Épilogue

Pères

Immense, énorme, le ciel s’étendait devant eux.

Petit à petit, à mesure que l’aube avançait, il avait pris la couleur des fleurs qui sont le symbole de la ville voisine. Le vent avait quelque peu forci, et fumées et fumerolles se couchaient au-dessus des restes noircis de la grange, tandis que les arbres s’ébrouaient comme si le matin les réveillait.

Servaz huma le doux parfum du café chaud versé du Thermos dans le gobelet.

Non seulement parce qu’il aimait cette odeur, mais aussi parce qu’elle chassait celle qui s’était installée dans ses narines : cette puanteur de bois brûlé, de cendres détrempées, d’essence et de chair calcinée. Il avait lu quelque part que l’odeur naît de la rencontre entre les molécules qui s’échappent de l’objet et les millions de cellules réceptrices qui les attendent au fond de nos fosses nasales. Sans doute était-ce pour cela qu’elle refusait de s’en aller.

Le camion des pompiers stationnait toujours dans la clairière, de même que les véhicules de la police scientifique et une ambulance, écorchant le jour naissant de leurs gyrophares. Il avait fallu attendre que l’incendie soit maîtrisé et ce qui restait de la grange sécurisé pour pouvoir la transformer en scène de crime ; cela avait pris presque toute la nuit.

Bien plus tôt cette même nuit, une autre ambulance avait emporté Gustav pour qu’il soit examiné et Martin l’avait accompagné. Il n’était revenu sur les lieux qu’une fois son fils endormi à l’hôpital — on lui avait administré un sédatif léger — et il avait retrouvé sur place Espérandieu, Samira, les autres membres de son groupe d’enquête, Cathy d’Humières, la proc de Toulouse, et le docteur Fatiha Djellali. Et aussi Stehlin, le patron du SRPJ. Lequel lui avait annoncé qu’il allait être entendu le jour même par la police des polices — et aussi suspendu à titre conservatoire. En l’écoutant, il n’avait rien ressenti de ce qu’il aurait dû ressentir : nulle crainte, nul remords ; rien que de la rage et de la tristesse. Tout ce qu’il retenait de cette nuit, c’est qu’il avait sauvé son fils. Et pourtant, d’une certaine manière, il avait échoué. Car deux hommes étaient morts.

— Martin, je ne peux plus rien pour toi, cette fois, dit doucement Stehlin. Tu as dépassé les bornes.

Le ton était mesuré, presque amical. À l’évidence, Stehlin le ménageait. Il avait un fils à peine plus vieux que Gustav, peut-être était-ce cela. Adossé à l’un des fourgons, très pâle dans la lumière du matin, Servaz prit le temps de savourer une nouvelle gorgée de son café brûlant avant de demander :

— Vous auriez fait quoi à ma place ?

Question qui parut plonger son chef dans des abîmes de perplexité.


Il fut entendu huit heures durant par des représentants de l’IGPN, l’Inspection générale de la police nationale, venus de Bordeaux tout exprès. Ils allèrent tout de suite dans le vif du sujet : « Pourquoi vous n’avez pas averti votre hiérarchie ? » « Pourquoi vous avez dit à Erik Lang d’entrer dans cette grange ? » « Est-ce que vous vous doutiez de ce que Mandel allait faire ? » Puis, à mesure que les heures s’écoulaient, on était passé au tutoiement : « Ils vont te cramer les fesses, Servaz, ça va barder pour toi… » Mais sans animosité, cependant. Sans doute les types en face de lui étaient-ils pères de famille, eux aussi. Comment leur expliquer qu’il avait cru bien agir, qu’il avait fallu faire des choix en un quart de seconde, qu’il ne savait pas lui-même si ces choix étaient les bons. Comment leur faire comprendre que toute sa vie se résumait à ça : une suite de choix, de décisions, et au bout du compte aucune certitude. Certes, il avait accompli des exploits remarquables, risqué sa vie plus d’une fois, pour sa famille, pour son travail, pour lui-même — mais il avait le sentiment que tout ça n’avait servi à rien : qu’il n’avait fait que contribuer au chaos chaque jour plus grand. Il avait échoué, ils avaient tous échoué. Collectivement et individuellement. Il ne le leur dit pas, bien sûr ; il leur dit ce qu’ils avaient envie d’entendre. Néanmoins, il ne se faisait guère d’illusions : au cours de cette nuit de folie, cette nuit qu’il n’oublierait jamais, il avait remis en liberté un homme suspecté de meurtre, menti à ses collègues, il l’avait plus ou moins kidnappé (il s’abstint de préciser qu’il l’avait menacé avec son arme de service et même frappé, l’intéressé n’étant plus là pour en parler) et il avait agi en dehors de tous les cadres légaux… Selon toute probabilité, la sanction serait la révocation. Avec ou sans droits à la retraite ?

