Elle ouvrit les yeux. Il y avait eu un bruit. Ça venait du rez-de-chaussée. Mais en était-elle sûre ? Elle l’avait entendu un dixième de seconde avant d’ouvrir les yeux — ce qui signifiait que soit c’était le bruit qui l’avait réveillée, soit il s’était produit dans son rêve, car elle était presque sûre d’avoir été en train de rêver.
Elle tendit l’oreille dans la pièce sombre. Rien. Hormis la légère vibration de la chaudière que le thermostat relié par ondes radio avait dû déclencher quand la température avait baissé dans la maison.
Soudain, cette maison isolée et cette obscurité l’emplirent d’inquiétude. Une inquiétude sans fondement, car le bruit — si bruit il y avait eu — ne s’était pas reproduit. Elle avait dû rêver… Et pourtant, elle n’arrivait pas à se défaire de l’impression de malaise qui s’était emparée d’elle.
Trois heures du matin… C’est ce que lui indiquait le réveil à affichage digital sur la table de nuit — lequel faisait aussi office de station d’accueil pour iPod, iPhone, iPad et de tuner FM. Elle n’avait pas envie de se lever, d’aller voir : au contraire, elle avait envie de rester bien au chaud au fond de son lit et de laisser le sommeil la reprendre. Brusquement, les ténèbres totales qui pesaient sur elle lui parurent hostiles et elle voulut allumer. Mais ça réveillerait sans doute son mari. C’est alors qu’elle comprit que quelque chose clochait.
Sa respiration forte, lente — sans aller jusqu’à un véritable ronflement — aurait dû s’élever à côté d’elle, dans le noir. Or, à sa place, il n’y avait que le silence et l’effluve de savon qui l’accompagnait partout.
— Chéri ? Tu ne dors pas ?
Elle étendit son bras vers la gauche, mais sa main ne rencontra que le drap encore chaud — et froissé, car il remuait beaucoup la nuit. Où est-il passé ? se demanda-t-elle. Quand même pas descendu voir ses satanés serpents à une heure pareille… Bien sûr. C’était ça le bruit qu’elle avait entendu : c’était lui. En bas. La voilà, l’explication. En définitive, elle n’avait pas rêvé. Agacée, elle se tourna sur le côté avec l’intention de se rendormir mais se redressa de nouveau. Cette fois, elle alluma la lumière. Sa curiosité éveillée, elle sut qu’elle ne parviendrait pas à retrouver le sommeil sans savoir ce qu’il fichait debout au beau milieu de la nuit. Bonté divine, elle devait en avoir le cœur net.
Elle repoussa la couette et mit les pieds par terre. L’air était si froid dans la chambre qu’elle s’empressa de récupérer son vieux peignoir jeté sur une méridienne et d’enfiler ses mules en suède bordées de fourrure. Cette manie de baisser le chauffage la nuit ! Elle noua la cordelière et sortit, frissonnante, de la chambre. Le couloir menait à l’escalier. Elle s’arrêta en haut des marches. Elle n’entendait plus rien. Tout à coup, elle se dit qu’il s’était peut-être trouvé mal. Après tout, il aurait bientôt soixante ans.
Il avait beau se rendre deux fois par semaine à la salle de gym — il tirait une stupide vanité de son ventre plat, de ses pectoraux saillants et de ses bras musclés — et courir un matin sur deux sur les sentiers de Pech-David, il n’en était pas moins comme tout le monde : ses artères durcissaient, son cerveau ramollissait et bientôt sa quéquette aurait besoin d’une pilule bleue pour lui procurer d’autres joies que celle de pisser. À cette pensée, elle sentit un frisson de dégoût la parcourir et elle posa un pied chaussé d’une mule sur la marche supérieure.
Au passage, elle regarda l’écran LCD du thermostat. 17°. Elle appuya sur les touches jusqu’à atteindre les 21, éclaira le haut de l’escalier et commença à descendre.
En bas, il faisait sombre. Trop sombre. Si ç’avait été lui, il aurait allumé toutes les lumières. Mais si ce n’était pas lui, alors qui était-ce ? Et où était-il ? Une autre sorte de froid coula dans ses veines.
Tous ses sens en alerte, elle atteignit le bas de l’escalier. Le seul éclairage dans le living provenait de la vague clarté grise qui traversait les baies vitrées. Il avait récemment fait remplacer les anciennes vitres par un triple vitrage BCE : basse consommation d’énergie, avec une couche de verre autonettoyant à l’extérieur, et la grisaille du dehors découpait les silhouettes du mobilier en masses noires, indistinctes, comme des montagnes dans la nuit. De l’autre côté des vitres, les rafales châtiaient les branches des arbres. Elle se sentit seule, tout à coup — vulnérable, fragile.
— Chéri ?
Qu’est-ce qu’elle n’aurait pas donné pour entendre sa voix, en cet instant. La plupart du temps, il l’agaçait, lui tapait sur les nerfs, voire même l’exaspérait — mais là, tout de suite, elle désirait sa voix, son timbre chaud et arrogant, elle la voulait. Où était-il, bon Dieu ? Et si, et si… quelqu’un d’autre était là ? Quelqu’un qu’elle n’avait pas prévu… Elle en eut soudain le souffle coupé. Non, pas ça, se dit-elle. Pas comme ça… Son pouls battait dans son cou, dans ses oreilles et jusque dans ses seins. Elle chercha l’interrupteur du living. Alluma. La lumière, en jaillissant, la rasséréna quelque peu.
C’est alors qu’elle vit l’autre lumière, sur sa gauche. Provenant de la pièce aux terrariums, elle s’avançait dans l’entrée comme une coulée de magma en cours de refroidissement. Elle respira. Lui et ses maudits serpents… Des fois, elle se disait qu’il les aimait plus qu’elle.
— Trésor, tu pourrais répondre, tout de même !
Elle marcha en direction de la pièce. Par la porte ouverte, elle apercevait la lueur ultraviolette des tubes fluorescents installés dans certaines cages vitrées. Sándor lui avait expliqué que les tubes étaient disposés à l’intérieur des cages car le verre arrête les rayons UVB, contrairement aux UVA. Or c’était d’eux que les serpents diurnes avaient le plus besoin. Un nouveau frisson courut tout le long de son épine dorsale. Elle ne partageait certes pas la passion de son mari pour ces horribles bestioles qui lui flanquaient la chair de poule. D’autant que ce n’étaient pas d’innocentes couleuvres qu’il gardait ici, mais quelques-uns des serpents les plus venimeux au monde. Elle lui avait déjà dit que c’était une folie d’avoir à la maison des animaux si dangereux. Et elle évitait soigneusement d’entrer dans la pièce.
— Sándor !
Pas de réponse. L’inquiétude revint. Est-ce qu’il lui était arrivé quelque chose ? Est-ce qu’il avait été mordu par un de ces foutus reptiles et qu’il gisait sur le sol après avoir laissé la cage ouverte ? Combien de fois, la nuit, elle avait eu du mal à s’endormir en imaginant une cage mal fermée et un serpent se glissant silencieusement hors de sa prison. Bon, d’accord, la porte entre la pièce aux terrariums et la maison était toujours verrouillée, mais quand même…
La porte… Elle était ouverte.
Il était forcément là-dedans. Pourquoi ne répondait-il pas ? Elle allait lui passer un de ces savons… Avant même d’avoir franchi le seuil, elle songea qu’elle n’aurait pas dû marcher jusqu’ici. Que c’était une erreur. Et pourtant, comme mue par la curiosité, elle fit encore un pas à l’intérieur. La dernière chose dont elle eut pleinement conscience, ce fut des cages ouvertes et de tous ces reptiles noirs, bruns et rayés glissant et se tortillant sur le sol. Elle ne comprit pas vraiment ce qui se passa ensuite. Elle ressentit un choc violent à l’arrière de la tête et ferma un instant les yeux, les rouvrit, toujours debout mais chancelante, cligna mécaniquement des paupières, avec la sensation d’une zone de chaleur et de douleur irradiant au niveau de sa nuque. Elle allait porter la main à cet endroit, mais elle constata que son bras ne répondait plus. Comme dans un rêve… En même temps, elle perçut une présence à ses côtés. Sa frayeur explosa. Elle eut une envie folle de remonter dans son lit, mais, prostrée, elle était incapable du moindre geste. De même, ses pensées étrangement confuses, répétitives, évoquaient un ordinateur qui bugge. Elle ouvrit une ou deux fois la bouche, tel un batracien, et articula quelque chose comme :
— Qu’esseee… qui… m’arriveeeee…
Un deuxième choc encore plus violent que le premier au même endroit et l’ordinateur à l’intérieur de son crâne s’éteignit avant même qu’elle se fût effondrée au milieu des serpents.
Il était 4 h 30 quand le téléphone le réveilla. Il l’avait laissé branché au chargeur sur la table de nuit et son bras s’étendit trop vite, sa main tâtonna, heurta l’appareil et le fit tomber par terre. Il roula sur le ventre en grognant, se pencha au bord du lit, les paupières papillotantes, tel un alpiniste au bord d’une falaise, vit les gros chiffres lumineux qui indiquaient l’heure sur l’écran, là en bas, allongea le bras, attrapa le téléphone et répondit, la tête dans le vide, le corps en travers du lit.
— Servaz…
— Martin ? Désolé de te réveiller mais on a une urgence…
La voix d’Espérandieu : son adjoint et sans doute son meilleur ami.
— Une effraction à domicile en pleine nuit… suivie d’un homicide, poursuivait la voix qui avait l’air bien éveillée, elle. La femme de la maison a été trouvée morte par son mari, lui-même a été frappé par-derrière…
Servaz fronça les sourcils. À cette heure, les mots avaient du mal à franchir les couches de fatigue et de sommeil qui emmaillotaient sa conscience, pareilles à des vêtements chauds et douillets. Ils entraient dans son cerveau avec la même lenteur que l’eau filtrant dans la cafetière. Goutte à goutte… « Effraction », « homicide », « morte », « mari », « frappé »… Ça n’avait pas de sens. Du moins pas de sens évident pour un homme à moitié endormi.
— Je passe te prendre dans une demi-heure.
Une pensée fusa. Plus distincte que les autres.
— Je ne peux pas, dit-il. Je dois emmener Gustav à l’école.
— Charlène l’emmènera… Elle vient avec moi… Elle restera avec Gustav et s’occupera de lui aussi longtemps que nécessaire. Et Mégan accompagnera son frère à l’école ce matin. Ça te va ?
Mégan, quinze ans, et Flavien (dont Servaz était le parrain), neuf ans, étaient les enfants de Vincent et Charlène, la trop belle femme de son adjoint. Il prêta l’oreille mais n’entendit aucun bruit du côté de la chambre de Gustav. Son fils avait le sommeil lourd.
— C’est pas une affaire banale, poursuivit Espérandieu. On a retrouvé la femme étendue au milieu de… serpents venimeux. C’est la panique là-bas, apparemment ils se sont échappés de leurs cages et ça grouille de reptiles.
Servaz sentit comme un bref picotement à la base du cou. Un écho. Lointain. Éloigné dans le temps. Un vague souvenir. Une très vieille affaire enfouie dans le passé… Une simple coïncidence, se dit-il. Il frémit. Il avait horreur des reptiles.
— OK, dit-il. Je me prépare.
Il marcha jusqu’à la chambre de Gustav, poussa la porte. Son fils dormait paisiblement, son pouce dans la bouche. Ses longs cils blonds frémissaient légèrement dans la lueur bleutée de la veilleuse et, tout à coup, il se revit dans cet hôpital autrichien un an plus tôt, quand il avait poussé la porte d’une autre chambre et vu son fils dormir de la même façon. Quand il s’était demandé s’il rêvait et si c’étaient des rêves agréables. Bad Ischl. Dans le Salzkammergut. À ce moment-là, son fils avait dans son ventre un foie tout neuf. Le sien… À ce moment-là, il ne savait pas si la greffe serait acceptée ou rejetée tandis que lui-même se remettait dans une chambre voisine des événements dramatiques qui les avaient conduits tous deux aux portes de la mort[2].
Encore aujourd’hui, il se sentait ému chaque fois qu’il regardait son fils dormir. Ce fils qui avait failli mourir. Ce fils qu’il n’avait connu qu’à cinq ans passés et qui avait eu un premier père avant lui. Un père de substitution — qui l’avait élevé avec le même amour. Un tueur en série du nom de Julian Hirtmann…
Il revit aussi sa mère, Marianne… La dernière fois qu’il avait eu de ses nouvelles, c’était à l’occasion du Noël 2017. Une carte avec une photo à l’intérieur[3]. On y voyait Marianne lisant un journal daté du 26 septembre de la même année. Elle était donc vivante, quelque part… Il ne l’avait pas revue depuis l’été 2010. L’été où elle était tombée enceinte de Gustav, l’été où Julian Hirtmann l’avait kidnappée et emmenée Dieu sait où. L’été de tous les dangers. Cela faisait presque huit ans[4].
Il contempla son fils. Gustav s’était légèrement découvert dans son sommeil. Aussi Servaz s’approcha-t-il et remit-il la courtepointe en place avant de ressortir. Il fila se doucher.
Il était 5 heures du matin, et Espérandieu conduisait vite à travers la ville endormie, le long des avenues désertes, des rideaux de fer baissés, des magasins éclairés mais vides. Il avait neigé la veille, juste un peu de blanc saupoudré sur les trottoirs et les toits — rien à voir avec la tempête de neige qui s’était abattue sur le nord de la France depuis mardi, entraînant 700 kilomètres de bouchons record autour de l’agglomération parisienne, des trains en retard dans les gares et des automobilistes pris au piège sur des routes impraticables. De quoi conforter les climatosceptiques dans leur scepticisme et les complotistes dans leurs théories. Pourtant, les conséquences du dérèglement climatique étaient là. En Angleterre, les falaises de la côte orientale étaient rongées par la mer au rythme de deux mètres par an et les petites maisons alignées à leur sommet ne seraient bientôt plus qu’un souvenir. Dans le sud-est de la France, en Italie, en Europe centrale et dans les Balkans, la canicule avait été telle l’été dernier que les Transalpins l’avaient baptisée « Lucifer ». Treize tempêtes tropicales et huit ouragans — dont quatre événements majeurs de catégorie 4 ou 5 sur l’échelle de Saffir-Simpson — avaient déferlé sur l’Atlantique Nord à l’issue de ce même été. En France, l’oie cendrée avait pris ses quartiers d’hiver, raccourcissant son séjour africain ; le chêne vert colonisait désormais la moyenne montagne et le saint-pierre se pêchait en Bretagne. Selon certains spécialistes, la fin du monde avait bel et bien commencé l’année précédente, à l’insu de tous, le point de non-retour ayant été atteint en 2016 avec une concentration de CO2 dans l’atmosphère terrestre de 400 parties par million (ppm). À partir de ce seuil, la température ne ferait plus qu’augmenter d’année en année. Mais, apparemment, tout le monde s’en foutait. En particulier le crétin installé à la Maison-Blanche.
En attendant, cela donnait un mois de février neigeux dans les montagnes et beaucoup moins en plaine — c’est-à-dire semblable à tous les mois de février qui l’avaient précédé depuis cinquante ans — tandis qu’ils roulaient vers le sud de la ville au cœur des mille éclairages urbains qui épuisaient généreusement les ressources de la planète au profit de quelques citadins debout. Que l’humanité fût devenue folle, Servaz n’en doutait pas une seconde. La question était de savoir si elle l’avait toujours été : cinglée, suffisante, autodestructrice — et si elle n’avait eu les moyens de son autodestruction qu’à une date récente.
Comme ils s’élançaient dans les collines, il demanda à son adjoint où ils allaient. Espérandieu baissa le volume de son iPhone branché sur l’ordinateur de bord, dans lequel Arcade Fire chantait Everything Now :
I need it
(Everything now !)
I want it (Everything now !) I can’t live without
(Everything now !)
J’en ai besoin
(Tout maintenant !) Je le veux
(Tout maintenant !) Je ne peux pas vivre sans
(Tout maintenant !)
— Vieille-Toulouse, répondit Vincent en soulevant la mèche qui lui tombait sur le front et qui lui donnait l’air, à bientôt quarante ans, d’un éternel adolescent. La baraque se trouve près du golf-club.
Servaz eut soudain l’impression qu’un petit rongeur lui bouffait le ventre. Une maison près du golf-club, des serpents… Pourquoi, tout à coup, toutes les alarmes se mettaient-elles à sonner ? Et après ? Combien de personnes assez friquées pour vivre dans le secteur s’intéressaient aux serpents : la mode n’était-elle pas aux animaux exotiques ? Au lieu de les laisser évoluer peinards dans leur milieu naturel, on les voulait dans son salon, dans sa chambre à coucher, dans son garage, enfermés dans des cages ridicules.
(Tout maintenant !) Je veux
(Tout maintenant !) Je ne peux pas vivre sans
Tout maintenant ! chantait Arcade Fire dans les haut-parleurs. Oh oui : on voulait des serpents comme on voulait tout le reste. À discrétion, à foison. Après moi le déluge. Rien qu’une stupide coïncidence, se répéta-t-il. Une vague ressemblance avec une affaire vieille de vingt-cinq ans…
Tout à coup, il grimaça et porta une main à sa joue droite. Il traînait depuis un petit moment une douleur aux molaires, en haut à droite, une douleur que même le paracétamol avait du mal à chasser.
— Comment s’appelle la victime ? demanda-t-il, plus tellement sûr de vouloir connaître la réponse.
— Amalia Lang. Il paraît que son mari est auteur de romans policiers.
Ils les virent avant d’avoir franchi le portail, au-dessus de la même haie impénétrable et haute de plusieurs mètres que vingt-cinq ans auparavant : les lueurs rouge et bleu des gyrophares qui rebondissaient et tournoyaient contre le ventre bas des nuages, dans la nuit humide. Le portail, lui, avait l’air neuf. Il y avait désormais le gros œil d’une caméra intégré dans l’interphone. Plusieurs voitures de police mais aussi deux camions de pompiers et une ambulance stationnaient devant la maison.
Servaz descendit de voiture avec une lenteur inhabituelle. Il ne l’avait pas revue depuis l’affaire des Communiantes, mais il la reconnaissait comme s’il était venu hier. Il se souvenait avec une netteté qui le surprit lui-même d’Erik Lang poussant sa tondeuse en sweater bleu et pantalon de lin blanc. Un mois de mai chaud et humide… Deux jeunes filles trouvées mortes près d’une cité universitaire. Et un étudiant pendu dans sa piaule. Sa première vraie affaire criminelle : un fiasco.
Il repensa aussi à Kowalski. Il avait été muté peu de temps après. Servaz ne l’avait jamais revu.
— Ça va ? le questionna Espérandieu à côté de lui.
Son adjoint attendait qu’il se décidât à bouger.
— C’est quoi, ces camions de pompiers ? dit-il.
— Ça doit être pour les serpents, répondit Vincent.
Il tressaillit. Revit soudain Erik Lang se déshabillant devant eux. Sa peau pleine de squames. Et Mangin l’appelant « l’homme-serpent »… Mangin avait bouffé le canon de son arme en 1998, après que sa femme l’eut quitté, emmenant ses deux gosses, et que les bœufs-carottes eurent découvert d’étonnantes rentrées d’argent sur ses comptes bancaires. Il l’avait fait dans son bureau et — après le passage de la police scientifique et du légiste — il avait fallu faire venir une équipe de nettoyage. Sur le seuil de la maison, un gardien de la paix les arrêta.
— Je vous déconseille d’entrer, on n’a pas encore récupéré toutes les bestioles.
Servaz tendit le cou et vit les techniciens en combinaisons blanches d’astronautes qui évoluaient dans le living.
— C’est bon, dit-il en contournant le planton.
Le séjour n’avait guère changé. Même la guitare électrique était à sa place. Sauf que la télé de l’époque avait été remplacée par un home cinéma avec lecteur Blu-ray, décodeur, console de jeu Xbox et écran de 250 cm et la chaîne stéréo supplantée par un Sound System Bose. Il s’avança avec la prudence d’un soldat en territoire ennemi, conscient que chacun de ses pas était comme l’écho de ceux qu’il avait faits longtemps auparavant, dans des circonstances identiques. Et soudain, il le vit. Assis par terre, le buste penché en avant. Un infirmier lui appliquait un pansement sur la nuque. Il avait vieilli, incontestablement — ou peut-être était-ce la nuit qu’il venait de passer, la peur, la fatigue…
Servaz se dit que lui-même n’avait plus grand-chose à voir avec le jeune homme chevelu et idéaliste qu’il avait été. Il avait eu quarante-neuf ans le 31 décembre dernier. Il s’était surpris à penser à cette occasion — alors que Margot et son copain étaient là, ainsi que Vincent, Charlène et Gustav — que lui aussi, comme le climat, avait atteint un point de non-retour. Celui où, désormais, plus rien ne changerait. À vingt ans, il s’était rêvé écrivain, mais il serait flic toute sa vie. Même à la retraite, un flic restait un flic. C’est ce qu’il était. Où donc étaient partis ses rêves ? La plupart ne se réaliseraient jamais ; c’était ça, la jeunesse, songea-t-il, des rêves, des illusions, la vie présentée comme un chatoyant mirage… une publicité clinquante vendue par une agence de voyages pour un séjour qui se révélerait très éloigné du prospectus… Et aucun bureau des réclamations en vue.
Pour autant qu’il pût en juger, Lang avait pris un peu de poids mais très raisonnablement, il y avait quelques fils gris dans sa chevelure qui demeurait cependant épaisse et drue, des poches sous ses yeux absentes dans son souvenir et le bas du visage avait l’air un peu plus flasque, à moins que ce ne fût sa position, menton incliné vers la poitrine pour offrir la nuque à l’infirmier. Le romancier n’avait pas remarqué leur présence. L’eût-il fait qu’au milieu de ce tourbillon il n’aurait sans doute pas reconnu en Servaz le jeune flic qui l’avait interrogé avec d’autres si loin dans le passé. L’espace d’une seconde, Servaz se demanda quel souvenir l’écrivain gardait de ces heures. Avait-il réussi à les oublier ou l’avaient-elles hanté ?
— Est-ce qu’un médecin ou la légiste a examiné sa blessure avant qu’on lui mette ce pansement ? lança-t-il à un brigadier de la Sécurité publique qu’il connaissait.
— C’est fait, oui, dit une voix mélodieuse derrière lui.
Il se retourna. Le docteur Fatiha Djellali, qui dirigeait l’Institut médico-légal de Toulouse, était une grande femme au regard brun, fixe et enveloppant qui vous donnait l’agréable sensation d’être le centre de l’attention.
— Bonjour, docteur.
— Bonjour, capitaine.
Servaz sourit. Il appréciait le Dr Djellali. C’était une personne compétente et dévouée à son métier.
— Si j’avais su que c’était vous, je ne me serais pas inquiété, dit-il.
Elle salua ce compliment à peine déguisé par un demi-sourire faussement modeste.
— Et donc ? demanda-t-il en haussant les sourcils.
— Soit il a reçu un coup, soit il se l’est fait contre un meuble en tombant — difficile à dire…
Servaz reconnut la prudence habituelle du Dr Djellali. Il se souvint des paroles d’Espérandieu au téléphone. « Le mari a été frappé par-derrière… »
— Commandant, vous êtes là, dit une autre voix, et une deuxième figure familière s’avança vers eux.
— Capitaine, rectifia-t-il.
Certaines personnes avec qui il bossait depuis longtemps avaient tendance à oublier qu’il était passé en conseil de discipline l’année précédente et qu’à cette occasion on l’avait rétrogradé. Cathy d’Humières était de celles-là. Ou peut-être faisait-elle exprès d’oublier. Sa façon à elle de lui témoigner sa reconnaissance pour le travail accompli au fil des ans, travail auquel elle devait en partie son ascension à la tête du parquet de Toulouse, car les affaires qu’ils avaient résolues ensemble avaient suffisamment défrayé la chronique pour attirer la lumière à la fois sur elle et sur lui.
Cathy d’Humières avait un profil de rapace, un nez si imposant qu’il semblait une pièce rapportée au milieu de son visage sec et anguleux, des yeux aussi étincelants que des éclats de silex et des cheveux teints en blond cendré. Elle ne mâchait pas ses mots et elle rabrouait impitoyablement tous ceux qui ne se montraient pas à la hauteur de ses exigences. Qu’elle se fût déplacée en personne au lieu de laisser son substitut se charger de l’affaire démontrait son importance — ou celle de la victime… À l’inverse du docteur Djellali, qui n’était pas maquillée et dont la chevelure brune n’avait à l’évidence pas connu le moindre peigne ce matin-là, elle avait trouvé le temps de s’appliquer une touche de blush et un trait de crayon noir, de passer sa coiffure au sèche-cheveux et d’épingler une broche en pierres précieuses représentant une orchidée au revers de sa veste de tweed brun. Une écharpe en cachemire rose pâle complétait la panoplie.
— Qu’est-ce qu’on sait ? l’interrogea-t-il.
— Effraction, apparemment, répondit la proc. Il y a une fenêtre cassée. Le mari dit qu’il a entendu un bruit et qu’il est descendu. Ensuite, on l’a frappé à l’arrière du crâne et il a perdu brièvement connaissance. En se réveillant, il est d’abord monté dans sa chambre. Quand il a vu que sa femme n’était pas dans son lit, il a paniqué et il est redescendu. Il l’a trouvée au milieu des serpents. Morte…
— Je ne pense pas que ce soit le coup qu’elle a reçu qui l’ait tuée, intervint Fatiha Djellali. Plutôt le choc anaphylactique dû à la grande quantité de venins différents inoculés — les analyses toxicologiques nous en diront plus mais, apparemment, il s’agit de serpents extrêmement venimeux.
— Pourquoi un cambrioleur aurait-il ouvert les cages ? Dans quel but ? Pourquoi la porte habituellement verrouillée selon le mari était-elle ouverte elle aussi ? demanda Cathy d’Humières, en jetant un coup d’œil prudent à Lang.
Servaz l’imita. L’infirmier avait fait mettre l’écrivain debout et lui faisait subir les habituels tests neurologiques, promenant son index dressé de gauche à droite et de haut en bas en demandant à Erik Lang de le suivre du regard. Puis il l’invita à tendre les bras devant lui et à fermer les yeux. L’infirmier posa ensuite ses mains poilues sur les poignets de Lang et lui enjoignit de pousser vers le haut. Servaz nota que l’écrivain avait l’air véritablement bouleversé — et parfaitement hagard.
— Il était capacitaire pour les serpents ?
Capacitaire… Autrement dit, en possession d’un CDC — un certificat de capacité, obligatoire pour toutes les espèces venimeuses. La proc secoua la tête.
— Non. Élevage illégal… Comme la plupart des élevages de serpents venimeux dans ce pays. Il y a désormais plus de serpents exotiques dangereux chez les particuliers que dans tous les vivariums de France réunis. À partir du moment où on peut acheter un bébé crotale pour une poignée d’euros sur Internet et le recevoir par la poste, il ne faut pas s’en étonner…
— Et il n’y a qu’une seule banque d’antivenins en France, fit remarquer Fatiha Djellali. À Angers… Elle couvre une quarantaine d’espèces — crotales, najas, serpents africains — mais pas les espèces rares comme celles qu’on a là… On a de plus en plus de cas d’envenimations que les hôpitaux ont les plus grandes difficultés à traiter.
Fatiha Djellali lui tendit une paire de chaussons en plastique bleu pour ses chaussures et une paire de gants.
— On y va ? dit-elle.
On y va… Servaz les passa et la suivit. Il faillit faire demi-tour quand il aperçut un serpent aux écailles noires et luisantes se tortillant au bout d’une longue pince métallique brandie par un individu qui ressemblait à Crocodile Dundee. Chapeau de feutre, lacet de cuir autour du cou avec un crochet à venin en sautoir, gilet multipoche sur une chemise kaki et bottes montant jusqu’aux genoux : le type devait s’imaginer dans le bush.
— C’est bon, dit-il d’une voix qui sentait l’abus de cigarettes et d’alcools forts. Vous pouvez y aller. Je crois qu’c’est le dernier.
— Vous croyez ou vous en êtes sûr ? lui rétorqua Djellali.
Selon toute évidence, les pompiers ou la Sécurité publique avaient fait appel au spécialiste local des reptiles.
— Jolie p’tite bestiole, apprécia le spécialiste. Un mamba noir : un des serpents les plus meurtriers au monde. Très rapide et extrêmement agressif. Son venin peut tuer une proie en quinze minutes.
Servaz sentit son corps se couvrir d’une sueur glacée en voyant la tête triangulaire du reptile et les petits yeux noirs et inexpressifs.
— Si elle a été mordue par toutes les p’tites bêtes que j’ai attrapées ce matin, pas étonnant qu’elle se soit pas réveillée, commenta-t-il ensuite en montrant le corps étendu un peu plus loin, qu’un vidéaste de la police était en train de filmer. Sacrée collection qu’vous avez là… Y en a pour une fortune. Pas une seule de ces bestioles qui soit inoffensive, putain. Cela dit, je ne comprends pas toutes ces morsures. Normalement, les serpents ont plutôt tendance à fuir qu’à mordre…
— Merci, dit le Dr Djellali froidement.
Elle n’appréciait visiblement que très moyennement monsieur Serpent. Servaz franchit le seuil de la pièce avec un goût de cendre dans la bouche. Il eut l’impression que sa température corporelle avait chuté. Les cages de verre avec leurs décors de branches tordues, de rochers, de sable et de fougères étaient vides : les bestioles avaient été emportées ailleurs, et il respira un peu mieux. Puis il tourna son regard vers la forme à leurs pieds.
Sous l’effet des œdèmes provoqués par les morsures, le visage d’Amalia Lang avait acquis la taille d’un ballon de football et une couleur de viande avariée. Ses paupières enflées étaient scellées et ses lèvres gonflées comme si elles avaient subi les outrages d’un abus de chirurgie esthétique. Elle avait aussi saigné par la bouche et par le nez. À part ça, l’épouse d’Erik Lang était squelettique, ses bras aussi maigres que ceux d’un mannequin taille 32 défilant sur un podium. Mais ce n’est pas son aspect général qui fit battre violemment le sang de Servaz dans ses carotides, ce n’est pas non plus son visage difforme qui fit que la tête lui tourna : étendue presque en position fœtale sur le carrelage, Amalia Lang portait sous sa robe de chambre ouverte une aube de communiante.
Il ressortit dans la nuit froide de février. Il n’avait pas encore eu le temps d’interroger Erik Lang, ni même d’écouter jusqu’au bout les explications de la légiste, mais il avait fallu qu’il prenne la fuite et quitte précipitamment la scène de crime. Il frissonnait. Qu’est-ce que cela signifiait, bon sang ? Vingt-cinq ans sans rien et tout à coup une nouvelle communiante ! Cette affaire était classée depuis des lustres, le coupable s’était pendu et avait laissé un mot qui avait été authentifié. Alors, pourquoi diable cette robe blanche dans la maison de Lang lui-même ?
Des pensées confuses apparaissaient dans son esprit et disparaissaient presque aussitôt, toutes plus informes les unes que les autres.
S’étaient-ils trompés en 1993 ? Avaient-ils laissé le vrai coupable en liberté ? L’étudiant — comment s’appelait-il déjà ? Dhombres — avait paru terrifié dans ce sous-sol quand Servaz l’avait maîtrisé avec le concours d’un molosse. Il s’en souvenait parfaitement, malgré toutes ces années et tous les événements intercalés entre cette lointaine enquête et aujourd’hui. À l’époque, le jeune homme avait évoqué quelqu’un d’impitoyable… D’une voix glaçante et glacée. Puis il avait mis fin à ses jours… Et si cet individu existait vraiment ? Dans ce cas, pourquoi se manifesterait-il si longtemps après ? Ce n’était même pas la date anniversaire. Les faits s’étaient produits en mai, on était en février.
— Ça va ? demanda Espérandieu en le rejoignant. Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu es parti comme un voleur.
— Je t’expliquerai, répondit-il en tirant sur sa cigarette.
