Tonino Benacquista Tout à l’ego

à Alain et Bertrand

LA BOÎTE NOIRE

Il y a eu cet énorme rayon de lumière blanche. J’ai senti que mon corps s’élevait à l’aplomb, dans les ténèbres, à une vitesse folle. J’ai eu peur de heurter une borne invisible du cosmos. Un souffle d’air chaud m’a ramené sur terre et m’a couché, lentement, au beau milieu d’un pays d’horreur. Là, immobile, incapable de me hisser sur mes jambes ou même d’ouvrir les yeux, je n’ai pu que les entendre : chiens hurleurs et loups affamés, hyènes meurtries au rire aigre, feulements de fauves autour de ma carcasse. Le silence et l’oubli ont mis des siècles à tisser un cocon où, enfin, j’ai pu me lover tout entier.

Jusqu’à ce qu’un Dieu de miséricorde me rende la vue.

Et la vie.

*

Une femme a poussé un soupir de soulagement quand je suis revenu à la conscience. J’ai cru qu’il s’agissait d’une mère ou d’une sœur. C’était l’infirmière.

Pas de mal au crâne, pas d’angoisse particulière. Ils ont dû me farcir les veines de morphine ou de trucs comme ça. Elle me parle d’un accident et, tout de suite, j’ai les phares de cette voiture dans les yeux. L’onde de choc qui a suivi résonne encore dans ma colonne vertébrale. Et puis, plus rien. Je lui demande combien de temps a duré le plus rien. Une nuit ? Une nuit seulement ? J’ai l’impression d’avoir parcouru l’éternité en sens inverse et tout ça n’a duré qu’une douzaine d’heures. Jusqu’où sont allés ceux qui ont passé tout un hiver dans le coma ?

Mon père a demandé qu’on le rappelle dès mon réveil. Je ne veux pas qu’il fasse le voyage jusqu’ici, je n’ai pas l’intention de moisir longtemps dans cette clinique perdue dans les Pyrénées. Le médecin doit passer pour me rassurer sur l’avenir. Dans quelques jours, je redeviendrai celui que j’ai toujours été. Dans quelques années cet accident ne sera dans mon souvenir qu’un vague trou noir suivi d’un court et interminable séjour dans un lit blanc entouré de neige à perte de vue.

La voiture en question était une B. M. W. Personne n’a rien pu faire pour le conducteur. J’ai l’intime conviction de n’avoir commis aucune imprudence. À sa manière, l’infirmière me le confirme : personne dans le coin n’a jamais vu un véhicule prendre la route des Goules à une vitesse pareille.

— On sait qui était ce type ?

— Un assureur basé à Limoges. L’autopsie dira s’il était soûl, mais c’est couru d’avance.

Tout à coup, je me sens beaucoup mieux. Un pochard a failli me coûter la vie et je bénis le ciel de ne pas avoir sa mort sur la conscience. La grande Faucheuse chamboule les esprits. Je dois concentrer toute mon énergie sur ma nouvelle vie, on ne ressuscite pas tous les jours. Il paraît que ceux qui ont vu la mort en face vivent le reste de leur existence dans la sérénité et la joie. Si c’est le cas, cela valait peut-être le coup.

L’infirmière a un comportement étrange, elle vaque autour de mon lit en me lançant des œillades à la dérobée, mi-amusée, mi-intriguée. Comme si j’étais une vedette. Cet accident ne m’a pourtant pas rendu amnésique : je m’appelle bien Laurent Aubier, j’ai trente-cinq ans, je répare des photocopieurs, je suis célibataire, et ma grande ambition dans l’existence est de décrocher le premier prix du concours Lépine. La femme en blanc confirme l’ensemble avec le sourire de celle qui sait tout, comme si elle connaissait le moindre rouage de ma vie. Je lui en fais la remarque, un peu agacé.

— J’en sais peut-être bien plus que vous-même, répond-elle en quittant la chambre.

*

J’ai rassuré tout ceux qui le désiraient par téléphone, parents et amis. Je ne pensais pas en avoir tant. La plupart ne me demandent habituellement que des photocopies gratuites. L’infirmière m’a apporté le dîner. Comment peuvent-ils promouvoir l’idée d’un « hôpital à visage humain » s’ils ne servent que de la bouffe que dénoncerait Amnesty International ? Plus tard dans la soirée, je sonne pour qu’elle vienne me débarrasser de ce récipient plein de pisse dont je ne sais que faire. Comme tous les alités du monde, je hais cette intimité avec une femme que je ne connais pas. De son vivant, ma propre mère n’en a jamais vu autant, et mes fiancées de passage, à Paris, ne m’ont même jamais entendu éternuer.

— Ne regardez pas la télé trop tard, sinon je viendrai moi-même l’éteindre.

— Vous prenez votre rôle trop au sérieux, madame… madame… ?

— Janine.

— Je vous remercie de tout ce que vous faites pour moi, madame Janine, mais la télé m’endormira beaucoup plus vite que vos pilules. De toute façon, j’ai l’impression d’avoir dormi pour les dix ans à venir.

Elle me gronde gentiment, je la remercie d’un sourire. Tout à coup, je réalise que cette brave dame papillonne autour de moi depuis ce matin, sans aide ni relâche.

