SI PAR UN JOUR D’ÉTÉ UN SÉDENTAIRE

Ma main gauche se perd dans le sable fin, l’autre fait tinter des cubes de glace dans un cocktail des îles. J’ôte un instant mes lunettes noires pour éponger quelques gouttes de sueur qui me brouillent le regard. En voyant mes jambes à l’œil nu, je devine la marque du bronzage au ras des genoux. Dans quelques jours ce sera tellement laid que je n’oserai plus m’exposer, autant enlever ce bermuda tout de suite Anne, ma nymphe allongée sur le transat, retient une moquerie devant ma soudaine nudité. Je regarde les vagues qui déferlent devant moi. Un souffle d’air frais vient caresser mes cheveux par intermittence et l’odeur de l’ambre solaire me rappelle une foule de souvenirs.


Ma rencontre avec Anne, il y a presque sept ans. Sur la plage de Venice, à Los Angeles. Je rêvais d’une grande blonde californienne, une Caria, une Barbara. Sans le savoir, je suis tombé sur une petite Française prénommée Anne.

Elle est sortie de l’eau pour s’allonger sous un auvent où l’attendaient un peignoir et une coupe de Champagne. D’un petit sac en métal tressé, elle a tiré une coupure de cent dollars pour la glisser dans la poche du serveur. Il s’est planté là, debout sous le soleil, à distance respectable, prêt à revenir au premier claquement de doigts. Depuis que je m’étais spécialisé dans la photo, je voyais défiler des dizaines de filles de ce calibre, sans jamais les approcher. Cet après-midi-là, j’avais trois heures à perdre avant de retrouver mes appareils.

— En vacances ?

Sans avoir la curiosité de me regarder, elle a pris un temps fou avant de répondre :

— Non.

— Ça tombe bien, moi non plus. Vous m’offrez un fond de champagne ?

Enfin, elle a tourné la tête pour voir à quoi je ressemblais.

— Vous allez attraper un coup de soleil sur les cuisses, ai-je dit, je veux bien vous passer un peu d’huile, mais avec les jambes que vous avez, ça risque de prendre longtemps, autant commencer tout de suite.

Elle a éclaté de rire. J’ai cru qu’elle demandait au serveur de me verser une coupe. Au lieu de ça, il m’a juste cassé la figure avec beaucoup de conviction, là, devant elle, en plein soleil. Comment ai-je manqué de flair à ce point7 ! Ce gars-là était bien trop musclé pour n’être qu’un simple loufiat. D’habitude, pour les gardes du corps, j’avais un sixième sens qui m’avait bien souvent sauvé la vie (à croire qu’elle m’avait déjà hypnotisé, cette garce).

Je suis rentré à l’hôtel avec la mâchoire brûlante, quelques phalanges de la main droite foulées et une éraflure de bague dans le sternum. Hormis l’humiliation, rien de vraiment douloureux. À la nuit tombée, je me suis retrouvé perché sur une sorte de platane exotique et géant (à cette époque-là, je m’y connaissais autant en palmiers qu’en gardes du corps, on pourrait même dire que je passais mon temps à me cacher dans les uns pour échapper aux autres). L’escalade fut plus ardue que d’habitude après la rossée que je venais de recevoir, et en m’écrasant sur une branche j’ai retenu un frisson de douleur sur le flanc gauche. En reprenant mon souffle, j’ai vissé le grand angle, au son d’une musique suave qui venait de la villa.

Mise au point sur la piscine où deux splendides créatures s’ébattaient au milieu d’un petit groupe de noceurs. Le nœud papillon déjà dénoué, Edwin, le maître de céans, est apparu dans un smoking impeccable. Tout en sachant que je n’en garderais aucun, j’ai shooté quelques clichés pendant qu’ils étaient tous encore frais. La douleur dans les doigts se réveillait chaque fois que j’appuyais sur le déclencheur mais, dans l’ensemble, tout se déroulait dans les règles de l’art. Une technique parfaite, une audace de cascadeur, un flair de limier et un manque total de scrupules, j’étais fait p>our ce métier. J’y mettais du cœur. Beaucoup de cœur. On ne fait rien de bien sans, même les pires choses. (Tout ça est loin, je ne suis plus cet homme-là, désormais je boite, je tremble, mais ça fait du bien de repenser à celui que j’étais alors.) Pourquoi le redoutable Chalais, mon rédacteur en chef, me payait-il si cher ? Parce que j’avais quelque chose d’unique, quelque chose qui mettait mes collègues hors d’eux : une chance incroyable. Innée. Une sorte de don, depuis toujours. Je savais choisir le bon côté de la pièce, tous les hasards allaient dans mon sens et je sentais en permanence la présence d’un ange gardien aussi cynique que moi-même. (C’était encore vrai à cette époque-là mais, quelques années plus tard, je suis devenu l’homme le plus poissard du monde.) Et quand, du haut de cet arbre, j’ai vu la partie fine qui se préparait dans mon objectif, j’ai compris pourquoi je payais aussi cher mes rabatteurs.