Il ne désirait qu’une chose : retourner à sa vie d’avant, à Gustav, à son travail, à son appartement, mettre Mahler sur la chaîne stéréo, se réveiller un dimanche comme si rien de tout ça n’était arrivé et s’attarder dans son lit jusqu’à ce que Gustav se lève et le rejoigne.

En ressortant de l’interrogatoire, il alla faire quelques courses — du café moulu, un pack d’eau minérale, des pommes et des mandarines, deux pizzas, des fromages chez Xavier et des Scoubidou, les bonbons préférés de Gustav, dont il limitait toutefois la consommation. En avançant dans les rayons, entouré de personnes qui ignoraient tout de ce qui s’était passé, il repensa à Ambre-Amalia dont l’existence n’avait tourné qu’autour d’un seul mot : vengeance. Qu’avait-elle éprouvé pendant toutes ces années ? Comment était-il possible de vivre à côté d’un homme qu’on haïssait ? Avait-elle été heureuse une seule fois ? La vie d’Ambre Oestermann était un mystère qu’il ne percerait jamais, elle était morte avec ses réponses.

Puis il repassa voir son fils à l’hôpital. Gustav boudait : il voulait rentrer à la maison, il voulait dormir dans son lit, il voulait sa chambre, ses jouets, il voulait Charlène… mais à part ça, il allait bien. Les médecins insistèrent cependant pour le garder en observation jusqu’au lendemain ; ils souhaitaient s’assurer qu’il n’y avait pas de « dommages psychologiques », selon leur expression.

Servaz resta auprès de Gustav jusqu’à ce qu’il se rendorme, puis il rentra récupérer quelques affaires. Il avait l’intention de passer la nuit à l’hôpital.

En pénétrant dans le hall de l’immeuble, il ouvrit sa boîte aux lettres : elle était pleine de publicité — mais il y avait aussi deux enveloppes blanches qui l’attendaient au milieu, et il sursauta en déchiffrant l’adresse d’expédition de la première, Justizanstalt Leoben, Dr.-Hanns-Groß-Straße 9, 8700 Leoben, Austria. Le timbre était celui de la poste autrichienne, l’adresse celle d’une prison[8]. Il décida qu’il l’ouvrirait plus tard — rien ne pressait — et passa à la suivante.

En découvrant le cachet notarial, il sentit son pouls s’accélérer. Elle était arrivée… enfin.

Il déchira d’abord l’enveloppe extérieure, parcourut rapidement le petit mot ampoulé par lequel maître Olivier, notaire, s’excusait quasiment au nom de toute la profession pour ce « manquement aux devoirs de leur charge ».

Puis, avec un pincement au cœur, il déchira l’autre enveloppe, celle qui accompagnait le mot.

Celle qui avait voyagé dans le temps pour arriver jusqu’à lui, celle qui avait attendu qu’il la lise pendant presque trente ans, oubliée au fond d’un carton remisé dans un placard de notaire, celle sur laquelle était simplement écrit à l’encre bleue, d’une encre qui avait pâli :

Martin

Presque trente ans et pourtant il a reconnu tout de suite l’écriture. Presque trente ans et cependant il sent sa gorge se serrer, son cœur battre sauvagement dans sa poitrine quand il tire le double feuillet hors de l’enveloppe et le déplie.

S’approchant du plafonnier au centre du hall, il chausse ses lunettes. Quelques secondes plus tard, les larmes se sont mises à couler. Il n’aurait pas cru cela possible, il n’aurait pas cru que, trente ans après, elles couleraient encore. Et pourtant elles sont bien là, mouillant ses joues. Car voici ce qu’il lit :

Martin,

Je ne sais pas depuis combien de temps je suis parti au moment où tu lis cette lettre et j’espère seulement qu’avec le temps cette lecture t’est moins pénible.

Mon fils, je sais par quoi tu es passé, je sais ce que c’est que de perdre un être proche et aussi ce que signifie la culpabilité. Aussi, je te demande pardon. Pardon pour tous ces cauchemars qui sont les tiens, pardon pour cette image de moi qui hantera trop longtemps ta mémoire, pardon pour toutes ces fois où tu t’es demandé pourquoi il a fallu que ce soit toi qui me trouves, et ce que j’ai voulu te dire par là. J’espère de tout mon cœur que tu pourras un jour comprendre mon geste.

