Q. I

Quand je vois papa s’échiner sur son réveil le jour où l’on passe à l’heure d’été, ça me fait toujours bizarre (ça ne rate jamais, chaque dernier dimanche de mars j’ai droit à cette phrase : « Qu’est-ce qu’on fait, on avance ou on recule d’une heure ? »). Pareil quand il a décidé de se détendre avec les mots croisés du journal télé, il demande à maman des trucs comme : « Abrita bien des couples, en trois lettres… Trois lettres, c’est pas beaucoup pour tout ce monde. » Il aimerait bien placer « parapluie » ou « livret de famille », mais ça ne rentre pas. Et moi, je repique le nez dans mon bouquin plutôt que lui dire « Noé », parce que la définition n’est pas si bonne et la réponse encore moins. Je n’ai pas envie de le gêner. Sa feuille d’impôts, c’est un drame, et ses cartes de vœux, une Berezina de la syntaxe. Parfois ça m’énerve tellement que j’ai envie de crier « Demande-moi quand tu sais pas, bordel ! ». Mais je ne le fais jamais. C’est quand même mon père. Et quand je dis que tout ça me fait bizarre, je devrais avoir le courage de dire que… que ça me fait de la peine.

Je n’ai quand même que neuf ans et quatre mois.

À l’école c’est pas pareil, j’ai les coudées franches et je ne me l’envoie pas dire. Elle est gentille, la prof, même plutôt jolie, mais quand elle s’évertue à nous expliquer que l’accord du participe passé suit une règle logique qu’on doit s’enfoncer dans le crâne, je dis non. Non, ça n’est pas logique. Faut s’y plier, d’accord, mais ça n’est pas logique. L’orange que j’ai mangée, ou j’ai mangé l’orange, ça s’écrit pas pareil, mais quoi qu’il arrive elle est bouffée, cette putain d’orange. Ça date de l’époque où les copistes pensaient à accorder le complément quand ils le voyaient avant le verbe, mais, s’il était placé après, ils l’oubliaient avec perte et fracas ! Seulement voilà, si je me lance dans ce genre de mise au point, c’est le début des embrouilles, elle va me dire d’un air emprunté que je vais semer le trouble dans la classe parce que je n’ai rien à faire là. Je sais bien qu’ils sont en train d’étudier mon dossier au rectorat, et qu’un jour ou l’autre ils sauront quoi faire de moi, mais ça prend du temps. On m’a déjà fait sauter deux classes, on ne peut pas faire plus, paraît-il. Aussi ai-je appris à faire taire mon insatiable curiosité, quitte à sombrer dans l’ennui chronique. À force de bâiller pendant les cours, il m’arrive souvent de passer pour un cancre. C’est ma faute si je suis né comme ça ? J’ai pas demandé. La dernière fois que l’homme à la veste jaune est venu me faire passer les tests, il m’a donné dans les 148. Imbrique-nous ça mon p’tit, et qu’est-ce que ça t’évoque mon p’tit, et dis-moi ce qui te vient à l’esprit mon p’tit. 148 de quotient intellectuel, et on vous parle comme à un débile… J’ai ri quand j’ai répondu à une question dont il ne comprenait pas le libellé. Je ne suis pas du genre prétentieux, mais ce brave type qui vient régulièrement mesurer mes neurones avec un pied à coulisse devrait cesser de m’appeler « mon p’tit », je trouve ça déplacé. Je me souviens du jour où il est venu annoncer à mes parents que j’étais spécial. L’homme à la veste jaune expliquait à mon père que, si j’étais né en Russie, je serais déjà dans une espèce de base secrète où je passerais mes journées à jouer aux échecs. Aux États-Unis, on m’aurait installé comme un prince dans une technopole du genre Brain Valley, avec que des fortiches comme moi. Mais en France, les structures d’accueil, c’est pas encore ça, il faudrait m’envoyer à Paris mais papa n’aime pas trop ces trucs-là, il a dit qu’il serait bien temps d’y penser après mon bac. Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’un bac, papa ? L’homme à la veste jaune m’en a déjà donné trois ou quatre.

Surdoué, j’admets le terme, on n’en a pas d’autre, mais faut se méfier de l’amalgame. C’est comme en fac, on a d’un côté les scientifiques et de l’autre les littéraires. Moi, je sais où je me situe, je me débrouille pas trop mal avec les suites logiques et les équations, mais je plafonne assez vite. Je trouve pitoyable une baignoire qui fuit, et je n’aime pas l’idée qu’un nombre en appelle un autre, question d’esthétique. En revanche je suis beaucoup plus à l’aise avec les sujet dits « de réflexion pure ». La première fois, je me souviendrai toujours, on nous a montré un dessin qui représentait un type assis à un bureau devant un bouquin, et on nous a demandé : « Qu’est-il en train de faire ? » Ils s’attendaient sans doute à ce que je réponde : « Ce gars est en train de faire ses devoirs parce qu’il est studieux et qu’il ne veut surtout pas redoubler. » En substance, j’ai dit la première chose qui me traversait l’esprit : « En terminant un livre de Nietzsche, ce pauvre gars vient de réaliser que Dieu n’existait pas. Ébranlé dans sa foi, il décide de se suicider en laissant un billet qui commence par “Ô éternité, mon suaire”. » Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était le regard troublé du type à la veste jaune.