À minuit et demi, toujours rien de folichon, la fête, le Champagne, quelques visages connus ont daigné apparaître. À deux heures vingt, il s’en est passé de belles au premier étage, ça a chauffé quand un gars s’est mis à butiner une petite comédienne italienne. (Quand je repense à cette image de jeune tendron qu’elle donnait à la presse, à l’époque… Aujourd’hui elle en est à son second divorce et son dernier film s’intitule : La Doctoresse au pensionnat.) En bas, quelques naïades ivres éclaboussaient les hôtes bien décidés à se venger. L’un d’eux s’est déshabillé pour batifoler dans la piscine. À quatre heures, je l’ai vue, enfin, la vraie décadence. La saine débauche à ciel ouvert. La récompense de plusieurs heures pénibles perché sur ce putain d’arbre. J’avais à peine le temps de changer la pellicule que quelque chose de nouveau apparaissait. Le vrai choc, c’est quand je l’ai reconnue, elle. Edwin a dénoué ses longs cheveux bruns et j’ai retrouvé, dans le viseur, le superbe sourire qui m’avait snobé, à la plage, l’après-midi même.


— C’est qui cette fille qui sourit, là, la brune aux cheveux longs ?

J’avais une certaine estime professionnelle pour Chalais, malgré ses sourires en coin et son regard blasé pendant qu’il détaillait les planches contact au compte-fils. Je savais déjà qu’il garderait les meilleurs clichés pour la une et les moins bons pour sa collection personnelle. Là encore, ça me faisait plaisir de rencontrer plus pourri que moi.

— Laisse tomber, personne ne la connaît, c’est une vraie garce.

— Dommage, un cul pareil…

C’est parce qu’il a dit ça que je suis revenu sur mes scrupules. Après tout, elle m’avait infligé une correction qui me lançait encore vers les côtes, et ça méritait bien une petite vengeance.

La semaine suivante sortait, en page 3 du journal, une scène de groupe un peu floue avec, au centre, une chute de reins et un profil qui, malgré leur anonymat, pouvaient bien faire grimper le tirage.


Ce profil, je ne l’ai revu que deux ans plus tard, dans un yacht amarré dans le port de Cannes. J’avais mis plus d’un mois à préparer ce coup-là, grâce à Étienne, mon assistant, un gars qui en sait plus sur les joyeux magnats de la côte que la mondaine et les R. G. réunis. Il avait même réussi à nous faire embaucher comme extra pour la fiesta prévue à bord. Serge Moissac, capitaine d’industrie et sixième fortune de France, avait organisé un raout grandiose pour fêter le rachat d’un quotidien parisien. Je ne suis passé à l’action que vers trois heures du matin, quand plus personne dans ce rafiot ne cherchait à sauver les apparences devant les loufiats qui débarrassaient. Moissac venait de s’isoler dans une cabine où il traçait, pour des convives choisis, des lignes de poudre longues comme le bras. Anne avait coupé ses cheveux. Bizarrement, c’est dans le viseur que je l’ai vraiment reconnue. Planqué de l’autre côté du hublot, j’ai demandé à Étienne s’il connaissait ce visage.

— Tu parles ! C’est une poule de luxe, call-girl internationale, l’école madame Claude, le genre qui sait tout faire avec sa bouche, chanter des lieder de Mahler et parler du Banquet de Platon en trois langues.

Celle que je n’espérais plus revoir revenait dans ma vie, brutalement, sans que j’en sois étonné outre mesure. Je ne croyais déjà plus au hasard mais uniquement à la logique d’un monde cloisonné.

