Dans une vie de couple, il y a toujours un matin où l’autre vous regarde avec une petite lueur de doute au fond des yeux. De doute ou d’autre chose. Et cet autre chose a quelque chose d’hypnotisant. Pour la première fois, on perçoit une inquiétude chez celui ou celle qui, jusqu’alors, partageait avec vous cette douce et routinière insouciance. Ce que vous ne savez pas encore, c’est que vous êtes ce sujet d’inquiétude.
— Tu as bien dormi, Minou ?
Minou c’est Catherine, la femme de ma vie, je l’ai épousée il y a douze ans. Elle se plaint depuis longtemps d’avoir les fesses qui tombent et cherche à m’en persuader, mais je ne note aucune différence. Entre amis, elle a parfois l’impression de ne pas être à la hauteur dans certaines conversations, et elle a tort. Quand ça lui prend, elle se demande si nous avons fait les bons choix de vie, et je n’en imagine pas d’autres. C’est pour toutes ces raisons que j’aime Catherine. Je n’ai guère qu’une seule chose à lui reprocher : mes cinq secondes d’avance sur elle. Cinq éternelles secondes.
— Tu veux combien de toasts, Minou ?
— Un seul.
Je lui en fais griller deux, parce que, ce matin, nous avons de la confiture d’airelles. Avec l’abricot ou l’orange, elle ne prend effectivement qu’un seul toast, mais avec l’airelle, elle va se laisser tenter par un second, elle ne le sait pas encore, mais moi si. Les voilà, les cinq secondes d’avance. Je suis capable de terminer la plupart des phrases qu’elle commence. Dans un magasin, j’arrive à repérer l’objet qui va immanquablement attirer son regard. Quand nous faisons l’amour, je peux déterminer la seconde exacte où elle va vouloir changer de position. Je sais qu’elle va utiliser l’adjectif curieux chaque fois qu’elle goûte au sorbet gingembre, et volubile quand elle croise un bavard. Elle ne rencontre jamais personne de loquace, de prolixe ou de verbeux, mais que des gens volubiles. Je sais toujours quel soutien-gorge elle porte sous sa robe gris perle.
— Je me ferais bien une deuxième tartine de confiture, moi !
Si je lui conseille un film que j’ai vu, je note sur un bout de papier les trois ou quatre arguments qu’elle va utiliser pour l’encenser ou le descendre. Jamais je n’ai sorti le papier de ma poche pour lui prouver à quel point elle m’est prévisible, j’imagine trop bien la scène qui s’ensuivrait et sa manière de me le faire payer. Catherine est comme ça. Tout le temps. Si l’on imagine, par exemple, le petit déjeuner que nous prenons en ce moment même, je sais, grâce à un léger calcul de paramètres (samedi matin, beau temps, coup de fil de sa sœur hier soir), qu’elle va vouloir me reparler de cette semaine prévue dans les Landes, où sa sœur nous invite depuis des mois. Pour ce faire, elle va vouloir m’appâter avec une partie de pêche.
— Tu sais, mon amour, à nos âges on devrait plus se laisser aller, prendre le temps de se retrouver, s’occuper de soi. Toi, par exemple, tu en as vraiment besoin, en ce moment.
— C’est pas bête ça, Minou. Qu’est-ce que tu suggères ?
— Une psychothérapie.
— … ? Tu peux répéter… ?
— Tu devrais faire une psychothérapie.
Je crois que c’est la première fois en douze ans qu’elle prononce ce mot. Elle vient de me faire un sourire grave que je ne lui connaissais pas.
— … Et tu me dis ça comme ça, de but en blanc, après douze ans de mariage, entre deux tartines ?
— J’ai attendu longtemps avant de t’en parler mais, ce matin, le moment est venu.
… Qui est cette femme, en robe de chambre, qui me fait face ?
— Ça fait des mois qu’on ne se parle pratiquement plus, tu es maussade, tu n’as plus goût à rien, même les enfants finissent par le sentir, et ça leur fait peur.
Maussade ? Pourquoi n’a-t-elle pas utilisé morose ?
— Ils t’en ont parlé ?
— Tous les deux.
— … ?
— Lorsque tu as eu ton malaise, l’année dernière, on a fait tous les examens possibles, et Dieu merci tu n’avais rien qu’un peu de surmenage. Nous n’avons pas de gros soucis, à moins que tu ne me caches quelque chose ?