— Je vous ai déjà veillé toute la nuit dernière, pendant votre coma. C’est une petite clinique, monsieur Aubier, et j’ai une collègue malade, une autre en vacances. Je vais essayer de dormir quelques heures. Si vous êtes moins bavard que la nuit dernière…

Je n’ai pas le temps de lui demander ce qu’elle veut dire, elle est déjà partie avec un petit clin d’œil qui se veut plein de malice. D’aussi loin que je me souvienne, personne ne m’a fait remarquer que je parlais en dormant, ni au pensionnat ni dans ma garçonnière où j’attire parfois quelques belles insomniaques. Pendant ces heures horribles, j’ai dû faire un carnaval de cauchemars. On veille sans doute les comateux pour éviter qu’ils ne s’agitent. En général, je me souviens de mes rêves, ils mêlent allègrement l’angoisse métaphysique, les films gore et les symboles bunuéliens. Janine a dû en entendre de belles. À moins que la nuit dernière je ne me sois repassé l’accident en boucle, avec un râle sinistre au moment de l’impact. Je dois oublier tout ça le plus vite possible. Le programme de télé que je viens de me concocter va sans doute m’y aider : un film de Jerry Lewis, un documentaire sur le varan du Komodo et, pour finir, la rediffusion du dernier festival de Bayreuth. Si mes calculs sont exacts, Le Crépuscule des dieux prendra fin au moment même où Janine m’apportera le petit déjeuner. La vie est trop courte et trop précieuse pour la passer à dormir.

*

— Ça sent encore le tabac dans votre chambre.

— Je sors quand, bordel ?

— Ce soir, je vous l’ai dit cent fois. Mais si vous tenez tant à vous agiter, on pourrait bien vous garder quelques jours de plus.

Fraîche et reposée, la Janine. Elle aurait mis une petite pointe de maquillage, ça ne m’étonnerait pas. Depuis le début de mon séjour ici, j’ai vu Marielle, Bernadette, Sylvie et Mme Béranger, toutes plus aimables les unes que les autres, mais aucune ne détrônera Janine dans mon cœur.

— Il est comment, votre mari ?

— Vous êtes bien indiscret, monsieur Aubier.

— Allez…

— Je ne suis pas mariée.

— Vous avez bien un amoureux, non ?

Ses joues rosissent à peine.

— Il est bien moins turbulent que vous.

— Dites, Janine… (je baisse d’un ton) on dit toujours que les infirmières sont nues sous leur blouse.

Elle hausse les épaules en donnant quelques gifles à un oreiller avant de le replacer sous ma tête.

— Ça restera un fantasme, si vous le voulez bien. D’ailleurs, question fantasmes, vous êtes déjà bien pourvu.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

— Imaginez un peu ce que dirait Betty si elle vous entendait me dire toutes ces idioties ?

— … Quelle Betty ?

— Je ne serai pas là de toute la journée, mais je viendrai vous saluer avant votre départ.

— Ne vous foutez pas de moi ! De quelle Betty voulez-vous parler ? !

— Cette fois, vous ne l’avez pas volé, monsieur Aubier. Passez une bonne journée quand même…

— Janine, revenez ici IMMÉDIATEMENT !

La garce !

Elle n’a pas daigné reparaître de toute la journée. Le convalescent que je suis l’a pistée, sans succès, dans toute la clinique. Betty… J’aurais parlé d’une Betty durant mon sommeil ? Je ne connais aucune Betty.

Ou bien si.

Mais ça semble si loin…

Une table d’écolier à deux places, comme il n’y en a plus. Un encrier dans chaque coin que la maîtresse venait remplir avec une bouteille. Une petite trappe s’ouvre au loin, dans ma mémoire. J’avais gravé Bety dans le bois, avec une plume Sergent-Major. Elle s’est moquée de moi, j’ai rajouté un t, bien collé au premier. Je me souviens, maintenant… Ses dents blanches… Ses yeux incroyablement purs… Le froissement de nos blouses quand nos coudes se frôlaient. Nous nous sommes fait traiter d’amoureux plus d’une fois. Je me souviens de nos regards qui se cherchaient dans le couloir, dès le matin. « Elle s’appelle comment ta fiancée ? » « Betty ! » À la même question, elle répondait « Laurent ».

Je ne sais pas si j’ai réellement été amoureux depuis.

La nuit tombe. Je range mon rasoir dans une petite poche de la valise. La journée entière, je n’ai cessé de rechercher ces doux instants du passé. En traversant le hall de la clinique, j’ai encore en tête le sourire d’une petite fille.

Je suis prêt à retrouver le monde en marche, même s’il s’est fort bien passé de moi durant ces dix jours. Bernadette et Sylvie sont derrière le hall d’accueil. Je me promets de leur envoyer quelque chose de Paris. Janine apparaît en tenue de ville, un grand sourire aux lèvres. Elle m’entraîne vers les énormes fauteuils rouges de la salle d’attente ou plus personne n’attend.

— Votre taxi ne va pas tarder.

— Avec un peu de chance, il sera en retard. Je ne vous ai pas encore remerciée pour tout ce que vous avez fait.

— C’est mon travail.

— Grâce à vous j’ai retrouvé le souvenir d’une amourette de jeunesse. Elle avait sa petite place bien cachée au fond de moi, et sans vous je ne l’aurais jamais fait remonter en surface. C’est à vous que je dois ces petites bulles de nostalgie.

Elle laisse échapper un petit rire mais se reprend très vite. Une lueur de gravité passe dans ses yeux. Elle hésite, retient le silence, n’ose pas se lancer. J’en perds le sourire, moi aussi.

— Vous vous souvenez que je vous ai veillé durant votre coma, monsieur Aubier ?

— Vous me l’avez dit le lendemain.

