Mangin l’ignora. Il revint avec les boissons et ils se désaltérèrent et fumèrent devant le gardé à vue qui suait à grosses gouttes. Un dense nuage de fumée flottait à présent sous le plafond.
— Pas de visite ? s’enquit Kowalski en reposant sa canette perlée de condensation.
— Non, répondit Lang la bouche ouverte, comme s’il avait du mal à respirer, fixant tantôt le verre d’eau auquel personne n’avait encore touché, tantôt le paquet de cigarettes posé à côté.
— La Jaguar Daimler Double Six, c’est la tienne ?
— Oui.
— Quand as-tu fait le plein pour la dernière fois ?
Lang fronça les sourcils, il passa le bout de sa langue sur ses lèvres desséchées.
— Je sais plus. Il y a deux semaines…
— Quel jour ?
— Je vous dis que…
— Essaie de te souvenir.
Il n’y avait plus rien d’accommodant dans le ton du chef de groupe. Lang réfléchit.
— Le mercredi, sur l’autoroute, en rentrant de Paris.
— Quelle aire ?
Lang leur jeta un regard las, se concentra et le leur dit. Kowalski prit note. But une autre gorgée. Reposa la canette. Fit claquer sa langue.
— Combien de fois tu es sorti avec depuis ?
— Vous rigolez ?
— J’en ai l’air ?
Lang s’y prit à deux fois pour les énumérer. Ko notait soigneusement chaque information sur son bloc-notes.
— Tu es sûr de ne rien oublier ?
— Oui.
— Tu es allé sur l’île du Ramier récemment ?
— Non.
— Tu as déjà rendu visite à Ambre ou à Alice là-bas ?
— Non.
Ko consulta sa montre, se tourna vers Mangin.
— C’est tout pour aujourd’hui. Tu le descends au frigo. On reprend demain à la première heure.
— Putain, vous pouvez pas me laisser comme ça, se rebella Lang. Sans manger ni boire. C’est contraire à toutes les règles…
Kowalski prit le verre auquel personne n’avait touché, but une gorgée d’eau minérale. Puis il cracha dans le verre et le tendit à l’écrivain.
Servaz rentra chez lui épuisé ce soir-là. Chaque minute de la garde à vue lui avait mis les nerfs à vif et lui revenait maintenant en mémoire avec une netteté effrayante. La tension et la violence qui avaient régné pendant toute l’audition l’avaient profondément ébranlé.
Ça n’aurait pas dû se passer ainsi.
Alexandra perçut son trouble et lui demanda ce qui n’allait pas, mais il refusa de répondre, invoquant la fatigue. Il alla se coucher tôt mais ne put fermer l’œil Il se dressa sur un coude pour observer la femme qui dormait à côté de lui — sa femme. Dans le sommeil, elle avait l’innocence d’une enfant. Couchée sur le flanc, les bras croisés sous sa joue gauche, ses paupières closes soulignées par les balais bruns de ses longs cils, c’était une autre Alexandra qu’il avait sous les yeux — une Alexandra débarrassée de l’animosité, de la rancœur et de la méfiance qui présidaient à leurs rapports depuis des mois ; c’était l’Alexandra de leurs débuts : celle qu’il avait prise pour la femme de sa vie.
Il se leva et retourna au salon, dont la fenêtre était ouverte. Il était 5 heures du matin et déjà le ciel commençait à s’éclaircir au-dessus de l’immeuble d’en face. La petite rue était absolument silencieuse. Il se prépara un café, revint dans le salon, sa tasse à la main, et la posa sur le rebord de la fenêtre.
Il alluma une cigarette, puis une autre, et resta là à regarder le jour se lever, pensant à l’homme qui dormait — ou pas — dans sa cellule.
À 9 h 30 le mardi, on ramena Erik Lang dans le bureau de Léo Kowalski et l’audition reprit. Environ trois minutes plus tôt, le chef de groupe était entré dans celui de Servaz et lui avait proposé de ne pas se joindre à eux. Bien que son supérieur irradiât de colère, le jeune flic avait insisté pour participer.
— Comme tu voudras, avait dit Kowalski d’une voix glacée avant de ressortir.