Je ne lui cache rien, et n’ai aucun mal à l’en convaincre.
— Donc tu gardes sur le cœur des choses sans même t’en rendre compte. Il faut que tu te confies à quelqu’un. Ça peut s’arranger plus vite qu’on ne le croit.
Est-ce bien ma Catherine qui parle, celle que je connais mieux qu’elle-même ? Celle qui pose sa tête endormie sur mon épaule à la seconde où j’éteins ma lampe de chevet ? Celle qui se contorsionne en sortant de voiture, de peur qu’on n’aperçoive ses cuisses ? Celle qui oublie systématiquement ses clés sur la boîte aux lettres quand elle reçoit un avis de recommandé ? Est-ce bien la même ? Si elle a décidé de me prendre à contre-pied une bonne fois pour toutes, si elle veut me prouver qu’elle est bien plus imprévisible que ça, elle ne peut pas mieux trouver que cette histoire de psychothérapie. Moi, une psychothérapie ? Où est-elle allée chercher une idée aussi saugrenue ?
— Dis donc, Minou, tu n’aurais pas revu ta copine Françoise ?
— Bien sûr que non.
— Tu as feuilleté Le Nouvel Observateur, chez les Moreau ?
— Au lieu de raconter n’importe quoi, pense à ce que je t’ai dit, tu peux trouver quelqu’un de bien si tu y mets du tien.
Est-ce bien toi, ma Catherine ?
— Tu as été odieux avec les Moreau.
— Pas plus que d’habitude, Minou.
— Et ne te fous pas de moi, en plus !
— Je les aimais bien avant qu’ils achètent cette baraque dans le Perche. Ils ne nous ont pas fait un ramdam pareil quand ils ont eu leur premier gosse.
— Dis plutôt que tu t’es senti remis en question quand Jacques a parlé de son analyse.
— Quoi ? !
— Il a le courage que tu n’as pas.
— Tu ne vas pas remettre ça, non ? Il est deux heures du matin, je vais tourner comme un dingue avant de trouver une place, et j’ai envie d’aller me coucher.
— Il s’en est sorti, lui. Jeanne m’en a parlé, dans la cuisine. Il n’est plus dépressif pour un oui ou pour un non. Il a consulté, et ça lui a fait un bien fou.
— C’est pas le moment !
— Tu as vu la manière dont tu me réponds ? Tu n’étais pas aussi irritable avant. Chaque jour tu es un peu plus à cran.
— Non, je suis à cran chaque fois que tu me parles de cette psychothérapie à la con.
— Parce que ça te renvoie à une évidence que tu persistes à nier.
— Si quelqu’un a besoin de consulter dans cette voiture, c’est toi ! Fais-la, cette psychothérapie, si pour toi c’est la clé du bonheur !
Normalement, après une phrase pareille elle devrait hausser les épaules, mais elle ne le fait pas.
— Voyons les choses autrement. Quand tu as mal aux dents, tu vas chez le dentiste ?
— Oui.
— Eh bien, si tu as des angoisses tu vas chez un psy, c’est exactement pareil, ils sont là pour ça. Ce sont des spécialistes comme les autres.
— Mais je n’ai pas d’angoisses, nom de Dieu !!!
— Hausser le ton sur sa femme pour la première fois en douze ans, c’est le signe d’une angoisse, faire la gueule matin et soir, c’est le signe d’une angoisse, trimballer un complexe d’échec c’est le signe d’une angoisse, la peur d’aller en parler à un psy, c’est le signe d’une angoisse, et j’en ai plein d’autres.
— Un complexe d’échec ?
— Ne jamais vouloir se battre, et surtout pas contre soi-même, considérer que le combat est perdu d’avance, tu appelles ça comment ?
— …
— …
— Monte, Minou, je vais garer la voiture tout seul.
Aujourd’hui, au bureau, j’ai été pris de nostalgie en pensant à Minou. La Minou d’hier, celle-que j’attendais à tous les carrefours de notre vie, celle qui tissait notre quotidien avec la patience et le talent d’une dentellière. Cette Catherine qui vit sous mon toit est un être surprenant, sauvage, elle me bouscule et se dérobe, et il m’est devenu impossible d’anticiper ses réactions. Il n’y a qu’un seul sujet que je vois venir de loin. Et encore, pas toujours.