— Vous étiez dans ce qu’on appelle un « coma vigile ». Un coma plutôt léger où le patient s’exprime et réagit. Il ressasse des phrases incompréhensibles, un flot de paroles d’une densité incroyable pendant des heures et des heures. Un délire organisé que personne d’autre que lui ne peut comprendre, et, la plupart du temps, il n’en comprend pas la moitié lui-même. Dix heures… Vous vous rendez compte ? Une dérive verbale de dix heures sans la moindre interruption ?

— … ?

— C’est une chance fabuleuse, monsieur Aubier, une chance à ne pas rater. Une antenne directe sur la boîte noire.

— La boîte noire ?

— L’inconscient, si vous préférez.

Une Janine que je ne connais pas vient d’apparaître sous mes yeux épouvantés. Un être fébrile et passionné, mi-prêtresse, mi-sorcière.

— Cette nuit-là, vous vous êtes raconté, vous êtes allé jusqu’au bout de vous-même, vous avez brassé trente-cinq ans de morale, d’interdits et de souvenirs. Vous les avez dépoussiérés, défroissés, déchiffrés et organisés dans un ordre connu de vous seul. Betty n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan, elle est sortie de la boîte noire comme tout le reste.

Un aiguillon de peur me pique vers le ventre. Une bouffée de chaleur m’a parcouru les bras et le dos. Le voyant du taxi apparaît derrière la vitre.

— Janine… Vous êtes en train de me dire que vous… que vous avez violé mon intimité mentale ?

Elle me prend les mains et les serre dans les siennes.

— Laurent, je fais une psychanalyse depuis quatorze ans. Et en quatorze ans, je n’ai pas dit la moitié de ce que vous avez fait sortir en une seule nuit.

Elle me tend un bloc-notes à spirale. Je crois que je vais devenir dingue.

— Pour une fois, la nuit de garde était plutôt calme, et j’ai l’habitude de prendre des notes…

Le bloc m’atterrit dans les mains. Tout se brouille dans ma tête. Le taxi klaxonne.

— Vous vous foutez de moi… ?

— C’était un service à vous rendre, j’aimerais qu’on fasse la même chose pour moi dans de pareilles circonstances. Tous vos mystères et tous vos oublis, tout votre amour et toute votre haine, tous vos messages restés sans écoute, toutes vos craintes et vos fantasmes sont consignés là-dedans. Faites-en bon usage.

Je veux la retenir par le bras mais elle m’échappe et disparaît dans les vestiaires. Le taxi est sur le point de partir.

Je reste là, comme un con, incapable de prendre une décision

*

Je n’ai osé ouvrir le bloc-notes que dans l’avion. L’hôtesse m’a servi une bonne rasade d’alcool et mon voisin a cru bon de m’expliquer que la peur de l’avion cachait sûrement autre chose, l’angoisse d’un départ ou celle d’un renouveau. Encore un qui veut fourrer son nez dans mes rouages. Les pages griffonnées par Janine sont bien plus dangereuses que toutes les phobies du monde. Je pourrais les déchirer en petits morceaux et tirer la chasse d’eau, personne n’en saurait rien et je continuerais à vivre comme si rien ne s’était passé. Elle est banale, ma petite vie, mais je l’aime comme elle est, je n’ai pas besoin d’en connaître les secrets. À quoi bon s’aventurer dans les zones interdites ? On ne peut y trouver que des embrouilles, c’est bien connu, il n’y a qu’à voir tous ces films qui se passent dans la jungle. À quoi bon écouter les tuyauteries de son âme ? C’était un service à vous rendre… Tu parles d’un service, ma pauvre Janine. Qui a envie de savoir ce qui se passe de l’autre côté ? Qui n’a pas peur d’ouvrir la trappe de l’ego ? Ça ne doit pas sentir bon, là-dedans. Faites-en bon usage… Et si dans l’affaire j’avais bien plus à perdre qu’à gagner ?

Mais la vraie question est : comment résister ?

Mon voisin s’est assoupi, le crâne contre le hublot.

Je soulève la couverture bistre du bloc.


… Faudrait y retourner voir, chez le père Tape-dur, on y retrouverait peut-être son livret de Caisse d’Épargne, eh oui ! (rires)… Dix ans à boire du Schweppes, ça laisse des traces, hein Nathalie… ? Tout était encore plus blanc sous son aube, on ne pouvait pas plus blanc, ça faisait même mal aux yeux, perdu dans le grand cône tout blanc, c’était ce con de Pascal qui m’avait obligé… Les cloches et tout… Rien compris au film, le Pascal… « ma sœur aime trop l’argent, ma sœur aime trop l’argent », tu savais dire que ça, Ducon… T’y es pas allé voir, toi, sous le grand cône blanc…


— … Je vous accompagne jusqu’au lavabo ?

L’hôtesse a posé la main sur mon épaule. Elle sort un sac en papier blanc, perdu dans les prospectus coincés dans une poche du dossier, au cas où je voudrais vomir. Elle préférerait la solution du lavabo. Ai-je l’air aussi mal que je le suis ? Elle me tend un cachet, un verre d’eau, j’avale le tout. Docile. Je me force à sourire pour l’éloigner. Janine est une drôle de garce. Elle n’aurait pas dû faire ça. Son devoir était, cette nuit-là, de fermer la porte, de respecter mon délire, de le laisser se perdre dans le grand inconscient de l’univers. Je ferme les yeux, prends une longue bouffée d’air et pars à la recherche du grand cône blanc. Il doit être quelque part, si loin, si proche, perdu en cours de route, oublié depuis des lustres, mais toujours aussi blanc. Qu’est-ce qui se cachait sous le grand cône blanc… ! Il est là, tout près. Tout près…

— Monsieur, vous avez laissé tomber votre cahier.

— … Hein ?