Le reste s’est passé très vite, Moissac et ses potes m’ont repéré, Étienne a eu le réflexe de foncer sur la passerelle pendant que je trifouillais dans le boîtier. Deux gars m’ont encerclé avant que j’aie le temps de fuir. Ils ont gardé la pellicule et jeté mon appareil à la baille. Anne a préféré quitter la cabine quand les gars se sont acharnés sur mon nez jusqu’à ce que ça pisse. Avant qu’elle ne parte, j’ai dit :

— D’habitude, vous aimez bien assister à mes passages à tabac.

Elle s’est retournée, une seconde, sans comprendre.


Étienne a conduit toute la nuit, direction Paris.

— Tu l’as, hein ? Dis-moi que tu l’as ?

— Bien sûr que je l’ai.

Avant de recevoir les coups, j’avais eu le temps de lui envoyer la bonne pellicule pendant qu’il courait sur le quai. (Des vrais passes de rugby, ah quand j’y repense… J’aimais cette vie-là, j’aimais le danger, les acrobaties. Ça me manque, aujourd’hui.) Moissac avait en sa possession les photos du gâteau d’anniversaire de mon neveu.

En voyant ma gueule cassée, Chalais s’est marré, jusqu’à ce que je lui demande le double du tarif. Je n’étais pas sûr qu’il ait le courage de publier une photo de Moissac enfariné jusqu’au yeux. (J’ai compris par la suite que Chalais ne m’envoyait pas uniquement en mission pour alimenter son canard en photos à scandale, ce salaud-là se constituait un fichier qui, avec le temps, lui donnerait des moyens de pression, et Moissac l’apprendrait à ses dépens un jour ou l’autre.) Après tout, ce n’était plus mon problème. J’avais gardé en mémoire le regard d’Anne pendant qu’on me rossait, et ça me faisait bien plus mal encore que les plaies.

Le chant des mouettes commence à me lasser. Je monte le son de la radio. Anne ne dit rien, elle croise et décroise les jambes pour trouver une position confortable dans le transat.


On a toqué à ma porte dès le surlendemain. Personne ne venait jamais, a fortiori sans prévenir, dans mon trou de banlieue, un petit pavillon anonyme pas loin d’Athis-Mons. Avant d’ouvrir, je suis allé changer la compresse froide qui ne quittait plus mon nez. Anne était là, habillée en jean et baskets, pas maquillée, les cheveux noués en queue-de-cheval. Seule.

— Personne ne connaît mon adresse.

— Je sais. J’ai vu votre patron, ce matin. Maintenant qu’il a lâché le morceau, vous pourriez me laisser entrer.

Elle a eu un hoquet de surprise quand elle a vu avec quoi j’avais tapissé les murs du salon. Une vingtaine de tirages papier au format poster, scotchés à même la brique. Son dos, ses jambes, son visage, ses mains caressant un corps, un gros plan de son sourire, les cheveux longs qu’elle portait à Venice, ses seins bronzés. (Il y avait aussi deux autres photos bien plus intimes, mais je n’avais pas osé les afficher.) Depuis deux ans, j’avais fait de son corps le seul élément de décoration de toute la baraque. Elle ne m’a pas fait la joie de s’en indigner.

— On va mettre cartes sur table. Je me fous de ce que vous comptez faire de ces photos prises sur le yacht, après tout c’est votre boulot. Je suis venue vous demander de détruire toutes celles où j’apparais, moi. La dernière fois, chez Edwin, ça m’a fait beaucoup de tort, mon job n’a pas besoin de publicité. Vous avez failli me le faire perdre. Je suis une call-girl, pas un top-modèle, les gens avec qui je travaille n’aiment pas ça, c’est mauvais pour l’image. Un autre épisode dans ce goût-là et je suis au chômage.

Je savais déjà que Chalais avait l’intention de ne rien publier de tout ça. Anne n’avait rien à craindre, mais à quoi bon la rassurer si vite ?

— Faut bien que je gagne ma vie, mademoiselle… Mademoiselle ?

— Appelez-moi Anne. Combien voulez-vous ?

— On m’a déjà payé pour ces photos. Ce serait malhonnête.

— Malhonnête… ?