— Dis, chéri, tu penses à la fête de l’école, samedi.
— Bien sûr.
— Il faut être là à dix heures au plus tard, c’est l’heure où Julien fait son sketch avec le petit Clément.
— Un sketch, le petit Clément ? C’est pas son copain qui bégaie ?
— Il ne bégaie plus depuis que sa mère l’a emmené voir un psychothérapeute. En trois séances c’était réglé.
— Pas ce soir, Minou…
— Ça fait des mois que ça dure, on ne peut pas continuer comme ça ! Tu fais tout le temps la gueule, tu n’es jamais là même quand tu es là, rien ne t’intéresse, tu ne me vois plus, j’ai l’impression d’être transparente, je ne t’ai jamais connu comme ça. Tu veux que je te dise ? Tu fais une dépression. Et le pire, c’est que tu le sais.
Je m’assois, pris de faiblesse. Je ne devrais pas, c’est comme avouer qu’elle a raison.
— Oui, une dépression, je sais que c’est un mot qui te fout la trouille mais il faut que tu l’admettes, sinon ça ne s’arrangera jamais. C’est une maladie comme une autre, ça se soigne. Quelque chose te rend malheureux, on va trouver quoi. Si tu ne veux pas le faire pour toi, fais-le pour nous.
Elle me pose la main sur l’épaule. J’ai envie de hurler mais les enfants dorment dans la pièce à côté.
— Tout ce que je veux, c’est te voir heureux.
En quittant l’immeuble, je jette un dernier coup d’œil à la plaque : François RÉGENT. Psychiatre. Psychanalyste. Je ne sais même plus comment j’ai eu son adresse. Mon généraliste, sans doute. Ou Jean-Luc, mon collègue. Peu importe. Catherine m’attend, appuyée contre le capot de la voiture, elle jette une cigarette dans le caniveau quand elle me voit et sourit.
— Ça s’est passé comment ! ?
— Démarre.
J’ai accepté ce rendez-vous parce qu’il me terrorisait. Raison suffisante pour voir ce qu’il y avait derrière. Ai-je donc tant de choses que ça à me cacher ? Je n’ai jamais eu peur de rien, avant aujourd’hui.
— Alors, raconte !
Le docteur Régent m’a fait asseoir dans un fauteuil en vis-à-vis du sien, et le quart d’heure le plus pénible de mon existence a commencé.
— Tu savais, Minou, qu’il y avait soixante secondes par minute ?
— … ? Je l’ai appris à l’école…
— Tu l’as appris, mais tu n’en as aucune preuve tangible. Tu n’as jamais éprouvé ces soixante secondes, tu n’y as jamais survécu. Et quarante-cinq fois soixante secondes, c’est un peu plus que l’éternité.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé pendant cette éternité, nom de nom !
— Du silence. Uniquement. Et des yeux. Fixes. Sur moi. Un petit sourire de temps en temps, on se demande bien pourquoi. Et à nouveau beaucoup de silence. On ne sait pas si on va en ressortir vivant. Plus jamais je n’oublierai ce regard-là de toute ma vie.
— Tu m’as déjà dit ça du précédent.
— Le précédent voulait me voir tous les jours pendant un an ou deux. Ensuite il aurait consenti à descendre à trois séances par semaine. Autant aller directement à Sainte-Anne.
— Et le tout premier ?
— Le tout premier c’était une femme.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Comment « qu’est-ce que ça change » ? Tu me vois parler de ma vie intime à une femme ? Lui raconter mes fantasmes ?
— Qu’est-ce qu’ils ont de spécial, tes fantasmes ?
— C’est des trucs de garçons, ça. Qu’est-ce qu’elle pourrait bien y comprendre ?
— C’est quoi ces fantasmes de garçons qu’on ne peut pas raconter à une femme ? C’est inavouable ? Des choses que tu ne peux pas vivre avec moi, c’est ça ? Je ne suis pas à la hauteur ? Mais vas-y, parle !