Je remercie cet imbécile de voisin d’un signe de tête et reprends le bloc qui a glissé à mes pieds. Le grand cône blanc ne devait plus être très loin. Tant pis, j’y reviendrai quand je serai seul. Il y a quarante-huit feuillets de notes serrées. Avec parfois des séries de bis à n’en plus finir. Je ne sais plus si je dois lire dans la continuité ou puiser au hasard. J’allume une cigarette en sachant que c’est désormais interdit mais je ne peux pas résister.


… J’ai pleuré, putain, tout le monde l’a vu, je ne veux pas qu’on m’appelle Roland, je m’appelle Laurent, pas Roland, Laurent, Lorenzaccio ! Putain de merde ! N’empêche il était grand et maigre, ce con, maigre d’accord, mais surtout grand, et j’avais la trouille parce qu’il avait le bon droit pour lui… T’as toujours aimé te foutre de la gueule des gens, fallait bien qu’il y en ait un qui… Mon orgueil marqué au fer rouge avec ses initiales dessus… A. L.… Auguste Lespinasse… Tu parles si j’en avais brodé, des conneries, sur Auguste Lespinasse… Une régalade… Moi c’est Laurent, Lau-rent, compris… ?


Un grand type à lunettes. À l’armée. Montbéliard. Une humiliation devant toute la chambrée. J’avais poussé le bouchon trop loin. Des variations idiotes sur son nom, personne n’avait ri, et ça m’avait valu son poing sur la gueule. Tout me revient en mémoire, même le sillon des larmes sur mes joues, le bridge tout métal à droite dans sa bouche. Pour la peine, il m’a appelé Roland jusqu’à la quille. Chaque nuit, comme un lâche, j’ai eu envie de le tuer pendant son sommeil.

Je n’avais pas oublié cet épisode mais jamais je ne me serais douté de la trace qu’il a laissée en moi. Plus jamais je n’ai cherché à blesser autrui depuis ce jour-là, et c’est peut-être à Auguste Lespinasse que je le dois. La peur que j’éprouve à tenir ces feuillets brûlants entre les mains se mue en quelque chose de plus intense et de plus grisant. Et si Janine avait eu raison ? Et si elle m’avait offert les clés de la Connaissance, la plus précieuse de toutes, celle de soi-même ? J’ai peut-être un trésor, là, posé sur les cuisses comme une petite boîte de Pandore. Il peut me donner les réponses aux questions essentielles, celles qui nous apparaissent, dit-on, le jour de notre mort. Il me dira qui je suis et d’où je viens. Et j’aurai peut-être une chance de savoir où je vais. Bien avant mon heure. Au milieu du parcours.

L’hôtesse me demande d’éteindre ma cigarette. Dès qu’elle s’en va, j’en allume une autre. Je brave des interdits qui ne sont plus de mon âge et je m’en fous. Nous volons au-dessus de Paris. Mon voisin a déjà la main sur son porte-documents. J’ai encore le temps de faire un petit tour dans la machine à explorer l’âme.


… Indécrottable !.. Indécrottable !.. Elle savait dire que ça cette vieille salope… Papa tu dois me croire, moi ! Pas elle, je ne suis pas indécrottable… Ne joue pas aux voitures dans l’escalier !.. Je veux pas redoubler, elle ment et c’est elle que vous croyez ! -.. Faites attention !.. Le grand escalier en marbre de parrain… Du marbre d’Italie… Indécrottable ! C’est dé gueulasse rien qu’à entendre… Plein de merde dans la tête… Puisque c’est comme ça je vais vous faire la Piste aux Étoiles… (roulements de tambour avec la langue)… L’indécrottable va nous exécuter un saut de l’ange !.. Le marbre c’est beau mais c’est froid…


Sans même m’en rendre compte, je suis dans un taxi. Je ne sais pas comment s’est passé l’atterrissage, ni comment j’ai récupéré ma valise. Je suis toujours dans les airs. Presque en apesanteur. Jusqu’aujourd’hui, la seule image qui me restait de cette chute était une minerve qui me donnait l’air d’un petit vieux. J’avais six ans. Un escalier qui aurait pu me coûter la vie. Qui est cette vieille salope ? Et qu’est-ce qu’elle a à voir avec cette chute ? Une pile de courrier m’attend derrière la porte. Sans même prendre le temps d’enlever mon manteau, je me précipite sur le téléphone.

— Papa ?

— T’es rentré, mon grand ? J’aurais pu venir te chercher à l’aéroport.

— Tu te souviens de mon accident dans l’escalier de parrain ?

— … Si je me souviens ? Ta mère et moi, on a cru que t’étais mort.

— Qu’est-ce qui s’est passé, cette année-là, à l’école ?

— …

— J’ai besoin de savoir. Et tu as toujours suivi de près ma scolarité.

— … T’es drôle, toi… Tu me demandes ça aujourd’hui… Je crois que tu étais au C. P., l’accident est arrivé en mai et tu n’es retourné à l’école qu’en septembre.

— J’ai redoublé ?

— Non mais c’est ce que voulait ton institutrice, une vieille peau avec qui tu te chamaillais toujours. Entre-temps, tu as fait cette chute et on t’a donné des cours particuliers pendant toute ta convalescence. À la rentrée, tu avais même un niveau bien supérieur aux autres.

— Comment j’ai fait pour tomber dans cet escalier ?

— Je ne sais pas, on était tous à table, on a entendu ta dégringolade et on t’a retrouvé en bas, inconscient. Ton parrain en a fait une jaunisse.