Quand il aspira, le bout de celle-ci s’éclaira, pareil à un œil rouge et malveillant ; le besoin de nicotine était plus fort que tout en cet instant. Il avait entendu dire que les fabricants de cigarettes avaient trouvé le moyen de duper les machines qui mesuraient la teneur en nicotine et que donc, au lieu d’un paquet par jour, il en fumait sans le savoir l’équivalent de deux à dix, ce qui, évidemment, décuplait le besoin — le sien comme celui des autres… Ces marchands de mort étaient les plus gros narcos de la planète, mais eux avaient pignon sur rue. Il vit que Vincent le scrutait à travers la pénombre.
— Tu es bizarre depuis que je t’ai parlé de serpents et que je t’ai donné cette adresse, dit-il. Ça te dit quelque chose ?
Servaz acquiesça en silence. Il envoya promener le mégot d’une pichenette.
— Une enquête à laquelle tu as participé ?
Sans répondre, il contourna son adjoint et rentra dans la maison. Les techniciens allaient et venaient partout. L’un d’eux filmait tout à l’aide d’une caméra. Il vit Lang toujours entre les mains de l’infirmier et s’approcha d’eux.
— Vous permettez ? dit-il à l’infirmier. J’aurais quelques questions à poser à monsieur.
Le jeune homme barbu — une de ces barbes exagérément longues de hipster — le toisa du haut de son mètre quatre-vingt-dix.
— Je n’ai pas fini. Revenez dans cinq minutes.
Servaz chercha quelque chose à répliquer mais ne trouva rien. Lang lui lança un regard aigu. L’avait-il reconnu ? Cela semblait peu probable… Il s’éloigna. L’escalier montant à l’étage… Pourquoi pas ? Il gravit lentement les marches.
Un couloir au sommet. Il tourna la tête vers la gauche et aperçut de la lumière au-delà d’une porte ouverte. Marcha jusque-là. La chambre conjugale… Un grand lit couleur argent avec des tiroirs en dessous du matelas et des draps noirs, une commode baroque argentée contre le mur opposé, sous un miroir, une méridienne argent recouverte de velours noir et un fauteuil Louis XV dans les mêmes tons, des rideaux noirs aux fenêtres. Les Lang aimaient le clinquant et le kitch. L’éclairage provenait d’une petite lampe de chevet à gauche du lit. Servaz balaya la pièce, s’attarda sur le lit. Les deux côtés étaient défaits mais pas le milieu. Il s’avança vers la commode. Sa main toujours gantée ouvrit les tiroirs un par un. Des vêtements, des dessous. Il ouvrit de la même façon les tiroirs sous le lit : serviettes de toilette, linge de maison… RAS. Sur la table de nuit de madame — couleur argent bien entendu — un roman en anglais de Jonathan Franzen, Purity. Un autre livre sur la méridienne. Il en avait assez vu pour l’instant : il ressortit dans le couloir et retourna à l’escalier, renonçant provisoirement à explorer les autres pièces de la maison. Il voulait interroger Lang en priorité — avant qu’il ait eu le temps de reprendre ses esprits.
Il était parvenu à mi-hauteur de l’escalier en béton brut quand il stoppa net. Il y avait quelque chose en bas. Sur les premières marches. Ça ressemblait à un bout de corde sombre, mais ce n’était pas ça : un long serpent brun. Tranquille, immobile. Servaz eut l’impression que le serpent le fixait de ses petits yeux fendus de part et d’autre d’une tête minuscule et il ressentit soudain une peur panique. Instinctive. Irraisonnée.
Sa première pensée fut qu’il y avait de fortes chances pour que le reptile fût foutrement venimeux : s’il avait bien compris, tous les serpents de Lang l’étaient.
La deuxième fut que la bête était peut-être morte, d’où la fixité de son regard ; en tout cas, elle en avait l’air : elle ne bougeait pas du tout.
La troisième, qu’il avait le choix entre continuer à descendre en faisant du bruit pour l’effrayer — il avait lu quelque part que les serpents sont des animaux notoirement craintifs et le spécialiste avait confirmé qu’ils avaient plutôt tendance à fuir — et remonter à reculons (pas question de lui tourner le dos).
— Hé ! Venez voir !
Il avait crié, mais personne ne parut l’entendre. Sauf la bestiole. Pas morte du tout… Elle venait de réagir imperceptiblement ou était-ce une illusion d’optique ? Il sentit son cœur gonfler jusqu’à occuper beaucoup trop d’espace dans sa poitrine. Tout l’invitait à la marche arrière. Soit. Arrière toute, donc. Sauf que remonter un escalier à reculons n’était pas aussi simple. Son pied, quand il l’appuya derrière lui à l’aveugle, se posa sur le bord de la marche supérieure et il faillit perdre l’équilibre. Il se rétablit, grimpa deux degrés supplémentaires à rebours ; après quoi il trébucha, tomba en arrière et se retrouva assis sur les marches. Le serpent ne remuait toujours pas. Bon, heureusement qu’il n’y avait eu personne pour assister à cette lamentable démonstration. Faisant appel à tout son courage, il était bien décidé à descendre l’escalier, cette fois, quand le serpent bougea. Il observa le reptile, qui avançait brusquement dans sa direction avec cette rapidité qui est celle des rêves, sa petite tête louvoyant d’un côté à l’autre, son corps épousant le relief des marches comme s’il coulait dessus. Servaz avala sa salive et les muscles de son bas-ventre se contractèrent. Le serpent était tout près, à présent. Sa petite tête se rapprochait en zigzaguant de sa chaussure gauche, toujours enveloppée dans son chausson de plastique bleu.
Ainsi que dans un cauchemar, il vit la bestiole glisser sur le plastique du chausson puis sur le béton brut et se couler près de lui, vers sa main gauche posée sur une marche. Sa bouche s’ouvrit, comme s’il cherchait de l’air. Il se figea, résista à la tentation — énorme — de bouger. Son cœur cognait si violemment dans sa poitrine qu’il donnait l’impression de vouloir la perforer.
Il se tordit le cou. Il transpirait. Deux petits yeux horriblement fixes et une tête qui semblait le simple prolongement du corps. Elle passa à quelques centimètres de sa main et poursuivit son ascension comme si de rien n’était. Son regard la suivit. Dès que la créature se fut éloignée d’un bon mètre, il se leva d’un bond et se précipita en bas.
— Il y a un serpent dans l’escalier ! vociféra-t-il en faisant irruption dans le séjour.
Plusieurs visages, dont ceux de Lang, de Cathy d’Humières et d’Espérandieu, se tournèrent vers lui.
— Comment était-il ? demanda calmement le romancier.
Servaz le décrivit avec toute la précision dont il était capable.
— Vous dites qu’il est passé sur votre chaussure ? Vous avez eu de la chance : vous venez d’être frôlé par le serpent le plus venimeux au monde. Un taïpan du désert, une espèce endémique d’Australie. D’habitude, il est plutôt craintif…
Lang ne paraissait guère impressionné par l’épisode. Servaz en avait encore les jambes qui tremblaient.
— Il y avait un serpent par cage ? demanda-t-il.
Lang opina du chef.
— Personne n’a donc pensé à compter le nombre de cages et à recenser ces foutues bestioles ? cria-t-il beaucoup trop fort, conscient de l’hystérie dans sa voix. Lang, combien de serpents vous aviez là-dedans ?
L’écrivain le scruta.
— Treize, répondit-il. Taïpan, mamba noir, bongare annelé, krait bleu, cobra royal, cobra à lunettes, vipère heurtante, Bothrops asper, serpent brun, crotale du Texas, serpent-tigre, vipère de Russell et crotale cascabelle.
Servaz prit à part un brigadier.
— Vous avez entendu ? Retrouvez-moi Crocodile Dundee, voyez combien de serpents vous avez. Dépêchez-vous !
Le brigadier partit au pas de charge.
— Tous extrêmement venimeux, n’est-ce pas ?
— Oui. Tous… Le venin de ces serpents contient des neurotoxines qui s’attaquent au système nerveux. Nombre d’entre eux sont également hémotoxiques, c’est-à-dire qu’ils provoquent une coagulopathie, un dysfonctionnement dans la coagulation, et par suite des saignements par tous les orifices naturels. Pour vous donner un ordre de grandeur, le venin du mamba noir met entre vingt minutes et une heure à tuer un homme. Le venin du krait, quant à lui, est quinze fois plus puissant que celui du cobra, celui du taïpan du désert — le serpent qui vous a frôlé — est deux cents fois plus toxique que celui du crotale cascabelle et vingt-cinq fois plus que celui du cobra royal. Comme je vous l’ai dit, il s’agit du serpent le plus venimeux au monde. On dit que sa morsure contient assez de venin pour tuer cent hommes adultes et deux cent cinquante mille souris. On le trouve principalement dans les régions arides du centre-est de l’Australie. Bien entendu, son venin tue en quelques minutes.
Servaz devina qu’en d’autres circonstances Lang aurait pris plaisir à cette démonstration glaçante mais, cette nuit-là, il se contentait d’énumérer des faits qui avaient eu des conséquences pour le moins tragiques et son visage n’exprimait rien d’autre qu’un chagrin incommensurable et peut-être aussi une bonne dose de culpabilité.
— Certaines de vos bestioles ne relèvent-elles pas de la convention de Washington ? demanda-t-il.
L’écrivain lui jeta un regard prudent mais s’abstint de répondre. Servaz pivota en direction du coin salon.
— Venez. Allons par là. En espérant qu’on ne va pas faire une mauvaise rencontre.
— Ces bêtes sont craintives, insista Lang. On ne risque pas grand-chose.
— Vous croyez ? De toute évidence, ce n’était sans doute pas…
Il avait failli dire « l’avis de votre femme » mais s’interrompit à temps. Il vit néanmoins le visage du veuf s’affaisser.
— Désolé, ajouta-t-il. Asseyons-nous.
Lang prit place dans le canapé face à lui. Espérandieu les rejoignit et s’assit à côté de Servaz.
— Je ne comprends pas, murmura l’écrivain en secouant la tête. Ces animaux ne mordent que s’ils se sentent menacés…
Il avait l’air bouleversé. Servaz ne reconnaissait en rien l’homme arrogant, sûr de lui et provocateur qu’il avait rencontré par le passé. La douleur et la stupeur du romancier semblaient parfaitement sincères.
— Vous étiez mariés depuis combien de temps ?
— Cinq ans…
— Racontez-moi ce qui s’est passé.
— Je l’ai déjà dit à…
— Je sais, s’excusa Servaz d’un geste. Mais nous avons besoin de l’entendre de votre bouche.
Le regard de Lang passa de l’un à l’autre, puis s’arrêta sur Servaz.
— C’est vous deux qui menez l’enquête, alors ?
— Oui.
Lang hocha la tête, son regard s’attarda un peu trop longtemps sur Servaz, puis il recommença son récit du ton mécanique de celui qui a déjà raconté plusieurs fois. Il avait entendu un bruit — peut-être celui de la vitre cassée —, était descendu et avait été frappé par-derrière. Quand il s’était réveillé, il était d’abord remonté dans sa chambre pour voir si Amalia allait bien, mais elle n’était pas dans son lit. Il l’avait cherchée, jusqu’au moment où il avait vu que la porte des terrariums était ouverte…
— Elle était fermée, ordinairement ?
— Oui. Et verrouillée…
— Vous savez si on vous a volé quelque chose ? demanda Espérandieu.
— Je n’ai pas vérifié.
— Vous avez un système d’alarme ?
— Non. Pour quoi faire ? J’ai une arme.
— Quel genre d’arme ?
— Un vieil Astra à sept coups. J’ai un permis pour ça.
— Un coffre-fort ?
Il fit signe que oui.
— Dans la chambre, au fond d’un placard.
— Il y a quoi dedans ?
— Des bijoux à ma femme, de l’argent liquide, nos passeports, le pistolet…
— D’autres choses qu’on pourrait vous voler ?
— Des montres de luxe…
— Où ça ?
— Dans un tiroir de mon bureau…
— Ça ne vous ennuie pas d’aller vérifier ?
Lang se leva. Il revint au bout de trois minutes.
— Il n’a rien pris, leur dit-il en se rasseyant.
— Il. Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il n’y avait qu’une seule personne ? releva Espérandieu.
— Aucune idée. Façon de parler.
— M. Lang, je vais devoir vous poser certaines questions disons… personnelles…, commença Servaz.
Le visage de Lang s’assombrit, mâchoires serrées et sourcils froncés en une expression butée et inflexible, mais il acquiesça.
— Vous aimiez votre femme ?
Un éclair dans les yeux de l’écrivain.
— Comment osez-vous en douter ? asséna-t-il d’une voix sifflante.
— Vous aviez des ennemis ?
Il vit l’écrivain hésiter.
— Le mot est peut-être un peu fort, répondit celui-ci. Mais je reçois régulièrement des messages privés assez étranges sur ma page Facebook. La très grande majorité de mes lecteurs sont des gens normaux, qui savent faire la part des choses entre réalité et fiction, mais, au milieu, il y a toujours quelques individus pour qui cette différence n’existe pas — et, parmi ceux-là, un nombre encore plus restreint de gens qui n’aiment ni ce que je fais ni ce que je représente, et qui ne me veulent pas que du bien…
Servaz et Espérandieu se regardèrent.
— On peut les voir, ces messages ?
— Donnez-moi un quart d’heure, le temps de les retrouver et de les imprimer.
Servaz fit un signe affirmatif. Après une vingtaine de minutes, Lang revint avec une liasse de feuillets. Servaz s’en empara et y jeta un rapide coup d’œil : « Lang, espèce d’ordure, tu n’es qu’un sale type et tu vas crever », « Hé, Lang : toi qui parle tout le temp de cadavre, t’aimeré en devenir un ? » « Lang, sale con, c’est toi qui a buté ces filles il y a vingt ans, tu es un homme mort. » « Lang, je ne plaisante pas, tu vas mourir. » « Lang, tu écris des trucs vraiment dégueulasses, les types comme toi ça devrait crever. » Servaz les regardait, stupéfait. Il y en avait ainsi plus de deux pages. Il les passa à Vincent. Se tourna vers Erik Lang.
— Pourquoi vous n’avez pas averti la police ?
Lang haussa les épaules.
— Pour quoi faire ? C’est juste quelques timbrés planqués avec leurs fantasmes derrière leur ordinateur ou leur téléphone, et qui font une fixation sur mes livres… Comme l’a dit Freud, les mots faisaient primitivement partie de la magie et c’est pourquoi ils gardent beaucoup de leur puissance de jadis. Avec des mots, on peut rendre quelqu’un heureux ou très malheureux, entraîner et convaincre, les mots provoquent des émotions, tout écrivain le sait, et permettent aux hommes de s’influencer les uns les autres. C’est ce pouvoir des mots que ces individus cherchent à utiliser contre moi — ils n’ont pas l’intention de passer à l’acte…
— Capitaine, dit une voix.
Servaz tourna la tête. Plantée au milieu de la pièce, Fatiha Djellali lui faisait signe d’approcher. Il se leva et marcha jusqu’à la légiste, qui se pencha vers son oreille.
— Amalia Lang était nue sous sa robe de communiante et je crois qu’elle a eu un rapport sexuel peu de temps avant sa mort, déclara-t-elle.
Il revint lentement vers le coin salon, se rassit, contempla Lang.
— Votre femme, dit-il doucement. Elle portait une tenue de communiante sous sa robe de chambre, comme dans votre roman… Et elle est… nue en dessous. Vous avez eu un rapport sexuel avec votre épouse cette nuit ?
Lang resta silencieux un moment.
— C’était juste… un petit jeu entre nous. Un fantasme, si vous voulez…
— Après ce qui s’est passé en 93 ? releva Servaz, perplexe. Ça ne vous gênait pas ?
Il vit Lang tressaillir. Ses yeux s’étrécirent soudain tandis qu’il dévisageait le flic, une lueur dans le regard.
— Qu’est-ce que vous savez de 1993 ? demanda-t-il.
— L’affaire des Communiantes : je faisais partie de l’équipe qui vous a interrogé.
— Vous ?
Espérandieu et l’écrivain fixaient Servaz avec la même intensité à présent.
— Oui, moi…
Lang l’observa un instant avant de parler.
— Oui, je m’en souviens maintenant… Vous aviez les cheveux longs à l’époque, on aurait dit un étudiant… (Il marqua une pause.) Vous êtes le seul à avoir pris ma défense quand ce type m’a frappé…
Il y avait encore de la colère dans sa voix. Ainsi, il n’avait rien oublié… Et sa fureur demeurait intacte.
— Vous ne trouvez pas ça curieux ? dit Servaz. Vingt-cinq ans après, la même mise en scène ?
De nouveau, Lang tressaillit.
— Où voulez-vous en venir ? Je vous l’ai dit : ça n’a rien à voir. C’était un jeu entre nous. Un jeu sexuel, ajouta-t-il.
— Et ce… jeu… vous le jouiez souvent ?
— Très rarement… Si vous avez lu le roman, vous savez que, dans le livre, l’héroïne aime faire l’amour dans sa tenue de communiante, qu’elle a gardée au fond d’un placard, avec d’autres hommes que son mari, qui finit par la tuer dans cette tenue-là. Eh bien, ce fantasme, c’était le mien, en réalité… Ne me demandez pas pourquoi : ces choses-là ne s’expliquent pas. La sexualité est un continent inconnu, capitaine. Certains hommes aiment se déguiser en femmes, certaines femmes aiment faire l’amour dans leur voiture, sur un parking ou sur une plage devant d’autres hommes. Mais quel rapport avec l’effraction et la mort de ma femme ? objecta-t-il. Ce sont… Ce sont mes serpents qui l’ont tuée, capitaine… N’allez pas chercher plus loin : si quelqu’un est responsable, c’est moi.
Tout dans ce visage exprimait une peine inconsolable. Soit Erik Lang méritait un oscar, soit il était sincère. Soudain, Servaz se souvint de la petite leçon de psychologie des profondeurs que l’écrivain leur avait administrée jadis, pendant sa garde à vue. Il baissa à nouveau les yeux sur les menaces de mort.
— Nous allons confisquer votre ordinateur, dit-il. Il nous faut aussi vos codes d’accès à Facebook. Vous êtes sur d’autres réseaux sociaux ? voulut-il savoir.
— Twitter, Instagram.
— Ces individus, ils se sont matérialisés ailleurs que sur Facebook ?
— Non.
— Pas de courrier dans votre boîte aux lettres ?
— Non.
— Jamais eu l’impression d’être suivi ?
— Non.
— Pas de coups de fil sans personne au bout ?
— Si. Évidemment. Comme tout le monde, avec ces foutues plates-formes téléphoniques.
— Pas de coups de fil au milieu de la nuit ? poursuivit Servaz en repensant à la vieille affaire.
— Non.
— Rien à signaler, donc ?
— Comme je l’ai dit, j’ai quelques fans un peu bizarres. Mais ça s’arrête là… La plupart de mes lecteurs sont des gens normaux, équilibrés. Dites, vous allez me mettre en garde à vue, cette fois ? ajouta Lang d’un ton acide. J’aimais ma femme, capitaine. Elle était ce que j’avais de plus cher au monde, de plus important. Je ne sais pas ce que je vais devenir sans elle, mais ce que je sais c’est que ce sont mes serpents qui l’ont tuée. Sans ces maudits reptiles, elle serait encore vivante.
Servaz soutint son regard. Il était noir, et la rage avait remplacé la douleur. Mais c’était une rage tournée contre lui-même.
— Qui vous dit que ce n’est pas le coup qu’elle a reçu ?
Comme en 93…, songea-t-il.
— J’ai entendu la femme brune, répliqua Lang. C’est bien elle la légiste, n’est-ce pas ? Elle ne croit pas que le coup ait été mortel.
Servaz pensa à ce qu’avait dit le spécialiste.
— Vos serpents sont-ils assez agressifs pour mordre une personne inanimée qui ne représente aucun danger pour eux ? demanda-t-il.
Lang secoua la tête.
— Leur instinct serait plutôt de fuir. Si elle était inanimée, ils auraient dû la laisser tranquille et passer leur chemin. Au moins pour la plupart d’entre eux… Que l’un d’eux l’ait mordue, c’est plausible, si elle est tombée sur lui ou pas loin. Mais tant de morsures, c’est… c’est incompréhensible.
Servaz se remémora les paroles du spécialiste des serpents : Je ne comprends pas toutes ces morsures. Quelqu’un les avait-il forcés à mordre Amalia Lang ? Mais comment ? Et pourquoi ?
— Il y avait des serpents partout, poursuivit son mari. J’ai failli l’attraper par les pieds pour la tirer de là, mais elle ne respirait plus. Je lui ai fait… un massage cardiaque… Mais il n’y a rien eu à faire. Alors, j’ai verrouillé la porte de la pièce et j’ai appelé les secours.
Servaz imagina Erik Lang effectuant un massage cardiaque sur le corps de sa femme morte avec tous ces serpents venimeux grouillant autour de lui et il avala sa salive.
Ils ressortirent de la maison d’Erik Lang peu avant 8 heures. Dehors, il faisait grand jour. En émergeant dans la lumière, Servaz fit quelques pas, s’arrêta et inspira plusieurs fois l’air froid du matin puis il alluma une cigarette. La moitié des véhicules de police étaient repartis, l’autre continuait de lancer vers le ciel ses flashs tournoyants.
Son cerveau essayait d’analyser froidement ce à quoi il venait d’assister. Quelque chose était arrivé il y a bien longtemps, par une nuit semblable, et le passé venait de ressurgir sans prévenir — un passé qu’il avait tout fait pour oublier, qui avait même failli le détourner de sa vocation.
L’enquête de l’époque avait été foirée mais, en ce temps-là, il n’était qu’un sous-fifre. Aujourd’hui, en revanche, il était en première ligne : la façon dont cette enquête se déroulerait lui incombait. La pression, il pouvait la gérer. N’est-ce pas ce que nous faisons tous ? Mais ça, le passé et ses résurgences, il ne savait pas s’il en était capable. Il aurait peut-être dû demander à ce que son groupe soit dessaisi.
— C’est quoi cette histoire ? demanda Espérandieu en parvenant à sa hauteur. Tu m’expliques ?
— Devant un café, répondit-il en terminant sa clope.
Il remonta en voiture et ils roulèrent une dizaine de minutes avant de trouver un bar ouvert route de Narbonne. Servaz commanda un petit noir, Espérandieu un crème avec deux croissants. Autour d’eux, des étudiants ensommeillés parlaient à voix basse, comme s’ils avaient envie de retenir encore un peu la nuit passée avant d’attaquer une nouvelle journée d’amphis et de labos. Il résuma comme il put les événements de 1993. Vit les yeux de son adjoint s’agrandir. Servaz ne lui épargna rien, pas même la garde à vue de Lang.
— Bon Dieu ! s’exclama Espérandieu — et Servaz se fit la réflexion que Vincent avait eu quinze ans cette année-là : il ne savait probablement même pas qu’il entrerait un jour dans la police.
Certes, les bavures n’avaient pas disparu depuis — mais les auditions n’avaient plus grand-chose à voir avec les confrontations tendues, convulsives et violentes d’autrefois. Certains anciens le déploraient, qui estimaient qu’au moins les suspects se mettaient à table et que les voyous ne riaient pas au nez des flics en compagnie de leurs avocats. Aujourd’hui, seuls les criminels occasionnels, les amateurs passaient aux aveux… Servaz se souvint qu’en ce temps-là les tauliers attendaient d’eux qu’ils « fassent les beaux mecs » — les membres du grand banditisme — mais cette époque était depuis longtemps révolue : rien n’existait plus désormais que le chiffre, des saisies et encore des saisies… Peu importait qu’il s’agît de menu fretin, que les gros poissons restassent hors d’atteinte. Si demain il arrêtait l’ennemi public no 1, cela lui vaudrait moins de félicitations que d’appréhender un comptable ayant détourné quelques milliers d’euros.
Son téléphone vibra. Il regarda le SMS qui s’affichait :
Gustav à l’école. A passé une bonne nuit. Il embrasse son papa. Moi aussi
Il ne put s’empêcher d’avoir l’estomac noué en lisant ce message. C’était l’effet que Charlène Espérandieu avait sur lui. Cette emprise purement physique mais impossible à ignorer, pas plus que l’héroïnomane ne peut ignorer le manque. Il fut un temps où ils s’étaient sentis attirés l’un par l’autre de manière presque irrésistible, et il savait que c’était toujours le cas, mais ils avaient choisi de ne pas l’évoquer et de s’éviter. Il sourit néanmoins, en pensant à son fils.
— Tu ne m’as jamais parlé de cette affaire, dit Vincent de l’autre côté de la table.
Il hésita.
— C’était ma première à Toulouse, se justifia-t-il, et je n’en suis pas particulièrement fier.
— Tu n’étais pas chef de groupe à l’époque. Tu ne peux pas t’en vouloir si ça a foiré.
— Non.
— Ce gamin qui s’est pendu, tu crois qu’il n’était pas coupable ?
Il haussa les épaules.
— J’en sais rien… Il y avait beaucoup de zones d’ombre.
Espérandieu afficha une moue dubitative.
— Si le vrai coupable a échappé à la justice, pourquoi recommencerait-il vingt-cinq ans après ? Et pourquoi s’en prendre directement à Erik Lang ?
Servaz tapota du bout du doigt sur la table.
— Je ne sais pas… mais, d’une manière ou d’une autre, tout est lié : le passé, le présent, Erik Lang, son roman, les victimes d’alors et son épouse aujourd’hui, toutes les trois retrouvées en tenue de communiante… Les connexions sont évidentes, mais il nous faut aller au-delà : voir ce que cachent toutes ces coïncidences — ce qui les engendre. Ce ou celui… N’oublions pas que le gamin a prétendu à l’époque qu’il y avait quelqu’un derrière lui, quelqu’un d’impitoyable.
— Tu y crois, toi, à la théorie du marionnettiste ?
— La question n’est pas là. On ne peut rien négliger. Quelque chose nous a échappé dans le passé, il nous a manqué une pièce — et c’est cette pièce qui est la clef de tout…
À 10 heures, ce matin-là, il réunit les membres du groupe d’enquête. Étaient présents Samira Cheung, Espérandieu et Guillard, un type chauve, malin, dans la quarantaine, avec des yeux bleus rieurs, qui venait de la brigade des jeux.
— Il y a des caméras de surveillance devant le golf-club, dit-il sans préambule. C’est la seule route pour accéder à la maison de Lang. Guillard, tu récupères les enregistrements de la nuit et tu les analyses. Tu vois si un véhicule est passé dans les heures ayant précédé l’effraction. Idem pour les nuits et les jours d’avant en remontant sur une semaine. Tu repères toutes les voitures qui ne se sont pas arrêtées au golf-club, tu relèves les immats et tu vois si elles correspondent aux résidents du secteur. Dans le cas contraire, on interrogera leurs propriétaires.
Guillard hocha la tête. Il avait perdu son air de lutin facétieux. Servaz se tourna ensuite vers Espérandieu et Samira.
— Dès que la légiste nous aura rendu la robe de communiante et la robe de chambre, je veux qu’on relève tous les ADN de contact. Des traces d’ADN et des empreintes dactylaires ont déjà été relevées sur les terrariums et dans la maison, on aura les résultats dans quelques jours. Samira, tu t’occupes des réseaux sociaux et des fans de Lang sur Internet, des forums, des blogs… Tout ce qui sort de l’ordinaire… Tout ce qui pourrait démontrer un intérêt dépassant la moyenne pour Erik Lang, sa vie, son œuvre…
La jeune Franco-Sino-Marocaine acquiesça, les pieds appuyés au bord de la table, sa chaise penchée en arrière. Ce jour-là, elle arborait un très long manteau noir avec une double rangée de boutons dorés style officier et une capuche, un pantalon en cuir slim, un tee-shirt égayé de l’Union Jack et des boots à revers de fausse fourrure panthère. Elle avait souligné ses yeux à l’aide d’un eye-liner, de crayon noir et d’un fard à paupières sombre, appliqué un rouge à lèvres pourpre qui faisait ressortir le piercing brillant au centre de sa lèvre inférieure. Elle avait aussi teint ses cheveux en violine. Une version gothique du Petit Chaperon rouge. Samira Cheung fascinait autant qu’elle repoussait. Mais elle ne laissait personne indifférent. En dehors du fait qu’il n’avait jamais vu un visage si laid associé à un corps si parfait, ce qui avait tout de suite attiré l’attention de Servaz, c’était ses qualités de flic, lesquelles n’avaient rien à envier à celles d’Espérandieu — les deux meilleurs éléments de la brigade.
— Chouette, commenta Samira, moi qui espérais respirer un peu l’air du dehors…
— Je n’ai pas fini, l’interrompit-il. Il se peut que cette affaire soit liée à une autre…
Cinq minutes plus tard, quand il eut terminé de résumer l’affaire des Communiantes, il avait obtenu une curiosité mêlée de stupeur et de perplexité. Tout le monde autour de la table était conscient que quelqu’un avait ouvert la boîte de Pandore. Le passé qui ressurgit et qui vient se mêler à l’enquête en cours, c’est le cauchemar de tout flic.
À 14 h 30, ce même jour, Servaz fit son entrée dans la salle de l’Institut médico-légal où l’attendait le docteur Fatiha Djellali. Elle avait ramené sa sombre chevelure en un chignon serré et passait le tablier et la blouse de travail. Elle avait aussi pris le temps de se maquiller et d’appliquer un discret rouge à lèvres.
Elle le regarda approcher avec la même attention amicale qu’elle accordait toujours à chacun de ses interlocuteurs et lui serra la main avec chaleur. Puis elle alla décrocher une housse transparente suspendue à une patère dans un coin et dûment étiquetée.
— La robe de communiante et la robe de chambre, lui dit-elle. Je suppose que vous allez vouloir les analyser…
— Merci, dit-il en les déposant sur une table métallique inoccupée.
Il aperçut un gros livre consacré aux serpents venimeux sur la paillasse.
Ils s’avancèrent vers la table où attendait le corps et Fatiha Djellali retira le drap blanc. De nouveau, l’extrême maigreur d’Amalia Lang le frappa. Les os du bassin, les clavicules et les rotules semblaient vouloir percer la peau fine et pâle. Son visage avait désenflé et ses pommettes étaient aussi saillantes que tout le reste de son squelette. Servaz remarqua les nombreuses marques de morsure au visage, sur le cou et les jambes de la victime. Toutes avaient un dessin différent mais, en sus du double arc dessiné par la dentition du reptile, étaient présents les deux trous bien distincts des crochets à venin. Il n’était pas un spécialiste mais, encore une fois, il se demanda comment une proportion aussi importante des serpents avait pu mordre en même temps Amalia Lang. Il dénombra sept morsures. Sept sur treize… Pour des animaux prétendument craintifs, cela démontrait un bel acharnement…
— Amalia Lang, quarante-huit ans, épouse d’Erik Lang, commença la légiste.
Cette fois-ci, contrairement à celle de 1993, Servaz assista à l’autopsie jusqu’au bout. Il en avait collectionné un certain nombre depuis. La conclusion de Fatiha Djellali fut la même que sur la scène de crime : Amalia Lang était très vraisemblablement morte d’un choc anaphylactique dû à la grande quantité de venins inoculés — et à leur extrême toxicité. Insuffisance respiratoire et arrêt cardiaque. Il était peu probable que quelqu’un eût expérimenté auparavant ce que cela faisait d’être mordu à la fois par, entre autres, une vipère heurtante, un mamba noir, un cobra, un taïpan et un krait, et la légiste estimait que le décès de la victime n’avait pas dû prendre plus de quelques minutes. Le Dr Djellali avait réalisé des clichés de chaque morsure et elle allait les envoyer à quelques-uns des herpétologues les plus réputés de la planète. Elle ne doutait pas que le sujet les intéresserait.
À part ça, Amalia Lang avait bien eu un rapport sexuel peu de temps avant sa mort (ce qui confirmait les propos de son mari) et son extrême maigreur pouvait être due soit à une diète sévère soit à une maladie (ils devaient à tout prix rencontrer son médecin traitant et interroger Lang à ce sujet), car son estomac était d’une taille anormalement réduite.
— Bien entendu, les analyses en cours confirmeront ou infirmeront ces différentes hypothèses, conclut le Dr Djellali avec un sourire prudent.