Tout surcroît de travail est désormais le bienvenu, je ne rentre jamais à la maison avant vingt-deux heures. Le samedi, le moindre prétexte est bon pour la fuir. Le dimanche, je suis prêt à accepter n’importe quelle invitation pour que Catherine et moi ne restions pas en tête à tête. Les rares fois où ça nous arrive, nous ne parlons plus que de ça. Je vais finir par croire qu’elle a raison. Je suis d’une humeur exécrable, je n’ai plus goût à rien, et quand je rentre, le soir, je n’ai pas même un regard pour les miens. Le mot est terrible mais je suis bien forcé de l’admettre : je fais une dépression. Même Jean-Luc, mon collègue, s’en est aperçu.
— Il est tard, tu devrais rentrer, te décapsuler une bière et te passer un film des Marx Brothers.
— Pas envie.
— Rentre chez toi, Catherine t’attend, j’irai moi-même chez l’architecte lui déposer le dossier.
— Non j’y vais. Avec un peu de chance, elle dormira quand je rentrerai.
Est-ce ma faute si je suis terrorisé à l’idée de parler de moi à un inconnu, quitte à me rendre plus malheureux encore ? Catherine veut que je m’interroge sur la violence d’un tel refus et je ne sais plus quoi penser ni comment faire pour sortir de cette spirale. On devrait former des spécialistes de la peur de l’analyse. Des gens qui vous écouteraient, bienveillants, des années s’il le faut, pour un jour vous libérer de cette angoisse.
Le porche d’un vieil immeuble. Le dossier ne rentre pas dans la boîte aux lettres de l’architecte, il n’y a pas de concierge. Je cherche l’interphone « Ronsart ».
— Je vous apporte le dossier Guyancourt.
— Je vous ouvre, c’est au troisième !
Dix minutes de gagné, c’est toujours ça de pris. Hier, j’ai traîné une bonne demi-heure au café pour être sûr qu’elle ait fini de dîner. Je n’ai plus faim de rien et le face-à-face n’en est que plus pénible.
La porte s’ouvre, une silhouette apparaît.
Des boucles rousses qui entourent l’ovale d’un visage d’une douceur inouïe.
Accélération du rythme cardiaque.
— J’ai honte de vous avoir fait monter jusqu’ici, entrez une seconde. Vous êtes bien Jean-Luc ?
Bouffée de chaleur. Frissons dans la nuque. Tempes qui battent.
— … Non, son collègue, Alain, mais je travaille sur le même dossier. Et vous, vous êtes… l’architecte ?
— Je n’en ai pas l’air ?
Elle me tend la main, que je serre, viril, empoté.
Estomac vrillé. Jambes cotonneuses. J’entre dans le vestibule, le dossier me glisse des mains, je le rattrape de justesse.
— Je vais y passer la nuit, il faut absolument que j’en parle demain matin au conseil régional.
— On n’a pas pu avoir le rapport de Gaillac plus tôt, désolé.
— Je sais bien que ce n’est pas votre faute. C’est déjà tellement gentil d’être venu jusqu’ici. Je prenais un petit apéritif, ça vous tente ?
Il y a des gens que l’on a toujours connus et qui sombrent dans l’oubli dès qu’ils disparaissent du paysage. Je viens de quitter Élisabeth depuis dix minutes et je vais devoir me forcer à faire comme si elle n’avait jamais existé. Nous avons pris un verre de bourgogne, parlé un moment, elle, assise sur un bras de fauteuil, la jupe légèrement relevée à mi-cuisse, et moi, l’air emprunté dans ma veste en tweed, essayant de passer pour un garçon brillant. J’aurais donné un an de ma vie pour sentir son parfum de près. De tout près. Le pire dans tout ça, c’est qu’il y avait, dans son attitude, un peu plus que de la simple politesse. Pour en être sûr il m’aurait fallu aller bien plus loin que ce verre de bourgogne et je ne saurai sans doute jamais si quelque chose en moi lui a plu. On se demanderait bien quoi, avec la tête que j’ai depuis des mois.
— Tu rentres encore plus tard que d’habitude.
Je ne sais pas quoi répondre et me tais, donc.
— Je t’ai laissé une assiette dans la cuisine.
Élisabeth, tu n’auras été qu’un rêve qui se dissipe déjà dans le brouillard filandreux d’un Valium de 150 milligrammes. Un plat de lapin encore tiède m’attend sur le plan de travail. Catherine, triste et douce, me passe la main dans la nuque. Il paraît que nous n’avons droit qu’à une seule femme de sa vie, et c’est sans doute elle.