Je le remercie un millier de fois et raccroche. Tout devient beaucoup plus clair. Cette vieille peau me détestait, et le redoublement équivalait à une condamnation à mort.

On dit que l’idée même du suicide ne peut pas venir à l’esprit d’un enfant. J’ai connu la détresse qui vous pousse vers la mort. Je n’avais que six ans.

*

Trois semaines plus tard, je n’ai pas encore repris le boulot. Je passe le plus clair de mon temps dans mon appartement ou dans les jardins publics. Mon inertie apparente ne laisse en rien imaginer l’extraordinaire travail mental que je fournis à chaque instant. La tempête sous mon crâne est si forte qu’elle charrie avec elle des promesses oubliées et d’insoupçonnables tabous. Je reste penché sur le bloc-notes comme on étudie la carte d’un Eldorado, je plonge en moi-même comme un explorateur sous-marin et n’en remonte qu’au prix d’une douloureuse épreuve. Beaucoup de choses m’échappent encore dans ces quarante-huit feuillets, et les zones les plus hermétiques sont celles qui, bien sûr, m’intriguent le plus.


Quand je serai grand, je serai faucheur de spaghettis, ça c’est un beau boulot… Quand je serai grand, je serai faucheur de spaghettis, ça c’est un beau boulot… Rachat avant mars de la Finoil par l’A. C. Group… Quand je serai grand, je serai faucheur de spaghettis, ça c’est un beau boulot…


Faucheur de spaghettis. Après un effort de mémoire terrible, j’ai revu ce grand con de Pascal, à la maternelle, en train de m’expliquer que les pâtes poussaient dans les champs et qu’on les fauchait comme les blés. Faucheur de spaghettis, c’était le job rêvé. En revanche, impossible de savoir d’où surgit cette Finoil qui ne me dit absolument rien. Mon copain Jérémy, boursicoteur professionnel, m’a expliqué qu’une petite maison comme l’A. C. Group ne pouvait en aucun cas racheter le plus gros trust pétrolier d’Europe. Le pire, c’est la façon dont ces deux mots se sont glissés dans ma tête et y sont restés accrochés comme des oursins. Avons-nous le cortex chargé de milliards d’insignifiances stockées au fil des âges ? Il y a sûrement derrière cette formule sibylline quelque chose de bon à gratter mais je ne sais comment m’y prendre. Certains paragraphes sont encore plus troublants, surtout quand ils disent exactement le contraire de ma pensée consciente.


… On ne trahit jamais que les amis, ordure !.. Riri Fifi et Loulou… Demande à Judas ! Ça en fait des parties de flipper, nom de Dieu !.. Mon pauvre Riri… Elle te plaisait tant que ça, la petite Sophie ?Fallait me le dire, pauvre con… Toutes ces parties de flipper pour en arriver là…


Fifi c’était Philippe, Riri c’était Richard et Loulou c’était moi. Le triumvirat. Toujours fourrés ensemble depuis le lycée. J’ai été le premier à m’installer avec une fille que les deux autres ont acceptée dans la bande sans faire d’histoire. Surtout Philippe. On dit toujours que les femmes ont un tel souci du détail qu’elle savent cacher leur amant des années durant, ou dépister une maîtresse avec un simple cheveu. Dans mon cas, ça a été l’inverse. Après huit jours de stage à Toulouse, j’ai retrouvé dans le cendrier de la table de nuit la bague d’un cigare Romeo y Julieta que j’avais offert à Philippe. La boîte de vingt-cinq m’avait coûté un prix fou, mais pour l’anniversaire d’un pote on ne compte pas. Je n’ai pardonné ni à Sophie ni à l’autre salaud. C’était il y a dix ans.

L’ennui, c’est que la boîte noire n’est pas d’accord avec cette version…

Et je ne vois pas pourquoi elle serait mieux renseignée que moi. C’est écrit là, noir sur blanc, de la main fébrile de Janine. Mon pauvre Riri… Elle te plaisait tant que ça la petite Sophie ? Elle a pu se tromper, après tout. Riri ou Fifi, prononcé à toute vitesse au milieu d’une bourrasque de mots. Riri, mon pote de toujours, l’indéfectible Richard. Je ne vois pas ce que mon inconscient insinue à propos d’une histoire qui m’a coûté assez cher.

Mais il faut que j’en aie le cœur net.

*

Le serveur pose les deux cafés sur la table et j’allume la première cigarette de tout le dîner. Richard sort un cigare de son étui sans interrompre sa brillante analyse sur l’étanchéité des classes moyennes. Contre toute attente, je lui coupe net la parole.

— C’est Philippe qui t’a fait aimer le cigare ?

Il marque un temps d’arrêt et me regarde, étonné.

— Longtemps qu’on n’a pas parlé de lui… Je pensais que tu ne voulais plus entendre ce nom-là.

— Le temps a passé… Dix ? Douze ans ? Tout s’oublie, tu sais. J’ai bien réussi à oublier Sophie, et je ne m’en croyais pas capable.

— Il y a des choses qu’on ne pardonne pas.

— Je ne te parle pas de pardon, chacun se démerde avec sa morale. L’oubli est un besoin vital, comme boire ou manger. Écraser les souvenirs qui nous encombrent est la garantie même de notre santé mentale. Borges a écrit de très belles pages là-dessus. Imagine l’horreur que ce serait de ne rien oublier. Imagine que nous ayons tous en nous une sorte de réceptacle où tout serait consigné, le meilleur et le pire, et surtout le pire.

— Une sorte de boîte noire, quoi, comme dans un avion.

— Exactement.

Richard me regarde, immobile. Troublé. Puis il allume lentement son cigare selon un rituel que je connais bien.