En sortant de l’Institut médico-légal, Servaz fila récupérer son fils à la sortie de l’école. Mal à l’aise au milieu des mères et des pères de famille venus accueillir leur progéniture dans la lumière déclinante, il attendit Gustav, puis le garçon jaillit du bâtiment comme une tornade, freina des quatre fers, le chercha des yeux et lui fonça dessus tel un missile à guidage laser. Servaz eut un petit rire nerveux.
— Ojourduijéaprilémocomanssanparca ! lui lança Gustav.
— Hein ? Quoi ? s’exclama-t-il en ébouriffant les cheveux blonds de son fils.
— Les mots commençant par CA, répéta patiemment celui-ci comme s’il avait affaire à un demeuré. Cactus, cadeau, café, camion, canard, caravane, énuméra le garçon avec fierté.
— Cabinet, caca, ajouta son père faussement sérieux.
— Oh ! s’insurgea Gustav en riant.
Cadavre, captive, calculateur, pensa-t-il. Calvaire, cancer, cage, casier, carboniser, cave, cavale, cauchemar… Il serra son fils contre lui et emplit ses poumons de l’odeur de ses cheveux. À quarante-neuf ans, il se retrouvait père pour la deuxième fois, mais, cette fois-ci, il n’y avait personne à côté de lui pour l’aider à assumer cette paternité. Tu ne peux plus faire comme avant. Tu n’es plus tout seul à présent. Quelqu’un dépend de toi, quelqu’un de fragile, de vulnérable… Ce petit homme a autant besoin de toi que tu as besoin de lui. Alors, pas de risque inutile, mon vieux, tu m’entends ?
Il entraîna son enfant vers la voiture, referma la portière sur lui après avoir bouclé sa ceinture. En faisant le tour du véhicule, il se demanda quand est-ce que son fils se déciderait à l’appeler « papa ».
Il contacta Margot sur Skype ce soir-là. Sa fille apparut sur l’écran, son bébé dans les bras. Servaz ne s’était toujours pas habitué à ces technologies qui permettaient de relier Toulouse à Montréal et d’entrer dans l’intimité de chaque foyer, qui rapetissaient le monde au point de lui ôter une bonne partie de sa magie. Il y voyait un progrès mais aussi un terrible danger — celui d’un monde sans murs, sans portes, sans recoins où se cacher, sans possibilités de penser à l’abri du bruit et des injonctions. Un monde livré à l’instantanéité, au jugement des autres, à la pensée unique et à la délation, où le moindre geste s’écartant de la norme vous vaudrait d’être suspect et par suite accusé, où la rumeur et les préjugés remplaceraient la justice et la preuve, un monde sans liberté, sans compassion, sans compréhension.
Il bavarda un moment avec Margot, qui avait l’air en pleine forme, les cheveux teints en roux, les pommettes rougies comme si elle rentrait du dehors, ce qui était peut-être le cas : il apercevait de la neige par la fenêtre derrière elle et les joues de son petit-fils, Martin-Elias, qui babillait dans ses bras et qui portait encore son bonnet de laine, ressemblaient à deux pommes red delicious.
— Tu vas bien, papa ? lui dit-elle.
À vingt-sept ans, Margot avait pris un long congé pour élever son fils et cela semblait lui réussir. Il y avait une lumière dans son regard et ses anciens démons paraissaient loin.
— Tu veux parler à Gustav ? dit-il.
Il les laissa entre eux — demi-frère, demi-sœur, songea-t-il ; il ne parvenait pas à s’y habituer — puis revint en ligne. Il avait entendu Gustav rire à plusieurs reprises.
— Il a l’air bien, lui dit-elle quand Gustav se fut éloigné.
— Il fait encore des cauchemars, répondit-il en essayant de maîtriser l’angoisse dans sa voix.
— C’est normal, papa. Mais moins qu’avant, n’est-ce pas ?
— Oui, beaucoup moins.
— Il… Il réclame son… père ?
— Ce n’est pas son père.
— Tu sais bien ce que je veux dire.
— De moins en moins. Ça fait un mois maintenant qu’il ne l’a pas fait.
— Et il rit beaucoup plus…
C’était vrai. Au début, Gustav ne riait pas. Il était presque muet, apathique, indifférent quand il ne piquait pas des crises en réclamant son « autre » père. Plus aujourd’hui… En quelques mois, il avait fait d’énormes progrès. Gustav voyait également une psychiatre. Petit à petit, avec l’accord de la praticienne, ils étaient passés de deux consultations par semaine à une seule, puis tous les quinze jours.
— Laisse-lui le temps, conclut sa fille.
Il était près de 1 heure du matin quand le bruit le tira de son sommeil. Un seul cri. Étouffé. À la fois lointain et proche. Puis plus rien. Ses sens furent tout de suite en alerte : il avait reconnu la voix de Gustav… Il repoussa la couette, le cœur battant. Écouta. Mais l’appartement comme le reste de l’immeuble étaient parfaitement silencieux.
Pourtant, il était sûr d’avoir entendu quelque chose. Il alluma la lampe de chevet, s’assit puis se leva. Sa chambre de neuf mètres carrés ne comportait qu’un lit, un placard, une chaise et une commode. Des meubles Ikea pour une pièce où il ne faisait que dormir. Il s’avança vers la porte, il la laissait ouverte en permanence. La grisaille brumeuse provenant du salon baignait le couloir, la porte de Gustav était la première sur la droite. Dans la semi-obscurité, elle ne se distinguait pas du mur noir, mais il en connaissait l’emplacement exact. Il prêta l’oreille. Rien… Alors pourquoi un étau enserrait-il sa poitrine ?
Il fit un pas de plus. Referma sa main sur la poignée. Tourna et poussa le battant. Aussitôt, il éprouva une sensation de froid. Dans la clarté de la veilleuse, Gustav était assis à la tête du lit, les yeux grands ouverts. C’était ça qu’il avait entendu : son fils avait encore fait un cauchemar.
Le garçon n’avait même pas remarqué que la porte s’était ouverte, il fixait l’autre côté de la chambre, droit devant lui. Servaz voulut s’avancer, mais, instinctivement, quelque chose le retint. L’impression soudaine d’une autre présence dans la pièce — une présence malveillante, sournoise —, et le froid qu’il avait ressenti le pénétra jusqu’à la moelle. Il tourna la tête vers la gauche. Lentement. Très lentement… Comme s’il répugnait à le faire, comme s’il appréhendait ce qu’il allait découvrir.
— Tu as l’air d’avoir froid, Martin. Tu trembles, dit Julian Hirtmann[5] posément.
Incapable de détacher son regard de la haute silhouette debout au pied du lit, il retint sa respiration. La silhouette se découpait sur la clarté grise de la fenêtre. Servaz ne distinguait pas nettement les traits du visage plongé dans l’ombre, mais il devinait les yeux brillants comme des gemmes et le sourire aussi mince qu’une blessure. Figé, irréel. Sinistre. Il n’aima pas la façon dont Hirtmann regardait son fils. Non plus que celle dont son propre cœur, recouvert d’une pellicule de glace, pompait son sang et l’envoyait dans toutes les parties de son corps. Il eut envie de parler mais en fut incapable, les sons bloqués dans sa gorge. Il sentit monter en lui un haut-le-cœur.
Et puis, tout à coup, il perçut autre chose : une seconde présence, sur sa droite… Tout son esprit accaparé par celle d’Hirtmann, il ne l’avait pas remarquée jusqu’à présent — mais il y avait eu comme un infime déplacement d’air.
Sans dire un mot, rigoureusement immobile en dehors de son cou, il pivota lentement dans cette direction. Vers l’espace compris entre la table de chevet où brillait la veilleuse, le mur et la porte. Elle était là : Marianne… Prostrée dans une attitude aussi étrange qu’incompréhensible. Au lieu de regarder son fils — leur fils — elle lui tournait le dos et fixait le mur à quelques centimètres seulement de son visage, son front incliné touchant presque la cloison. Dans la pénombre, il ne voyait que son profil. Rigide, fermé, hostile. Pourquoi faisait-elle ça ? Pourquoi tournait-elle le dos à Gustav et refusait-elle de le regarder ?
Regarde-le ! C’est ton fils !
Il reporta son attention sur celui-ci et son malaise s’accrut. Ce qu’il lisait dans les yeux écarquillés de l’enfant, c’était de la terreur. Gustav avait peur… Peur de ces deux-là. Aussitôt, il sentit la révolte en lui, la colère ; son instinct paternel reprit le dessus et il bougea. Il se rua vers le lit. Gustav avait ses jambes repliées, ses genoux collés à sa poitrine, et Servaz devina que ce n’étaient pas ces deux-là qui le terrifiaient — mais ce qu’il y avait dans le lit.
Le cœur cognant, il arracha la couette et se figea. Des dizaines de serpents — noirs, gris, rayés —, tous longs et luisants comme des cordages sur le pont d’un navire, se tortillaient entre le drap et la couette. À quelques centimètres des pieds de Gustav. Il hurla.
Et se réveilla.
Il était en nage. Son cœur continuait de battre comme il l’avait fait dans son rêve et il s’assit dans le lit en s’efforçant de respirer plus calmement. Comme souvent, ce rêve avait eu l’air suffisamment réel pour que le malaise qu’il avait instillé tardât à se dissiper.
Il se leva et marcha jusqu’à la chambre du gosse, poussa la porte. Gustav dormait, pouce dans la bouche, ses cils blonds frémissant. Servaz alla ensuite jusqu’à la salle de bains et fouilla dans l’armoire à pharmacie : la douleur dans ses molaires était revenue. Il se rendit ensuite dans son bureau, alluma l’ordinateur portable, fila dans la cuisine plonger un sachet de thé dans de l’eau chaude, avala l’antidouleur avec le thé et revint à sa table de travail.
Il ne retrouverait pas le sommeil cette nuit.
Il était 1 h 13 du matin et la petite route de campagne défilait dans la lueur des phares. Le clair de lune baignait le paysage et des écharpes de brume traînaient dans les combes, aussi immatérielles que des songes. Le ciel gris foncé découpait les bosquets et les bois comme si des géants s’étaient tenus en rangs serrés au sommet des collines. Des barrières indiquaient la présence de fermes ou de centres équestres. De temps à autre, une chapelle glissait au bord de la route et retournait à l’obscurité.
Il conduisait tranquillement mais vite. Anticipant chaque virage, chaque carrefour. À cette heure, il marquait à peine les stops. Il avait baissé la vitre et la fraîcheur tonique de la nuit caressait sa joue. Il avait allumé la radio ; en sourdine, les animateurs d’un programme nocturne lui tenaient compagnie. Il adorait ces trajets dans les ténèbres bercés par des voix inconnues parlant plus doucement qu’elles ne l’auraient fait en plein jour. Il avait remarqué qu’elles disaient un peu moins d’inepties que celles de leurs collègues diurnes. Peut-être parce que la nuit appelait davantage à la réflexion, mais aussi à la dissimulation et au secret…
Il n’avait pas franchi le péage de Toulouse-Est sur l’A68 et quitté l’autoroute depuis plus de vingt minutes, et pourtant la région qu’il traversait lui semblait surgir d’une époque aussi lointaine que le dernier âge glaciaire — une époque où il n’y avait ni antennes relais pour téléphones portables, ni zones industrielles, ni lotissements poussant comme des champignons, ni galaxies lumineuses d’éclairages urbains. La nuit encore plus que le jour, deux mondes se côtoyaient — qui n’avaient en commun que les routes qui les reliaient.
Il fumait dans la voiture et il jeta sa cigarette par la vitre ouverte en approchant de son but : une aire de stationnement en terre battue dans la forêt, après une courbe. Au bord d’une rivière dont le méandre épousait la forme du virage. La DS4 rouge à toit blanc était déjà là. Pas vraiment discret comme véhicule quand on cherche la clandestinité, se dit-il en se garant à côté.
Il coupa le moteur.
Entendit le chant de la rivière dans l’obscurité. Sentit l’excitation monter. L’excitation de la voir, d’être près d’elle, de la toucher… Elle avait un corps affolant et des appétits qui ne l’étaient pas moins. Elle était plus grande que lui et ça aussi ça l’excitait. Tout comme ses cuisses fuselées et un peu trop musclées, qu’elle aimait offrir au regard en toutes circonstances. Ce tatouage près de son pubis. Ce piercing à son nombril. Et cet autre beaucoup plus confidentiel. Et son sexe aux lèvres minuscules.
Il sentit qu’il était sur le point de bander et respira un bon coup. C’était l’effet de la nuit, des bois, de la conduite en voiture et de la présence de Zoé dans cet endroit désert. Mais il n’avait pas le droit. Pas cette nuit. Ni les suivantes. Ni jamais… C’était fini pour lui. Il ouvrit la portière et descendit, écrasé de tristesse.
Marcha jusqu’à la DS4 en broyant les petits cailloux sous ses semelles. Tira à lui la portière passager et s’assit. Elle le regarda et l’embrassa. Un baiser rapide, sans enthousiasme, qu’il écourta. D’ordinaire, il aurait glissé une main entre ses cuisses, mais il n’avait pas le cœur à ça. Ni elle.
— C’est affreux ce qui s’est passé, dit-elle. Je suis désolée, Erik. Vraiment désolée. Je ne sais pas quoi dire…
Il hocha la tête, resta silencieux un moment.
— C’est à cause de ça que je suis ici, articula-t-il. On doit cesser de se voir, Zoé… pendant quelque temps…
À 8 h 45, le lendemain, Servaz jaillit de l’ascenseur et gagna son bureau. Il n’avait quasiment pas fermé l’œil et, comme souvent en pareil cas, il se sentait étonnamment en forme, l’esprit affûté et le corps léger, l’adrénaline courant joyeusement dans ses veines d’insomniaque. Le contrecoup de la fatigue viendrait plus tard.
Il remplit d’eau et de café moulu la cafetière au sommet du classeur métallique, mit en route l’ordinateur et s’apprêtait à entrer dans le LRPPN — le logiciel de rédaction des procédures de la police nationale : l’ennemi absolu des policiers de terrain, aussi pratique qu’un bazooka dans les mains d’un sniper — quand son téléphone fixe sonna sur le bureau.
— Servaz, dit-il.
— J’ai un maître Olivier, notaire, qui demande à vous parler, dit le type au standard.
Servaz fouilla dans sa mémoire mais sans parvenir à en extraire le moindre Olivier.
— Passez-le-moi.
— Bonjour, M. Servaz, dit une voix aussi cérémonieuse que celle d’un maître d’hôtel après deux sonneries. Désolé de vous déranger. Ici maître Olivier, notaire à Auch. Vous avez cinq minutes à me consacrer ?
— C’est à quel sujet ? voulut-il savoir.
Il n’avait jamais entendu parler de cette étude.
— Au sujet de l’héritage de votre père, répondit le notaire d’un ton égal.
Il sursauta. Son père ? Il y avait bien longtemps que l’héritage de son père était derrière lui… Près de trente ans, en réalité.
— J’ai pris la succession de maître Saulnier, qui profite d’une retraite bien méritée après quarante ans de bons et loyaux services, expliqua son interlocuteur. Un saint homme, maître Saulnier, un notaire à l’ancienne, quelle perte…, ajouta-t-il, comme si le bonhomme était cané. Mais, enfin, quel désordre aussi dans ses affaires… Bref, on a trouvé des cartons, si vous voyez ce que je veux dire.
Servaz ne voyait pas.
— Il semble que maître Saulnier ait été quelque peu négligent quant à sa façon de gérer les dossiers dont il avait la charge. Parmi les documents que nous avons exhumés, il y a une enveloppe à votre nom, scellée. Où est-ce qu’on peut vous l’envoyer ?
Son front se plissa.
— Une enveloppe à mon nom ?
— Votre prénom plutôt. Dessus, il est écrit « Martin ». L’encre en est un peu effacée mais enfin c’est assez net. Sur le carton dans lequel on l’a trouvée, il était écrit « Servaz ». Rien d’autre à l’intérieur que cette enveloppe oubliée tout au fond. Très romanesque, n’est-ce pas, le coup de la lettre oubliée ? Il n’a pas fallu longtemps pour retrouver votre nom dans nos fichiers : Martin Servaz. C’est bien vous ?
— Oui… Mais ça fait presque trente ans… Comment vous avez réussi à me localiser ?
— Grand Dieu, ce n’est pas un nom très courant dans la région, si vous me permettez. Alors, je me suis dit que ce Martin Servaz-là était sans doute le même que le policier dont ont tant parlé les journaux. Et, ni une ni deux, j’ai tenté ma chance en joignant le SRPJ. Bingo. Vous voyez : on ne fait pas les choses à moitié dans notre étude. Bon, il nous faudrait une adresse…
L’espace d’un instant, il se demanda s’il n’avait pas affaire à un usurpateur ou à un fou.
— Je vais vous rappeler, dit-il. Ensuite, je vous la donnerai.
Un soupir à l’autre bout.
— Très bien. Comme vous voudrez.
Il tapa « maître Olivier Auch » dans Google, composa le numéro.
— Office notarial Asselin et Olivier.
— Maître Olivier, s’il vous plaît. De la part de Martin Servaz.
— Alors, cette adresse ? dit la même voix amusée et cérémonieuse trois secondes plus tard.
Il la lui donna, remercia et raccrocha. Leva la tête. Samira Cheung se tenait sur le seuil. Elle tripotait nerveusement le piercing à sa lèvre inférieure, l’épaule gauche appuyée contre le chambranle.
— Venez voir, patron, déclara-t-elle.
Son ton lui mit la puce à l’oreille. Il la dévisagea. Il connaissait ce regard.
— Le mieux, c’est que je vous montre, ajouta-t-elle.
Il oublia aussitôt maître Olivier, notaire, et l’enveloppe à son nom. Se leva. Samira fit volte-face et il la suivit. Sous le calme apparent, il avait perçu la tension qui l’habitait. Et cette tension était contagieuse. Il le sentit venir : l’irrésistible coup de fouet. L’excitation et la curiosité mêlées. La soif de connaître.
De la dope à poulets…
Ils entrèrent dans la pièce qu’elle partageait avec Espérandieu. Le siège de Vincent était vide. Ils contournèrent le bureau de Samira qui s’assit devant son ordinateur, Servaz se pencha par-dessus son épaule et fixa l’écran.
Une page Facebook.
Il reconnut tout de suite le bandeau en haut de la page : une partie de la photo de couverture de La Communiante. Il y avait aussi le portrait d’un homme dans le coin à gauche. Des cheveux blancs ébouriffés, comme un nuage de barbe à papa autour d’un front large et haut, des yeux bleu pâle un brin saillants, un sourire timide. Le type devait avoir dans les cinquante ans et pourtant il gardait une apparence juvénile, presque adolescente dans ses traits.
Le nom était écrit à côté : Rémy Mandel.
Il lut un ou deux posts. Des commentaires de lectures dont Servaz n’aurait su dire s’il s’agissait de romans d’Erik Lang.
— OK. On a affaire à un fan. Quoi d’autre ?
— Ça, dit Samira en cliquant sur la galerie de photos.
Elle les fit défiler. Les premières montraient ce que Rémy Mandel avait mangé au restaurant, ce qu’il avait bu dans un bar et aussi un chat tellement laid que la photo semblait truquée. Apparurent ensuite des couvertures de livre. Toutes appartenaient à des romans d’Erik Lang. Puis, Lang lui-même, en veste de velours tabac, chemise blanche et pochette, une paire de lunettes sur le nez, signant des livres en souriant devant une file de lecteurs. Ils passèrent aux photos suivantes. Lang serrant des paluches, recevant des récompenses, parlant dans des micros, posant au milieu d’autres lecteurs tout sourire. L’attention de Servaz s’accrut. M. Lang en compagnie de monsieur Barbe à papa cette fois. Rémy Mandel était grand. Très grand. Il dépassait l’écrivain d’une bonne tête. Il avait posé sa main sur l’épaule opposée de Lang et son pouce dressé frôlait négligemment le cou de celui-ci, juste en dessous de l’oreille, comme s’il avait envie de le caresser. Un geste amoureux, sans l’ombre d’un doute. Tous deux souriaient à l’objectif — Lang professionnel, Mandel quasi extatique.
Servaz attendit la suite. Le cliché d’après montrait la maison de Lang. Il avait été pris entre les mailles du grillage, exactement à l’endroit — entre le pilier droit et la haie — où il s’était lui-même penché. Cela démontrait à tout le moins un intérêt flirtant avec l’immixtion dans la vie privée et il sentit une démangeaison dans sa nuque. Samira avança. Cette fois, il sursauta. La maison de Lang de nouveau… de nuit… Mais, surtout, cette photo avait été prise de beaucoup plus près.
Bon Dieu ! Il était entré !
Le dernier cliché de la série représentait la bâtisse éteinte et sombre projetant son ombre inquiétante sur le jardin, dans le clair de lune. Servaz se remémora la disposition des lieux et acquit la certitude que Rémy Mandel n’avait pas pu la prendre en zoomant à travers le grillage. Il s’était trouvé à quelques mètres de la maison — pendant que ses occupants dormaient…
— Elles datent d’environ cinq mois, dit Samira, rompant le silence qui s’était installé. Toute cette série a été prise en même temps.
— La nuit où il est entré par effraction dans le jardin donc, commenta Servaz.
— Reste à savoir s’il est revenu depuis.
Il y a deux nuits, voulait-elle dire, mais elle ne le formula pas si ouvertement, peut-être par une sorte de superstition, de prudence élémentaire. Un flic expérimenté connaissait la différence entre les fausses évidences, son envie de sauter aux conclusions et la réalité des faits. Cependant, cette prudence disait aussi autre chose : et si… ? Ils échangèrent un regard qui exprimait cette même incertitude mêlée d’espoir.
— Il faut se renseigner…, commença-t-il, quand il entendit le téléphone sonner dans son bureau. Montre ça à Vincent, dit-il en sortant. Je reviens !
Il passa dans la pièce voisine et décrocha.
— Servaz…
— Commandant, j’ai découvert quelque chose, dit la voix de Lang au bout du fil.
— Comment avez-vous eu ma ligne directe ?
Un silence.
— J’ai quelques relations dans cette ville, vous savez.
Il se laissa tomber dans son fauteuil.
— Je vous écoute.
— On m’a bien volé un objet…
Servaz se redressa sur son siège.
— Le manuscrit de mon dernier roman.
— Expliquez-vous…
— Il se trouvait sur ma table de travail dans mon bureau, près de mon ordinateur. Environ deux cents pages sur les quatre cents prévues. Imprimées. Bien sûr, j’ai plusieurs sauvegardes, mais la version papier a disparu.
— Vous en êtes sûr ?
— Absolument. J’imprime les dernières pages chaque soir et je les pose au même endroit pour les relire le lendemain matin. C’est le premier truc que je fais en prenant mon café. Un échauffement en somme, comme un athlète…
Servaz réfléchit. Son cerveau additionnait deux et deux pour en faire quatre : impossible de ne pas établir de lien entre ce vol et la présence de Mandel — fan intrusif — dans le jardin des Lang quelques mois plus tôt… Se pouvait-il qu’elle fût là, l’explication ? Un vol — mais dû à une tout autre forme d’avidité ? Un vol qui avait mal tourné.
— Vous vous en êtes aperçu quand ? demanda-t-il.
— Ce matin, en m’asseyant à ma table de travail.
— Pourquoi pas hier ?
— Vous êtes sérieux ? Vous pensez vraiment que j’avais l’esprit à écrire hier ?
— Désolé, il fallait que je pose la question, dit-il, confus.
Il remercia et raccrocha. Chercha le numéro du parquet. Il songea à deux fans assassinées il y a vingt-cinq ans et voilà qu’un autre fan surgissait et croisait la route d’Erik Lang. D’après les photos, il avait dans les cinquante ans. Par conséquent, à peu près le même âge que lui et quelques années de plus qu’Ambre et Alice… Que faisait Rémy Mandel il y a vingt-cinq ans ?
— T’es sûr que c’est ici ?
— C’est l’adresse que nous ont refilée les impôts, répondit Vincent.
Servaz leva la tête et considéra les fenêtres condamnées par des planches, la façade en encorbellement, couverte de tags et de graffitis, et les grandes traces de rouille et d’humidité qui faisaient penser à du rimmel ayant coulé sur un visage.
— Personne ne vit ici, dit-il en attrapant la vieille porte en bois vermoulu qui donnait sur la très étroite rue des Gestes, un boyau en plein cœur du vieux Toulouse, à un jet de pierre de la place du Capitole et de la rue de Rome.
À sa grande surprise, le battant s’ouvrit avec un gémissement plaintif. Il recula d’un pas — il y avait à peine la place pour le passage de deux hommes de front dans cette partie de la ruelle : eût-il fait deux pas en arrière au lieu d’un qu’il se serait cogné à la façade derrière lui — et ils se tordirent le cou pour apercevoir les dernières fenêtres tout là-haut.
— On dirait que c’est encore habité sous les toits, fit remarquer Espérandieu, la nuque cassée. Les volets sont ouverts.
Ils entrèrent dans un couloir vétuste et sombre qui empestait le moisi.
— Cette serrure est neuve, dit Servaz en montrant la porte qu’ils venaient de franchir. Il y a des merdes de souris dans les coins mais pas de gobelets ni de canettes : quelqu’un doit la fermer la nuit.
— Et il y a un nom sur une des boîtes aux lettres, commenta Espérandieu.
Servaz inspecta la rangée de boîtes peintes en vert. Toutes les étiquettes avaient été arrachées sauf une : MANDEL. Écrit à l’encre bleue. Il souleva le rabat : des prospectus à l’intérieur. Ils se regardèrent. Observèrent l’escalier en bois, tout aussi branlant que le reste de la bâtisse.
— M’étonnerait qu’on trouve un ascenseur, dit son adjoint.
Chaque marche gémissait et la rampe de fer remuait tellement qu’ils prirent grand soin de ne pas s’appuyer dessus. Parvenu au dernier palier sous les toits, Servaz examina l’unique porte. Une serrure et un verrou. Pas d’œilleton ni de sonnette. Il colla son oreille au battant. Entendit le bourdonnement d’une télé en sourdine. Consulta sa montre. 10 h 43. Il cogna.
Des pas de l’autre côté. On baissa le volume de la télé puis on tira le verrou hors de sa gâche, le battant s’entrouvrit. Deux grands yeux étonnés et mobiles.
— Oui ?
— Rémy Mandel ?
— Euh…
— On peut entrer ? dit Servaz en élevant sa carte devant l’ouverture.
Mandel cherchait visiblement une réponse qui lui aurait permis de les laisser sur le palier, n’en trouva pas et s’écarta à contrecœur. Servaz franchit le seuil et il pinça aussitôt les narines quand des relents d’urine de matou, de moisissure, de sueur vinaigrée et une demi-douzaine d’autres effluves, dont certains difficiles à identifier, les chatouillèrent. Le résultat n’était pas si éloigné de la puanteur d’une poubelle qu’on ouvre après y avoir laissé macérer pendant quelques jours fruits, légumes, restes de nourriture, viande et poisson. Servaz vit les rideaux verts tirés sur les fenêtres, la pénombre verte, le désordre. Le fan d’Erik Lang était grand — pas loin de deux mètres — et Servaz leva son regard vers le géant.
— Vous savez pourquoi on est là ?
Les épaules voûtées, Mandel fit non de la tête. Il émanait de lui une très curieuse impression : l’homme qu’ils avaient devant eux évoquait un enfant grandi trop vite et prématurément vieilli. Comme sur la photo aperçue sur Facebook, sa chevelure blanche et laineuse ressemblait à un nuage de barbe à papa autour de son haut front bombé, la peau de ses joues était laiteuse, piquée de courts poils blancs semblables à des piquants ou à des cure-dents plantés dans de la pâte à modeler, sa petite bouche rouge comme un fruit.
— Un fan comme vous est au courant, j’imagine, de ce qui est arrivé à Erik Lang ?
Mandel passa un bout de langue rose sur ses lèvres gercées. Ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites roulant nerveusement entre des paupières bistre, il hocha la tête. Il n’avait toujours pas prononcé un mot.
— Vous êtes muet, M. Mandel ?
Le grand fan s’éclaircit la gorge.
— Hmm… Non…
— Non, vous n’êtes pas au courant ?
— Hmmm… si, je suis au courant et… hmm… non, je ne suis pas… muet.
Un futon occupait une partie de la pièce, une kitchenette l’autre. Sous le plafond en pente qui s’écaillait, Servaz avisa des bouteilles de bière Hoegaarden vides et des piles d’assiettes sales sur le comptoir de la cuisine, des tapis dépareillés qui se chevauchaient au sol et des tas de vêtements chiffonnés et de magazines sur le futon. Mandel semblait dormir sans même débarrasser sa couche du bazar qui l’ensevelissait. La lueur d’une télé branchée sur une chaîne d’information faisait vibrer la pénombre, les échanges entre les journalistes formant un bourdonnement quasi infrasonore. Le policier sentit quelque chose se frotter contre ses jambes et il baissa les yeux. Le chat laid aperçu sur Facebook. Tigré de roux, de blanc et de noir, mais doté d’un pelage plein de trous pareil à une moquette défraîchie, le museau aplati comme celui d’un boxeur, un œil fermé, l’autre recouvert d’un voile translucide, l’animal se mit à ronronner contre lui tel un moteur deux temps, et Servaz ne put s’empêcher de trouver sa laideur singulièrement attachante.
Quand il releva la tête, le chat toujours dans ses jambes, il surprit le regard de Mandel posé sur lui.
— Mais… hmm… comment vous savez que je suis fan d’Erik Lang ?
Servaz le fixa.
— Pourquoi ? Vous ne l’êtes pas ?
— Si, mais…
— C’est pour ça que nous sommes ici, Rémy, répondit-il, et il vit Rémy Mandel blêmir.
On eût dit que le même voile qui recouvrait l’unique œil de son chat était passé sur son regard.
— Martin, dit Vincent, qui s’était avancé jusqu’à un placard encastré dans le mur, entre la kitchenette et le futon, et l’avait ouvert pendant qu’ils parlaient.
— Ne touchez pas à ça ! cria Mandel.
— Du calme, Rémy, articula Servaz en fixant la robe de communiante punaisée au fond du placard, au-dessus de ce qui évoquait fortement un autel constitué d’une bibliothèque basse surmontée de deux grandes chandelles fichées dans des porte-bougies et de photos dans des cadres.
Il s’avança à son tour vers le placard-autel, Mandel sur ses talons. Les photos encadrées le représentaient en compagnie de Lang, les deux hommes se serrant la main dans des salons du livre, des festivals et des librairies. Au fil des ans, ils vieillissaient ensemble mais, alors que c’était l’écrivain le plus ancien, c’était le fan qui semblait vieillir le plus vite. On devinait une certaine familiarité entre eux — celle d’un auteur habitué à retrouver chaque année son plus vieux fan et lui étant reconnaissant de cette fidélité. Servaz se fit la réflexion qu’avec leurs livres les écrivains entraient dans l’intimité de chaque foyer. Pour certains lecteurs, ils tenaient même lieu, à leur insu, de membre supplétif de la famille, d’oncle d’Amérique, d’ami de longue date qui, si la carrière de l’écrivain se prolongeait sur plusieurs décennie, finissait par faire partie intégrante de leur vie. Il y avait aussi plusieurs coupures de presse punaisées au mur, autour de la robe. Toutes jaunies et craquelées. L’une d’entre elles en particulier attira son attention, car, à l’époque, il l’avait lue et relue : « AFFAIRE DES COMMUNIANTES : ERIK LANG LAVÉ DE TOUT SOUPÇON ». Un article paru en 1993 dans La Dépêche.
Servaz contempla la robe blanche. Une croix de bois pendait par-dessus, son cordon de cuir passé sur un gros clou. Depuis combien de temps Mandel avait-il ce reliquaire dans sa turne ?
— Vous vivez ici depuis longtemps ?
Mandel lui lança un coup d’œil méfiant.
— Depuis tout petit. Mes parents ont vécu là, puis ma mère quand mon père est mort, et aujourd’hui c’est mon tour…
— On dirait bien que vous êtes le dernier occupant de cet immeuble.
Les yeux du fan cillèrent.
— Le propriétaire l’a vendu à des investisseurs qui veulent en faire un hôtel de luxe — à cause de la situation — il y a deux ans. On a tous reçu notre congé et tout le monde est parti. Tout le monde sauf moi. J’ai toujours vécu ici, j’ai toujours payé mon loyer, comme mes parents avant moi. Mais l’affaire est passée au tribunal et j’ai reçu un commandement d’expulsion. La trêve hivernale se termine et ils me mettront bientôt dehors.