Elle s’est forcée à rire. Un rire qui signifiait qu’entre gens de notre espèce il y a toujours moyen de s’arranger.

— Ça ne vous coûtait rien de m’offrir une coupe de champagne, sur cette plage, à Los Angeles. On aurait eu l’impression d’être en vacances, vous et moi. Une petite drague balnéaire. Un souvenir d’été. Ça n’aurait pas été plus loin.

— Je ne suis jamais en vacances.

— Si vous êtes payée à l’heure, ça doit coûter un paquet, des vacances avec vous.

— On ne me paie pas à l’heure, et n’essayez pas de m’humilier, personne n’a encore réussi. Arrêtez de finasser, dites-moi ce que vous voulez, qu’on en finisse.

— Trois jours, une plage. Sans strass et sans photos. Je paie les frais, vous n’aurez qu’à être là.

— Impossible.

Après ça, il y a eu un long silence où je l’ai vue gamberger tous azimuts. Deux heures plus tard elle sortait de mon lit pour solde de tout compte. (Aujourd’hui j’ai un peu honte d’avoir été une proie aussi facile, mais, sur le coup, comment résister ?)

— J’ai une chance de vous revoir ?

— Les photos devraient vous suffire.


Elle s’est endormie sur le transat, sans toucher à son cornet de fritto misto. J’ouvre le parasol au-dessus de sa tête et retourne à la contemplation des vagues.


Les mois qui ont suivi, j’ai travaillé comme un acharné dans le seul espoir de la retrouver. Pas un palace, pas un avion où je n’ai cherché sa silhouette, pas une photo où je ne l’ai imaginée surgir en arrière-plan et irradier la scène de sa mystérieuse beauté. J’avais beau croire à la logique, je me suis mis de nouveau à guetter les hasards. Au bout de deux nouvelles années, j’ai fini par ne plus croire à ma chance légendaire (et j’avais bien raison !). Je suis rentré d’un séjour en Casamance, résigné, persuadé que nos routes ne se croiseraient plus. Les photos de mon salon étaient cornées et jaunies, j’en ai déchiré la plupart. Et juste au moment où je réduisais son dos en miettes, le téléphone a sonné.

— Vous ne vous souviendrez peut-être pas de…

— Anne ?

J’entendais, au loin, le flux des vagues. Curieusement, un planisphère s’est projeté dans mes yeux, j’y ai cherché un petit point rouge pour la localiser : les Galapagos, l’île Célèbes, les Canaries…

— J’ai besoin de vous. Vous connaissez Stefano Di Rosa ?

— Vous me prenez pour qui ? Il est encore plus connu qu’Enzo Ferrari.

— J’ai rencontré beaucoup d’ordures mais lui est allé trop loin.

Jamais je ne l’aurais crue capable d’autant de hargne, mais je suis vite revenu sur cette impression en écoutant ce que Di Rosa lui avait fait subir. Il était célèbre pour casser tous les jouets qu’il s’offrait : voitures de sport précipitées avec bonheur dans des ravins, safaris africains qui tournaient au massacre, toiles de maître brûlées sur un coup de cafard. Sans parler de ses frasques avinées qui faisaient la joie de la presse italienne. Il avait voulu en faire de même avec Anne.

— Vous avez le chic pour tomber sur des tarés.

— C’est un métier à risques.

— Il ne vous a jamais traversé l’esprit qu’il y en avait des tas d’autres ?

— Je vous donne l’occasion de faire le vôtre et de gagner un bon paquet de fric.

— Où êtes-vous ?

— À Deauville. Di Rosa a prévu un repas d’affaires, demain, dans son hôtel particulier. J’en suis partie ce matin, mais je ne quitterai pas la région tant que ce salaud n’aura pas trinqué.

— Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ?

— À vous de décider. À ce repas, il y aura Fred Erlangen, et j’ai aussi entendu le nom de Gaudrin. Mais ce n’est peut-être pas votre créneau.

Ça voulait dire : « Tant qu’il y a de la fesse de stars vous êtes preneur, mais dès qu’on vous propose un gros scoop sur les blanchiments d’argent de la mafia, y a plus personne. » Effectivement, ce n’était pas mon créneau, ni celui du journal, Chalais avait beau aimer les ennuis, il n’était pas du genre à échanger l’odeur du soufre pour celui de la cordite. Le cliché qu’elle me proposait concernait l’antigang ou la brigade financière, mais pas le moindre canard parisien ne se serait risqué à fourrer le nez dans un tel nid d’embrouilles.