— Quelque chose a changé depuis ton accident. Nous n’aurions jamais parlé de ce genre de choses, avant.

Je maintiens un vague silence ambigu, comme pour souligner un peu plus l’étrangeté de notre dialogue.

— Si cette boîte existe, il ne faudrait en aucun cas y avoir accès, dit-il. Nous sommes le produit de nos erreurs et de nos doutes. À quoi pourrait bien nous servir une infinité de petites certitudes ?

— À saisir une chance unique de comprendre comment l’on est devenu ce que l’on est.

Le serveur pose l’addition sur le coin de la table et rompt un duel du regard qui aurait pu durer des heures.

— Pour répondre à ta question, ce n’est pas Philippe qui m’a fait aimer le cigare, mais toi.

— … Moi ?

— Tu te souviens des Romeo y Julieta que tu lui avais offerts ? Il n’a jamais osé te le dire mais l’odeur même du cigare lui donnait la nausée. J’en ai goûté un et ça a été la révélation. J’ai fumé toute la boîte, et depuis ça me coûte six à sept mille balles par mois.

Après quelques secondes de silence, un petit rire m’échappe. Un rire innocent, ni amer ni vengeur. La récente intimité avec ma boîte noire a dû modifier mon rapport au monde et aux autres. Comment ai-je pu penser qu’elle s’était trompée, d’ailleurs ? C’est ce que nous appelons trop naïvement « la raison » qui nous fait croire ce qui nous arrange le mieux. L’inconscient, lui, est impitoyable de vérité. Il y a dix ans, déjà, je savais que Richard et Sophie avaient couché ensemble. Nous ne sommes jamais dupes que de nous-mêmes. Les années qui ont suivi, j’ai banni l’innocent pour toujours et je suis resté ami avec le traître.

Les tables se vident une à une. Richard donne un gros pourboire au serveur, sans doute pour qu’il nous laisse en paix le plus longtemps possible. Aucun de nous n’a prononcé un mot depuis de longues minutes et nous n’avons jamais autant parlé, lui et moi. Sa boîte noire doit enregistrer un tas d’informations vitesse grand V. Ces petites mécaniques-là sont ultra-performantes.

Qu’il est intense, ce moment où les mots n’ont plus aucun intérêt. Ils ne sont là que pour conclure en beauté.

— Ce que je ne m’explique pas, c’est pourquoi ce con de Philippe n’a rien dit, le soir où je l’ai traité d’ordure.

Un sourire sans malice se dessine sur les lèvres de Richard. Celui de la nostalgie, sans doute.

— Un choix cornélien, pour le pauvre Philippe. Se disculper, c’était me trahir. Il a préféré garder la faute pour lui.

— Le sens de l’amitié poussé jusque-là confine à la connerie, hein Richard ?

— … Qui sait ?

Il se lève et passe son manteau, le cigare entre les lèvres. Sur le seuil du restaurant, nous nous serrons la main, longuement.

— La prochaine fois, c’est moi qui invite.

— D’accord.

*

On se demande souvent ce que l’on ferait si la chance nous était donnée de lire notre avenir. Je sais aujourd’hui que connaître son passé a quelque chose de bien plus extraordinaire. La peur du lendemain est une plaisanterie comparée à celle de la veille. Et le destin n’est rien qu’un peu de passé en retard.

Je n’ai toujours pas repris le travail depuis deux mois. J’ai raconté n’importe quoi au toubib et il m’a cru : étourdissements, maux de tête, sommeil agité, intense fatigue, tout ça depuis ce terrible accident. J’ai gagné encore quelques semaines et mon patron n’a rien trouvé à redire. Un type du concours Lépine m’a appelé pour me dire que j’étais en bonne place pour le premier prix et j’ai fait semblant d’en être flatté. S’ils savaient, tous, que je suis devenu dépendant d’une drogue dure. Un junkie, voilà ce que je suis. Accro à ma propre psyché et tributaire de mon moi captif. Passionné, aussi, par la somme de révélations sur le drôle de type que je suis. Et j’en veux plus, toujours plus, comme tous les drogués. Je connais pratiquement ces quarante-huit feuillets par cœur. Il m’arrive parfois d’en déclamer des passages entiers, comme le comateux que j’étais, dans les Pyrénées, allongé près de Janine. Victime d’une abjecte copulation entre mon ça et mon surmoi. Certains mystères se résolvent d’eux-mêmes mais d’autres se refusent à céder, quelques formules restent toujours aussi opaques et me mettent dans des états de rage impuissante. J’ai réussi à en isoler une trentaine comme autant d’énigmes d’un impitoyable sphinx. Certaines me donnent parfois envie de hurler.


… Mon pauvre monsieur Vernier, ça va se jouer au finish, mais j’ai déjà gagné…

… À elles deux, c’était Le Déjeuner sur l’herbe et La Chienne andalouse.

… J’imagine bien Bertrand, majestueux et dodu, avec une petite bulle de verre sur le ventre ! Quel acteur !..

… Il faut faire grossir le truc de vie de six fois son volume, c’est ça le secret…


Et bien d’autres délires inexplicables. Je ne connais ni les noms ni aucune situation, rien, et tout ça provoque le manque, obsédant, le besoin de savoir. Tout à coup, la sonnerie du téléphone me ramène dans le présent. En maudissant déjà celui qui vient troubler cette intimité avec moi-même, je décroche.

— Comment tu as su ?

— Jérémy ?

— Comment tu as su, bordel !

— Quoi ?

— Le rachat de la Finoil par l’A. C. Group nom de Dieu !

— … ?