Espérandieu était penché sur la bibliothèque. Il manipulait les livres et Servaz remarqua que cela rendait Mandel nerveux. Ses yeux clignotaient et allaient de Servaz à son adjoint.
— Vous êtes fan depuis longtemps ?
— Depuis son premier roman…
— La Communiante ?
Mandel surveillait Espérandieu du coin de l’œil. Il secoua la tête.
— Non, non, ça, c’est le troisième. Le Cheval sans tête est le premier. Ensuite, il y a eu Triangle, et puis La Communiante.
Ces bouquins avaient plus de trente ans et Mandel en parlait encore avec une émotion à fleur de peau.
— Combien de romans en tout ?
— Vingt-sept sous le pseudonyme d’Erik Lang et quatre — des romans de terreur — sous son vrai nom : Sándor Lang.
— Vos préférés ? demanda Servaz qui avait senti que le sujet le détendait un peu.
— Difficile à dire. Je les aime tous. La Communiante, bien sûr. Peut-être Deuils de cire et Nénuphars noirs…
Servaz capta un mouvement à la limite de son champ de vision. Espérandieu s’était redressé.
— Martin, viens voir.
Il s’approcha. Vincent tenait une grosse chemise cartonnée entre ses mains. Son adjoint souleva la couverture. Il s’inclina et écarquilla les yeux : dans l’ombre et à cause de sa presbytie, les caractères imprimés étaient flous. Il sortit ses lunettes et lut « Chapitre 1 » en haut de la première page. Vit le volumineux paquet de feuillets en dessous : ils avaient trouvé le manuscrit d’Erik Lang.
Assise devant son écran, Samira Cheung tripotait le piercing à sa lèvre inférieure en inspectant la page Facebook de Rémy Mandel. Elle avait recensé les groupes auxquels il appartenait, pour la plupart des groupes ouverts de lecteurs — et exclusivement des lecteurs de romans policiers, à l’exception d’une phalange de mordus de S-F. Elle avait passé en revue les publications déjà existantes sans rien noter d’intéressant, activé les notifications pour être informée des prochaines et gardé le seul groupe fermé, Le Cœur révélateur, pour la fin.
Elle cliqua sur Rejoindre ce groupe pour envoyer une demande d’inscription aux administrateurs mais — puisqu’il s’agissait d’un groupe privé — elle devrait attendre qu’ils l’acceptent avant de pouvoir interagir avec les autres membres. Elle en profita pour aller se chercher un café. Quand elle revint, Samira vit qu’elle avait un nouveau message dans Facebook Messenger. Elle se laissa tomber sur sa chaise et fit tourner son piercing autour de sa lèvre inférieure avec sa langue avant de l’ouvrir.
Chère Samira,
Nous sommes heureux de t’accueillir au sein de notre communauté des membres du Cœur révélateur. Ici, il n’est question que de thrillers, de romans noirs et de romans policiers. Si tu préfères les feel good books et le porno soft, passe ton chemin.
Cependant, ne devient pas membre du Cœur révélateur qui veut. Ici, nous n’acceptons que de vrais connaisseurs. Il va donc te falloir démontrer tes aptitudes. Es-tu prête ?
Elle mata l’écran, incrédule. C’était quoi, ça ? Samira s’envoyait des romans policiers depuis l’âge de douze ans, à raison d’une quarantaine de titres par an. Père Brown était une référence évidente à l’œuvre de G.K. Chesterton. Elle hésita pendant trois secondes, puis sourit largement. Très bien, allons-y, Père Brown. Elle balança une réponse aussi laconique que possible :
[Oui]
La première question ne tarda guère :
[Q. Qu’est-ce que Le Cœur révélateur ?]
— Hé hé ! s’exclama-t-elle avant de répondre sans hésiter :
[R. Une nouvelle d’Edgar Allan Poe]
Père Brown ne roupillait pas car la deuxième question arriva aussitôt :
[Q. Qui fut appelé l’Ogre de Milwaukee ?]
[R. Jeffrey Dahmer]
[Q. C’était facile. Un peu plus difficile à présent. Quel nom de personnage signifie « refaire une lecture » en anglais ?]
Elle commençait à trouver ce petit jeu marrant. Surtout avec Google pour l’aider. Mais elle se doutait bien que viendrait un moment où les réponses ne seraient pas aussi fastoches :
[R. Ripley, de Patricia Highsmith]
[Q. Excellent. Qui est l’auteur de ce cryptogramme ?]
Elle sourit derechef. Merde, Père Brown, t’es un sacré rigolo.
[R. Le Tueur du Zodiaque]
Le message suivant n’était pas une question :
[Tu t’en sors très bien. Bravo. Voyons la suite.]
Fuck you, pensa-t-elle. Envoie la sauce, gros malin.
[Q. Quel nom en quatre lettres désigne à la fois un musicien de rock et un personnage de polar ?]
Ah, ah, pensa-t-elle. Ce Père Brown doit être un masturbateur compulsif.
Il lui fallut cependant réfléchir une dizaine de secondes avant de trouver la réponse, et la réaction fut immédiate :
[T’es rapide, dis donc. Encore deux questions et tu seras admise au Walhalla. Accroche-toi.]
[Suis prête. Feu à volonté.]
[Q. Quel roman a une première partie intitulée « Les chagrins de la police » ?]
Zut. Un petit détour par Google et elle revint avec la réponse.
[R. Balzac, Une ténébreuse affaire]
Samira sortit une tablette de chocolat noir de son tiroir, croqua un carré. Selon certaines études, le chocolat noir contenait deux fois plus d’antioxydants que le thé noir et quatre fois plus que le thé vert.
[Q. Attention, la dernière : quel meurtrier de papier a un nom de pinard ?]
Elle fronça les sourcils. Putain, c’était quoi, cette question débile ? Non, sans déc. Un nom de vin ? Elle ne buvait pas de vin ! Rien que des alcools forts et du café. Elle tripota son piercing. Bon Dieu, c’était qui les membres de ce club ? Des adeptes de la branlette intellectuelle ? Des rats de bibliothèque ?
Elle croqua un nouveau carré. Elle avait aussi envie de s’en griller une.
Quel meurtrier de papier a un nom de pinard ?
Et merde.
— Rémy, vous avez une explication ? dit Servaz.
Mandel se mordait la lèvre comme un gamin pris en faute. Servaz croisa son regard. Des yeux de cerf aux abois cerné par la meute, roulant follement au fond des orbites grises, tandis que son cerveau cherchait une issue.
— Selon Erik Lang, on lui a volé son manuscrit… Vous avez volé le manuscrit de Lang, Rémy ?
Le géant secoua vigoureusement la tête, mais sans ouvrir la bouche.
— Alors, comment se fait-il qu’il ait atterri ici ?
— … cadeau…
Il avait parlé si bas que Servaz avait d’abord compris « radeau ».
— Hein ?
— M’en a… hmm… fait cadeau…
— Qui ça ?
Erik… monsieur… Lang…
Servaz laissa passer un long silence avant de demander :
— Vraiment ? Dans ce cas, pourquoi nous a-t-il dit qu’on le lui avait volé ?
Rémy Mandel haussa les épaules avec une mimique presque comique.
— Sais pas…
— Pourquoi Erik Lang vous aurait-il fait cadeau d’un manuscrit même pas terminé, Rémy ?
— … fidélité…
Encore un mot marmonné, incompréhensible.
— Quoi ?
— Hmm… pour me remercier de ma fidélité, articula le géant en déglutissant. Suis son… hmm… plus vieux fan.
— Mais il travaillait sur ce texte.
— Il avait… Il avait des sauvegardes… C’est rien qu’une impression…
— À quelle occasion vous en a-t-il fait cadeau, Rémy ?
Le géant resta muet. Manifestement, il n’avait pas de réponse à cette question. Servaz examina la première page, celle qui s’intitulait « Chapitre 1 ».
— Il n’est même pas dédicacé, fit-il remarquer.
Nouveau haussement d’épaules.
— Vous savez ce que je crois ? Je crois que vous l’avez volé, Rémy. La nuit où vous êtes entré chez les Lang. La nuit où vous avez frappé Erik Lang, puis sa femme dans le vivarium. Pourquoi vous avez libéré les serpents, Rémy ?
Mandel lui jeta un regard horrifié.
— Cadeau ! Cadeau !
Le géant était de plus en plus agité.
— Du calme, Rémy. Du calme, dit Servaz qui commençait à se demander s’ils n’auraient pas dû venir en nombre pour l’appréhender.
Il jeta un coup d’œil à Espérandieu, qui paraissait penser la même chose que lui. Dans cet espace réduit, si Mandel se jetait sur eux, il allait faire du grabuge avant qu’ils parviennent à le maîtriser. Servaz fit pourtant un pas pour se placer entre le fan et la porte et lui interdire toute fuite de ce côté. Un tressaillement parcourut le grand corps de ce dernier tandis que son expression se faisait de plus en plus inquiète.
— Du calme, Rémy, répéta Servaz doucement. Vous allez nous accompagner à l’hôtel de police, d’accord ? On a quelques questions à vous poser.
Il fut frappé par le changement soudain de physionomie du géant. Comme si toute angoisse l’avait quitté d’un seul coup, il sembla brutalement résigné, sans force, éteint. On eût dit un sportif qui se relâche après un effort violent. Mandel ferma les yeux, respira, hocha la tête.
Servaz sortit lentement les menottes.
— Rémy Mandel, à compter de ce jeudi 8 février, 11 h 03, vous êtes placé en garde à vue.
— Rémy Mandel, vous êtes placé en garde à vue pour une durée de vingt-quatre heures renouvelable à compter de ce jour 8 février, répéta Servaz dans les bureaux du SRPJ. Vous avez le droit de voir un médecin, le droit de faire prévenir un membre de votre famille. Vous avez aussi le droit de ne rien dire, et le droit de demander l’assistance d’un avocat, ajouta-t-il en glissant très rapidement sur cette dernière partie. Cette audition est filmée par la petite caméra que vous voyez là. Il va vous être fourni un repas et une boisson. Est-ce que vous vous sentez bien ? Est-ce que vous avez besoin d’un médecin ? Est-ce que vous avez soif ? Est-ce que vous avez des allergies alimentaires ?
Quelques minutes plus tôt, il avait informé le parquet par téléphone. Il avait délibérément noyé la seule question importante — voulait-il oui ou non la présence d’un avocat ? — sous un flot de questions annexes. Mais Rémy Mandel semblait plutôt à l’ouest.
— Vous avez compris ? insista-t-il.
Le géant opina.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
Il fit non de la tête. Servaz respira. Samira fit irruption dans son bureau.
— Vous avez deux minutes, patron ?
Il regarda sa montre.
— Deux minutes, pas plus, la GAV a commencé.
Il appela Espérandieu et lui demanda de tenir le fan à l’œil : on avait déjà vu des gardés à vue sauter par une fenêtre, même d’un deuxième étage.
— J’ai une question à laquelle je ne sais pas répondre, dit-elle en lui montrant l’écran de son ordinateur.
— Laquelle ?
— Quel meurtrier de papier a un nom de pinard ?
— Hein ?
Elle la répéta. Il la fixa, incrédule.
— Tu as interrompu la GAV pour me demander de t’aider à répondre à un quizz ?
Samira Cheung soupira.
— Il ne s’agit pas d’un quizz mais d’un test pour accéder à un groupe fermé sur Facebook auquel Mandel appartient. J’essaie de déterminer s’il a interagi la nuit où Amalia Lang est morte. Mais pour ça, il faut d’abord que je réussisse à entrer.
Servaz réexamina la question. Puis il s’assit à la place de Samira et pianota la réponse. Un message leur parvint dix secondes plus tard.
Félicitations ! Te voilà membre du Cœur révélateur !
Il allait franchir le seuil du bureau en sens inverse quand elle l’interpella.
— Attendez, patron…
Il se retourna. Samira était penchée sur son écran. Il revint vers elle.
— Rémy Mandel a publié deux posts dans le groupe Le Cœur révélateur la nuit et à l’heure approximative où a été tuée Amalia Lang… Et il a échangé à plusieurs reprises au cours des heures suivantes…
— Et depuis ?
— Rien, on dirait.
— Belle coïncidence… Ça ressemble fort à une façon de se fabriquer un alibi, ça, non ? Est-ce qu’il aurait pu le faire depuis son portable ?
— Bien sûr.
— Il faut voir si son appareil a borné le relais qui dessert Vieille-Toulouse.
Samira marmonna un juron. Elle pianota sur son clavier et, la seconde suivante, elle était connectée à la PNIJ, la plateforme nationale des interceptions judiciaires, l’interface pour les écoutes et les réquisitions aux opérateurs. Développée pour un coût total de cent cinquante millions d’euros par un géant de l’électronique spécialisé dans l’aéronautique, la défense et le transport terrestre, la plate-forme — dont l’usage au sein des services de police était devenu obligatoire depuis le 12 septembre dernier — ne cessait de faire tourner ses utilisateurs en bourrique par ses dysfonctionnements. Le plus bel exemple à ce jour étant ce suspect placé sur écoute par les Stups qui avait été tout étonné d’entendre sur son propre téléphone la conversation qu’il venait d’avoir. Le seul point positif était les réquisitions aux opérateurs pour obtenir une facture détaillée ou une géolocalisation, lesquelles s’opéraient en trois clics avec réponse dans la demi-heure qui suit.
— Il aurait aussi pu les programmer, dit-elle sans cesser de pianoter. Je vois ici qu’il est dans la liste des modérateurs.
— Quoi ?
— Les posts : il aurait pu les programmer.
— Tu peux vérifier ?
— Je ne sais pas… Il me faudrait ses codes mais, même comme ça, s’il a désactivé les notifications concernant le groupe et la publication programmée, on ne verra rien. Je peux toujours demander à la direction technique de regarder. On a son ordinateur et son portable. Mais je ne suis pas sûre qu’ils puissent avoir l’info si facilement — Facebook, c’est opaque, ils répondent quand ça leur chante — ni que cela impacte le disque dur. À mon avis, non…
Elle décrocha son téléphone. Servaz sortit dans le couloir et attrapa le sien pour appeler Erik Lang.
— On a retrouvé votre manuscrit…
— Quoi ? Où ça ?
L’écrivain paraissait stupéfait.
— Chez un fan. Rémy Mandel, ça vous dit quelque chose ?
— Oui. Bien sûr.
— Il prétend que vous lui en avez fait cadeau.
Un silence à l’autre bout.
— Il ment. (Une pause.) Si c’est lui qui était chez moi l’autre nuit, c’est donc lui qui a frappé ma femme. Vous allez l’arrêter ?
— Il est en garde à vue. On vous tiendra au courant…
— Vous allez le déférer devant un juge ?
— Il est en garde à vue, répéta Servaz qui se souvint qu’on n’avait volé ni les bijoux ni les montres de luxe. M. Lang, à combien vous estimeriez vos bijoux et vos montres ?
— Aucune idée…
— J’ai juste besoin d’un ordre de grandeur.
— Disons, dans les cent mille euros au bas mot. Peut-être plus… Pourquoi ? Ils n’ont pas été volés…
— Merci, dit-il et il mit fin à la communication.
Il revint dans son bureau. Mandel mangeait un sandwich. Il dévorait avec une concentration étonnante compte tenu des circonstances. Servaz s’assit derrière son ordinateur et mit en route la caméra.
— Rémy, M. Lang affirme que vous mentez, qu’il ne vous a pas fait cadeau du manuscrit.
Le grand fan lui jeta un regard chafouin.
— C’est lui qui ment…
Ceci d’une voix si ténue qu’il n’avait pas l’air d’y croire lui-même.
— Où étiez-vous dans la nuit de mardi à mercredi vers 3 heures du matin ?
— Chez moi…
— Vous dormiez ?
— J’étais sur mon… hmm… ordinateur… je m’endors tard…
— À quelle heure ?
— 3 heures… 4 heures… 5… ça dépend…
— De quoi ?
— De rien… des gens avec qui je discute.
Samira entra et s’approcha de Servaz. Elle lui murmura quelque chose à l’oreille. Il regarda le fan. Elle venait de lui confirmer qu’il leur était impossible de déterminer si Mandel avait programmé ou non les posts cette nuit-là. Il décida d’y aller au flan.
— Rémy…
— Oui ?
— Pourquoi avez-vous programmé ces posts sur Facebook dans le groupe du Cœur révélateur ?
— Quels posts ?
— Ceux qui ont été publiés hier à 3 h 15 du matin mais que vous avez programmés en réalité bien plus tôt… Si vous étiez chez vous à cette heure-là, vous n’aviez nul besoin de le faire.
Le géant hésita.
— J’avais peur de m’endormir, lâcha-t-il finalement.
— Quel intérêt de publier un post à 3 heures du matin ? (Servaz lut le bout de papier.) The Dark Knight est sans conteste le meilleur de tous les Batman. Quiconque prétend le contraire s’y connaît autant en cinéma que ma grand-mère en voitures de sport. Pourquoi pas avant ? Pourquoi l’avoir programmé, Rémy ? Pourquoi ne pas l’avoir publié directement ?
Mandel resta muet.
— À moins que vous n’ayez voulu faire croire que vous étiez chez vous à 3 heures du matin alors que vous n’y étiez pas…
Pas de réaction.
— Vous avez volé ce manuscrit, Rémy. Vous êtes entré chez Erik Lang et vous l’avez volé…
— Non !
— Vous n’étiez pas chez vous à 3 heures du matin. Vous n’avez pas d’alibi et vous avez le manuscrit. Quelle autre conclusion en tirer ?
— Je ne l’ai pas volé !
— Ah non ?
— Je l’ai acheté…
Servaz haussa un sourcil.
— À qui ? À Erik Lang ?
— À celui qui l’a volé.
Servaz fixait Mandel.
— Comment ça ?
— J’ai reçu un… hmm… message sur un forum, où on me proposait un manuscrit original et encore inédit d’Erik Lang.
— Quand ça ?
— La nuit d’avant-hier.
La nuit du meurtre…
— Quelle heure ?
— 1 h 30.
— Et ?
— Je me suis dit que c’était une… hmm… arnaque — tout le monde sait que je suis un fan absolu — et je n’ai pas donné suite. Mais des photos sont arrivées aussitôt après. Euh… trois photos, pour être exact.
— Que montraient-elles ?
— La première montrait le… hmm… texte dactylographié… avec des annotations de la main d’Erik Lang : j’ai reconnu son écriture tout de suite… Je… enfin, vous savez… je suis un spécialiste… Sur la deuxième, on voyait… euh… le manuscrit sur un bureau avec une… hm-hm… bibliothèque en arrière-plan.
— Et la troisième ?
— Elle provenait d’un magazine : Erik Lang assis derrière le même bureau… Chez lui… C’était écrit en dessous.
— Et là, vous y avez cru ?
— Oui.
— Ce forum, on peut le voir ?
Mandel hocha la tête.
— Vous ne vous êtes pas demandé dans quelles circonstances ces photos avaient été prises ?
Il n’obtint pas de réponse, cette fois.
— Combien il en voulait, Rémy ?
— Cher… surtout pour quelqu’un comme moi.
— Combien ?
— Vingt mille…
— C’est une belle somme. Vous les aviez ?
— En bitcoins, oui.
Servaz ne connaissait pas grand-chose à Internet mais il savait tout de même que le bitcoin était une monnaie virtuelle désormais utilisée dans de nombreux échanges sur la Toile. Le dernier ministre des Comptes publics n’avait-il pas rappelé à chaque contribuable de ce pays qu’il fallait inclure dans sa déclaration de revenus toute plus-value réalisée grâce à des opérations en bitcoins ?
— Je… hmm… rends des services sur Internet à des gens moins… doués que moi, ajouta le géant.
Servaz eut envie de demander quel genre de services mais il ne voulait pas perdre le fil.
— Comment avez-vous pris livraison du manuscrit ?
— J’avais rendez-vous sur le parking d’une galerie commerciale, répondit Mandel.
— Où ça ?
Mandel le lui dit.
— La même nuit ?
— Oui.
— Quelle heure ?
— 3 heures…
Servaz se raidit dans son fauteuil.
— Vous avez vu le vendeur ?
— Non.
— Expliquez-moi, Rémy…
— Il n’est pas sorti de sa voiture.
— Quelle voiture ?
— Une DS4. Rouge avec un toit blanc.
— Vous avez noté l’immatriculation ?
— Ben, non. Pourquoi je l’aurais fait ?
— Mais vous l’avez aperçu, n’est-ce pas ?
— La voiture ?
— Le conducteur…
— Oui.
Servaz braqua son regard sur le fan.
— Assez mince, je dirais… et… hmm… vêtu de noir… Il portait des lunettes de soleil et une casquette. C’est tout ce que j’ai vu. Il faisait sombre.
Servaz réfléchit à la question suivante.
— Et comment il vous a remis le manuscrit ?
— D’une voiture à l’autre. Il m’a fait signe de baisser la vitre passager, il a abaissé la sienne et il l’a lancé par la portière.
— Ensuite ?
— J’ai allumé le plafonnier, j’ai jeté un coup d’œil au manuscrit. C’était bien le même que sur la photo, et j’ai reconnu l’écriture d’Erik Lang dans les marges. Pas de doute.
— Et après ?
— J’ai fait signe que c’était bon. Il a fait marche arrière et il est parti.
— C’est tout ?
— Oui.
— Et vous êtes rentré directement chez vous avec le manuscrit ? C’est ça ?
— Oui.
— Quelle voiture vous avez, Rémy ?
— Une Seat Ibiza.
— Vous étiez garé où exactement sur ce parking ? (Servaz se souvenait qu’il y avait plusieurs entrées et plusieurs parcs de stationnement dans ce centre commercial.)
Mandel cita une enseigne bien connue de la grande distribution.
— Vous aviez votre portable avec vous ?
Le fan fit signe que oui. Servaz regarda Espérandieu et se leva. Son adjoint l’imita.
— Dans deux minutes, on file au centre commercial visionner les enregistrements des caméras de surveillance, dit le chef de groupe dans le couloir. Dis à Samira de vérifier si le portable de Mandel a borné dans le secteur entre 2 h 30 et 3 h 30 du matin.
Espérandieu acquiesça et disparut dans son bureau. Servaz reprit sa place.
— Rémy, vous vous souvenez de l’affaire de 1993 ?
— Quoi ?
— 1993. L’affaire des Communiantes. J’ai vu une coupure de presse sur votre mur. Et cette… robe…
Le fan leva les yeux, leurs regards se croisèrent.
— Oui ?
— Vous vous en souvenez ?
— Oui…
— Vous aviez quel âge en 1993, Rémy ?
— Je sais pas…
— Si j’en crois votre carte d’identité, vingt-six ans.
— Possible…
Servaz sentit la tension revenir. Mandel avait de nouveau quelques difficultés à s’exprimer.
— Vous faisiez quoi ? Vous étiez étudiant ?
— Non, non… Je travaillais.
— Dans quoi ?
— Euh… J’aidais mon père.
Servaz attendit la suite.
— Il s’occupait de… hmm… l’entretien du Stadium. Il m’a fait entrer dans l’équipe d’entretien…
Servaz tressaillit. Le Stadium. Sur l’île du Ramier. En 1993, Rémy Mandel travaillait à quelques centaines de mètres à peine de l’endroit où on avait trouvé les corps d’Ambre et Alice Oesterman.
— Vous étiez déjà fan d’Erik Lang à cette époque ?
— Oui, bien sûr.
Tandis qu’ils roulaient vers le centre commercial, cent questions se levaient dans son esprit. Était-il possible que la présence du fan sur l’île du Ramier vingt-cinq ans plus tôt fût une coïncidence ? Et qu’aujourd’hui, on retrouvât le manuscrit volé à l’auteur la nuit du meurtre de sa femme dans la mansarde de ce même fan ? Mais si Mandel disait la vérité ? Il devait bien savoir qu’ils allaient vérifier… S’il s’avérait que quelqu’un d’autre était entré chez les Lang ? Pourquoi courir un tel risque pour vingt mille euros alors qu’il y avait pour plus de cent mille euros de bijoux et de montres dans la maison ? Un vol de manuscrit dans un but crapuleux n’avait pas de sens. Il y avait quelque chose dans tout ça qui leur échappait.
Et pourquoi la femme de Lang était-elle si maigre et son estomac si petit ? Pourquoi avait-on ouvert les cages des serpents et laissé la porte ouverte ? Il se rendit compte que, depuis qu’il avait découvert la tenue de communiante, la veille, l’inquiétude ne le lâchait plus.
Ils se garèrent sur le parking du centre commercial, qui affichait fièrement ses cent boutiques et ses six restaurants, à l’est de l’agglomération toulousaine.
Servaz eut un petit sourire en coin en descendant de voiture : il avait déjà repéré plusieurs caméras. Ils pénétrèrent dans la galerie et demandèrent à voir le chef de la sécurité au vigile près de l’entrée. L’homme engoncé dans un costume trop petit les conduisit dans un bureau sans fenêtres où une autre armoire à glace au costume tout aussi étriqué considéra leurs cartes avec dédain.
— On a besoin de voir les enregistrements des caméras du parking, dit Servaz d’emblée.
Le chef de la sécurité fronça les sourcils.
— Pourquoi vous voulez les voir ?
— On n’a pas à vous le dire, rétorqua Espérandieu.
— On enquête sur une affaire de meurtre, lâcha Servaz. On pense que le meurtrier s’est peut-être trouvé sur votre parking.
Il savait d’expérience que, quand on voulait obtenir la collaboration d’un témoin, mieux valait lui donner l’impression qu’il était important pour l’enquête. Le visage du chef de la sécurité s’illumina.
— Ah, ça, alors, c’est quelque chose ! Une affaire de meurtre…, répéta-t-il comme s’il savourait les mots.
Il décrocha son téléphone.
— Nicolas, tu peux venir ?
Deux minutes plus tard, un jeune homme aux allures de geek qui paraissait le frère jumeau d’Espérandieu avec sa mèche rebelle balayant son front entra dans la pièce et adressa un laconique « salut » à la cantonade avant de s’avancer vers le chef de la sécurité.
— Ces messieurs sont de la police, annonça celui-ci. Ils enquêtent sur une affaire de meurtre, insista-t-il gravement. L’assassin s’est peut-être trouvé sur le parking. Ils ont besoin de voir les enregistrements des caméras de surveillance.
Le jeune geek pivota vers Servaz et Espérandieu, écarta la mèche devant ses yeux, les dévisagea.
— Suivez-moi, dit-il.
Ils ressortirent à la queue leu leu, franchirent les portillons, se faufilèrent entre des caddies pleins et des rayons de surgelés, franchirent une porte entre le rayon viandes et le rayon produits laitiers, longèrent un couloir puis une salle de repos vitrée avec des chaises et des distributeurs de boissons et pénétrèrent finalement dans une autre pièce sans fenêtre.
Deux bureaux, des écrans d’ordinateur, une affiche de Star Wars, une autre de Big Bang Theory, de toute évidence épinglées par leur guide, qui se tourna vers Vincent — sans doute reconnaissait-il en lui un congénère —, ses yeux noisette et vifs pétillant de curiosité.
— Voilà. C’est ici que toutes les images arrivent, déclara-t-il.
— Combien de caméras sur le parking devant l’entrée ? demanda Espérandieu.
— Huit. Trois dômes et cinq tubes. Caméras de surveillance IP…
— Infrarouge ?
— Non. Pas la peine. Toutes nos caméras sont équipées de leds. On peut voir jusqu’à zéro lux. La seule différence, c’est que les enregistrements de jour sont en couleur, ceux de nuit en noir et blanc…
— L’enregistreur est un NVR ?
Servaz était largué.
— Bien sûr. Relié par câble Ethernet à une box, pour qu’on puisse visionner les vidéos de n’importe où à partir de son téléphone… Vous cherchez quoi ?
— Les images de la nuit du 6 au 7 février, dit Vincent, vers 3 heures du matin.
Servaz vit la lueur dans le regard du gamin — et son sourire : participer à une enquête de police, c’était autrement excitant que la routine de la vidéosurveillance.
— Hmm. Il s’est passé quoi ? Quelqu’un a été tué sur le parking ?
— C’est secret, dit Espérandieu, et les paupières du geek se plissèrent de frustration.
— OK… Les images sont sur ce disque dur. Mille Go. Trente jours d’enregistrement. Je vais vous mettre les huit caméras en parallèle en mosaïque, dit-il. Si l’une d’elles vous intéresse plus particulièrement, on la passera en plein écran, d’accord ?
— Merci.
Le jeune homme effectua la manipulation. Les images étaient assez nettes malgré la faiblesse de l’éclairage, mais on ne voyait guère que des emplacements vides et des marquages au sol avec, sur certaines, le grand bâtiment plat de la galerie commerciale et de l’hypermarché en arrière-plan, sa robuste grille losangée baissée sur les portes vitrées de l’entrée. Tout était rigoureusement immobile.
Servaz regarda l’heure défiler dans le coin. 3 : 05, 3 : 06, 3 : 07…
Rien ne bougeait. Pas même un matou à l’horizon. Puis, à 3 : 08, une paire de phares apparut au bout d’une allée. Elle se rapprocha et une DS4 au toit blanc se gara sous l’une des caméras. Servaz sentit son pouls accélérer. Merde, Mandel avait dit vrai. Le conducteur éteignit ses phares.
3 :09.
3 :10.
Rien ne se passait. Ils distinguaient le toit et le pare-brise de la voiture sur un plan. Une vague silhouette au volant sur un autre.
— On peut mettre cette séquence-ci plein écran et la repasser au ralenti ? demanda-t-il.
— Depuis l’apparition des phares ?
Il entendit l’excitation dans la voix du jeune geek.
— Oui, s’il vous plaît.
Les phares repartirent en marche arrière, disparurent, puis refirent le même trajet à vitesse réduite, occupant tout l’écran, cette fois.
— Arrêt sur image, dit soudain Servaz.
L’image se figea, comme gelée, au moment où la DS4 virait pour se garer. Ils distinguaient nettement une casquette, des lunettes noires derrière le volant.
— On peut avoir une impression ?
— Une copie numérique plutôt, rectifia Espérandieu. Sur clef USB. C’est possible ?
— Bien sûr.
— La direction technique pourra peut-être obtenir une meilleure résolution, expliqua son adjoint.
Servaz sourit et hocha la tête en signe de compréhension.
— Revenez à la mosaïque et continuez, dit-il.
À 3 : 11, une deuxième paire de phares fit son apparition sur plusieurs plans, se rapprocha d’une des caméras, glissa sous une autre et s’en éloigna, imitant le trajet de la DS4 à côté de laquelle elle vint se garer. Une Seat Ibiza.
Mandel…
— Ce plan-ci, dit Servaz. Plein écran.
Le jeune homme obtempéra.
— Plan fixe, dit le flic.
On ne discernait pas les traits du géant mais on voyait bien que son crâne touchait le toit de la voiture trop petite pour lui. Servaz fixait l’écran à s’en crever les yeux.
— Continuez.
Le fan coupa à son tour ses phares. Les deux hommes abaissèrent leurs vitres — Mandel la vitre passager, l’autre la vitre conducteur. Ils durent se parler car les lèvres de Mandel bougeaient dans la pénombre, puis l’autre homme passa le bras par sa portière. Ils ne virent pas ce qu’il avait jeté mais, l’instant d’après, une source lumineuse éclaira l’habitacle de la Seat Ibiza et le profil de Mandel apparut nettement.
— Arrêt sur image… Copie… Continuez…
Tout se passa comme Mandel l’avait décrit. Il examina ce qui se trouvait sur le siège passager, fit un signe à son voisin, éteignit la lumière intérieure ; la DS4 ralluma ses phares, qui illuminèrent un grand panneau publicitaire devant elle, amorça une marche arrière, vira et repartit.
— Maintenant ! s’exclama Servaz. Arrêt sur image !
La voiture s’immobilisa brusquement, comme stoppée en plein élan. Filmée par l’arrière et légèrement de haut.
— Zoom, ordonna-t-il. Descendez… Grossissez…
Ils avaient compris où il voulait en venir : la plaque d’immatriculation envahit l’écran.