Martin avait eu les tripes nouées en quittant son bureau pour rejoindre les autres. Il avait été accueilli par un coup d’œil plein de mépris de la part de Mangin, Ko ne lui avait pas accordé un regard, seul Saint-Blanquat l’avait salué comme si de rien n’était. Il devina que Lang avait passé une sale nuit. Son teint terreux et les cernes noirs encerclant ses yeux rouges trahissaient le manque de sommeil. L’écrivain avait perdu de sa superbe, l’arrogance de la veille avait totalement disparu. Servaz savait que les nouvelles cellules de garde à vue, au sous-sol, étaient bien moins insalubres que celles du Rempart-Saint-Étienne mais aussi que, certaines nuits, entre les poivrots en dégrisement, les petites frappes dopées à la testostérone et les prostituées énervées de la rue Bayard, l’endroit pouvait se changer en un véritable zoo humain où il était presque impossible de fermer l’œil. Pour un esprit impréparé — en gros, tout citoyen lambda n’ayant jamais eu maille à partir avec la police —, un tel environnement pouvait se révéler sacrément usant à la longue. Une machine à broyer les innocents et à endurcir les coupables, songea-t-il. Une liturgie faite de hurlements, de menaces susurrées, d’injures, de gémissements, de sanglots étouffés, de désespoir, de danger et de peur. Il savait aussi que la dernière heure était interminable et que Lang avait dû être presque reconnaissant à Mangin quand celui-ci était venu le tirer de ces catacombes pour le remonter dans les étages. Est-ce que l’écrivain avait eu droit à une cellule individuelle — ou est-ce que Mangin avait eu l’aplomb de le coller dans une cage collective ?
— Comment s’est passée cette nuit ? (Kowalski).
Cette fois, Lang ne prit même pas la peine de répondre. Il se tenait les épaules voûtées, les mains entre les cuisses, dans une attitude de soumission.
— Il paraît que le room service laisse quelque peu à désirer, ajouta le chef de groupe en allumant une nouvelle cigarette. Tu en veux une ?
Lang tressaillit. Il garda le silence un instant, soupesant le pour et le contre. Se demandant visiblement s’il s’agissait d’un piège. Puis il acquiesça. Kowalski ressortit alors son paquet de gauloises, alluma une deuxième clope et la lui tendit. Servaz vit l’écrivain fermer voluptueusement les yeux en tirant la première bouffée.
— On a passé en revue tes comptes bancaires. Et on a décelé quelques anomalies.
Il les rouvrit.
— Chaque mois depuis quatre ans, tu tires une grosse somme en liquide. Cette somme n’a cessé d’augmenter au fil des ans. Elle a plus que doublé entre 1989 et aujourd’hui.
— Je dépense mon argent comme ça me chante…
— Intéressant le choix de ces deux mots : argent et chanter, tu ne trouves pas ? Toi qui es écrivain, tu es certainement très attentif au choix des mots… Pourquoi tu les as tuées ? demanda soudain Kowalski. Parce qu’elles te faisaient chanter justement ?
Lang donna l’impression d’avoir été piqué par un taon.
— Je ne les ai pas tuées, répondit-il faiblement.
— C’était pour elles tout ce fric, pas vrai ? Tu nous as encore baladés cette nuit. Tu n’as jamais coupé le contact. Et c’est au sujet du pognon que tu as abordé Ambre devant Luc Rollin, c’est pour ça que tu voulais qu’il s’éloigne…
La main droite de Ko avait ouvert un des tiroirs de son bureau et plongé dedans. Quand elle réapparut, une croix en bois pendait au bout de ses doigts.
— Tu la reconnais ?
Lang fit signe que non.
— Tu es sûr ? Moi je crois que si. C’est la croix qu’Ambre avait autour de son cou quand on l’a trouvée, celle que tu lui as passée… Les robes, la croix…
Les traits de Ko se radoucirent, il gratifia l’écrivain d’un regard presque compassionnel.
— Tu les as tuées et tu t’es dit qu’en imitant un de tes romans tu serais le dernier soupçonné. Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’elles te fassent chanter ? Ambre était vierge : tu as violé sa petite sœur ? C’est ça ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Servaz vit Lang déglutir, sa pomme d’Adam monter et descendre.
— C’est ça, Erik ? Je brûle, pas vrai ?
Kowalski ne lâchait plus le romancier des yeux. Malgré lui, Servaz se pencha en avant. Il ressentait la tension jusque dans son dos.
— Dis-moi si je brûle, Erik…, insista Kowalski. Vas-y, soulage-toi.
Tous avaient leur regard braqué sur Erik Lang à présent. Ce fut comme une série de pétards qui explosent. Comme des détonations. Un rire tonitruant. Éclatant. L’expression d’une arrogance et d’une assurance toutes-puissantes.