— Je comprends bien que vous ayez envie de vous venger, mais de là à recevoir une balle de 45 dans le buffet… Laissez tomber, Anne. Oubliez ça et partez en vacances.

Sans même chercher à m’insulter, elle a raccroché. Le lendemain j’étais à son hôtel avec Étienne. Peu de temps après, je tirais sur papier une dizaine de clichés où l’on voyait les trois industriels se serrer la main au sortir de ce déjeuner, sur les marches de l’hôtel particulier de Di Rosa. Chalais m’a mis en contact avec un journaliste allemand qui avait ouvert un dossier sur Di Rosa et les autres, sans jamais prouver que les trois hommes se connaissaient bel et bien. Ça m’a rapporté bien plus que les six derniers mois de travail pour mon cher journal.

— C’est gentil d’avoir accepté ce dîner.

— Je sais ce que vous allez me demander : combien coûte un dîner avec moi ? Je vous réponds tout de suite bien moins qu’un séjour à Palavas. Parce que vous allez m’en reparler, de ces vacances, hein ?

J’avais réservé une table pour deux dans un restaurant bien trop chic pour moi, le genre d’endroit que fréquentaient mes clients. J’étais sûr qu’elle passerait la soirée à traquer les fautes de goût.

— Vous ne comprenez pas que je suis amoureux fou ? On pourrait faire un bout de route ensemble. Pas forcément une vie entière mais juste une dizaine d’années. Après on verrait. On vivrait au bord de la mer, je vous trouverais des cocotiers été comme hiver. Allons claquer mon paquet de deutsche marks sous les tropiques ! Après tout, vous avez droit à votre part.

Elle a souri gentiment puis s’est penchée pour m’embrasser sur les lèvres. Ça m’a semblé mille fois plus magique que les deux heures où j’avais étreint son corps. Le reste de la soirée nous avons joué aux amoureux, j’ai compris pourquoi des hommes étaient prêts à payer si cher pour l’avoir auprès d’eux. J’en oubliais sa beauté, sa grâce naturelle, son élégance et son sens de l’humour. Une chose, une seule, la différenciait des autres : de tout son être, elle savait montrer sa joie d’être là, avec moi, à cet instant précis. Nulle part ailleurs ni avec aucun autre. (Elle savait faire ça, la garce.)

Le lendemain matin, je n’ai pas cherché à la retenir quand, très tôt, elle a dit :

— J’ai un vol à sept heures.

— Pour ?

— Nassau.

— Je vois.

— Pour ce que vous avez dit, hier soir… Je voulais… Enfin… Vous imaginez le couple qu’on ferait ? La call-girl et le paparazzo ? Arrêtez d’y penser. Je rentre dans trois jours, appelez-moi.

La call-girl et le paparazzo… La call-girl et le paparazzo… Elle avait dit ça avec tellement de naturel que l’idée a commencé à germer.


Elle se réveille doucement, je lui tends un verre de citronnade glacée qu’elle boit à petites gorgées. Elle me dit qu’elle a trop chaud et se gratte dans le bikini à cause du sable.


L’année suivante fut la plus épique de mon existence. Notre association était née et notre couple n’allait pas tarder à suivre. La call-girl et le paparazzo s’étaient mis à travailler en duo. Mêmes milieux, mêmes perversions, mêmes cibles. Elle appâtait, recueillait les renseignements nécessaires, couchait avec les people, pendant que je les mitraillais aux bons endroits et aux bons moments. Anne était devenue le meilleur rabatteur que j’aie jamais eu. D’une certaine manière j’étais aussi devenu le sien, plus d’une fois je l’ai rencardée sur des types qui ne demandaient qu’à la rencontrer, et nous avons pris en tenaille tout ce beau monde, par amour du lucre. (Pas uniquement, il y avait plein d’autres choses, mais l’argent était notre seule dialectique avouable.) Une année grandiose, plongés tous deux dans une spirale cynique, et cette descente aux enfers avait fini par nous lier l’un à l’autre. Deux pourris devant l’éternel. Mais, question pourriture, nous n’étions pas les seuls. Il y avait aussi ses clients et les lecteurs de mon hebdo. Ça commençait à faire du monde. Là était d’ailleurs notre seul réel plaisir : si nous ne valions pas grand-chose, le reste de l’humanité n’avait aucune leçon à nous donner. Noircir le tableau nous permettait d’affadir la noirceur de nos âmes, et rien ne nous rassurait plus que les mille compromissions dont nous étions chaque jour les témoins. Là où la corruption marquait des points, nous applaudissions, aux premières loges, consolés de notre propre vilenie. Nous ne savions pas encore que le prix à payer était bien au-dessus de nos moyens. La moindre parole d’espoir, le plus petit geste de tendresse nous étaient interdits, sans parler des projets d’avenir. Combien de temps pensions-nous tenir ?