Le soir commençait à descendre tandis qu’ils roulaient vers l’ouest puis le sud, le long de l’A64 — la « Pyrénéenne » —, et Servaz ne put s’empêcher de se tendre, comme chaque fois qu’il empruntait cette autoroute en direction des montagnes.
Des images naissaient et disparaissaient dans son esprit : un institut psychiatrique au fond d’une vallée, une colonie de vacances au milieu des bois et de la neige, un sinistre club de violeurs d’enfants, une avalanche, un château blanc, un cheval décapité… Il n’oublierait jamais cet hiver 2008–2009. Il avait parfois l’impression qu’il était vraiment né en tant que flic cet hiver-là. Et son estomac ne cesserait jamais de se nouer à l’approche de ces sommets, de ces confins.
Ils quittèrent l’autoroute à la hauteur de Saint-Gaudens et poursuivirent cap au sud, droit sur les cimes, s’enfonçant dans une campagne sans neige, mais quadrillée de champs, de bois, de routes, de villages réduits à deux ou trois maisons, avec parfois une église depuis longtemps désertée jouxtant un cimetière tout aussi délaissé et une rivière qu’ils franchissaient rapidement et qui murmurait dans le soir. Mais toujours, fermant l’horizon au-delà de la houle des collines, dressée dans le ciel s’assombrissant, l’impressionnante barrière : primitive, sauvage, convulsive, la masse pierreuse semblait les défier — et Servaz la regardait approcher en même temps que la nuit avec une appréhension qui grandissait.
Les villages défilèrent. Rieucazé. Lespiteau. Soueich. Aspet. Puis la route se mit à grimper et s’étrécit, bordée de parapets de pierre et surplombée par de grandes pentes obscurcies de hautes sapinières qui cachèrent le ciel et firent tomber sur eux une pénombre précoce, tandis qu’ils s’enfonçaient toujours plus avant dans le mystère.
— On est encore loin ? demanda-t-il, la boule au ventre.
L’immat avait parlé : le propriétaire de la DS4 s’appelait Gaspard Fromenger. Selon le service des cartes grises et les impôts, il dirigeait une entreprise forestière basée à Salies-du-Salat. Ils avaient joint le siège social et on leur avait expliqué que M. Fromenger était dans la montagne avec ses équipes, en train d’exploiter une coupe au fond d’une vallée à la frontière de la Haute-Garonne et de l’Ariège. En gros : le bout du monde…
— Une dizaine de kilomètres, répondit Espérandieu tandis qu’ils longeaient un torrent aux eaux turbulentes et rapides.
L’estomac de Servaz appréciait de moins en moins les virages. Ici tout n’était que cols — qu’on appelait des ports —, ponts, passages, franchissements, gaves, nestes, lacets. On ne circulait pas : on louvoyait, on serpentait, on s’élevait et on descendait — à la manière des navigateurs et des explorateurs du XIXe siècle.
Une ultime et rude montée parmi les conifères et les fougères, et Espé coupa le moteur. Servaz entendit les eaux du gave en contrebas lorsqu’il descendit, et un air froid et humide se plaqua sur sa figure. De chaque côté se levaient les flancs abrupts de la montagne, couverts de troncs immenses qui s’élançaient vers le ciel de plus en plus sombre et que les phares illuminaient à leur base. Levant les yeux vers la cime des arbres, il vit une lune irréelle briller entre les sapins, bien que, plus bas, il distinguât les derniers feux du crépuscule.
Il faisait froid. Il referma la fermeture Éclair de son anorak, aperçut des plaques de neige, pareilles à des mycoses blanches, sur la pente. La forêt n’était pas silencieuse. Elle résonnait du bruit des machines, de cris et de sifflets. Le vacarme provenait de plus haut. Un sentier partait juste devant eux, creusant une large trouée qui grimpait droit parmi les sapins, labourée d’énormes traces de pneus. Un écriteau interdisait d’aller plus loin, mais ils le dépassèrent et commencèrent à escalader la pente très raide au milieu des ornières.
Ils avaient allumé leurs torches et le faisceau de leurs lampes se mit à danser en pleine forêt. Ils n’avaient pas fait cent mètres qu’une silhouette surgit d’entre les arbres en agitant les bras et descendit vers eux à grandes enjambées, bondissant par-dessus les fondrières.
— Vous n’avez pas vu le panneau ? C’est interdit de passer par ici ! Vous devez rebrousser chemin !
L’homme portait un casque de protection orange fluo et une combinaison de même couleur. Ils sortirent leurs cartes.
— Écoutez…, dit-il, c’est dangereux ici. On ne peut pas assurer votre sécurité.
— C’est vous, Gaspard Fromenger ?
L’homme fronça les sourcils sous son casque.
— Non. Pourquoi vous le… ?
— Conduisez-nous à Gaspard Fromenger.
Le forestier hésita tout en lissant sa barbe, regarda autour de lui comme si la réponse pouvait venir de la forêt, haussa les épaules et fit demi-tour.
— Suivez-moi.
Ils le suivirent. D’abord sur le sentier, ensuite à travers bois. C’était facile de progresser dans cette haute futaie régulière où les branches basses avaient été élaguées afin d’obtenir des troncs lisses et où l’essentiel des autres végétaux était constitué de fougères et de ronces. L’air sentait le bois coupé, la résine, les aiguilles de sapin, la terre et la neige fraîche. Et aussi l’âcre odeur des gaz d’échappement crachés par les machines, dont les grondements emplissaient la forêt, en même temps que les appels et les contre-appels des bûcherons.
Tout à coup, elle frémit, un craquement sinistre se fit entendre, suivi d’un grand froissement de feuillages, et un tronc s’abattit quelque part.
Ils parvinrent à l’endroit où se tenaient la plupart des hommes. Servaz entrevit des tracteurs perchés sur d’énormes roues crénelées, des remorques et des grues, tels des animaux de métal rassemblés dans l’incendie des phares. Une meute mécanique au cœur de la forêt. Tous les bûcherons portaient le même casque et la même combinaison.
— Lequel d’entre vous est Gaspard Fromenger ? lança Servaz.
Un des hommes montra un point plus haut.
— Gaspard est avec l’abatteuse. Je vous déconseille de vous approcher.
— Il ne peut pas s’arrêter ? gueula-t-il pour couvrir le vacarme.
— Avec ce boucan, il ne vous entendra pas ! Il va falloir attendre qu’il ait fini !
— Il en a pour longtemps ?
— Une heure…
— Pas le temps d’attendre, on y va ! décréta Servaz après une seconde de réflexion. C’est par où ?
— C’est dangereux !
— C’est par où ?
— Par là… Mettez au moins un casque !
Le bûcheron leur en avait tendu un à chacun. Servaz posa le sien sur son crâne sans même l’attacher et se mit en marche vers les lueurs dansantes qu’il apercevait dans le sous-bois.
Plus il approchait, plus le bruit était assourdissant. Il n’avait jamais rien entendu de semblable. Puis il la vit, la machine. Une cabine en plexiglas perchée sur six grandes roues, dont les deux à l’arrière avaient la taille d’un homme, et un bras articulé terminé par une pince équipée de rouleaux et de lames de tronçonneuse.
La grosse pince se balança et tourna autour du tronc d’un sapin avant de l’embrasser dans une étreinte mortelle et de le trancher comme une vulgaire allumette. Après quoi, elle le mit à l’horizontale, puis entama avec un hurlement métallique qui ressemblait au bourdonnement d’un millier de frelons un va-et-vient le long du tronc pour l’ébrancher en un rien de temps, le laissant aussi lisse et nu qu’un tuyau, avant de le tronçonner en sections prêtes à être chargées dans l’une des remorques. L’opération n’avait pas pris plus d’une minute. À ce rythme, la forêt pouvait disparaître en quelques jours — et Servaz pensa à ce prédateur unique qu’est l’homme, seule espèce à détruire son habitat naturel.
Il profita d’un moment d’accalmie pour s’avancer et agiter les mains, mais le bras articulé ondula de nouveau comme un serpent et la créature de métal s’attaqua à un autre tronc.
Là-bas, dans la bulle de plexiglas, le type manipulait son joystick, indifférent à sa présence. Il s’approcha encore. Très près, cette fois. Fromenger stoppa enfin sa machine et ouvrit sa portière.
— Hé ! Vous êtes malade ! Qu’est-ce que vous foutez là ? tonna-t-il. Vous voulez recevoir un tronc sur la tête ?
— Ça fait un moment que je vous fais des signes ! Pourquoi vous les avez ignorés ?
— Cet engin vaut deux cent mille euros ! lui cria Gaspard Fromenger. Faut le rentabiliser ! Qu’est-ce que vous croyez ? Foutez le camp ! Je sais pas qui vous êtes mais vous n’avez rien à faire ici ! Dégagez ou je descends vous botter le cul moi-même !
Servaz songea à un autre mâle alpha semblable à celui-ci, pareillement barbu, un autre Loup Larsen sorti d’un roman de Jack London. Fromenger lui faisait penser à Léo Kowalski. Il sortit sa brème et la brandit dans le halo aveuglant des projecteurs.
— Police !
Fromenger se figea. Il fixait la carte bleu-blanc-rouge sans rien dire. Soudain, il sauta à bas de la machine et déguerpit dans les bois.
— Hé ! s’écria Servaz. Hé !
Sans réfléchir, Martin s’élança à sa poursuite, au milieu des fougères, par-dessus les grosses branches disséminées par la machine. Son casque glissa et tomba quelque part. Une branche dépassant d’un tronc l’égratigna au front et l’étourdit un instant, mais il continua de courir en s’efforçant de ne pas perdre Fromenger de vue.
— Fromenger ! Revenez !
Très vite, le terrain s’inclina, la pente s’accentua et ils se mirent à descendre. Servaz prit conscience qu’il s’était lancé dans une expédition passablement hasardeuse. Alors qu’il dévalait le talus de plus en plus raide, il entrevit la silhouette de Fromenger beaucoup plus bas, bondissant entre les arbres.
Bon Dieu ! Où allait-il comme ça ?
À présent, il devait freiner plutôt qu’accélérer pour ne pas tomber en avant tant la déclivité était importante. Les bois s’épaissirent, de même que l’obscurité. En dégringolant le ravin dans le noir, il s’empêtrait dans une brousse de plus en plus dense de ronces, de taillis, de feuillages et de jeunes arbustes, en priant pour que le sol ne se dérobe pas sous ses pieds. Des toiles d’araignées gluantes frôlaient son visage et, à plusieurs reprises, les petites branches coupantes et pointues des conifères griffèrent ses mains et déchirèrent son blouson avec un bruit sec, mais il n’y prêta pas attention.
— Fromenger ! Revenez !
Les derniers feux du crépuscule s’étaient éteints. Il ne régnait plus au-dessus des arbres qu’un clair de lune bleuté cisaillé par la masse inquiétante des sapins. Face à lui se dressait l’autre versant de la montagne, de plus en plus proche, sombre et froid. Ils étaient en train de s’enfoncer dans un canyon très profond, étroit et en forme de V, et il entendait le bruit d’un cours d’eau en bas, un chant triste et lugubre comme la voix d’une sirène dans le noir.
— Fromenger !
Son esprit désormais réduit aux pensées les plus élémentaires, tandis qu’il s’écorchait aux halliers, il entendit le vent siffler dans les sapins, sentit les ramures pleines d’aiguilles mouillées fouetter ses joues, la boue et la neige entrer dans ses chaussures, le goût du sang sur ses lèvres et son cœur qui pompait avec désespoir. Il était devenu un animal luttant pour sa survie. Pris au piège et se débattant. Il envisagea un instant la possibilité de tomber dans un gouffre invisible, car la lune qui clignotait entre les cimes des arbres disparaissait et réapparaissait comme un faon craintif, n’éclairant plus qu’un bout de ciel, là-haut. Il n’était même pas sûr d’avoir la force de remonter, le plus simple était de continuer à descendre. Encore et encore…
Une brusque inclinaison du terrain le fit trébucher, chuter en avant et se tordre la cheville, il se cogna la tête contre un tronc et jura. Toucha son visage et comprit qu’il saignait, un genou en terre, la cheville douloureuse. Mais il se releva et repartit de plus belle, malgré la douleur. Soudain, les buissons s’écartèrent et il émergea sur un espace dégagé, dut freiner des quatre fers. Il avait débouché sur un éperon rocheux au-delà duquel il n’y avait que le vide.
Noir et terrifiant.
Il eut un haut-le-cœur en pensant qu’il avait bien failli foncer dedans.
Légèrement sur sa gauche, une étroite passerelle enjambait le ravin et il aperçut la silhouette de Fromenger qui atteignait l’autre côté, ses pas résonnant sur la structure d’acier. Fromenger n’avait pas atterri ici par hasard : il avait ses repères dans cette forêt, même de nuit, contrairement à lui.
Plié en deux, il mit ses mains sur ses genoux et respira à grandes goulées l’air nocturne. Un point de côté lui transperçait le flanc. Il risqua un coup d’œil au-delà des rochers qui encerclaient l’éperon. Tout en bas, le lit du torrent se devinait à quelques reflets argentés dans les ténèbres épaisses qui noyaient le fond du gouffre. Reflets qui lui permirent d’estimer le vide vertigineux qui s’ouvrait en dessous de lui, et ses jambes mollirent. Sur sa droite, il distinguait, dans le clair de lune, le toit couvert de mousse d’une cabane en amont du cours d’eau. La construction était collée à la paroi et presque avalée par la forêt.
Il avala encore un peu d’air froid, toussa, cracha. Il essaya de penser, mais sans y parvenir vraiment. La fatigue, la peur l’aveuglaient. Gravir cette pente interminable et presque verticale à travers les bois lui semblait décidément au-dessus de ses forces, continuer à traquer le bûcheron dans ces ténèbres une folie. Que faire ? Sa poitrine le brûlait, ses genoux tremblaient, sa cheville le lançait. Attendre les autres ? Installer des barrages et battre ensuite la montagne ? Fromenger ne pouvait aller bien loin… Il cracha de nouveau, se racla la gorge et se remit en marche en boitant. Les jambes flageolantes, il posa un pied sur la passerelle, puis un autre. Ça va : ça ne vibrait pas trop. Il se demanda depuis combien de temps elle était là et si elle n’allait pas céder sous son poids. Il faisait trop sombre pour s’assurer de son état. Mais, après tout, Fromenger l’avait déjà franchie et il était plus lourd, à l’évidence. Il s’avança et le bruit du cours d’eau monta jusqu’à lui, ainsi qu’un brouillard d’humidité et de gouttelettes. Soit fatigue soit peur, ses jambes tremblaient de plus en plus violemment. Il allait atteindre le milieu de la passerelle quand quelque chose se passa. Quelque chose à quoi il ne s’attendait pas du tout.
Une silhouette jaillit de l’ombre qui régnait de l’autre côté du ravin et, avec stupeur, Servaz vit Fromenger s’engager sur la passerelle et marcher sur lui à grands pas.
— Qu’est-ce que vous… ?
Servaz se contracta et se prépara au choc. Il n’avait pas le moindre doute sur les intentions belliqueuses du bûcheron et, dans une tentative infructueuse pour prendre les devants, quand celui-ci fut à moins d’un mètre, il lui décocha un coup de poing, mais le forestier l’esquiva et le saisit par le col, le poussant vers la rambarde. La panique s’empara de Servaz quand ses reins heurtèrent le garde-fou. Il agrippa le chandail de son agresseur.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? hurla le forestier. Foutez-moi la paix !
Fromenger le secouait à présent comme un prunier alors qu’il avait la moitié du corps au-dessus du vide, les reins littéralement cassés par la rambarde.
— Fromenger, arrêtez ! Arrêtez, putain, je vais tomber !
— J’en ai assez, vous entendez ?
Il déglutit, sa pomme d’Adam aussi douloureuse qu’un petit os coincé dans sa gorge, avec la sensation que sa colonne vertébrale allait se casser comme une branche sous la pression du garde-fou. La douleur était insupportable et il essaya de frapper le forestier au visage. Mauvaise idée… Ce dernier le repoussa, et Servaz partit d’un coup en arrière, sentit ses pieds décoller du sol, tout son corps faire la culbute. Brusquement, le monde bascula cul par-dessus tête, les montagnes en bas, le vide noir en haut, la forêt au milieu, il s’entendit crier plus qu’il ne cria consciemment — son cri capturé et répercuté par l’écho —, ferma les yeux, s’attendant à tomber dans le vide, à se briser les os sur les rochers du torrent, quand deux mains se refermèrent en même temps sur ses jambes.
Il les rouvrit, se tordit le cou et regarda en direction de ses pieds, vit Gaspard Fromenger arc-bouté contre la rambarde, qui avait passé les bras autour de ses genoux.
— Arrêtez de gigoter ou je vais vous lâcher ! lança le bûcheron en tirant de toutes ses forces.
Centimètre par centimètre, en grimaçant et en ahanant, il le hissa, les mains refermées sur ses cuisses, dans lesquelles la douleur explosait, car les mains puissantes de Fromenger les broyaient, mais, en cet instant, Servaz s’en foutait.
Fromenger continua de tirer, jusqu’au moment où il put basculer le corps de Servaz par-dessus le garde-fou et, sans trop savoir comment, celui-ci se retrouva à quatre pattes sur le sol de la passerelle, le dos et les membres inférieurs meurtris mais vivant. La seconde d’après, ils étaient assis l’un à côté de l’autre, reprenant leur souffle et leurs esprits.
— Putain, dit simplement le bûcheron. Vous m’avez flanqué une de ces frousses.
Ils respiraient aussi fort l’un que l’autre. Servaz frottait l’un de ses coudes, qui le lançait.
— Vous allez me mettre en taule ? voulut savoir son sauveur entre deux respirations.
Servaz en fut sidéré.
— Quoi ?
— C’est bien pour ça que vous êtes là…
Un grand souffle passa à travers la forêt, courant le long du ravin, agitant les frondaisons.
— C’était vous, alors ?
Fromenger le regarda.
— Vous le savez déjà, non ? Puisque vous êtes venus…
Le forestier prit plusieurs inspirations.
— Détournement de fonds, faillite frauduleuse et fraude fiscale, ça va chercher dans les combiens d’après vous ?
— Hein ? fit Servaz.
— Deux ans ferme ? Trois ? Enfin, merde, c’est pas comme si j’avais tué quelqu’un !
Il se tourna vers le bûcheron. Les yeux de celui-ci brillaient dans sa face sombre. Posés sur lui. Il avait peur. Peur de la prison…
— De quoi est-ce que vous parlez ? dit Servaz en sentant le feu dans sa poitrine chaque fois qu’il ouvrait la bouche.
Fromenger s’éclaircit la gorge et ses poumons firent un bruit de forge. Il cracha.
— Putain ! De quoi est-ce que je parle, à votre avis ? De la raison pour laquelle vous êtes ici, pardi !
Des cris descendaient vers eux à présent, au cœur de la forêt, portés par l’écho. On les cherchait, on les appelait. Servaz aperçut des lueurs.
— Vous avez une DS4, Fromenger ?
— Hein ?
L’humidité de la passerelle pénétrait à travers son jean, elle lui mouillait les fesses.
— Je vous demande si vous avez une DS4…
— Ben oui, pourquoi ? Quel rapport ? Je l’ai achetée légalement…
— Quelqu’un d’autre se sert de cette voiture ?
Le bûcheron lui jeta un regard sincèrement surpris.
— Ma femme… depuis que la sienne est en panne… Je comprends pas… Quel est le problème avec la caisse ?
Soudain, les faisceaux de plusieurs lampes jaillirent et les aveuglèrent. « Ils sont là ! » cria quelqu’un. Des silhouettes émergèrent de la forêt. Servaz se releva.
— Je ne comprends rien, dit le bûcheron, un gobelet de café brûlant à la main.
Il était adossé à l’une des machines, au centre de la clairière, au milieu des troncs couchés et des branchages.
— Votre voiture a été filmée sur le parking d’un centre commercial à 3 heures du matin, la nuit de mardi à mercredi, répéta Servaz en soufflant sur son café.
La chaleur émanant du gobelet montait jusqu’à son visage dans le sous-bois glacial.
— Impossible.
La réponse avait fusé, catégorique. De la poche intérieure de son blouson, Servaz sortit un cliché format A4 extrait d’une des vidéos. Il le déplia et le tendit à Fromenger. Grimaça. Il avait terriblement mal aux côtes. Il avait également mal aux genoux et à une cheville. Bref, à peu près partout. De vilaines éraflures entaillaient aussi la paume d’une de ses mains. Un ouvrier avait apporté une trousse de secours et les avait désinfectées, de même que l’égratignure à son front. Son blouson, quant à lui, était déchiré en plusieurs endroits, maculé de terre et taché de vert.
— C’est votre voiture, c’est votre immatriculation.
— Impossible, s’obstina le forestier en lui rendant le cliché.
Servaz avait demandé aux autres de s’éloigner. Seul Espérandieu était présent. Une chouette ulula au-dessus d’eux, dans les frondaisons. Elle avait dû s’enfuir quand les machines avaient mis la forêt sens dessus dessous et elle était revenue. Elle avait ses habitudes dans le secteur, et elle était bien décidée à le revendiquer comme sien.
— Où étiez-vous à cette heure-là ?
— Je dormais.
— Chez vous ?
— Oui.
— Quelqu’un peut en témoigner ?
— Ma femme.
— Elle ne dormait pas ?
— Elle est insomniaque.
Servaz but une gorgée de café chaud. Le breuvage soulagea sa gorge irritée.
— Votre femme, elle la conduit souvent, la DS4 ?
Les lèvres plongées dans son café, Fromenger lui lança un regard par en dessous.
— En ce moment, oui. La sienne est tombée en panne. Elle est au garage. En quoi cette histoire de voiture est si importante ?
Servaz ne répondit pas.
— Et on peut la trouver où ?
— Ma voiture ?
— Votre femme…
— Dans la journée, Zoé est à son cabinet dentaire…
— Elle pèse et elle mesure combien ?
Fromenger parut totalement déconcerté.
— 1,69 mètre et dans les 56 kilos… (Il fixa Servaz.) Pourquoi cette question ? Ce n’est pas seulement une histoire de fraude fiscale et de détournement, je me trompe ?
Il prit le Thermos et se resservit. Servaz contempla les profondeurs obscures de la forêt, dont seule une toute petite partie était visible au-delà de l’incendie des projecteurs, et où tout — presque tout — se déroulait dans l’ombre.
Il secoua la tête. Il était épuisé, il avait besoin d’une pause, de quelques heures de répit, de se tirer loin de ce gouffre de nuit et de peur.
— Pas seulement, confirma-t-il. Dites à votre femme que nous passerons la voir demain, et de ne pas s’éloigner.
Rentré à Toulouse, il remercia Charlène qui s’était occupée de Gustav, contempla son fils endormi et découvrit, sous le jet brûlant de la douche, le nombre faramineux d’estafilades et de stigmates que la course-poursuite dans la forêt avait semés sur son corps. Comme s’il s’était roulé nu dans du fil de fer barbelé. À chaque geste qu’il accomplissait, il ressentait une vive douleur sur le côté gauche. Puis il s’effondra, épuisé, dans son lit. Une heure après, il n’avait toujours pas réussi à fermer l’œil. L’adrénaline continuait de courir dans ses veines et le sommeil le fuyait malgré la fatigue. Il se releva et passa dans le salon, alluma une seule lampe, mit Mahler en sourdine.
Il repensa à cette vision de la forêt qu’il avait eue dans la clairière. La forêt comme métaphore de l’inconscient, du caché, la forêt initiatique mais aussi maléfique — comme dans les contes et les légendes où elle était le repaire de créatures mystérieuses : fées, elfes, farfadets, faunes, satyres et dryades. Il sentit qu’il tenait là quelque chose. L’idée de forêt renvoyait à une autre, mais cette seconde idée était si éthérée, si confuse, qu’il avait du mal à la tirer hors des limbes de son esprit pour l’amener en pleine lumière.
À quoi lui faisait songer la forêt ? Réfléchis ! Il revit son père lui disant, alors qu’il n’avait que dix ans : « Il est dangereux d’agir sans réfléchir, Martin. Mais il ne sert à rien de réfléchir sans agir. »
Pourquoi pensait-il à son père tout à coup ? Il se rendit compte que, plusieurs fois au cours de la journée, la pensée de son père l’avait effleuré comme l’aile d’un oiseau. Sans doute à cause de ce coup de fil… Maître comment, déjà ? Il avait vérifié sa boîte aux lettres, mais le pli du notaire n’était pas encore arrivé.
Il sentit la boule à l’estomac revenir. Qu’allait-il découvrir dans cette enveloppe ? Il n’avait pas encore décidé s’il la jetterait purement et simplement sans l’ouvrir ou s’il allait regarder ce qu’il y avait à l’intérieur. Cette enveloppe avait voyagé à travers les années, à travers le temps autant qu’à travers l’espace. Que renfermait-elle ? Il se surprit à souhaiter qu’elle fût vide.
Concentre-toi…
Dans cette forêt, les choses étaient cachées mais elles étaient bien là — il suffisait de savoir où chercher —, mais de quelle forêt parlait-on ? Et soudain, il comprit. Oui ! Il se leva d’un bond et se précipita dans la pièce à peine plus grande qu’un placard qui lui servait de débarras. Il y avait là toutes sortes de trucs : des cintres, des vieux vêtements qu’il ne mettrait plus mais qu’il avait la flemme de trier et de jeter, des stocks de piles AA et AAA, des ampoules à vis et à baïonnette, une imprimante Epson obsolète et des cartons. Il s’approcha de ceux-ci, en écarta plusieurs et en tira un qui se trouvait vers le fond. Il porta le carton dans le salon, le déposa à côté de lui sur le canapé, dans la lumière de la lampe, et l’ouvrit, soulevant un nuage de poussière qui le fit éternuer.
Des romans d’Erik Lang. Une forêt de livres, une forêt de mots, une forêt de sens…
Le sommeil l’avait surpris en pleine lecture — et il se souvint vaguement, à son réveil, que, dans le chapitre qu’il lisait quand ses paupières s’étaient fermées, un homme cardiaque mourait de peur attaché au fond d’une cave, à cause des douzaines de rats qui lui grimpaient dessus. Il avait lu les romans en diagonale et il était passé sur les deux premiers rapidement. L’écriture en était, lui avait-il semblé, à des années-lumière de celle des romans-feuilletons du XIXe siècle et des débuts du XXe que son père lui donnait à lire, les Ponson du Terrail, les Eugène Sue, les Zévaco, et on trouvait dans les deux livres les mêmes ingrédients : des scènes répugnantes pour appâter le lecteur en mal de sensations fortes, des tueurs en série caricaturaux et des flics qui ne l’étaient pas moins. À la troisième lecture, cependant, quelque chose se passa. Tout à coup, le choix d’un style heureux s’unissait à une intrigue si ingénieusement agencée que Servaz ne devina la fin que dans les toutes dernières pages. Les protagonistes eux-mêmes étaient enfin des êtres de chair et de sang, car la vie faisait irruption entre les pages dans ce qu’elle a de plus ordinaire et de plus familier, provoquant chez le lecteur le délicieux frisson de la reconnaissance. Quoique légèrement inférieur à La Communiante (du moins dans le souvenir qu’il en gardait), c’était le meilleur des trois. Mais c’est surtout la conclusion, parfaitement amorale, comme toujours chez Lang, qui laissa Servaz sans voix. Car, à la fin, le personnage principal, un très jeune homme, bien qu’innocent, était trouvé pendu et laissait une lettre où il s’accusait du crime ! Le roman s’intitulait Le Dieu écarlate. Il était signé Erik Lang et datait de 1989 — quatre ans avant le suicide de Cédric Dhombres.
Servaz l’avait refermé en proie à des sentiments violents et contradictoires. Il se demanda pourquoi il n’avait pas lu plus tôt les livres présents dans ce carton mais, au fond, il connaissait la réponse : il les avait achetés quand ils enquêtaient sur les meurtres d’Ambre et d’Alice et, après la mort de Cédric Dhombres, il avait mis le couvercle sur cette enquête et s’était employé à l’oublier. Cette histoire de pendu et de lettre venait renforcer les soupçons qu’ils avaient eus depuis le début que les crimes étaient liés aux romans… Si un fan avait frappé il y a vingt-cinq ans, qui frappait aujourd’hui ? Y avait-il vraiment là-dedans matière à les mettre sur la voie — à la fois de ce qui s’était passé il y a vingt-cinq ans et de ce qui se passait maintenant ? Ou, au contraire, risquait-il de s’éloigner de la réalité en se laissant distraire par la fiction ? Il avait senti au plus profond de lui qu’il tenait quelque chose. Mais quoi ? Il s’était donc attaqué fiévreusement au roman suivant. Il était 2 heures du matin mais il n’éprouvait plus la moindre fatigue. Au bout d’une centaine de pages toutefois, il n’avait rien trouvé d’intéressant et ses yeux avaient commencé à se fermer.
Puis il s’était réveillé…
Pendant une seconde, il se demanda ce qui l’avait réveillé : l’appartement était silencieux, tout comme l’immeuble et la rue. Il remit ses pensées en ordre et s’apprêtait à reprendre sa lecture quand un cri s’éleva. Gustav ! Il fit tomber sur le sol le roman qu’il était en train de lire avant de s’endormir et qu’il avait encore sur les genoux, et bondit vers la porte de Gustav. Son fils était assis à la tête du lit, les yeux ouverts, dans la lueur de la veilleuse. Instinctivement, Servaz tourna son regard vers la gauche, là où, dans son rêve, se tenait une silhouette familière mais, bien entendu, il n’y avait personne.
— Gustav, dit-il doucement en s’avançant. C’est moi.
La tête du garçon pivota. Il le fixa, mais Servaz comprit immédiatement que le gamin ne le voyait pas, que son regard passait à travers lui comme s’il était invisible.
— Gustav…
Il avait légèrement élevé la voix. Il fit un pas, puis deux. Tendit une main. Effleura la manche du pyjama et attrapa doucement le bras de son fils. Il tressaillit quand le hurlement jaillit de la bouche ouverte. Si béante qu’il aperçut la langue rose et les petites dents blanches. Un hurlement strident, qui déchira le silence nocturne comme un coup de canif dans un rideau.
Il attira son enfant contre lui, mais Gustav se débattit et le repoussa avec une vigueur surprenante.
— Laisse-moi ! Va-t’en ! Va-t’en !
Servaz le serra avec plus de force contre son torse, posant une main sur ses cheveux.
— Laisse-moi ! Va-t’en !
— Gustav, murmura-t-il. Chhhhhh… Calme-toi…
Son fils se débattait toujours, mais avec de moins en moins d’énergie. Puis il cessa de se démener, des sanglots soulevèrent sa poitrine et il se mit à pleurer tout contre lui, convulsivement, sans pouvoir s’arrêter.
À 9 h 30 le lendemain, dans la salle du deuxième étage, le groupe d’investigation se réunit pour faire le point. Servaz avait dormi moins de quatre heures. Cette fois, le manque de sommeil ne le rendait pas léger et affûté mais au contraire vaseux et lent. Peut-être était-ce dû aux douleurs qui le torturaient. Ce jour-là, comme tous les autres jours, il accorda à son groupe quelques minutes de détente puis il entra dans le vif du sujet. Avec un soupçon d’impatience, une aspirine effervescente fondant dans un verre devant lui, il récapitula : les résultats des analyses ADN effectuées à partir des prélèvements sur la scène de crime n’allaient pas tarder, de même que les analyses toxicologiques de la victime ; Rémy Mandel était toujours au frigo, mais sa garde à vue expirait dans moins de deux heures et, puisqu’il avait dit la vérité concernant le manuscrit, il ne leur restait pas beaucoup d’arguments pour motiver son renouvellement. Il condensa aussi ce qui s’était passé la veille dans la forêt. Puis il déclara :
— Je ne pense pas qu’une femme qui pèse 56 kilos soit capable d’avoir assommé Erik Lang et son épouse… Selon la légiste, il a fallu pour cela une grande force. Je veux cependant que vous vous renseigniez : est-ce que Zoé Fromenger fréquente les salles de gym ? Est-ce qu’elle pratique un sport de combat ? Est-ce que, par hasard, elle ferait de la musculation ?
— Pourquoi pas son mari ? demanda quelqu’un.
Servaz eut un geste de dénégation.
— Non. C’est pas lui.