La tête renversée en arrière, Lang riait à gorge déployée. Puis il ramena son visage vers eux, se fendit d’un grand sourire et fit mine d’applaudir.
— Jolie démonstration, dit-il d’un ton admiratif. Mes félicitations ! La vache, j’en ai presque des frissons… Vous voir comme ça, dans un tel état… Vous pensiez quoi ? Qu’une nuit dans cette cage avec ces animaux et quelques baffes de cet abruti allaient me faire craquer ? Sérieux ? Messieurs, allons… vous me sous-estimez à ce point ?
Il se balança d’arrière en avant sur sa chaise.
— Je n’ai pas tué ces filles, je vous le répète. Et je vous mets au défi de prouver le contraire.
Ses prunelles brillaient et Servaz songea que cet homme était fou — mais aussi d’une lucidité absolue.
— Laissez-le-moi, dit Mangin.
— Ta gueule, dit Kowalski.
Il considéra Erik Lang sans ciller.
— Tu viens de te faire un ennemi. Un ennemi mortel… Tu en as conscience ?
— Parce que ce n’était pas déjà le cas ?
— Je ne vais pas te lâcher, j’ai les crocs plantés dans ta jambe, tu les sens ? Je n’aurai de cesse de prouver que c’est toi qui les as tuées. Tu es foutu, Lang…
— Ko ! dit une voix depuis la porte.
Ils regardèrent le brigadier qui venait de s’encadrer sur le seuil. À son expression, ils comprirent que quelque chose s’était passé.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le chef de groupe.
— On a retrouvé Cédric Dhombres. (Le brigadier marqua une pause inutilement dramatique.) Pendu. Dans sa piaule. Il a laissé un mot où il s’accuse du double meurtre. Et il a aussi laissé un sac avec leurs vêtements… Il est écrit dessus : « Pour les parents. »
Je n’ai pas peur. C’est le matin. Tout est silencieux, tout est sombre, au-dehors comme au-dedans. Tout le monde dort encore. Tant mieux. Aujourd’hui, ils vont avoir un drôle de réveil…
Gracieuse Ambre, innocente Alice, pauvres âmes déchues : chaque matin votre amour devenait plus tendre. Mais il a fallu que je vous tue. Ne m’en veuillez pas : c’était écrit.
Le jour vient de se lever, un jour clair et propre. Il a enfin cessé de pleuvoir. C’est une belle journée pour s’en aller. Car c’est mon tour, à présent. Tu comprends qu’il ne pouvait y en avoir qu’un, n’est-ce pas, Erik ? Que j’ai fait tout cela pour toi. Uniquement, exclusivement pour toi. L’attention que tu leur accordais était aussi insupportable que ton indifférence à mon égard. Franchement, je méritais mieux. J’ai toujours été ton plus grand fan. Je gage qu’à partir d’aujourd’hui j’aurai dans tes pensées la place que je mérite.
Ton fan numéro 1, à jamais dévoué,
— Je veux une expertise graphologique, lança Kowalski avant de tendre le mot à un technicien.
— Selon le gardien, il avait laissé la porte grande ouverte. C’est un étudiant qui l’a vu en passant devant et qui a donné l’alerte.
Ko considéra le brigadier qui venait de parler. Puis il leva les yeux vers le mort. Il s’était pendu à deux tuyaux qui couraient horizontalement sous le plafond, le dos contre le mur jaune, les pieds à quatre centimètres du sol, pas un de plus, au bout de neuf centimètres de corde.
C’est ce qui s’appelle exploiter tout l’espace disponible, songea Servaz.
Pendant un instant, l’éclair d’un flash illumina l’étudiant par en dessous et, durant cette fraction de seconde, il parut léviter, comme David Copperfield, son ombre projetée au plafond. Sans même attendre le légiste, Ko tâta les jambes à travers le pantalon.
— Il n’y a pas longtemps qu’il s’est pendu, dit-il. Pas de rigidité.
— Suicide ou pas, pour celui-là Lang a un putain d’alibi, fit remarquer Mangin.
Servaz ne dit rien. Il savait que ses opinions n’étaient plus les bienvenues au sein du groupe. Il pensa aux photos de cadavres, à la peur bleue de l’étudiant dans le sous-sol de la fac de médecine et à « celui qui se montrerait impitoyable s’il parlait ». Y avait-il une once de vrai dans tout ça ? Il avait vu le regard de Dhombres à ce moment-là : sa peur était sincère.
Il sentit au plus profond de lui que quelque chose leur échappait, qu’il leur manquait un élément du puzzle. Pourtant, Dhombres avait également laissé — comme preuve supplémentaire — les vêtements des filles dans un grand sac en plastique transparent.