Et le pardonner.

Fils, si tu as ouvert cette lettre, c’est que la maison a été vendue et que nous pouvons désormais nous dire au revoir, maintenant que le dernier lien terrestre qui nous rattachait l’un à l’autre a été rompu. Sache que je t’aime, fils, et que j’ai toujours admiré ta force de caractère. J’aurais bien voulu avoir la même, Martin, mais voilà, je n’étais pas aussi fort que toi. Toi, tu es un roseau — tu plies, mais ne romps pas. Moi, j’étais un vieux chêne frappé par la foudre. Il y a longtemps que l’arbre était mort : il est mort quand ta mère est morte.

Si tu as une femme, des enfants, parle-leur de moi tel que j’étais quand toi-même tu n’étais qu’un enfant. Parle-leur de ces années où j’ai été un père digne de ce nom, je crois. Car, Martin, te souviens-tu de nos jeux ? Des grands châteaux de sable qu’on construisait sur les rochers ? De ces lectures à voix haute, les soirs d’été, où je convoquais pour toi Long John Silver, Jim Hawkins, Tom Sawyer et Phileas Fogg ? Jamais père ne fut plus heureux que moi en ce temps-là, fiston.

On dirait bien qu’au cours des toutes dernières en revanche, j’ai tout gâché, hein ? J’ai honte de l’avouer : j’ai vendu mes vinyles de Mahler quand l’argent a commencé à manquer. J’ai vendu Mahler contre de l’alcool, Martin ! Et personne — non, personne — n’a envie que ses enfants aient un grand-père alcoolique au pied de leur lit, personne n’a envie d’expliquer pourquoi grand-père est un vieil homme titubant aux mains tremblantes.

Bon sang ! Ce sont les siennes qui tremblent à présent en lisant ça. Et avec elles les pages qu’il tient. Il jette un regard furtif autour de lui, balaie prudemment le hall des yeux, ôte ses lunettes, essuie ces larmes qui brouillent sa vision et reprend sa lecture.

Mais tu ne dois pas porter ce fardeau, Martin : tu n’es coupable de rien. J’ai su qu’à la fac tu manquais des cours, que tu avais des problèmes relationnels avec tes professeurs, que tu t’étais battu. J’ai su tout ça. J’ai compris que, d’une manière ou d’une autre, c’était à cause de moi, c’était lié à ma déchéance.

Seigneur, pense-t-il, vieux salaud, pourquoi tu ne m’en as rien dit ? Pourquoi tu m’as planté là avec mes questions, ma culpabilité et ma colère ? Pourquoi tu ne m’as pas demandé mon aide ?

Je suis désolé de ne pas t’avoir dit ces choses-là avant, de n’avoir pas trouvé le courage ni les mots quand il aurait fallu. Je n’ai jamais été un homme très courageux. En tout cas pas autant que toi, Martin…

Une chose est sûre : je n’irai pas au paradis. Et d’ailleurs, quel paradis pourrait être plus grand que cette vie ? Seuls les poètes peuvent dire la vie dans toute sa magnificence, Martin ; comment pourrait-il y avoir quelque chose de plus beau, de plus précieux que ces tendres feuilles qui s’agitent dans le vent, que cet air frais sur ta figure, que ce soleil qui réchauffe ta peau ? Que cette mer salée et tiède dans laquelle on se baignait, l’été venu ? Quelque chose de plus grand que ton cœur qui bat à l’unisson d’un autre cœur, que le goût d’un baiser ou la grâce des mots, que la littérature, que la musique… Et s’il ne peut y avoir quelque chose de plus beau, de plus grand que cela — alors, c’est que le paradis n’existe pas.

Vis cette vie, fils. Vis-la de toutes tes forces. Entièrement, complètement, goulûment. Goûtes-en chaque minute. Chaque instant. Car cette vie, c’est tout ce que tu as. Tu n’as pas à rougir de ce que tu es, ni de ce que tu as fait. Tu es quelqu’un de bien.

Il ne tient plus en place. Il va et vient, ses yeux de nouveau secs. Aurait-il pu agir autrement la nuit dernière ? Non, bien sûr que non. En cet instant, il est intensément, irrémédiablement triste — mais aussi, paradoxalement, en paix.

Il est maintenant temps qu’on se dise adieu, Martin. Il est temps de nous séparer. Je te souhaite, mon fils, pour celui qu’il te reste à vivre, de trouver ta place en ce monde… Et d’y être aussi heureux qu’il est possible.

Papa

Il referme la lettre. Il est 22 h 13, le 12 février 2018.

Загрузка...