— Comment vous pouvez en être aussi sûr, patron ? protesta Samira Cheung. Il a quand même pris la poudre d’escampette…
Il allait répondre mais se retint. Il n’avait aucune explication valable à leur fournir sinon son intime conviction — une conviction acquise dans des circonstances exceptionnelles, qu’il était difficile de leur faire partager.
— OK, Samira, tu creuses un peu de ce côté, dit-il pour leur donner un os à ronger. Les caméras de surveillance du golf-club, ça a donné quoi ?
— Rien, répondit Guillard. Elles ne fonctionnent pas, elles sont là pour la galerie…
La lassitude de Guillard était perceptible. Il avait l’air soucieux. C’était peut-être ses trois pensions alimentaires qui le préoccupaient.
Tout à coup, Servaz se sentit terriblement fatigué lui aussi, si fatigué que même les douleurs dans son corps lui en paraissaient amorties. Sauf celle qui lui griffait le sternum et les côtes — une douleur aussi intense que des coups de poignard à répétition. Il l’avait déjà éprouvée quand il s’était habillé, ce matin, et il se demanda s’il ne s’était pas cassé quelque chose dans la montagne.
— Revenons à Mandel. Il faut passer son ordinateur au crible, dit-il. Où en est la police scientifique ? Il nous reste deux heures avant la fin de la garde à vue ! Voir les messages qu’il a reçus et envoyés les heures précédant l’effraction et surtout remonter à l’adresse IP de celui qui lui a mis le marché en main.
— On peut faire une copie de sécurité de son disque dur, suggéra Samira. D’accord, Mandel a dit la vérité, mais qui dit qu’il n’est pas complice de recel ? relança-t-elle comme s’il s’agissait d’une partie de poker. Il savait forcément ce que le vendeur allait faire. Il bluffe peut-être avec cette histoire de messages…
Servaz hocha la tête.
— Deux heures, répéta-t-il. Le juge Mesplède ne renouvellera certainement pas sa garde à vue. Magnez-vous.
Il passa sous silence ses lectures nocturnes et acheva de distribuer les tâches. Annonça qu’il se rendrait seul au cabinet dentaire : un débarquement en force risquait d’effaroucher le gibier et il préférait y aller en douceur, même si — songea-t-il sans le dire — Zoé Fromenger avait de toute façon été avertie par son mari.
Sis 3, rue du Faubourg-Bonnefoy, au-delà du tunnel sous les voies ferrées, le cabinet dentaire Tran et Fromenger avait ses locaux dans un immeuble étonnamment élégant et neuf pour le quartier. Volumes géométriques, formes rectilignes, parements et fenêtres entrecoupés de lignes horizontales — son architecture très graphique contrastait avec les édifices décrépits, les tags, les commerces discounts, les épiceries de nuit et les restaurants asiatiques qui le cernaient.
En franchissant la lourde porte au troisième étage, Servaz fit irruption dans un espace où tout était conçu pour vous faire oublier que vous n’étiez pas là pour passer un bon moment. Musique d’ambiance, tons sable et pastel, parquet ciré, lumières indirectes. Une secrétaire médicale à la voix aussi suave que la musique l’accueillit et lui demanda s’il avait rendez-vous en jetant un regard circonspect aux nombreuses coupures qui enluminaient son visage.
— Oui. Avec Zoé Fromenger, répondit-il du même ton doucereux.
Le sirop continua de couler :
— Votre nom, s’il vous plaît.
Il me plaît, pensa-t-il. Il le donna et fut conduit dans une salle d’attente où la gamme des magazines allait des Cahiers du cinéma à Sciences humaines en passant par Art et Décoration. Un lampadaire design en forme d’arc brillait dans un coin de la pièce. Des photos d’insectes et de papillons aux murs. Des pas retentirent derrière la porte qui s’ouvrit sur une femme brune portant une blouse blanche qu’elle n’avait pas boutonnée sur un tailleur et des collants. Dans les trente-cinq, trente-huit ans. Il se leva. Avec ses talons, elle était presque aussi grande que lui.
Zoé Fromenger avait un visage ovale, des cheveux brun foncé mi-longs savamment dégradés avec un décoiffé du plus bel effet (et qui ne devait certainement rien au hasard) et des iris d’un marron chaud. Ses yeux étaient toutefois cernés, son inquiétude manifeste. Elle avait dû parler longuement avec son mari de la conversation qu’ils avaient eue dans la montagne, et elle avait passé une mauvaise nuit.
— Vous voulez me voir à quel sujet, inspecteur ?
Sa voix aussi était chaleureuse, même si elle était présentement voilée par la même angoisse que son regard.
— Capitaine, rectifia-t-il. Votre mari ne vous a rien dit ?
— Apparemment, il n’a pas très bien compris ce que vous lui vouliez hier soir. Ni à moi… En quoi mon poids et ma taille vous intéressent-ils ?
Il hocha la tête. Si elle jouait la comédie, elle était assez douée.
— Est-ce qu’on pourrait en parler ailleurs qu’ici ? Une salle d’attente n’est pas… l’endroit idéal.
Tout à coup, il grimaça et porta une main à sa joue droite.
— Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-elle aussitôt.
On était dans un cabinet dentaire après tout, et ce genre de mimique n’avait rien d’inhabituel ici.
— J’ai une douleur à une molaire depuis un petit moment. Ça doit être le fait d’être chez le dentiste qui la réveille. Une forme de somatisation…, ajouta-t-il en esquissant un sourire. Laissez tomber, je ne suis pas là pour ça.
Elle haussa les épaules.
— Venez dans mon cabinet. Puisque vous êtes là, autant en profiter pour examiner cette molaire.
Elle fit demi-tour et le précéda dans le couloir, ses talons attaquant gaillardement le parquet ciré, transperçant l’atmosphère feutrée. Il observa ses mollets musclés, ses épaules larges et ses hanches qui remplissaient bien la blouse et estima que cette femme-là était sans doute plus forte qu’il n’y paraissait.
Quand il prit place dans le fauteuil inclinable, il commença à se dire que ce n’était peut-être pas une si bonne idée de se livrer à un interrogatoire lorsque l’objet de celui-ci avait en main seringues et fraises et qu’on avait soi-même des zones aussi sensibles que gencives et émail à leur portée. Chaque fois qu’il entrait chez un dentiste, il ne pouvait s’empêcher de penser au film Marathon Man.
— Vous ne vous êtes pas raté cette nuit…, remarqua Zoé Fromenger en lorgnant les estafilades sur ses joues, son nez et son front, comme des coups de crayon rageurs déchirant du papier.
— Comme vous le savez, on a fait un petit tour en forêt, votre mari et moi.
— Ouvrez la bouche, dit-elle.
— J’ai des questions à vous poser.
— Après.
Il se le tint pour dit. On ne contrarie pas une dentiste. Elle se pencha vers lui dans un bruissement de nylon et un parfum agréable monta de ses vêtements, qui lui évoqua de lointains souvenirs, du temps où il avait une vie privée. Les instruments se frayèrent un passage obscène dans sa bouche, fouillant et fouissant sans la moindre retenue, crissant contre l’émail de ses dents comme des insectes de métal.
— Ce n’est pas la molaire, diagnostiqua-t-elle quand elle eut terminé, vous vous payez une belle inflammation de la gencive. Vous vous nettoyez souvent les dents ?
— Une fois par jour.
— Pas suffisant. Il faut le faire après chaque repas. Et utiliser des brossettes. Avec l’âge, vous avez les dents qui s’écartent et un tas d’impuretés se nichent dans les interstices.
Il se demanda fugacement si Zoé Fromenger choisissait ses partenaires en fonction de la qualité de leur dentition. Car il lui semblait de plus en plus évident que cette femme ne pouvait être celle d’un seul homme.
— On va procéder à un curetage. Je vais d’abord vous anesthésier…
Il faillit émettre une objection mais y renonça. Au point où il en était. Dix minutes plus tard, il avait un côté de la bouche totalement endormi. Peut-être était-ce le but escompté en fin de compte : le faire taire d’une manière ou d’une autre.
Il se redressa et Zoé Fromenger rangea ses instruments.
— Je vous écoute, dit-elle comme si c’était elle qui allait le questionner.
— Mes questions concernent principalement la présence de la voiture de votre mari, une DS4 rouge à toit blanc, sur le parking d’un centre commercial dans la nuit de mardi à mercredi vers 3 heures du matin, commença-t-il avec une élocution rendue approximative par l’anesthésie.
Il l’interrogea du regard.
— Gaspard m’a parlé de ça, répondit-elle, les dents serrées. Il doit y avoir une erreur. Il s’agit forcément d’une autre DS4…
— Vous confirmez que votre mari était bien à la maison cette nuit-là ?
— Catégoriquement. Pourquoi vous avez besoin de savoir ça ?
Il plongea une main dans une poche de son blouson, en ressortit le même cliché qu’il avait montré à Gaspard Fromenger : l’agrandissement de la plaque d’immatriculation. Il la vit pâlir.
— Je ne comprends pas… Il doit y avoir une erreur…
Il laissa passer un silence.
— Madame Fromenger, est-ce que vous avez utilisé la voiture de votre mari dans la nuit de mardi à mercredi pendant qu’il dormait ? demanda-t-il soudain.
Zoé Fromenger cligna nerveusement des paupières.
— Non !
— Et une autre nuit ?…
Pas de réponse.
— Je vais avoir besoin de votre téléphone, décida-t-il.
— Pour quoi faire ?
— Voir s’il n’a pas activé quelques bornes dans ou autour de Toulouse cette nuit-là ou une autre nuit…
— Vous avez le droit de faire ça ?
— J’ai non seulement le droit mais toutes les autorisations requises.
Elle regarda vers le sol.
— J’ai utilisé sa voiture… mais pas cette nuit-là… une autre nuit… La mienne est au garage…
Elle cherchait ses mots.
— C’était une urgence…
— Quel genre d’urgence ?
Elle leva les yeux vers lui. Servaz y lut un mélange de culpabilité, de défi et de tristesse.
— J’ai une relation avec un autre homme… Il voulait me voir tout de suite. Il avait quelque chose d’important à me dire, mais pas au téléphone…
— Quand est-ce que ça s’est passé ?
— Dans la nuit de mercredi à jeudi.
— Son nom ?
Elle le transperça du regard.
— Vous savez bien de qui il s’agit puisque vous êtes ici…
— Erik Lang ?
Elle hocha la tête.
— Vous n’avez pas eu peur que votre mari découvre que vous étiez sortie ?
— Mon mari a le sommeil très lourd, capitaine, il a un métier épuisant. Et il a l’habitude de mes insomnies. Et puis, Erik a insisté… C’était vraiment urgent, selon lui.
— Que voulait-il ?
Elle hésita.
— Madame Fromenger, vous connaissez les termes obstruction à la justice ?
— Me dire qu’on devait arrêter de se voir pendant quelque temps… Et ne plus se parler au téléphone. Il voulait me le dire en personne. Avant de couper tout contact…
Il lui jeta un regard acéré.
— Il y a longtemps que ça dure, Erik Lang et vous ?
— Deux ans.
— Vous l’avez rencontré comment ?
— C’était un de mes patients…
— Votre mari n’est pas au courant ?
— Non !
Il se pencha vers elle.
— Madame Fromenger, est-ce que votre mari est quelqu’un de violent ?
Zoé Fromenger blêmit. Il surprit à nouveau de la tristesse dans ses yeux. Servaz souleva la manche de sa blouse. Il y avait un bleu sur son poignet.
— C’est lui qui vous a fait ça ?
— Ce n’est pas ce que vous croyez. On s’est disputés hier soir à cause de cette histoire de voiture. Il voulait savoir si c’était moi qui étais au volant. Il m’a attrapée par le poignet et je me suis libérée un peu trop violemment.
Bien sûr, pensa-t-il.
— Rémy Mandel, ça vous dit quelque chose ?
— Qui ça ?
Il répéta le nom.
— Non.
— Un des fans d’Erik Lang, il ne vous en a jamais parlé ?
— Non. Pourquoi l’aurait-il fait ?
— Ce qui nous ramène à ma première question, dit-il. La présence de la voiture de votre mari sur le parking d’un centre commercial la nuit de mardi à mercredi vers 3 heures du matin. Vous n’avez aucune explication ?
Elle n’en avait pas.
À l’heure du déjeuner, il avait tellement mal à hauteur du sternum qu’il se mit à envisager le pire. Une angine de poitrine. Un problème cardiaque… Il avait produit un effort très violent la veille… et s’il était sur le point de faire un infarctus ? Ses artères coronaires s’étaient-elles durcies et rétrécies avec l’âge sans qu’il y prenne garde ? Il allait avoir cinquante ans… La douleur broyait sa cage thoracique dans un étau et cette sensation de serrement commençait à l’oppresser et à l’angoisser au plus haut point. Chaque respiration, chaque mouvement lui arrachait une grimace et il évitait soigneusement de respirer trop fort, mais, de temps en temps, comme pour savoir jusqu’où cela pouvait aller, il prenait une inspiration aussi profonde que possible et alors la douleur explosait dans sa poitrine et lui coupait le souffle.
Il chercha sur Internet les symptômes de l’infarctus et lut : pression dans la poitrine, douleur irradiant vers le bras gauche (et plus rarement le bras droit), suées, souffle court, vertiges. Il les avait pratiquement tous… D’ailleurs, il lui suffisait d’y penser pour éprouver une sorte de vertige et se mettre à transpirer.
Il appela son médecin traitant mais tomba sur un standard où on lui expliqua qu’il ne serait pas reçu avant deux semaines. Il fit valoir qu’il s’agissait d’une urgence et la personne au bout du fil — après lui avoir posé quelques questions sur un ton ouvertement sceptique — ramena ce délai à vingt-quatre heures.
— Prenez des antalgiques en attendant, lui dit-elle. C’est sûrement une côte fêlée si vous vous êtes cogné hier.
— Laissez tomber.
On pouvait crever dans ce pays. Meilleur système de santé au monde, tu parles. On ne cessait de rogner sur tout, même sur les dépenses de santé. Il fila aux urgences. Trois heures d’attente dans un couloir au milieu de brancards, de patients abattus et de proches à cran. Un vrai foutoir et des soignants débordés, stressés, découragés qui tentaient de faire face avec les moyens du bord. Il joignit Charlène, lui demanda de passer prendre Gustav à la sortie de l’école. Fut enfin interrogé par un jeune interne et une infirmière. En d’autres circonstances, il aurait décampé depuis longtemps, mais la douleur ne le laissait pas en paix une minute.
— Radio, décréta l’interne après qu’il eut exposé son cas. Une nouvelle heure d’attente au cours de laquelle il envisagea les pires scénarios imaginables — y compris qu’il allait s’écrouler foudroyé en plein hôpital — et il revenait avec ses radiographies sous le bras. Il était 17 h 30.
— Vous avez deux côtes cassées, conclut l’interne en les examinant. Rassurez-vous, ça n’est pas grave en soi, car il n’y a pas eu de déplacement. C’est plutôt une bonne nouvelle. Mais chacun de vos mouvements met à contribution les nerfs intercostaux qui, comme leur nom l’indique, sont situés dans les espaces entre les côtes et innervent toute la paroi thoracique. Je vais vous rédiger une ordonnance avec un antalgique pour diminuer la douleur et un myorelaxant pour détendre les muscles qui font pression sur les nerfs. Mais sur ce genre de douleur, croyez-moi, leur efficacité est très limitée. Le seul traitement, c’est le repos. Je vais vous prescrire aussi un arrêt de travail.
— Non. Je n’ai pas le temps de me reposer, trancha-t-il.
L’interne haussa les épaules. Il était habitué aux patients récalcitrants.
— Dans ce cas, on va vous faire un strapping des côtes. Ça vous soulagera un peu. Mais il faut laisser le temps faire son œuvre, M. Servaz. Ça va prendre plusieurs semaines, peut-être même des mois. Et surtout, surtout évitez tout choc et toute sollicitation excessive de votre cage thoracique, d’accord ?
On le fit déshabiller et l’infirmière s’approcha de lui avec une grande bande adhésive. Elle mesura la distance entre son sternum et sa colonne vertébrale à l’aide de l’Elastoplast et découpa six rubans de même longueur et de six centimètres de large. Elle colla le premier à même sa peau, en partant du sternum puis en tirant dessus et en passant sous le mamelon droit tout en inclinant la bande légèrement vers le bas. Il grimaça quand elle l’appuya sur ses côtes cassées. Elle fit ainsi le tour de son flanc droit et termina dans le dos, au bord de l’épine dorsale. Elle renouvela l’opération avec le deuxième ruban, en démarrant sous le premier et en remontant cette fois, les croisant pour décrire un X aplati. Elle appliqua de la même façon les six bandes parallèles trois par trois, chaque série de trois croisant l’autre série.
— Les croiser permet un meilleur maintien, lui expliqua-t-elle en posant ses doigts froids sur son torse.
Il avait l’impression d’avoir tout le côté droit pris dans un corset. Il se rhabilla précautionneusement et les remercia.
— Faites-moi une faveur, lui dit l’interne. Ne serait-ce que pour le temps qu’on vous a consacré. Rentrez chez vous et reposez-vous au moins jusqu’à demain.
Il ne promit rien — sinon qu’il allait y réfléchir. Il se sentait déjà mieux.
À 18 heures précises, il ressortait du CHU et montait dans sa voiture. La douleur était toujours présente mais — soit effet de l’antalgique et du myorelaxant qu’on lui avait fait avaler, soit celui des bandes qui le corsetaient, soit effet placebo dû à sa visite — elle était moins intense. Il s’arrêta dans une pharmacie sur la route de Narbonne et présenta son ordonnance. Bon, se dit-il, il avait une gencive neuve et une cage thoracique en voie de guérison : il était de nouveau d’attaque…
En sortant de la pharmacie, il roula vers le centre et utilisa son pare-soleil « POLICE » pour se garer en double file sur le boulevard Lazare-Carnot, devant la Fnac. Il grimpa à l’étage librairie, fit une razzia sur les romans d’Erik Lang parus après 1993, passa commande de ceux qui n’étaient pas en rayon et ressortit.
Il allait remonter dans sa voiture quand il éprouva une démangeaison familière à la base du cou, entre la cinquième et la sixième cervicale. Comme un minuscule influx nerveux circulant dans sa moelle épinière, un message sensoriel allant de la périphérie vers le centre. Quelqu’un l’observait… Avec le temps, il avait acquis un véritable instinct pour ce genre de choses.
Il se retourna, balaya le boulevard. La pluie qui tombait depuis 17 heures était en train de se changer en neige.
Il avait dû se tromper.
Personne.
Je les observe. Je les vois.
Je sais qui ils sont, et comment ils vivent. Qui peut dire de quoi on est capable par amour ? Pour un homme qui a vécu toute son existence à travers les mots, le spectacle de la vraie vie s’apparente à la découverte d’une autre planète. Je suis assis au volant de ma voiture, ou planté debout sur un trottoir, ou dans un café à épier à travers la vitre embuée et à écouter les conversations au comptoir, et je les vois, je les observe à leur insu tandis qu’ils continuent à vivre leur vraie vie devant mes yeux, à jouer à leurs vrais jeux, à aimer d’un vrai amour. Un coléoptériste scrutant des dynastes, des chrysomèles, des carabes et des lucanes, voilà ce que je suis… Savez-vous qu’il existe environ 40 000 espèces de carabes et 37 000 de chrysomèles ? Non, bien sûr, vous ne le savez pas. Je ne les quitte pas des yeux et, chaque jour, j’en apprends un peu plus sur eux… C’est le soir qu’ils se livrent le plus, qu’ils se mettent à nu sans s’en rendre compte. Quand leurs maisons et leurs appartements sont éclairés et qu’il fait nuit noire dehors, quand ils n’ont pas encore tiré les rideaux, fermé les volets sur leurs vies secrètes. C’est le moment où j’entre chez eux à leur insu — et où je les vois.
Je sais qui ils sont…
Elle, la très belle femme rousse qui garde l’enfant blond, l’enfant du flic — est-ce qu’elle couche avec son père ? Tu es si belle… Tu le regardes avec tant d’amour, le même amour que tu as pour son fils. Celui que tu as appelé Gustave à la sortie de l’école… Je te vois ôter une barrette dans ta flamboyante chevelure rousse et la libérer, la secouer comme si tu allumais un feu, t’apercevoir, en soutien-gorge noir sur ta peau si blanche, que tu n’as pas tiré les rideaux et qu’on peut te voir. En cela, tu as bien raison… On sous-estime les regards extérieurs, la curiosité d’autrui… Tu jettes un coup d’œil dehors et je vois tes seins parfaits l’espace d’un instant, contenus dans les bonnets.
Et les enfants qui jouent à travers la maison. J’entends leurs bruits d’enfants. Ce sont des enfants turbulents et joyeux, exubérants et espiègles, normaux en somme. Et je pense à ma propre enfance — qui ne fut ni turbulente, ni joyeuse, ni normale… Mon père était un lucane, il me broyait avec ses puissantes mandibules mentales, ma mère une chrysomèle. Moi, je suis un carabe, incapable de voler. C’est ce qu’ils ont fait de moi.
Et puis, il y a l’homme qui t’embrasse sur la bouche en rentrant et qui prend ses enfants dans ses bras. Ton mari… L’adjoint de l’autre… Il a l’air rusé. Mais moins rusé que son patron. Le père de Gustave. Ce policier habile. Servaz. Lui est vraiment dangereux… Lui, il faut s’en méfier. Lui, c’est un fourmilion — ce terrible insecte prédateur qui creuse un piège mortel dans le sable, une fosse au fond de laquelle il se cache et où il attend qu’un autre malheureux insecte tombe directement entre ses mâchoires. Une force invincible le pousse, une rage muette — ça se lit sur son visage. Il n’est jamais en repos. Il ne sera pas en repos tant qu’il n’aura pas découvert le fin mot de cette histoire, le fourmilion.
Mais il a un point faible. Je l’observe en ce moment même par la fenêtre de la maison de ses amis, assis tranquillement dans la voiture, tandis que la radio diffuse I Feel Love de Donna Summer.
Charlène Espérandieu portait une robe en tricot noir près du corps qui s’arrêtait vingt centimètres au-dessus du genou, serrée à la taille par une large ceinture et une grosse boucle ronde, des bottes en cuir noir souple, montantes, et la section de ses jambes parfaites comprise entre le bas de la robe et le haut de ses bottes était gainée d’une résille au dessin complexe fait de losanges et de croix dont la vision fit battre son sang quand elle l’accueillit sur le seuil de sa maison. Elle avait également posé un bonnet de laine torsadée sur ses cheveux aussi roux et flamboyants qu’un feu d’automne, ses joues étaient rougies par le froid et elle possédait toujours la même sorte de beauté qui lui avait fait se dire un jour qu’il avait en face de lui la plus belle femme de Toulouse.
Il n’était pas facile d’ignorer toute cette beauté quand on s’adressait à elle et il était sûr que celle-ci avait dressé entre Charlène Espérandieu et les autres une forme de distance qui l’avait obligée à redoubler d’efforts pour être traitée comme le commun des mortels.
— Salut, dit-elle.
— Salut.
Il y avait toujours entre eux le même mélange de gêne et d’attirance — une ambiguïté qu’aucun des deux ne s’était jamais décidé à lever, car ils savaient que cela aurait eu des conséquences incalculables pour leur entourage comme pour eux-mêmes.
Gustav apparut au coin de la maison et courut vers lui à travers le jardin gagné par la nuit. Pas encore de « papa », mais pareil accueil faisait quand même chaud au cœur. Il pressa son fils contre lui en ébouriffant ses cheveux pleins de flocons qui, cependant, ne tenaient ni au sol ni dans la chevelure de son garçon.
— Il profite du jardin… Ça va ? demanda-t-elle en lorgnant les coupures sur son visage. Vincent m’a raconté pour hier…
Elle entoura l’enfant de ses bras. Charlène et Gustav s’entendaient presque aussi bien qu’une mère et son fils. C’était elle qui avait aidé Martin à apprivoiser le garçon au début, quand celui-ci réclamait son autre père à cor et à cri. Quand ils angoissaient chaque jour à l’idée que des complications postopératoires allaient survenir et mettre la vie de Gustav en danger. Quand il avait repris la direction de l’hôtel de police après son exclusion temporaire. Chemin faisant, Charlène s’était attachée à Gustav. Encore aujourd’hui, elle ne faisait jamais défection quand il s’agissait de s’en occuper. C’était, du reste, quelque chose qu’il avait noté chez elle dès leurs premières rencontres : cet instinct maternel profondément enraciné, plus fort que tout.
Il dit à son fils d’aller s’asseoir dans la voiture et remercia.
— Il a l’air bien, dit-elle à voix basse.
Il lui sourit, comme pour la rassurer. Elle savait comme lui que Gustav était loin d’être tiré d’affaire. Un an après la transplantation, complications vasculaires, biliaires, digestives, rejet du greffon, insuffisance rénale chronique et surtout complications infectieuses (qui survenaient dans plus de 60 % des cas de transplantation hépatique chez l’enfant) étaient autant d’épées de Damoclès suspendues au-dessus de sa tête. Il avait lu les chiffres. La plupart des équipes rapportaient un taux de survie à un an de 80 à 90 %. Il tombait de 70 à 80 % entre cinq et dix ans. Quant au taux de survie du greffon, il variait entre 50 et 70 %. Ce qui signifiait que Gustav — s’il survivait — avait presque une chance sur deux de devoir un jour subir une re-transplantation. Certaines nuits, il se réveillait en sueur, plein de terreur à cette idée.
— Tu veux voir Flavien et Mégan ? demanda-t-elle en montrant la maison.
— Une autre fois, dit-il.
Elle hocha la tête et disparut.
Cette nuit-là, calé contre les oreillers, les livres étalés en vrac sur la couette, un verre d’eau et un tube d’antalgique à portée de main sur la table de nuit — et tandis que la neige descendait silencieusement derrière la vitre —, il se remit à lire dans le halo de la lampe encerclé de ténèbres.
Les heures passant, il se laissa progressivement gagner par les mots de Lang. C’était une lecture pénible — même si d’autres devaient la trouver fascinante —, surtout à cette heure où le silence régnait. Il n’était pas quelqu’un de particulièrement impressionnable : il avait affronté des ennemis autrement redoutables qu’un romancier armé de sa seule imagination et d’un traitement de texte — mais il devait bien reconnaître que Lang connaissait son affaire quand il s’agissait d’inoculer dans l’esprit du lecteur un sentiment grandissant de malaise et d’inquiétude.
Le poison de ces lignes agissait lentement mais, au bout d’un moment, il se sentit pris au piège de ces images et des pensées de l’auteur comme s’il était englué dans une toile d’araignée, alors même que l’araignée demeurait invisible. En les lisant, il avait parfois la sensation de tâtonner dans le tréfonds glissant d’une âme dégoûtante. Car ce que racontait Lang, tout autant que sa façon de le raconter, était répugnant. Ce n’était pas tant les meurtres qu’il décrivait avec force détails complaisants, ni même les motivations sordides de ses personnages — avidité, jalousie, haine, vengeance, folie, névroses —, mais l’atmosphère lugubre, la voix de l’auteur qui sortait de la nuit pour lui parler dans l’oreille et le triomphe presque constant, à la fin, du mal sur le bien.
Il aurait parié que Lang écrivait nuitamment, dans la solitude et le silence. Un oiseau de nuit… qui couchait ses propres démons sur le papier. Où ses fantasmes prenaient-ils leur source ? Le type qui avait créé cet univers romanesque n’appartenait pas à la même espèce que lui — il était d’une autre race. Celle des fous, des poètes… et des meurtriers ?
Comme la dernière fois, la première lecture, cependant, n’apporta aucun élément nouveau en ce qui regardait l’enquête. Rien que cette inquiétude lentement distillée qui lui flanqua la chair de poule quand il ouït des pas derrière la porte, à l’autre bout de l’appartement. La personne avait dû se tromper d’étage car, après quelques secondes, il l’entendit redescendre.
Mais, dès le deuxième roman, son attention s’aiguisa et il éprouva le frisson de la familiarité déjà expérimenté avec La Communiante il y a vingt-cinq ans et avec Le Dieu écarlate la nuit précédente. Un roman intitulé Morsures. Il faisait partie de ceux dont il venait de faire l’acquisition et, dans les rayons du magasin déjà, le titre avait évidemment attiré son attention. D’emblée, dès les premières lignes, il sentit le vertige revenir : « Elle gisait sur le sol dans une position antinaturelle, couchée sur le flanc, on eût dit qu’elle courait à l’horizontale, jambes et bras repliés. Son visage était enflé et méconnaissable. Mais ce furent surtout les serpents qui grouillaient autour d’elle qui provoquèrent chez lui ce mouvement instinctif de répulsion. »
Il regarda la date de publication : 2010. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Une fois de plus, la vie — ou plutôt la mort — imitait la fiction d’Erik Lang… Une fois de plus, les fanstasmes de l’auteur étaient sortis des pages pour prendre corps dans la réalité.
Il poursuivit sa lecture. Ne trouva aucun autre lien. Laissa tomber le livre et passa au suivant. Rien, là non plus. Il fouillait de plus en plus fiévreusement dans la masse des livres étalés devant lui, avec les taches de couleur de leurs couvertures criardes qui évoquaient les collections de poche des années 1960 et qui formaient un patchwork sur la couette.
Il tendit le bras et attrapa un autre volume. L’ouvrit et se remit à lire en diagonale.
Il lui fallut près d’une heure pour en venir à bout mais, quand il le referma, il était de nouveau en proie au vertige et à la sensation que la température dans la pièce avait chuté. Car le roman, intitulé L’Indomptée, racontait l’histoire d’une jeune femme de vingt ans ramenant de nombreux hommes chez elle, flirtant avec eux, mais refusant toute pénétration jusqu’au jour où elle était violée et tuée. La protagoniste était une très belle femme blonde aimant exercer son pouvoir sur les hommes mais qui ne les laissait entrer, selon les mots de l’auteur, « ni dans son corps ni dans son cœur ». Habité par ce poisseux sentiment de familiarité et de malaise au cœur de la nuit, Servaz songea à une autre jeune vierge qui n’avait pas été violée mais bel et bien tuée.
Puis il revit l’homme hautain, arrogant, plein de morgue, qui les avait reçus vingt-cinq ans plus tôt. Et l’homme brisé, accablé par la mort de son épouse, qu’il avait découvert deux jours auparavant. Quel rapport entre les deux ? Il prenait des notes et il fut frappé par le nombre de fois où les mots « mort », « nuit », « froid », « crime », « folie », « peur » revenaient. Mais aussi d’autres récurrences moins attendues : « foi », « amour », « hasard ». Dans La Communiante, c’était le mot « trinité » qui se répétait. Ambre, Alice et Erik Lang avaient-ils formé une sorte de trinité ? De quelle nature ? Maléfique ? Amoureuse ?
Il se rendit compte que, plus il avançait dans sa lecture, plus le double meurtre de 1993 revenait l’obséder comme il l’avait fait à l’époque. Les deux sœurs prenaient petit à petit le pas sur la mort d’Amalia. Échappées du plus lointain de son passé de flic, elles étaient de nouveau là, devant lui, accoutrées de leur robe blanche, le regardant fixement et attendant… quoi ? Qu’il trouve enfin le vrai coupable ?
Parallèlement, il commençait à discerner des lignes de force, des constantes dans l’œuvre de Lang. Et il devait bien reconnaître à l’écrivain un certain talent pour restituer les atmosphères les plus sinistres, planter un décor, évoquer une forêt, une lande, un crépuscule descendant sur une colline ou sur une ferme en ruine, tout un théâtre d’ombres à la puissance d’envoûtement indéniable. Même si Lang recourait parfois aux clichés les plus éculés, il avait assez de savoir-faire pour relever un aliment un peu fade d’une sauce plus épicée et assez de folie en lui pour qu’un vrai souffle traversât ses pages. Au bout du compte, la densité, la force et la cohérence de cet univers livré à la barbarie, au meurtre et au désastre étaient indiscutables.