Si tu es un si grand fan, où sont tes livres ? se dit-il. Il y avait bien La Communiante et deux autres bouquins sur une étagère, mais il ne se souvenait pas de les avoir vus la première fois où il était entré dans cette pièce. Certes, il n’avait pas vraiment fait attention, mais un tel détail aurait-il pu lui échapper ? Ça s’arrêtait donc là ? Un suicide, des aveux : fin de l’histoire ?
— Trouvez-moi le numéro des parents, lança Kowalski. Il faut qu’on les contacte avant la presse…
Il avait désespérément besoin d’une cigarette, mais il n’avait pas envie de se faire rabrouer, aussi il ressortit dans le couloir. Là-bas, deux gardiens de la paix empêchaient l’accès à cette partie du bâtiment. Servaz reconnut parmi les silhouettes massées au-delà la tignasse familière de Peyroles, le journaliste. Les nouvelles allaient vite.
Derrière lui, il entendit Kowalski crier :
— Et allez me chercher sa petite amie ! Ramenez-la-moi immédiatement !
Lucie Roussel avait les paupières gonflées de larmes. Assise dans le bureau de Kowalski au SRPJ, elle sanglotait doucement, mais cela ne semblait pas amadouer le chef de groupe.
— Vous êtes en train de me dire que vous avez menti ?
Elle opina, un mouchoir sur les yeux.
— J’ai pas entendu, insista Kowalski.
— Oui…
— Plus fort ! Et regardez-moi quand je vous parle.
— Oui, j’ai menti !
— Vous n’étiez pas avec Cédric Dhombres cette nuit-là ?
— Non !
— Pourquoi vous avez menti ?
— Parce qu’il me l’a demandé.
— Ça ne vous a pas gênée de couvrir un assassin ?
— Il m’a juré que ce n’était pas lui…
Lucie Roussel avait une grosse tête blonde et des yeux bleus un peu niais. Ses cheveux ternes étaient plaqués sur son crâne. Sa lèvre inférieure tremblotait.
— Et vous l’avez cru ?
Kowalski avait posé la question machinalement, il ne doutait pas de la réponse.
— Je pourrais vous envoyer en prison pour ça, dit-il.
Elle se mit à pleurer de plus belle.
— C’est bon, conclut-il. Virez-moi ça de là.
Un brigadier attrapa la jeune femme par la manche et la souleva littéralement de son siège.
— Qu’est-ce qu’on fait de Lang ? voulut savoir Mangin quand elle eut quitté la pièce.
Ko lui lança un regard absent.
— Comment ça « qu’est-ce qu’on en fait » ? Est-ce qu’on a le choix, putain ? C’est le gamin qui a fait le coup.
— Tu en es sûr ?
— Non. Mais aucun proc ne nous autorisera à garder Lang plus longtemps et tu le sais. Alors, on le lâche dans la nature, en espérant qu’il en reste là…
— Son avocat va me tomber dessus, dit Mangin.
Kowalski le couva des yeux.
— On est tous solidaires, dit-il. Il ne s’est rien passé. Si Lang déclare que tu l’as frappé, on dira qu’il a tout inventé. Ce sera sa parole contre celle de quatre flics. C’est bien clair pour tout le monde ? (Ko se retourna.) Pour toi aussi, Servaz ?
Il opina et quitta le bureau. Il avait besoin de respirer. Il prit l’ascenseur et sortit du bâtiment. Une belle matinée… Le soleil chauffait le parvis du SRPJ, les ombres étaient courtes, sèches et dures et les arbres au bord du canal rigoureusement immobiles. Il fut soudain transpercé par le souvenir de son père assis derrière son bureau, dans le soleil, et cette image se juxtaposa à celle de Cédric Dhombres pendu à un tuyau.
Il pensa qu’il devait passer au cimetière sans tarder.
Il avait vingt-quatre ans, son mariage battait de l’aile et sa carrière dans la police ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices. Il ne se sentait ni un bon père, ni un bon mari, ni un bon flic. Pas même un bon fils. Il avait l’impression que toutes les choses auxquelles il avait cru jusqu’à ce jour avaient choisi de se dérober en même temps et — pareil au Coyote du dessin animé — qu’il n’y avait plus que le vide, tout à coup, sous ses pieds. Il pensa à une chanson qui disait qu’il valait mieux aimer qu’être aimé et se mit en marche dans l’air étouffant et inerte.
Quelle connerie…