Dis-moi, mon amour, à quel moment es-tu tombée amoureuse de moi ? Tu peux me le dire, maintenant. C’était à Formentera, hein ? Dans cette bicoque où tu es venue me retrouver, tu t’en souviens ? Non ? Mais si… Tu passais la semaine chez cet imbécile de peintre… Tu ne veux pas répondre ? A moins que ça ne soit… En Floride ? Le jour où ça a failli mal tourner, tu te souviens… le joueur de tennis qui a flairé la combine… Les photos étaient bonnes… Dans l’aéroport tu as failli craquer, avoue-le… Je t’avais demandé d’être à moi et moi seul… Qu’est-ce que tu as, mon amour ? C’est la chaleur ?


Un jour, en regardant les clichés tout frais où on la voyait se pavaner auprès d’un magnat du béton, elle a dit :

— Si on le faisait chanter, celui-là ?

— … Quoi ?

— On lui fait cracher le paquet. Ça nous mettrait à l’abri pendant six mois. (Voilà le genre de formulation qu’elle se permettait alors. Une fille si cultivée…)

— Qu’est-ce que tu veux de plus ? Notre business marche bien.

— Et ça te suffit ?

— Oui.

— C’est minable.

— Tu dois être crevée pour me dire un truc pareil.

Elle m’a repoussé quand j’ai voulu la prendre dans mes bras.

— Tu es fatiguée. Ces derniers temps, on n’a pas arrêté. Si on partait en vacances ?

— Tu ne sais vraiment dire que ça, imbécile.

— Je peux te proposer mieux. On arrête tout. On se marie. On…

Elle a éclaté de rire.

— Mariés ? Tous les deux ? C’est tout ce que tu as trouvé ? On dépense l’argent qui nous reste dans un Club Med et on revient au bout de six mois dans ton pavillon d’Athis-Mons ? Tu sais où je suis née ? Je ne l’ai jamais dit à personne, je suis née dans la Creuse, dans un petit bled qui s’appelle La Souterraine. La Souterraine dans la Creuse, tu crois que ça s’invente, ça ? Tu comprends pourquoi j’ai besoin d’air, pourquoi j’ai besoin d’avions, d’argent et de tout ce qui bouge ? Tu veux que je t’explique, imbécile ?

Pour sauver la face, j’ai essayé de jouer le mépris, mais personne ne pouvait être aussi fort qu’elle à ce jeu-là.

— Et si je te louais pendant une semaine, comme tous ces braves gens ? Après tout, t’es jamais qu’une pute.

Au sourire qu’elle m’a fait à cet instant précis, j’ai su qu’elle était allée bien plus loin que je n’irais jamais.

Le soir même nous avions un job à assurer dans une villa au sud de Barcelone. Cette garce (c’est bien ce que je pensais d’elle à ce moment-là) n’a rien fait pour me faciliter les choses. À plusieurs reprises elle a cherché des yeux ma planque au risque de me faire repérer par les sbires de son client. Vu de loin, à travers l’objectif, il avait l’air d’un gars plutôt honnête. Pas un pervers comme les autres. Il aurait pu passer pour un bon père de famille aux allures de gentleman. À cause de ça, j’ai failli partir plus d’une fois. J’aurais dû le faire. Je ne sais pas ce qui a mal tourné. Ses gardes du corps m’ont entouré sans que je ne m’aperçoive de rien. (Aujourd’hui, je suis presque sûr qu’Anne m’avait vendu, mais le doute subsiste.)