À la fin de la nuit, quand il eut refermé le dernier volume, il était au bord de l’épuisement. Il avait accompagné Lang et ses personnages dans des cloaques où des jeunes gens tombaient comme des mouches victimes d’overdose, dans des appartements où des enfants tuaient leurs riches parents pendant leur sommeil pour toucher plus vite leur héritage, dans des ruelles où des prostituées croisaient la route du sinistre Ange de la Rédemption, dans des bois, des trains de nuit meurtriers, sur une île où les membres d’une secte se livraient au cannibalisme rituel et à la coprophalgie. Il se sentait à la limite de l’indigestion.
Il repoussa les livres à l’autre bout du lit et s’allongea. Ses yeux se fermaient, le sommeil l’emportait. Sa dernière pensée fut qu’il devait contacter un groupe d’anciens flics à la retraite auquel appartenait, il le savait, Léo Kowalski.
Un groupe qui se penchait bénévolement sur des cas de disparition jamais élucidés, en collaboration avec l’OCDID : l’Office central chargé des disparitions inquiétantes de personnes.
Il était 5 heures du matin.
Le lendemain matin, il prit la route du Tarn. Empruntant l’A68, puis la N126 à partir de Gragnague. À la hauteur de Cambonlès-Lavaur, il quitta la nationale pour une départementale qui se mit à serpenter parmi les collines, grimpant et descendant dans un paysage qui n’était pas sans évoquer la Toscane, avec ses bosquets, ses sites médiévaux, son ciel limpide et ses fermes montant parcimonieusement la garde sur les crêtes. Il était 9 h 45, le matin du 10 février.
Il avait dû passer quelques coups de fil afin d’obtenir le numéro de Kowalski. Une femme lui avait répondu.
— Passez vers 10 heures pour le café, avait-elle dit d’une voix douce. Il sera rentré de sa marche.
La route plongea dans un petit vallon touffu, avec un panneau indiquant la proximité d’un centre équestre qui demeura cependant invisible, vira devant une ruine aux murs à demi effondrés, remonta vers le sommet où elle franchit un large chemin clair et droit qui était tout ce qui subsistait d’une antique voie romaine, puis amorça un virage en épingle à cheveux qui lui révéla un vaste paysage avec — sur l’éminence suivante — un château au milieu des arbres.
Il longea une nouvelle ferme dans laquelle un chien s’égosilla et emprunta une allée gravillonnée qui s’enfonçait dans un petit bois. Quand il en émergea, la bâtisse se dressait devant lui, entourée de terrasses, et il se demanda comment Kowalski avait pu s’offrir pareille acquisition.
Le flic à la retraite l’attendait au bout du chemin, dans l’ombre d’un chêne. Servaz faillit ne pas le reconnaître. Les ans n’avaient pas épargné Léo Kowalski. Il avait en partie perdu ses cheveux et sa barbe rousse avait blanchi. En descendant de voiture et en marchant vers lui, Servaz vit que le bonhomme avait maigri. Il calcula qu’il devait avoir dans les soixante-quatorze ans.
— Martin, dit le retraité, si je m’attendais…
La poignée de main, elle, n’avait rien perdu de sa vigueur. Kowalski broya la sienne et le sonda : le regard de loup était toujours présent. Puis Ko s’avança entre deux piliers de pierre rongés par les intempéries.
— J’ai suivi tes exploits dans la presse, lança-t-il. Je savais que tu ferais un bon flic. Mais à ce point-là…
Il nota que Kowalski laissait la fin de ses phrases en suspens. Il semblait content de le voir, mais sans plus. Ko avait été en son temps une légende au sein de la police toulousaine. Peut-être n’était-il pas si ravi que ça de voir la notoriété de son ancien protégé dépasser la sienne. Et pourtant… Servaz devait bien reconnaître que, malgré leurs différences, Ko était celui qui, le premier, avait fait de lui un vrai flic. Avant d’être intégré à son groupe d’enquête, il ne connaissait pratiquement rien au métier. Ce qu’on lui avait enseigné à l’école lui avait été infiniment moins utile que ce qu’il avait appris auprès du loup rouge, y compris les travers qu’il ne voulait pas reproduire. Grâce à Ko, Servaz avait appréhendé les rudiments du métier — et aussi le genre de flic qu’il ne voulait pas être. C’était Ko — ses qualités d’enquêteur, ses méthodes comme sa part d’ombre — qui l’avait défini en tant que policier, tout comme c’était l’enquête de 2008 qui avait fait de lui l’enquêteur qu’il était aujourd’hui.
Ils grimpèrent les marches du perron et entrèrent dans un vestibule assez petit, eu égard à la taille de l’édifice. Kowalski poussa une porte sur sa droite et ils pénétrèrent dans un salon aux dimensions raisonnables mais nanti d’une cheminée assez vaste pour y cuire un sanglier et d’un lointain plafond à caissons qui avait l’air d’époque. Aux murs, des portraits d’ancêtres qui n’étaient certainement pas ceux du retraité.
— Impressionnant, fit Servaz.
L’ancien chef de groupe le regarda de biais.
— Bel exemple d’interrogatoire indirect, commenta-t-il. Tu veux savoir comment j’ai pu me payer un truc pareil ? C’est simple. Tribunal de grande instance, le bien venait d’être saisi. J’ai reçu le bon coup de fil au bon moment. Les vraies bonnes affaires, c’est là qu’on les fait… Je fais les travaux moi-même, ça m’occupe. Et je loue la dépendance à des touristes sept mois sur douze. Avant, je me levais chaque matin avec un but précis et je me couchais de la même façon. Aujourd’hui, je cherche à quoi consacrer mes journées.
Un pas grinça sur le parquet et Servaz se retourna. Une femme maigre aux cheveux raides et gris se tenait sur le seuil. Elle avait des cernes noirs sous les yeux et un air modeste. Pas vraiment les critères du canon kowalskien au temps de sa splendeur quand, de l’aveu même du chef de groupe, il partait « en chasse ».
— Ma femme, dit Kowalski succinctement.
Elle salua, posa le plateau avec la cafetière et les tasses et disparut.
— Ce qu’est devenue la police aujourd’hui, dit Ko en faisant le service, j’en ai honte. Ces flics qui sont passés à tabac et personne ne moufte. Ces bagnoles de service caillassées ou incendiées. Ces vidéos qui circulent sur Internet où on voit la police humiliée, ridiculisée… Putain, mais où on va ? Y a donc plus personne qui ait des couilles dans ce pays ?
Le Ko d’antan — le loup enragé — n’était pas si loin, en fin de compte. Il n’avait pas pris un gramme de sagesse avec l’âge. C’était la même brute, le même feu.
— Vingt-cinq ans et pas une visite, pas une nouvelle, dit-il soudain, et tout à coup te voilà… J’imagine que c’est pas par nostalgie…
Il plongea ses yeux dans ceux de Servaz. Léo Kowalski n’avait rien perdu de son autorité naturelle. Ni de sa colère. Martin eut envie de répondre que rien ne l’empêchait non plus de se manifester pendant toutes ces années. Depuis son entrée dans la vie professionnelle, il avait passé plus de temps avec ses collègues qu’avec quiconque, y compris son ex-femme Alexandra ou sa fille. Et pourtant, lorsque certains d’entre eux avaient pris leur retraite, ils n’avaient plus donné signe de vie. Pas un mot, pas une lettre, pas un appel. Pourtant, il était facile à trouver. Il s’était renseigné : ces retraités-là n’avaient donné signe de vie à personne. Ils avaient balayé d’un revers de la main quarante ans de leur existence, brûlé leurs vaisseaux derrière eux… Éprouvaient-ils un tel ressentiment à l’égard de leur passé ? Kowalski, lui — Servaz le savait —, n’avait nullement renié son métier d’antan.
— Je me suis laissé dire qu’avec d’autres flics à la retraite comme toi vous enquêtiez sur des affaires de disparition non résolues, en liaison avec l’OCDID et les associations qui recherchent des personnes disparues.
— Exact, répondit Ko d’un ton prudent. J’aurais pu être bénévole aux Restos du cœur, mais je me suis dit que mes compétences seraient mieux employées de cette façon.
— Des affaires pour certaines très anciennes…
— Toujours exact.
Servaz goûta le café. De la lavasse.
— Il est clairet, hein ? J’ai été opéré du cœur. Depuis, Évangeline le fait comme ça. Elle n’a pas envie de rappeler le SAMU à 4 heures du matin par une nuit d’hiver. J’ai beau lui dire que je ne risque rien… que ça n’a rien à voir avec le café. Alors, cette affaire très ancienne, c’est quoi ?
Servaz reposa sa tasse.
— Je cherche une jeune fille qui aurait pu disparaître dans la région il y a longtemps…
— Quand ?
— 93…
Ko resta silencieux, mais Servaz vit les muscles jouer sous ses joues couperosées.
— Blonde, cheveux longs… Dans les vingt ans, poursuivit-il.
— Pu disparaître ?
— Oui. Je veux savoir s’il y a eu ou non une disparition de ce genre.
— Quand en 93 ?
Il fixa Ko.
— Disons vers la fin mai ou au cours du mois de juin…
Le regard fusa comme un copeau de métal d’une machine-outil.
— OK. Donc, tu cherches une jeune fille ayant le même profil qu’Ambre et Alice Oesterman qui aurait disparu dans la période où elles ont été tuées, c’est bien ça ?
Trinité, pensa Servaz. Il acquiesça.
— Si tu me disais exactement où tu veux en venir ?
Servaz le lui dit. Kowalski l’écouta sans un mot. Puis il reposa lentement sa tasse. Sa main tremblait. Ses yeux étincelaient.
— Putain, s’exclama l’ancien flic. Je n’arrive pas à y croire… Après toutes ces années… Tu as toujours voulu être au-dessus des autres, hein ? Déjà à l’époque, tu te croyais supérieur à nous… Tu nous considérais comme des moins-que-rien. Tu crois vraiment qu’on aurait pu se planter à ce point ?
— C’est facile à vérifier, dit Servaz sans relever l’insulte. Si une telle disparition a eu lieu, il y a bien quelqu’un dans votre petit groupe de retraités qui a dû en entendre parler.
— Ta théorie du type dans l’ombre qui tirait les ficelles, dit Ko, pensif. Un fantasme, cracha-t-il avec la même colère. Je n’arrive pas à comprendre qu’après toutes ces années tu t’obstines à… (Son regard s’éclaira brutalement.) C’est à cause de l’écrivain, c’est ça ? Ouais, bien sûr. Sa femme a été assassinée… C’est bien ça ? À qui auraient-ils confié l’affaire sinon à leur meilleur élément ? Et toi, bordel, tu as replongé dans le truc…
Il suivait l’actualité, en tout cas. Mais, après tout, cela avait fait la une de La Dépêche.
— À l’époque, Cédric Dhombres a dit qu’il y avait quelqu’un derrière lui. Quelqu’un d’impitoyable.
— Conneries ! Enfin, merde, tous les coupables cherchent à faire porter le chapeau à quelqu’un d’autre !
— C’est pour ça qu’il s’est suicidé en s’accusant de tout… Tu vas m’aider, oui ou non ? Je veux juste savoir si une telle disparition a pu avoir lieu dans les jours ou les semaines qui ont suivi le meurtre d’Alice et Ambre.
— Non, mais tu t’entends ? dit Ko en se levant. Alice et Ambre… Comme si elles faisaient partie de la famille ! Je vais passer quelques coups de fil. Reste ici.
Il s’était remis à pleuvoir. Ko conduisait son vieux coupé Saab sous une pluie battante et Servaz eut l’impression de retourner dans le passé, quand ils s’étaient rendus chez les parents des deux sœurs, dans cette maison écrasée par le deuil, quand ils avaient fouillé les chambres — lui celle d’Ambre, Kowalski celle d’Alice. Maintenant qu’il y pensait, Ko ne lui avait rien dit de ce qu’il y avait trouvé, s’il avait trouvé quoi que ce soit.
— Où est-ce qu’on va ? demanda-t-il.
— Tu verras.
L’expression de l’ancien flic était impénétrable. Depuis qu’ils étaient partis, il n’avait pas desserré les dents. Une couverture sale recouvrait la banquette arrière et une odeur de chien flottait dans l’habitacle. Sous ce ciel plombé, les collines du Tarn ne ressemblaient plus du tout à la Toscane et leurs respirations déposaient une buée de plus en plus opaque sur les vitres.
— Tu t’es toujours cru meilleur que les autres, hein ? répéta Ko comme si cette question le hantait. Tu la jouais déjà solo à l’époque : le groupe, t’en avais rien à foutre. Et aujourd’hui, ta notoriété t’est montée à la tête, Martin.
Servaz se sentit fatigué tout à coup. Était-ce la chaleur qui régnait dans l’habitacle, le ronflement régulier du moteur ou ce café trop clairet qu’il avait avalé ? Il avait les paupières étonnamment lourdes.
— Quoi ? dit-il.
— Il a toujours fallu que tu mettes ton nez partout… Putain, déjà en ce temps-là… T’as pas idée de la façon dont ça m’énervait…
La tête lui tournait. Qu’est-ce qu’il lui arrivait ? Il aurait dû dormir davantage.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Ko. Ça n’a pas l’air d’aller.
— Si, si, ça va.
Kowalski avait passé ses coups de fil dans une autre pièce. Cela avait duré une bonne vingtaine de minutes. Et puis il était revenu dans le salon et avait demandé à Servaz de le suivre.
— Tu as pu joindre quelqu’un ? demanda-t-il. Vous avez trouvé quelque chose ?
— Ouais, ouais…, dit l’ancien flic de façon évasive.
Soudain, Ko donna un coup de volant pour quitter la départementale et ils roulèrent sur un chemin cahoteux, s’enfonçant sous une cathédrale d’arbres, une longue nef de végétation au bout de laquelle il apercevait, derrière le rideau de pluie, la forme noire d’un bâtiment.
— C’est pour ça que je te gardais près de moi à l’époque, que j’ai fait de toi mon adjoint : pour avoir un œil sur toi…
La voix était froide, maîtrisée — plus du tout en colère — et Servaz sentit un chatouillis courir de la base de son crâne à sa colonne vertébrale.
La bande de hautes herbes au milieu du chemin fouettait le bas de caisse, de grosses gouttes tombaient des arbres et s’écrasaient sur le pare-brise. À cause des cahots, ils bondissaient sur leurs sièges tels des cavaliers sur leur selle et la douleur donna un coup de stylet dans son flanc. Il grimaça.
— Je croyais que c’était parce que tu m’aimais bien, dit-il, stupéfait.
L’ancien flic émit un ricanement. Toussa. Deux fois. La buée plongeait le paysage alentour dans un brouillard.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je t’aie jamais apprécié ? Je te détestais au contraire, balança-t-il froidement. Tu n’étais qu’un petit con sorti de la fac qui avait obtenu son poste par piston. Et tu te prenais pour une lumière… Je savais bien que, sous tes airs modestes, tu étais le connard le plus orgueilleux du monde. Mais tu avais ton oncle au-dessus de toi, alors j’ai fait semblant de t’aimer, je t’ai mis dans ma poche pour avoir la paix et que personne vienne m’emmerder. Jusqu’à cette nuit où tu nous as craché à la gueule en prenant la défense de cet écrivain…
Servaz se demanda s’il avait bien entendu. Kowalski n’avait rien oublié. Sa haine et sa rancœur étaient restées intactes pendant tout ce temps. Vingt-cinq années et il n’avait rien pardonné !
À chaque cahot, la douleur revenait, à présent. Le bâtiment au bout du chemin se rapprochait. Servaz vit qu’il s’agissait d’une ruine. Pourquoi Kowalski l’emmenait-il au milieu de nulle part ? Que venaient-ils foutre dans un endroit pareil ? Tout à coup, il se souvint d’une chose. Un souvenir enfoui dans le passé, un caillou dans sa chaussure…
— Pourquoi vous m’avez envoyé moi chercher Cédric Dhombres dans les sous-sols de l’université ce dimanche-là ? Pourquoi vous vouliez être seuls, Mangin et toi, pour visiter sa chambre ?
— Quoi ? De quoi est-ce que tu parles ? dit l’ancien flic en coupant le moteur.
— Ensuite, tu m’as montré toutes ces photos de cadavres. C’est vous qui les aviez placées là, c’est ça ?
Ko ouvrit sa portière et lui lança un regard qui lui fit froid dans le dos. Pendant un instant, il n’y eut plus que le bruit de la pluie martelant la carrosserie.
— T’es cinglé, Servaz, tu sais ça ?
Le retraité descendit et il l’imita, la douleur se manifestant à présent à chaque mouvement. De grosses gouttes froides frappèrent son cou.
Servaz vit qu’une autre voiture était garée un peu plus loin, au pied du bâtiment. Un modèle tout aussi antédiluvien que celui de Kowalski. Il cilla. C’était quoi, cet endroit ?
— Allons, viens, dit Ko. On va éclaircir tout ça.
— Où est-ce qu’on va ?
Ko se retourna, le toisa, un sourire narquois aux lèvres.
— Tu verras bien… Qu’est-ce qui t’arrive, Martin ?
Il avait envie de foutre le camp, de déguerpir, mais il n’en fit rien. Il suivit Kowalski qui, déjà, disparaissait à l’intérieur du bâtiment. Une ancienne grange ou un ancien hangar. Désaffecté. Désert. À part l’homme qui les attendait à l’intérieur, dans le fond.
Impitoyable. Le mot lui revint à l’esprit. Comme un jet de vapeur. Comme un fantôme.
Il s’introduisit dans le vaste espace vide et sonore.
Kowalski s’avançait déjà parmi les gravats et les poutres rouillées jonchant le sol. Cela sentait les feuilles pourrissantes, le salpêtre, la rouille et l’humidité. De hautes et étroites fenêtres aux carreaux cassés faisaient ressembler l’intérieur à une église. Mais sans nul doute une église qui avait été vouée au culte de l’industrie.
La silhouette dans le fond se mit en marche vers eux. Ni trop vite ni trop lentement. D’une démarche tranquille, assurée.
Petit à petit, Servaz la distingua mieux. Il était sûr de ne pas connaître l’homme de haute taille qui émergeait des ombres pour venir à leur rencontre. À l’évidence, il avait le même âge que Ko, ou peu s’en fallait. Grand, le cheveu blanc et dru, la raie nette, mince, il avait toutefois l’air plus distingué et en bien meilleure forme. Un futur centenaire.
— Je te présente le commissaire Bertrand. Un de nos plus infatigables bénévoles, dit Ko.
Bertrand avait la pogne ferme et l’œil vif.
— Léo m’a parlé de votre recherche il y a une heure au téléphone, dit-il. Ça n’a pas été bien difficile. Je me souvenais parfaitement de cette affaire. La disparition avait été jugée inquiétante. L’enquête avait été confiée à la section de recherche de la gendarmerie d’Agen : la jeune fille était originaire de Layrac, où elle vivait chez ses parents, et ce sont eux qui ont signalé sa disparition. Mais, comme elle était étudiante à Toulouse, on nous avait demandé notre aide.
— Pourquoi on se retrouve ici ? voulut savoir Servaz.
Les deux hommes se regardèrent et sourirent.
— J’habite à deux cents mètres d’ici : derrière les arbres. Ma femme n’aime pas qu’on discute de ces histoires à la maison. Elle trouve nos « loisirs » sinistres. Alors, on se donne rendez-vous ici…
— C’est un jeu entre nous, dit Ko. À nos âges, les occasions de s’amuser se font rares.
Il considéra Servaz de haut en bas.
— Avoue que je t’ai foutu les jetons. T’as failli faire dans ton froc.
Servaz ne dit rien.
— Léo plaisante, mais ce que nous faisons ici est très sérieux, le réprimanda diplomatiquement l’ancien commissaire. Nous sommes bien souvent le dernier recours de familles dans le plus complet désarroi. Nous disposons du temps que les fonctionnaires de l’État n’ont pas, en général. C’est un vrai sacerdoce, vous savez. Nous nous dépensons sans compter pour retrouver ces gens, nous y mettons toute notre énergie. Cela dit, dans le domaine des disparitions de personnes, il y a pas mal de charognards qui tournent comme des vautours autour des familles et qui profitent de leur désespoir pour leur extorquer de l’argent. Ils se planquent derrière des associations régies par la loi de 1901 comme la nôtre ; ils se présentent comme d’infatigables chercheurs de disparus et, au départ, ils demandent une somme d’argent pour couvrir leurs frais, puis toujours plus de blé pour se rendre ici ou là ; ils expliquent que les recherches coûtent cher, que le disparu est peut-être à Ibiza, ou en Europe de l’Est, ou en Grèce… Ils nous font beaucoup de tort. Beaucoup. Il y a, dans ce monde, des êtres dénués du moindre sens moral, des êtres dont l’inhumanité est incompréhensible au commun des mortels… De notre côté, nous ne demandons jamais d’argent. Nous sommes là pour aider, un point c’est tout. J’ai le dossier dans ma voiture, conclut-il. Allons-y.
Ils ressortirent et marchèrent parmi les ornières du chemin jusqu’à l’antique Peugeot 405 grise. Leurs véhicules étaient à l’image des deux hommes : ils appartenaient à une époque révolue. En vingt-cinq ans, le monde avait davantage changé qu’au cours des deux siècles précédents. Bientôt, se dit-il, des robots feraient son boulot. La question était de savoir si les robots obéiraient aux hommes ou les hommes aux robots. Déjà, il voyait des milliards de personnes incapables de se séparer de leur téléphone portable, de leurs joujoux technologiques, tandis que la poignée d’entreprises qui les fabriquait devenait chaque jour plus puissante et plus tyrannique et que des peuples somnambules remettaient leur destin entre les mains d’un nombre toujours plus réduit de personnes.
Bertrand ouvrit sa portière et s’assit derrière le volant. Il fit signe à Servaz de faire le tour de la Peugeot et de s’asseoir côté passager. Ko se glissa sur la banquette arrière.
Dès que Servaz fut assis, Kowalski se pencha par-dessus son épaule et Bertrand tendit le bras. Il ouvrit la boîte à gants. Une chemise cartonnée à l’intérieur. Servaz la prit et l’ouvrit. La photo lui sauta à la figure. Il lut en dessous :
— Odile Lepage était étudiante à Sciences Po Toulouse. Ses parents ont signalé sa disparition le lundi 7 juin 1993. Elle aurait dû rentrer le week-end du 5, mais elle ne l’a pas fait. Ils ont essayé de la joindre, sans succès. Ils ont appelé la fac et les hôpitaux au cas où il lui serait arrivé un truc. À cette époque, il n’y avait pas de téléphones portables. Son père s’est rendu à sa chambre universitaire. Personne. On n’a plus jamais eu de nouvelles d’Odile Lepage après ça…
— Elle résidait cité Daniel-Faucher ?
— Non, chez des particuliers, avec deux autres filles…
— Ils ont trouvé des indices ?
— Que dalle…
— Est-ce qu’on sait si elle était en contact avec les sœurs Oesterman ?
L’habitacle sentait la pipe et le désodorisant qui émanait du sapin pendu au rétroviseur intérieur. L’ex-commissaire se tourna vers lui.
— Oui… À un moment donné, il est apparu qu’Odile Lepage connaissait Alice Oesterman et, compte tenu du fait que les deux sœurs avaient été assassinées quelques jours plus tôt, on a cherché à savoir si les deux affaires étaient liées, mais on n’a rien trouvé.
— Sauf qu’Odile Lepage avait le même profil, dit Servaz en contemplant la jeune fille pâle aux longs cheveux blonds et aux yeux clairs.
— Oui…
— Qui avez-vous contacté chez nous au sujet d’Odile ?
D’un coup de menton, Bertrand désigna l’homme assis à l’arrière. Servaz regarda Ko dans le rétroviseur, interdit.
— Comment se fait-il que personne ne m’ait parlé de ça ?
— Ça n’avait rien à voir avec notre enquête, répondit l’ancien chef de groupe d’un ton amer. Pourquoi je t’en aurais parlé ? J’avais mis Mangin sur le coup. Il n’a rien trouvé de particulier. Alors, on a laissé tomber…
Servaz faillit répliquer, mais il se ravisa. Il venait de penser à quelque chose.
— Elle était rentrée le week-end précédent ?
— Celui du 29 mai ? Non. Mais Odile rentrait un week-end sur deux. Et elle ne donnait pas beaucoup de nouvelles. Elle était très indépendante. Alors, même s’ils étaient un peu étonnés qu’elle n’ait pas appelé une seule fois au cours de la semaine précédente, les parents ont véritablement commencé à s’inquiéter le week-end suivant.
Il réfléchit.
— Alice et elle se connaissaient comment ?
— Selon certaines filles de l’entourage d’Odile, Alice se joignait parfois à elles pour aller au cinéma ou au resto. Sans plus. Apparemment, elles avaient fait connaissance dans une boîte de nuit. Pas vraiment des amies intimes, plutôt des copines…
— Et Ambre ?
— Non. Ambre ne venait jamais avec elles et, pour ce qu’on en sait, elle ne fréquentait pas la jeune Lepage… En tout cas, elle n’est jamais apparue dans le dossier. Contrairement à sa sœur.
Servaz réfléchit. Il sentait au plus profond de lui que la solution était là, tout près. Il suffisait d’un raisonnement de plus, d’un tout petit saut hypothético-déductif. Réfléchis ! Une croix au lieu de deux. Oui… C’était ça, la bonne direction… Il était tout près… Tout près…
— Pourquoi vous vous intéressez à cette affaire ? demanda Bertrand à côté de lui. Elle est résolue depuis longtemps. C’est le groupe de Léo qui s’en est occupé. Si j’ai bien compris ce qu’il m’a dit au téléphone, vous en faisiez partie à l’époque…
Il n’écoutait plus. Il était perdu dans ses pensées. Et soudain, la vérité le submergea et il comprit. Bon sang ! Ils avaient l’explication sous les yeux depuis le début ! Il donna un coup du plat de la main sur le tableau de bord. Bertrand le dévisagea, Ko le fixait, paupières plissées, dans le rétroviseur.
— Je sais, leur dit-il.
— Il a été sage ? demanda-t-il à la baby-sitter.
La jeune fille blonde sourit.
— Gustav est toujours sage.
Elle était la fille de voisins qui habitaient deux étages au-dessous. Père ouvrier, mère coiffeuse. Un couple de Portugais arrivés en France dix ans plus tôt. Le père effectuait de petites réparations chez lui de temps en temps, ils lui rapportaient toujours d’excellents portos quand ils rentraient de vacances et il en avait plein le placard de sa cuisine. La mère lui cuisinait de délicieux pastéis de nata.
— Il est où ? demanda-t-il.
— Il joue dans sa chambre, répondit-elle sans lever le nez de son portable sur lequel elle pianotait des deux pouces à toute vitesse.
— Tu peux le surveiller jusqu’à quelle heure ?
— J’ai mon entraînement de basket à 18 heures.
— Très bien, je te le confie jusque-là.
— On est samedi, c’est plus cher, lui rappela-t-elle.
Il fit la moue.
— Tu me l’as déjà dit ce matin en arrivant, j’ai pas oublié, répondit-il, un peu vexé.
Elle hocha la tête sans même lever les yeux, concentrée sur ses messages. Il se rendit dans sa chambre, ôta sa veste, sa chemise et le tee-shirt en dessous et examina les bandes d’Elastoplast. Il palpa précautionneusement, se rhabilla et se dirigea vers la chambre de Gustav. Celui-ci était assis sur le sol et lançait ses toupies Beyblade dans une sorte de grande cuvette en plastique. Les toupies tournaient sur elles-mêmes, s’entrechoquaient, rebondissaient les unes contre les autres.
— Ça, c’est Pégasus, dit Gustav en désignant l’une des toupies.
— Et celle-ci ?
— Sagittario…
— Celle-là ?
— Aquario… Tu veux essayer ? lui proposa Gustav en lui tendant un propulseur et une toupie.
Il se demanda pourquoi son fils jouait toujours tout seul, pourquoi il ne se faisait pas de copain.
— D’accord, dit-il.
Vingt minutes plus tard, en descendant l’escalier, il appela le juge puis Espérandieu chez lui.
— Rejoins-moi au Cactus dans une demi-heure.
— Du nouveau ?
— Je t’expliquerai en route.
À 14 h 15, il se garait sur le terre-plein central du boulevard Lascrosses, au pied des grandes barres d’immeubles, et entrait dans la petite brasserie où les flics du SRPJ ont leurs habitudes. Il embrassa Régine, la patronne, qui accueillait chacun d’eux avec l’attention d’une deuxième mère ou d’une sœur et se posa sur une banquette.
— T’as une sale tête, fit-elle en le voyant. Double, noir et sans sucre ?
Espérandieu entra dans le bar quarante minutes plus tard.
Servaz se leva aussitôt.
— Salut, les cow-boys ! leur lança-t-elle quand ils s’en allèrent.
— Où on va ? demanda son adjoint.
— Visiter la caverne d’Ali Baba.
Ils remontèrent vers le nord par le boulevard Honoré-Serres, puis l’avenue des Minimes, avant d’enfiler l’interminable avenue de Fronton, s’enfonçant dans ces limbes limitrophes de toute grande agglomération où alternent stations-service, centres commerciaux, zones industrielles, résidences et pavillons sans charme. Ils dépassèrent le Marché d’intérêt national et continuèrent encore un peu avant de franchir un portail grillagé et de rouler au milieu de hangars. Des fourgonnettes blanches étaient stationnées un peu partout. Servaz se gara entre les bâtiments et descendit.
— On est où ? voulut savoir Vincent en refermant sa portière.
Il avait cessé de pleuvoir mais la pluie était progressivement remplacée par un brouillard qui changeait le paysage en fusain d’artiste.
Sans répondre, son chef de groupe se dirigea vers une petite silhouette en manteau gris qui se tenait un peu plus loin dans la brume, devant une grande porte métallique. Il salua la greffière du tribunal, laquelle avait l’air rien moins qu’heureuse d’avoir été dérangée un samedi et sortit un mouchoir d’un paquet de Kleenex avant de trompeter dedans.
— Capitaine Servaz, se présenta-t-il. Voici le lieutenant Espérandieu. Allons-y.
Elle émit un vague grognement, dont il n’aurait su dire s’il était approbateur ou réprobateur, essuya son nez rouge, rangea son mouchoir, resserra les pans de son manteau autour d’elle et introduisit la clef dans la serrure. À l’intérieur, Espérandieu découvrit deux grandes rampes bétonnées comme on en voit dans les parkings souterrains, l’une grimpant vers l’étage, l’autre descendant vers les sous-sols.
— C’est quoi, cet endroit ? demanda-t-il.
La rampe qui descendait décrivait un virage. Apparut alors le long des murs un authentique bric-à-brac : étagères, objets aussi divers qu’une roue de la chance, un guéridon, une tronçonneuse, tous accompagnés de l’indispensable fiche à scellé au bout de sa cordelette. Ils atteignirent le bas de la rampe et prirent pied dans un vaste espace divisé en allées par de longues étagères métalliques qui abritaient des décennies de procédures judiciaires, des milliers de dossiers, chemises, cartons, classeurs.
— Ouah, fit son adjoint quand les néons eurent fini de clignoter, je savais même pas qu’un truc comme ça existait ! Depuis quand tu connais cet endroit ?
Les néons n’éclairaient les lieux qu’avec parcimonie, laissant les profondeurs de l’entrepôt dans l’ombre, et Espérandieu pensa à la dernière scène des Aventuriers de l’Arche perdue où la caisse contenant l’Arche d’alliance est entreposée dans un immense hangar rempli de milliers de caisses semblables. D’un pas aussi rapide que l’autorisait la longueur de ses jambes — et qui manifestait son impatience jusque dans le claquement de ses talons —, la greffière se dirigea vers une deuxième porte qu’elle déverrouilla à son tour avant de s’effacer pour les laisser entrer.
L’intérieur tenait du marché aux puces, de l’arrière-salle de brocanteur, du hangar de commissaire-priseur et de la réserve de musée. Un fatras d’objets des plus hétéroclites parmi lesquels Espé reconnut en passant des roulettes de casino, une batte de base-ball, deux pioches, un taille-haie, un coffre-fort, des bijoux de pacotille, un violon, un matelas taché de ce qui avait tout l’air d’être du sang et même des bois de cerf et un crocodile empaillé. Ou était-ce un alligator ? Il suivit Servaz qui passait en revue les étagères avec la démarche de celui qui sait exactement où il va. Se dit que son ami lui faisait penser à Indiana Jones à ce moment précis. Ne manquaient que le chapeau et le fouet. D’ailleurs, il lui avait toujours trouvé un petit côté Harrison Ford.