— Un cataclysme ! Un raz de marée ! Qui t’avait donné le tuyau ?

— Je ne sais pas.

— Tu te fous de ma gueule ? Si j’avais pu croire une seconde que c’était possible, je serais milliardaire à l’heure qu’il est.

— Je ne connais la Finoil ni d’Ève ni d’Adam. C’est si gros ?

— Gros ? C’est plus un holding, c’est la Bourse à elle toute seule. Avec des tentacules dans tous les secteurs, l’agro-alimentaire, l’informatique, tout, des filiales à ne plus savoir qu’en faire. La Comeco et la Soparep, c’est eux, la N. W. D. aussi, et la…

La National Ware Distribution ! J’y vais tous les quinze jours pour m’occuper de la maintenance de quatre-vingts photocopieurs. C’est sûrement là où j’ai dû imprimer un détail à mon insu, un tout petit détail que ma raison a laissé de côté mais que la boîte noire s’est bien chargée d’archiver. Jérémy ne me croit pas quand je lui dis que je n’en sais pas plus. À quoi bon lui expliquer l’histoire du bloc-notes, de la psychanalyse de Janine et du grand cône blanc. Il me prendrait pour un dingue. Ce que je suis, sans doute. J’ai demandé à mon collègue Pierrot de fouiller dans les fiches de service pour savoir à quand remonte ma dernière intervention à la National Ware Distribution. En juillet dernier, j’ai réparé six photocopieurs, dont celui de la direction générale. La tête de la secrétaire m’est vite revenue en mémoire, une brune au regard coquin qui se lamentait parce que son photocopieur et sa machine à café étaient tombés en rideau le même jour. En ouvrant la bécane, j’ai détecté la panne la plus courante et l’ai réparée en dix minutes. Comme je le fais chaque fois qu’un document reste coincé dans l’appareil, j’ai jeté un œil sur la feuille avant de la balancer dans une corbeille. C’est sans doute par cette lettre confidentielle que j’ai appris le rachat de la Finoil. Une simple phrase qui se serait évaporée dans mon cerveau brumeux si la boîte noire ne l’avait pas gardée.

Mais pour cette piètre victoire sur ma mémoire, je connais mille défaites accablantes qui me rongent un peu plus tous les jours. Ce qui me reste de raison m’exhorte à tout laisser tomber, mais l’autre, la partie immergée, insiste pour réapparaître Je veux savoir qui est La Chienne andalouse, et ce monsieur Vernier qui intervient sept fois dans les quarante-huit feuillets. Je veux savoir ce qu’est le truc de vie et comment le faire grossir. Et tout le reste, tout ce fatras absurde, mais tellement chargé de sens.

Je veux tout savoir.

Tout.

*

Je note désormais mes rêves sur un petit calepin, à raison de six à sept fois par nuit. Il n’y a pas d’heure pour les drogués. Hélas, la moisson du matin a souvent un air de déjà-vu. Si les rêves sont des émanations de l’inconscient, ils sont encombrés d’un tas de petits détails quotidiens sans la moindre importance, et le tout donne une forte impression de gratuité. Il faut pourtant que je trouve un moyen sûr et direct d’entrer à nouveau en contact avec la boîte noire.

J’ai relu Les Portes de la perception d’Aldous Huxley. Ce type-là devait être accro à la boîte noire, tout comme moi. Il va même jusqu’à préconiser l’usage de substances bizarres pour les ouvrir, ces fameuses portes. N’ayant pas l’habitude de consommer ce genre de denrées, j’ai demandé à Pierrot (qui s’enferme régulièrement dans les toilettes de notre atelier pour fumer un pétard) de me trouver tout ce qui est disponible sur le marché pour percer un tunnel vers mon moi le plus secret. Le bilan de l’opération a été particulièrement décevant. Les divers joints m’ont écrasé dans le canapé du salon, des heures durant, avec la désagréable impression d’avoir un trente-cinq tonnes posé sur chaque genou. Les rails de coke (« pure à 80 % » d’après Pierrot) ont provoqué chez moi une irrépressible fureur ménagère, j’ai passé l’aspirateur et briqué l’argenterie à quatre heures du matin tout en échafaudant une théorie qui réfutait en bloc Newton et Copernic. L’opium ne m’a procuré strictement aucun effet, la relecture de Tintin et le lotus bleu aurait été bien plus efficace. J’ai terminé en beauté en avalant cette dose de L. S. D. qui m’a fait faire n’importe quoi durant une quinzaine d’heures, comme affronter une légion romaine en 3D ou faire le décompte exact du nombre de molécules d’hydrogène dans mon bain. Je n’en veux pas à Pierrot, je n’en veux pas à Huxley, je sais que je poursuis une baleine blanche qui dérive au creux de mes entrailles.

*

— Monsieur Aubier, si vous voulez bien me suivre.

En entrant dans le cabinet de l’hypnotiseur, je pensais trouver toute une bimbeloterie de fête foraine et n’y ai vu qu’un large fauteuil où il m’a demandé de m’asseoir. À la question « que puis-je faire pour vous ? » je n’ai pas su quoi répondre. Je n’ai pu que lui fournir une longue liste de noms propres et de phrases sans queue ni tête en lui demandant de les passer en revue pendant la séance avec le secret espoir que l’un d’entre eux me ferait réagir. Vaguement déconcerté par la liste en question, il m’a expliqué de façon rationnelle toute la rigueur scientifique de son travail mais je n’ai rien voulu savoir.

— On peut tenter l’expérience, mais ce que vous demandez est impossible. Avez-vous essayé la psychanalyse ? Je peux vous donner des adresses.