La suite est floue. Je me souviens d’elle, son regard fuyant pendant que les gars me hissaient sur le rebord de la fenêtre. J’ai hurlé son nom. Je n’ai pas compris pourquoi ils ne me frappaient pas. La dernière image qui me reste : mes mains qui s’accrochent à la rambarde et des talons rageurs qui m’écrasent les doigts. J’ai lâché.


À mon réveil, à l’hôpital, Étienne et Chalais étaient là. Ils avaient beau essayer de prendre tout ça à la rigolade, je savais bien avant tout le monde, avant les médecins et leurs diagnostics, que cette fois la machine était enrayée pour de bon. Fracture du bassin, œil gauche paralysé, et un bizarre tremblement dans les mains qui ne me quitterait plus. Durant les six mois de convalescence, dans ma banlieue, j’ai attendu qu’elle vienne. Cet épisode m’avait définitivement brouillé avec le hasard, et réconcilié avec la logique. N’était-il pas logique que tout se termine comme ça ?

Chalais a fait preuve d’une rare élégance quand j’ai voulu reprendre le job. Au lieu de me dire que je n’étais plus capable de tenir un appareil photo, il m’a proposé de gentilles bricoles, l’enterrement d’un acteur au cimetière Montparnasse et un cocktail de stars. Je l’ai remercié pour sa délicate hypocrisie. Au bout d’un an, pourtant, j’ai eu envie de revoir Anne. J’ai passé mon temps au téléphone en essayant de la pister à travers le monde. Un soir, elle a daigné répondre.

— Comment tu t’en sors ?

— Pas trop mal. Maintenant je tire les photos des autres, au supermarché, j’ai les mains dans le révélateur toute la journée, mais ça va.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Des vacances. Tu me les dois, Anne. Rien que quelques jours. Je t’attends.

— Tu sais bien que c’est impossible. Tu es mal en point. Tu n’as plus un sou. Ça va servir à quoi ?

— Je crois qu’on va trouver un arrangement.

— … Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je t’ai parlé de mon album ?

— Quel album ?

— Le nôtre. Cent clichés de toi et de tes amants. Ceux que j’ai salis dans la presse, ceux qui tomberaient de haut s’ils apprenaient d’où venaient les tuyaux. Et ça fait mal, de tomber de haut. J’en sais quelque chose.

— Salaud…

— Je t’attends.


Le soir même elle était là, un sac de voyage en main, plus belle encore qu’il y a sept ans.

— Je te donne trois jours, contre les photos et les négatifs. C’est quoi, tes vacances ? Un hôtel deux étoiles, à Dijon, avec vue sur le lac ? Il doit bien y avoir un lac, à Dijon, hein ?

J’ai eu envie de lui dire qu’on n’avait pas besoin d’aller si loin.


Je me suis versé un autre cocktail et j’ai sorti la glace du frigo. La nuit va tomber mais la chaleur ne baisse pas. J’ai laissé le chauffage à fond. Anne veut prendre une douche à cause du sable qui lui colle aux jambes. J’en ai choisi du bien fin, presque noir. Pendant qu’il déchargeait les deux cents kilos au seuil de la maison, le livreur m’a dit que ce sable-là ne valait rien pour la maçonnerie. Il m’a fallu une journée entière pour en jeter des pelletées partout dans le salon vide. On ne voit plus le plancher.

J’ai replié mon transat et l’ai posé sur le rebord de la fenêtre. Il fait nuit. Dehors, je ne vois plus que les lumières du supermarché d’en face. C’est là où j’ai acheté toutes les lampes à bronzer qu’ils avaient en stock. C’est efficace ces truc s-là. Dans quelques jours on sera toastés à souhait, tous les deux. Anne m’a demandé d’arrêter la cassette vidéo qui défile en boucle depuis ce matin. Au bout de huit heures de plage, c’est vrai, on se lasse. J’en ai prévu plein d’autres, la Thaïlande, les Bahamas, il y en avait tout un lot, à la vidéothèque, collection « Grands Espaces ». Du même coup, j’ai éteint les ventilateurs. Elle s’est mise à pleurer et à me supplier de détacher les entraves qui la clouent au transat. Elle gueulait trop, j’ai remis le bâillon sur ses lèvres délicates.

— Cesse de t’agiter, mon amour Oublie un peu le stress. On est en vacances.

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