— Putain, cet endroit est incroyable ! dit-il en le rejoignant. T’es déjà venu ici, pas vrai ?
Sans répondre, Servaz lui désigna un des rayons. Vincent s’approcha : sur une des étagères se trouvaient deux robes blanches qui avaient jauni et une croix de bois sous une housse transparente couverte de poussière.
Quand ils ressortirent, le brouillard s’était encore épaissi. Il avait une légère odeur de fumée.
— Et maintenant ? dit Espérandieu.
— On file au cimetière, c’est l’enterrement d’Amalia Lang à 16 h 30. Dis à Samira de nous rejoindre et je veux que quelqu’un se charge de relever toutes les traces ADN qui subsistent sur ces scellés et qu’on les analyse.
Comme tout un chacun, Espérandieu savait que la recherche des empreintes génétiques avait fait des progrès considérables au cours des dernières années et même des derniers mois, et qu’on pouvait aujourd’hui analyser des traces ADN jusqu’alors indétectables, des traces présentes en quantités infimes.
— On est samedi, fit-il observer.
— Regarde qui est d’astreinte.
C’était toujours la même chose, un enterrement. On sentait que les personnes présentes n’avaient pas envie d’être là. Parce qu’elles ne pouvaient s’empêcher de penser au jour où ce serait leur tour. Parce qu’une forme d’autoapitoiement était quasi inévitable. Parce que ça leur rappelait leur mortelle condition. Parce que personne n’aimait l’idée d’être mortel.
Bien sûr, les vieux étaient plus concernés que les jeunes, surtout ces adolescents qu’il apercevait et qui feignaient d’être tristes mais ne l’étaient pas vraiment, sans doute parce qu’ils se croyaient immortels ou presque. Ils devaient penser que la vie est longue alors qu’elle est brève, fichtrement brève. Il allait avoir cinquante ans. Il se demanda si la plus grande partie de son existence était derrière lui ou devant. Évidemment, la probabilité qu’elle fût derrière l’emportait largement, mais on ne pouvait exclure non plus qu’il devînt centenaire. C’était quand même une belle vacherie de ne pas savoir… Il aurait bien aimé connaître la date à l’avance. C’était le genre de pensée qui vient toujours aux enterrements, se dit-il.
Il promena son regard alentour. Un bel endroit, si on faisait abstraction du grand pylône électrique, dont il se demanda ce qu’il fichait dans un quartier de villas entourées de pins et d’ifs comme celui-ci. Un minuscule cimetière — peut-être une centaine de tombes — avec vue sur les coteaux et la campagne, du moins quand le brouillard ne noyait pas les champs comme aujourd’hui. La maison de Lang était à moins d’un kilomètre. Il pourrait venir à pied.
Servaz le scruta.
Il avait l’air aussi affecté que la dernière fois et Servaz aurait juré que ce n’était pas du cinoche. L’écrivain avait vraiment une sale tête, joues caves et yeux cernés. Il observa l’assistance, se demanda qui étaient ces gens. Il n’y en avait pas tant que ça, en vérité. Une trentaine de personnes tout au plus. Il les scrutait de loin, Espérandieu et Samira debout à ses côtés, entre les tombes. Pas de prêtre, juste les employés des pompes funèbres qui firent descendre le cercueil en bois clair dans le trou au milieu d’un silence pesant. Des volutes de brouillard passaient sur eux comme la fumée d’un canon sur des servants d’artillerie.
Servaz compta trois couronnes. Pas une de plus. Samira fit éclater une bulle de chewing-gum à côté de lui et il lui jeta un regard auquel elle répondit par un clin d’œil. Il s’interrogea sur sa tenue : est-ce qu’elle l’imaginait appropriée pour un enterrement ? Elle avait encore plus de mascara et de crayon noir que d’habitude, son rouge à lèvres était également noir, ce qui conférait à sa bouche un aspect assez repoussant, de même que ses vêtements : un blouson en cuir clouté, un sweat à capuche avec une tête de mort sur lequel était écrit MISFITS en grosses lettres blanches, des leggings noirs et des chaussures montantes pleines de courroies et de boucles. Visuellement, elle était assez proche d’une goule, d’un vampire femelle, et il se dit qu’une telle vision dans un cimetière avait de quoi glacer le sang. Espérandieu, de son côté, en bon fan des anciennes revues Creepy et Eerie, la trouvait tout à fait digne de figurer dans une BD de Bernie Wrightson.
— Une étude vient de paraître selon laquelle 18 % des 18–24 ans pensent que la Terre est peut-être plate, lut Espérandieu, le nez plongé dans un journal, en attendant que la cérémonie se termine.
— 18 % de têtes de nœud, ça commence à faire beaucoup, commenta Samira. Tu es sûr qu’elle est pas bidon, ton étude ? Et comment ils expliquent les vols Paris-Tokyo, Tokyo-Los Angeles et Los Angeles-Paris ? Et il se passe quoi quand on dépasse le bord ?
— Selon la même étude, 79 % des Français croient à au moins une théorie conspirationniste, poursuivit Espérandieu.
— Et si cette étude sur les théories du complot était elle-même un complot ? suggéra Samira. Est-ce que considérer que les politiciens nous prennent pour des cons fait de moi une adepte des théories conspirationnistes ? Parce que, dans ce cas, je fais partie des 79 %.
Il n’y avait guère qu’une autre personne à être vêtue d’une manière aussi extravagante. Il l’avait repérée quelques minutes plus tôt : une grande femme un peu à l’écart, qui portait un pantalon en cuir, des talons de vingt centimètres, un manteau imitation panthère et de longs cheveux violets. Jolie silhouette. Son visage était celui d’une femme de l’âge d’Amalia Lang. Une amie ? Il la vit serrer la main d’Erik Lang sans chaleur excessive. En déduisit qu’elle n’était ni une parente ni une proche du mari. Et pourtant, la mort d’Amalia Lang semblait l’affecter personnellement. Sa douleur était manifeste. À part ça, elle avait des traits assez masculins, un nez charnu et des lèvres pincées.
Elle partit parmi les premiers et il la suivit des yeux. Elle se plia en deux pour monter dans une antique 2 CV garée devant le cimetière. Puis, quand la foule se fut dispersée, Lang se dirigea vers eux.
— Du nouveau, commandant ?
Il ne prit pas la peine de rectifier.
— On attend les résultats des analyses ADN. On examine toutes les empreintes. S’il s’agit bien d’une effraction, il se pourrait que le meurtrier se trouve déjà dans un fichier. On n’en est qu’au début.
Lang haussa un sourcil.
— « S’il s’agit d’une effraction » ? répéta-t-il.
— On ne peut rien exclure.
— Comment ça ?
— Rien d’autre que ça : à ce stade, on ne peut rien exclure.
— Donc, vous n’avez rien, c’est bien ça ? Et ce fan ?
— Rémy Mandel ?
Lang acquiesça.
— On l’a remis en liberté.
— Quoi ?
— Il a un alibi.
— Quel alibi ?
— Je ne peux pas vous en parler pour le moment.
— Pourquoi ?
— M. Lang, je n’ai pas pour habitude de m’étendre sur une enquête en cours. Surtout avec le mari de la défunte.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien de particulier. C’est la procédure…
Il vit Lang se rembrunir.
— Écoutez, je ne souhaite qu’une chose, commandant : que l’ordure qui a tué ma femme soit retrouvée. Demandez-moi tout ce que vous voudrez mais, de grâce, je vous en conjure, mettez la main sur ce salopard.
Servaz le dévisagea. Erik Lang semblait littéralement au bout du rouleau. Et pas seulement physiquement. Sa peau était plus grise que jamais, ses paupières bordées de rouge lui donnaient un air maladif. Servaz se demanda si le stress décuplait les effets de son affection. Comment s’appelait-elle déjà ? Ichtyose…
— Venez, lui dit-il. Faisons quelques pas.
Il fit un signe à Samira et à Espérandieu, puis Lang et lui se mirent en marche, côte à côte.
— J’ai parlé à Zoé Fromenger, elle vous l’a dit ?
Lang parut surpris.
— Non. Je…
— Je sais… vous lui avez donné comme consigne de ne plus vous appeler ni vous envoyer de messages jusqu’à nouvel ordre.
Une fois de plus, l’écrivain eut l’air très étonné.
— Elle vous a dit ça ? Je… je savais qu’avoir une maîtresse dans ces circonstances ferait de moi un suspect… évident… je ne voulais pas que vous perdiez votre temps avec ça et que cela vous détourne du vrai… euh… coupable. Et puis… j’avais la trouille… Je ne garde pas un bon souvenir de ma dernière garde à vue, ajouta-t-il.
Servaz ne releva pas.
— Elle ne s’est pas trop fait prier. D’autant que Rémy Mandel a reçu votre manuscrit des mains de quelqu’un qui se trouvait au volant de la voiture de son mari.
— Quoi ?
Cette fois, Lang parut sidéré.
— Je ne comprends pas.
Servaz lui dit ce qu’ils avaient appris. La rencontre sur le parking du centre commercial. Les vidéos. Tout en épiant chacune des réactions du romancier.
— La DS4 à toit blanc, oui… C’est avec cette voiture que Zoé est venue à notre dernier rendez-vous… La sienne était en panne. (Il observa une pause.) Attendez… si c’est son mari qui a volé mon manuscrit, pourquoi vous ne le mettez pas en garde à vue ?
Servaz rejeta la fumée de sa cigarette.
— Il a un alibi.
— Lequel ?
— Zoé Fromenger : elle a confirmé que son mari était bien avec elle cette nuit-là.
Le visage de Lang franchit un degré supplémentaire dans la stupéfaction.
— Elle est votre maîtresse, dit-il, vous la connaissez bien. Pensez-vous que Zoé Fromenger pourrait mentir à la police pour protéger son mari ?
— Je ne sais pas, répondit l’écrivain après une hésitation. On ne connaît déjà pas quelqu’un dont on partage la vie de tous les jours… Alors, une femme qu’on voit de temps en temps…
— Votre femme savait pour Zoé ?
— Non. J’aimais ma femme, commandant. Plus que tout. Je vous l’ai déjà dit.
Ils firent un pas de plus vers la sortie, suivis à distance par Vincent et Samira. Lang s’arrêta.
— La jalousie, c’est quand même le mobile numéro un, non ? dit-il soudain.
— Pour cela, il aurait fallu que Gaspard Fromenger soit au courant de l’existence du manuscrit, fit remarquer Servaz. Vous parliez de votre travail avec Zoé ?
Lang le scruta.
— Oui… souvent… Elle s’intéressait vraiment à ce que je fais. Elle est de très bon conseil, ajouta-t-il, comme si cela pouvait aider l’enquête.
— Venait-elle chez vous ?
— Non. Jamais.
— Savait-elle où vous rangiez votre manuscrit ?
Lang s’immobilisa une fois de plus.
— Je le laisse tous les soirs au même endroit : sur mon bureau, pas difficile à trouver, si c’est ce qu’on cherche, non ?
Exact, pensa le flic. Tout désignait le forestier… Et pourtant, plus il repensait à la scène dans la montagne, plus il était convaincu que la surprise de Fromenger n’était pas feinte, dans cette forêt. Il se remémora l’idée qu’il avait eue dans la voiture de Bertrand. Elle ne collait pas avec l’hypothèse d’un Fromenger coupable.
Il se repassa le film des événements. Comment pouvait-il être à la fois si près et si loin ? Il avait le sentiment de se trouver au centre d’un palais des glaces. Chaque reflet était trompeur mais montrait néanmoins un fragment de la vérité. Laquelle se tenait dans un angle mort, reflétée à l’infini dans les miroirs.
Quelque part se trouvait l’origine, la source de toutes ces images…
De retour au SRPJ, il se dirigea vers un bâtiment un peu à l’écart, du côté de l’entrée des véhicules, la housse contenant les robes de communiante — ainsi que la croix — à la main.
Il trouva Catherine Larchet, la chef de l’unité bio du laboratoire de police scientifique, assise à son bureau, plongée dans la lecture d’une revue qui s’intitulait Carnets de science. Servaz aperçut fugacement le titre du dossier principal : « Comment l’intelligence artificielle va changer nos vies. »
Catherine Larchet referma la revue.
— Vous saviez qu’il y a 180 000 robots en Allemagne contre 32 000 seulement en France ? Et où y a-t-il le plus de chômage ? Vous voyez : la science aime trop les faits, c’est pour ça que les idéologues et les démagogues ne l’aiment pas… J’espère que vous ne m’avez pas dérangée pour rien, commandant…
— Capitaine… Si vous étiez un robot, vous ne m’auriez pas répondu ça, rétorqua-t-il.
— Ah ah, touché ! s’exclama-t-elle joyeusement.
Elle jeta un coup d’œil rapide à la housse et il vit son intérêt s’aiguiser. Il s’assit en face d’elle. Elle le fixait tranquillement. Il y a quelques années, c’était elle qui avait effectué à sa demande, en un temps record, l’analyse de l’ADN du cœur qu’il avait reçu dans une boîte isotherme[6]. Elle avait d’abord analysé le sang — l’élément le plus chargé en ADN avec le sperme — puis comparé l’ADN mitochondrial, c’est-à-dire l’ADN contenu dans les mitochondries et non dans le noyau des cellules, avec celui d’Hugo, le fils de Marianne, car l’ADN mitochondrial est transmis intact de la mère au fils. Elle avait ainsi pu confirmer qu’il s’agissait bien du cœur de Marianne, et celui de Servaz avait été brisé. Bien plus tard pourtant, toujours à sa demande, elle avait prélevé des tissus directement dans le cœur — et découvert que l’ADN en était différent de celui contenu dans le sang : Julian Hirtmann les avait trompés en lui envoyant un cœur inconnu baignant dans le sang de Marianne. Le Suisse devait savoir que les services de police analyseraient d’abord celui-ci. Pourquoi l’avait-il fait ? Sans aucun doute pour le torturer mentalement…
Catherine Larchet était une femme discrète mais qui pouvait faire preuve parfois d’une certaine brusquerie. C’était surtout une travailleuse acharnée : il n’était pas rare de voir de la lumière allumée dans son bureau tard le soir et de tomber sur elle les fins de semaine — et il courait le bruit qu’elle n’avait pas de vie en dehors du boulot. Célibataire, peu portée sur les mondanités (même le jour où le ministre avait passé en revue tous les effectifs dans la cour du SRPJ, elle n’avait pas daigné se montrer et lui avait préféré ses tâches du jour), indépendante, on ne lui connaissait qu’une autre passion : la course à pied, qu’elle pratiquait été comme hiver sur les berges du canal du Midi. Son esprit scientifique et rigoureux mettait souvent à mal les hypothèses des flics de la Criminelle et certains s’en agaçaient, tout en reconnaissant son sérieux et sa fiabilité.
— Qu’est-ce que c’est ? finit-elle par demander en désignant la housse.
Il lui parla de l’affaire de 1993, d’Alice et Ambre vêtues en communiantes et attachées au pied de deux arbres, de la croix autour du cou de l’une d’elles.
Elle l’écouta sans broncher.
— C’était ça, l’urgence ? s’insurgea-t-elle quand il eut fini. Une histoire vieille de vingt-cinq ans ?
— Liée peut-être à l’enquête sur le meurtre de l’épouse d’Erik Lang mercredi, précisa-t-il. Je voudrais qu’on compare les empreintes génétiques qui ont été prélevées sur la scène de crime avec celles que vous trouverez sur ces anciennes pièces à conviction, dit-il en montrant la housse. Toutes les traces ADN trouvées sur la scène de crime, absolument toutes… À l’époque, bien entendu, aucun prélèvement n’avait été effectué sur ces robes. Ni ADN, ni téléphonie mobile, ni caméras de surveillance en ce temps-là. On travaillait à partir d’autres éléments, comme vous le savez.
Il constata qu’il avait réussi à éveiller son intérêt.
— Vous pensez que le meurtrier peut être le même, c’est ça ? À vingt-cinq ans de distance ? Je ne connais pas cette affaire dont vous me parlez… Vous n’aviez pas trouvé le coupable à l’époque ? Vous aviez fait avouer quelqu’un au cours de la… garde à vue ?
Son ton indiquait clairement qu’elle savait comment pouvaient se passer ces choses-là.
— Pas exactement… Quelqu’un qu’on avait relâché s’est désigné comme l’assassin, et il s’est pendu.
— Et vous pensez que ce n’était peut-être pas lui ?
— Je ne veux pas influencer votre jugement, dit-il.
— On n’influence pas des machines, répliqua-t-elle. Ni des codes génétiques. Ce que vous pensez ne changera rien au résultat.
— C’est un monde rassurant que le vôtre, dit-il. Tout y est à sa place.
— Ne croyez pas ça, commandant, répondit-elle. Il reste un paquet de mystères à éclaircir. Les bases biologiques de la conscience, par exemple : on commence à peine à déchiffrer les processus cérébraux. Savez-vous que, quand on a eu fini de séquencer le génome humain, il y a une quinzaine d’années, on s’est aperçu qu’on avait bien moins de gènes que prévu, environ 25 000, à peine plus qu’une plante à fleur ? Alors, comment parviennent-ils à exprimer une telle complexité ? Savez-vous que la matière telle que nous la connaissons, celle qui constitue les étoiles et les galaxies, représente moins de 5 % de l’univers ? En revanche, la « matière noire », dont on ne sait à peu près rien, représente à elle seule près de 30 % de tout ce qui existe. Elle est impossible à détecter par les moyens classiques, car elle ne peut absorber, émettre ou refléter de la lumière. Mais on sait qu’elle est là à cause de ses effets gravitationnels. Et le sida : trente-cinq ans de recherches, des milliards dépensés, vingt-huit millions de morts et toujours pas de vaccin… Savez-vous aussi, commandant, que l’immortalité existe déjà ? Mais oui : chez les hydres, ces minuscules animaux pluricellulaires complexes que l’on trouve sous les feuilles de nénuphar. Les généticiens considèrent que ce polype est immortel, voyez-vous. Et qu’est la durée d’une vie humaine à côté de celle d’un séquoia : 4 000 ans. Vous aimeriez être un séquoia, commandant ?
Comme chaque fois qu’il écoutait Catherine Larchet, Servaz se sentit pris d’un léger vertige. La chef de l’unité bio vivait dans un monde qui n’était pas le sien. Un monde de lois scientifiques, de chiffres, de paradoxes et de mystères à côté desquels leurs enquêtes étaient peu de chose. Car qu’était un meurtre commis par jalousie, cupidité ou stupidité à l’échelle de la science ? Qu’était la mort de deux jeunes filles ? Qu’étaient les romans d’Erik Lang ? Les perspectives qu’offrait chacune de ses digressions étaient infinies et le laissaient, immanquablement, dans un état voisin de la prostration.
— Et vous souhaiteriez ça pour quand ? demanda-t-elle.
— Euh… le plus vite possible.
— Bien entendu.
Ce soir-là, il se replongea dans la lecture d’Erik Lang. Une fois de plus, il sentit les mots de l’écrivain le prendre et l’emporter vers des territoires où régnaient la nuit et le crime. Une fois de plus, le même sentiment de malaise et de fascination mêlés l’étreignit au fil des pages. Dans la bulle de lumière de la lampe, les mots, les scènes, les personnages sortaient du livre et dansaient une ronde autour de lui.
Soudain, il se demanda combien de personnes dans cette ville lisaient en ce moment précis, c’est-à-dire en même temps que lui. Des centaines ? Des milliers ? Et combien regardaient la télévision ou l’écran de leur téléphone ? Infiniment plus, sans aucun doute. Étaient-ils, eux, lecteurs, comme les Indiens d’Amérique au XIXe siècle : menacés d’extinction par une race nouvelle ? Appartenaient-ils à l’ancien monde en train de disparaître ?
Il lut en diagonale trois autres romans sans trouver aucune corrélation et il était près de renoncer quand il souleva la couverture d’un livre intitulé La Mort glacée, paru en 2011. Dès les premières pages, il ralentit sa lecture, tandis que son cœur s’emballait au contraire. Il eut l’impression que les mots eux-mêmes devenaient pulsatiles sur le papier… Car ce qu’il lisait, cette fois, le concernait.
Il ferma les yeux, vit un homme qui se tenait dans l’ombre et se riait de lui — son grand rire explosait dans son esprit et rebondissait sur les parois de son crâne —, un homme arrogant et machiavélique : un homme au sourire factice. Un homme cruel et sans pitié. Aussi dangereux qu’un serpent…
Impitoyable.
La première chose qu’il fit en sortant de chez lui le lendemain fut d’ouvrir sa boîte aux lettres. Elle était vide. Que foutait le notaire ? Où était l’enveloppe ? Puis il se souvint qu’on était dimanche. Tu perds la boule. Il venait pourtant de confier Gustav à sa jeune voisine, laquelle lui avait fait remarquer qu’un dimanche entier, ça allait lui coûter une blinde. Cette nouvelle génération avait vraiment le sens des affaires.
Il se sentit coupable d’abandonner son fils un dimanche. Combien de fois déjà était-ce arrivé ?
Il avait appelé Espérandieu et Samira Cheung et leur avait demandé de le retrouver au SRPJ. Pendant le trajet, il joignit le juge Mesplède. Lui parla de ses lectures, de Zoé Fromenger, de la voiture sur le parking. Le brouillard s’était encore épaissi, passant du blanc au gris, aussi cotonneux que si sa voiture était un avion de ligne s’enfonçant dans les nuages. On n’y voyait pas à vingt mètres et les édifices devenaient des fantômes aux lignes floues, tandis que les feux de circulation perçaient la grisaille de leurs yeux rouges.
— Vous êtes sûr ? dit le juge au téléphone.
Servaz se garda bien de répondre.
— OK. Allez-y. J’appelle le juge des libertés. Vous aurez votre autorisation sur votre fax dans l’heure, commandant.
— Capitaine, rectifia-t-il, et il mit fin à la communication.
Il émergea de l’ascenseur et remonta le long couloir désert. Les néons éteints et la brume du dehors plongeaient les lieux dans une pénombre inquiète. Ses pas résonnèrent dans le silence.
— Salut, patron, l’accueillit Samira, les pieds sur son bureau.
— Ça n’est pas un peu contradictoire le « patron » d’un côté et les bottines sur mon bureau de l’autre ? dit-il.
Elle les remit par terre en rigolant.
— Il se passe quoi ? demanda Espérandieu, assis sur l’une des chaises ordinairement réservées aux suspects et à leurs avocats.
Espérandieu n’en avait pas conscience, mais Servaz se souvint que cette phrase était une blague récurrente à ses débuts dans la police, à l’aube des années 1990, un gimmick qui revenait de manière obsessionnelle dans la bouche des flics, quand le ministre de l’Intérieur s’appelait Charles Pasqua. Il déverrouilla son tiroir et récupéra son arme.
— On va perquisitionner chez Lang et le mettre en garde à vue, répondit-il.
Le brouillard s’était encore épaissi. Les bosquets et les tertres du terrain de golf s’évanouissaient dans ses profondeurs, réduits à des ombres, tandis que le soleil se changeait en un disque aussi blafard que la lune. En descendant de voiture, il sentit le goût de la brume sur ses lèvres, son humidité sur sa peau. Il s’avança jusqu’au portail, pressa le bouton mouillé de la sonnette.
— Oui ?
— Capitaine Servaz, M. Lang. Je peux entrer ?
Un bourdonnement et le portail s’écarta lentement. Au bout de l’allée, la maison n’était qu’une masse indistincte. Des remous blanchâtres ondulaient devant eux et s’enroulaient autour des troncs. Ils piétinèrent le gravier et la terre du chemin sans un mot. En s’approchant, Servaz vit la silhouette d’Erik Lang. Il se tenait debout dans l’entrée de sa maison d’architecte.
— Vous sentez cette odeur ? leur lança-t-il. C’est celle de la Garonne. D’ordinaire, il faut être plus près du fleuve pour la sentir, mais là elle monte avec le brouillard, elle est présente dans chacune de ses particules, comme des molécules odorantes dans un parfum. L’odeur des âmes noyées…
L’écrivain jeta aux subordonnés de Servaz une œillade brève mais prudente.
— Vous êtes venus en nombre, capitaine…
— M. Lang, nous allons procéder à une perquisition de votre domicile.
Il vit les yeux de l’écrivain s’agrandir, mais ce fut à peu près la seule réaction. Un masque d’impassibilité pour visage.
— Ceci n’étant pas une information judiciaire, je suppose que vous avez une autorisation écrite du juge des libertés, dit Lang.
— En effet.
Servaz lui tendit le fax. La brume l’avait ramolli et gondolé dans sa poche. Lang y jeta un bref coup d’œil puis leur fit signe d’entrer sans autre forme de procès.
— Est-ce que je peux savoir ce que vous cherchez ?
— Non.
— Je vais appeler mon avocat.
— Faites. Mais ça ne changera rien.
Le brouillard collait aux vitres, déposait sur le verre un voile gluant. Il avait l’impression d’être dans un de ces aquariums géants où évoluent de grands poissons. Ils se répartirent le travail : à Servaz le bureau de Lang et le rez-de-chaussée, à Espérandieu et Samira l’étage. Il marcha vers le bureau. En entrant dans la pièce, il reconnut d’emblée la photo qu’avait reçue Rémy Mandel : les mêmes rayonnages, les mêmes livres, la même table de travail, la même lampe, le même sous-main en cuir. Tout était identique. Les questions revinrent. Celui qui avait envoyé les photos et, donc, vendu le manuscrit à Rémy Mandel était-il l’assassin ? Comment avait-il trouvé le fan, comment savait-il où le contacter ? Un tel profil ne correspondait guère à Gaspard Fromenger…
Il examina rapidement les volumes sur les étagères. Erik Lang faisait preuve d’un grand éclectisme dans ses lectures : cela allait des romans aux essais en passant par les biographies, la poésie et même la bande dessinée. Il y avait une petite vitrine pour ses traductions. Servaz compta une vingtaine de langues.
Dans les tiroirs du bureau, il trouva plusieurs montres Patek Philippe, Rolex et Jaeger-Lecoultre, une cave à cigares en acajou avec le cadran en cuivre de l’hygromètre sur la façade, un stylo Montblanc, une agrafeuse, des dizaines de crayons et de surligneurs, du papier à lettres filigrané et des enveloppes vergées de couleur ivoire, des boutons de manchettes, des clefs et des bonbons à la menthe. Pas de doute, un cambrioleur lambda se serait d’abord emparé des montres. C’était le plus facile à écouler et le plus lucratif.
L’examen du reste du bureau ne lui révéla rien de particulier. Il sortit de la pièce. Qu’est-ce qu’il cherchait au juste ? S’imaginait-il que le passé, tout d’un coup, allait refaire surface ? Ici, dans cette maison ?
Il poussa une autre porte. Une sorte de remise étroite et profonde comme un dressing où étaient empilées sur de nouvelles étagères — celles-ci de simples panneaux en aggloméré et non d’épaisses planches de chêne comme dans le bureau — des décennies de magazines et de revues, de journaux, de catalogues. Chaque pile, et il y en avait des dizaines, faisait bien quarante centimètres d’épaisseur. Y avait-il des articles sur l’affaire des Communiantes là-dedans ? L’idée d’avoir à passer en revue cette masse de papier imprimé avait quelque chose de déprimant.
Il remarqua une bonne vingtaine de cartons sous les étagères, à même le sol de béton. Chacun portait inscrite au gros feutre une année. Cela allait de 1985 à l’année précédente. Les cinq dernières — 2013 à 2017 — étant regroupées dans un seul. Comme les rabats n’étaient pas scotchés, il souleva l’un d’eux. Avisa la première enveloppe à l’intérieur. « À l’attention de M. Erik Lang, YP Éditions ».
Le courrier des lecteurs…
Il se remémora la réponse en 1993 au sujet de la lettre d’Ambre : je ne suis pas collectionneur.
Voilà pourquoi les dernières années entraient dans un seul carton : parce que le papier à lettres, les enveloppes et les timbres-poste avaient été en grande partie remplacés par des e-mails, des posts et des messages sur Facebook. Désormais, lecteurs et fans avaient un accès direct à leurs auteurs préférés, sans l’intercession sourcilleuse d’une maison d’édition ni les délais imposés par les vicissitudes du courrier ordinaire. Est-ce que ça n’ôtait pas une partie de leur mystère à ces écrivains contraints de sortir de leurs solitudes altières, de leurs tours d’ivoire inaccessibles pour descendre dans l’arène ? Est-ce qu’un auteur devait rester à portée de clic, disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ou au contraire ce travail n’exigeait-il pas de la distance et de la réserve, une forme discrète d’insociabilité ? Comment pouvait-on être à la fois dans et au-dessus de la mêlée ?
Il considéra les dizaines d’enveloppes timbrées et son pouls s’accéléra. Allait-il trouver parmi elles les lettres qu’Ambre et Alice avaient rédigées ? Ces billets enflammés de deux jeunes filles à peine pubères mais inconditionnellement fans qui avaient amené Lang à écrire les réponses étonnamment intimes que Servaz avait lues par le passé ? Quelque chose qui y plongeât ses racines, qui éclairât leur relation sous un nouveau jour ? Il tira le carton marqué « 1985 ». L’ouvrit.
Bon Dieu, il est plein à ras bord, il y a des centaines de lettres là-dedans. Il prit la première enveloppe, sortit les deux feuillets qu’elle contenait, les déplia et alla directement à la signature :
Inconditionnellement vôtre, Clara (écrit au feutre noir).
Attrapa la suivante :
En attendant avec maints frissons votre prochaine tranche de ténèbres, Nolan (stylo-plume, encre bleue, agrémenté d’un dessin).
Puis une autre :
Votre dévouée et insomniaque fan, Lally (Bic vert).
Donnez-nous aujourd’hui notre sang de ce jour, Tristan (tapé à la machine).
Je vous imagine, je vous rêve, je vous bois, je vous dévore, Noémie (stylo-bille rouge, hampes et jambages raides comme des piquets)…
Le petit tas grandissait sur le sol à mesure qu’il tirait les enveloppes du carton.
Combien de lecteurs ce type avait-il en 1993 ? Combien de fans inconditionnels parmi eux ? Et combien de cinglés parmi ces derniers ?
Il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à une des lettres :
Cher Erik (si vous me permettez cette familiarité), nous avons passé la soirée à débattre entre nous de vos œuvres et à essayer de déterminer lequel de vos livres est le meilleur. Je ne vous cache pas que ce fut une féroce bataille, que des arguments mais aussi des noms d’oiseaux furent échangés, même si, comme il fallait s’y attendre, c’est La Communiante qui l’a emporté…
Puis à une autre :
Cher Monsieur Lang,
Je n’avais jamais éprouvé une telle impression auparavant à la lecture d’un livre…
Une autre encore :
Monsieur Lang,
Vos livres sont répugnants, vous êtes vous-même un personnage répugnant, tout chez vous me répugne et me soulève le cœur. Je ne vous lirai plus jamais.
Un cri, soudain, à l’extérieur. Il prêta l’oreille. Entendit son prénom prononcé pour la deuxième fois. Cela provenait de l’étage. Il ressortit dans le couloir, s’approcha des marches.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Viens voir ! lui cria Vincent.
Il se mit à grimper les degrés de béton. En tentant de contrôler son impatience. C’était peut-être un truc sans importance. Une fausse alerte… Sauf qu’il connaissait son adjoint — et cette voix qui, tout à coup, monte dans les aigus. Un brin hystérique. Il l’avait déjà entendue au cours de précédentes enquêtes. Savait ce qu’elle signifiait…
Il s’efforça de respirer calmement. Atteignit le haut des marches. Tourna la tête à droite et à gauche.
— Ici ! lança Vincent.
La chambre à coucher…
Servaz s’avança vers la porte ouverte. Fit un pas à l’intérieur. Vit Vincent penché sur l’une des tables de nuit. Tiroir ouvert. Celle d’Amalia Lang, si son souvenir était bon. Du reste, il apercevait une montre de femme dans le tiroir. Mais c’est autre chose qui accrocha son regard.
Il déglutit. Prit une lente et profonde inspiration.
Au bout du stylo qu’Espérandieu tenait à l’horizontale pendait une croix de bois attachée à un cordon…