— La psychanalyse ? Vous ne me croirez sans doute pas si je vous dis que je sais déjà tout sur mon père, ma mère, mes scènes primitives et ma libido. Et ça n’a rien de très folichon. Je veux savoir qui sont monsieur Vernier et les autres. Vous croyez que j’ai vingt ans devant moi pour les faire resurgir un à un ?

Le quart d’heure qui a suivi restera pour moi un moment paisible et agréable, à demi endormi dans ce grand fauteuil. J’ai pu faire le vide pendant de longues minutes et ça m’a fait du bien.

— Désolé, monsieur Aubier, vous êtes un sujet plutôt réceptif mais ce que vous appelez « la boîte noire » a refusé de s’ouvrir. Si un jour, vous y parvenez, faites-le-moi savoir.

Pendant qu’il me raccompagnait à la porte, j’ai sorti machinalement mon paquet de Gitanes et quelque chose d’étrange s’est passé au moment même où j’ai porté une cigarette à mes lèvres. Comme un léger haut-le-cœur.

— Un détail, monsieur Aubier. Dès que vous avez ouvert la bouche, ça m’a fait penser à un cendrier de P. M. U. Pendant votre état d’hypnose, j’en ai profité pour en toucher deux mots à votre « boîte noire ». Vous ne serez pas venu pour rien.

*

À force de me chercher, je suis devenu un autre. Une sorte de flic de l’âme, ou pire, un détective privé qui n’ira jamais au bout de son enquête. Mes souvenirs ne sont que chimères et mon avenir un cauchemar. Parfois je me réveille terrorisé, une image dans les yeux : ma boîte noire attaquée au burin jusqu’à ce qu’elle cède. Elle saigne et se cabosse mais rien n’en sort. Je n’avais pas mérité ça, ma pauvre Janine. Après tout, je n’étais qu’un simple réparateur de photocopieurs. Je dis étais parce que j’ai perdu mon job. Même Pierrot s’est lassé de mes questions absurdes (je t’ai déjà parlé d’une chienne andalouse ? Tu connais Bertrand ? Il porte une petite bulle de verre sur le ventre) Mon père me regarde comme un détraqué. Pire, un étranger qui parle une langue inconnue (Itchi Mitchi Bo, je ne disais pas ça quand j’étais petit ?). Je crèverai sans doute sans savoir qui est monsieur Vernier. Dommage. Je commençais à bien l’aimer. J’avais fait une petite place pour le loger dans ma tête. C’était peut-être quelqu’un d’important, qui saura jamais ?

Ce matin j’ai reçu un lettre du concours Lépine qui m’informe que j’ai gagné le premier prix. On me le remettra demain, pour l’ouverture de la Foire de Paris. S”‘ils savaient à quel point tout ça est dérisoire. La seule invention providentielle serait une sorte de pince crocodile qui relierait la boîte noire à un moniteur quinze pouces. Un jour, peut-être, je mettrai au point le prototype. J’ai toute une vie pour ça.

*

J’y suis allé comme on va chez le dentiste, en traînant la patte, sans aucun espoir d’y passer un bon moment. Cohue, badauds, stands, discours, j’avais attendu cet instant des mois entiers, mais aujourd’hui tout cela n’est que bruit sans fureur et vague décorum. Je suis loin de tout ça. J’ai un grand cône blanc dans la tête.

— Le premier prix est décerné à M. Laurent Aubier pour son photocopieur Polaroid !

Applaudissements. La fumée m’incommode. Le bruit plus encore. Pierrot mériterait ce prix autant que moi, nous l’avons bricolé dans notre atelier à nos moments perdus. À force de photocopier toutes les parties de notre corps comme l’ont fait tous les bureaucrates du monde, l’idée m’était venue de combiner la machine avec un boîtier de pellicule instantanée. Un simple gadget que j’avais réussi à optimiser en améliorant la qualité du cliché et sa duplication à l’infini. Les applications sont insoupçonnables et vont du dessin industriel à la bureautique en passant par le marketing, et même l’art contemporain. C’est Pierrot qui m’avait poussé à le présenter au concours. Tout ce cirque me fatigue, désormais. On me remet le prix, on me tape sur l’épaule et on fait signe au public de faire silence.

— Un prix d’honneur sera décerné à titre posthume au regretté Alain Vernier, mort il y a quelques mois dans un accident de voiture. Vous pouvez l’applaudir.

… Alain qui… ?

— M. Vernier, poursuit-il, était un habitué du concours. Pendant des années il nous a proposé ses inventions qui désormais font partie de votre quotidien. Jamais, pourtant, il n’avait obtenu le premier prix. Rendons-lui hommage ce soir !

Les jambes cotonneuses, je m’assois sur le rebord d’une enceinte. Le public se disperse dans les allées. J’attrape l’animateur par le bras.

— Il s’est passé où, cet accident ?

— Dans les Pyrénées, en octobre dernier. Personne n’a su ce qu’il faisait là, M. Vernier était assureur et quittait rarement la région de Limoges.

Si. Moi je sais ce qu’il faisait là.

*

J’étais une proie, ce soir-là, sur la route des Goules.

Nous savions que nous étions les deux derniers finalistes. Je n’y avais attaché aucune importance, mais lui n’avait pensé qu’à ça.

Il le voulait, ce premier prix, M. Vernier. Après tant d’années, coûte que coûte.

Si, ce soir-là, il avait réussi à me balancer dans le fossé, tout le monde aurait cru à un accident. Et même moi, si Janine ne m’avait donné la boîte noire.

On ne l’ouvre qu’en cas d’accident, après tout.

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