— Tu m’aimes, Alain ?
— Oui.
— Et mon lapin, tu l’aimes ?
— Oui.
Petit baiser furtif et complice.
— Tu sais, chéri, pendant que je faisais la queue chez le volailler, j’ai entendu une femme raconter comment elle était sortie de sa dépression. Ça faisait plaisir à voir, elle disait que…
J’éclate en sanglots, sans prévenir.
Catherine me prend dans ses bras.
— Tu vois bien, mon amour. Il faut que tu trouves quelqu’un, chez qui tu te sentes à l’aise, quelqu’un de bien.
J’ai pleuré un bon moment, comme un gosse, et je me suis calmé d’un seul coup, comme par miracle. En sortant un mouchoir, j’ai dit, apaisé :
— C’est toi qui as raison depuis le début, Minou.
Établissement Legrand. Graveur. Un ouvrier travaille sur une machine. Celui que je prends pour le patron, plus âgé, s’approche de moi.
— Bonjour monsieur, je voudrais une plaque comme celle-là.
— La plus classique, c’est en doré, mais j’ai d’autres modèles. Vous avez une préférence pour la typo ?
— Non, je veux exactement la même chose.
— Quel nom j’inscris ?
— Heu… mettez Professeur Guyancourt. Psychanalyste. Sur rendez-vous.
Tout à coup, le patron lance un regard méfiant vers son ouvrier et passe sa main sous mon bras pour m’entraîner dans une arrière-salle.
— Dites, professeur… J’aurais besoin d’un conseil.
Il baisse encore d’un ton. Impossible de comprendre ce qui se passe.
— On peut tout vous dire, à vous, c’est votre métier.
— … ?
— Je fais le même rêve, au moins deux fois par semaine, depuis un an. Je suis avec ma femme sur un Grand Huit, dans une fête foraine. Moi je suis habillé comme d’habitude, mais elle, elle porte sa robe de mariée. Elle a peur du vide, alors elle hurle, et moi, je me retourne et je vois derrière nous deux espèces de clowns blancs qui se foutent de nous, de ma femme et moi. C’est à ce moment-là que j’ai des palpitations, et les rails du Grand Huit se dévissent et on est tous projetés dans le décor, et je hurle encore plus fort qu’elle. Je me réveille en sueur, complètement terrorisé. Après ça, essayez donc de vous rendormir. Ça fait un an que ça dure. Je n’en peux plus et ma femme non plus ! Qu’est-ce que vous en dites, professeur ?
— À chaud, c’est difficile.
— Le Grand Huit ? Les clowns ? La robe de mariée… ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire, professeur ?
— Quand puis-je venir chercher la plaque ?
— Pas avant mercredi.
— Je vous donnerai l’adresse d’un confrère, j’ai une liste longue comme ça.
— Tu n’étais pas obligée de m’accompagner, Minou.
— Oh toi, je te connais. Tu vas trouver un tas d’excuses pour ne pas y aller, tu serais même capable d’oublier, ça s’appelle un « acte manqué ».
— Elle veut me voir trois fois par semaine, au moins au début. Tu tournes à droite, là, et on y est.
— Les premiers temps je t’accompagnerai à chaque séance, pour une fois que tu trouves quelqu’un qui te convient.
— Comme tu veux, Minou.
Elle s’arrête au bas de l’immeuble, juste devant la plaque du Professeur Guyancourt qui brille en lettres d’or. Elle m’embrasse sur le front.
— Vas-y, je t’attends, ne crains rien.
Je sors et lui fais un petit signe de la main avant de passer la porte cochère.
— Et sois à la hauteur, hein !
Je grimpe quatre à quatre les marches qui mènent au troisième, Élisabeth m’a entendu arriver et m’ouvre les bras. Nous basculons à terre tous les deux, nous nous battons pour arracher nos vêtements, nos corps roulent jusqu’à la baie vitrée du balcon, je la relève et lui plaque le dos contre la vitre, je ne peux pas résister à l’envie de la prendre là, debout, face au ciel de Paris.
— Et ta femme, elle ne se doute de rien ?
Je retiens un dernier instant toute la fureur de mes sens pour jeter un œil en bas de l’immeuble. Catherine est là, une cigarette au bec, appuyée contre le capot.
— À vue de nez, je dirais non, ma belle.