Bien évidemment, j’ai eu droit au psy. J’étais très intrigué à l’idée de cette rencontre. J’avais passé le mois d’août à voir mes parents barboter dans le clapotis de la Méditerranée pendant que, sur la plage, je venais à bout d’Introduction à la psychanalyse. Quelque chose m’avait beaucoup plu dans ce bouquin, une espèce de croisade de la pensée occulte l’idée poétique que toute âme a son au-delà. Le psy m’a demandé un tas de choses sur mes parents.

C’était cruel de sentir toute cette gentillesse à mon égard. Oui, c’est vrai, j’en suis sorti les larmes aux yeux, j’étais affecté de quelque chose d’ordinairement monstrueux ou de monstrueusement ordinaire, et c’était comme ça.

Je n’aime pas pleurer.

Les copains ? Que dire… Ce n’est pas le mot. Amis, encore moins. Potes ? Non, c’est pas ça. Camarades de classe ? Ça oui, j’en ai. Beaucoup. Ils voient en moi une espèce de rempart ultime à la mauvaise note, voire un challenger hors pair à Questions pour un champion. Il est vrai qu’on m’achète facilement pour une poignée de Chamallows.

Je ne demanderais qu’à vous aimer, vous tous, si seulement vous arriviez à comprendre que je suis toujours un gosse même si je n’en suis plus un. N’ayez crainte, quand je serai grand je vais peut-être régresser et redevenir normal, il paraît que c’est le cas le plus fréquent.

Question communication, j’ai deux interlocuteurs. Il y a Roger, le radiesthésiste. La soixantaine rayonnante et le pendule en bataille. Parfois il dégotte une source, je l’ai même vu repérer un arsenal de guerre à six pieds sous terre. Les gens du coin l’aiment bien. Il faut dire qu’il a un charme fou. Je suis tombé raide d’admiration pour ce gars le jour où il a exhumé rien que pour moi sa trousse d’écolier qui datait de l’Occupation. Il l’a ouverte sous mes yeux, et dedans : un trésor. Un monticule de petits bouts de papiers griffonnés, chacun recelant un mot, une phrase, une pensée profonde. Tout ça parce que, tout gosse, il était curieux de ce qu’il ne comprenait pas dans ce que disaient les adultes. Il notait, mot pour mot, des choses entendues ici et là en se disant qu’un jour, enfin, il saurait. Le trésor de tous ses mystères de l’enfance, il me le donnait. J’en dépiaute un et je lis : Tonton a dit que tout plaisir que la main n’étreint pas n’est qu’un songe. Dans un autre : Mémé bave et pépé la trouve si belle. Je les ai lus un par un et j’ai été pris d’une sorte de nostalgie. Il y a si peu de zones obscures dans tout ce qui m’entoure.

La seconde, c’est Gaëlle. Elle a exactement mon âge, à deux jours près. Elle se précipite sur toutes les conneries que je n’ose pas faire. Je suis pantois de tant de liberté. On lui promet l’échafaud et je l’envie. Un jour, elle m’explique ce qu’est le couple. « Les gens vivent à deux, parce que si l’un d’eux tombe par terre, l’autre est là pour le ramasser. » J’ai eu beau lire les romantiques, les cartésiens et les psychanalystes, je n’ai jamais rien perçu d’aussi vrai de toute ma courte existence. Parfois, on s’embrasse sur la bouche. Elle s’intéresse à l’acte, moi au goût que ça a. Elle veut qu’on se marie quand nous aurons vingt ans. Je lui dis que, d’ici là, je serai vieux. Elle répond à un tas de choses qui me préoccupent. J’ai la fugace impression d’être un homme et de correspondre enfin à mon âge mental. Qu’est-ce que j’aime sa façon de lisser sa jupe sur les cuisses quand il y a du vent ! L’autre chose qui nous lie, c’est un vif intérêt pour les puzzles. Pendant que je passe un temps fou à segmenter les arrondis et les angles pour isoler la bonne pièce, elle prend la première qui lui tombe sous la main et tape avec le poing pour l’emboîter de force. Poésie pure.

J’ai lu dans un bouquin que les hyperintelligents manquaient d’aptitude au bonheur. C’est sûrement vrai, mais j’ai envie de répondre qu’on ne peut pas être bon partout. Si l’on y réfléchit bien, j’ai toute la vie pour être malheureux, à quoi bon être précoce ?

Mais en attendant, qu’est-ce que j’en fais, de ce paquet d’intelligence ? Je pourrais devenir une sorte d’aventurier de la pensée, prostré dans un canapé, mais à quoi bon ? À mon âge on s’ennuie vite. À mon âge, on a envie de faire des farces. On a envie de montrer qu’on existe, on a envie de s’amuser, de faire des folies, de détourner l’ordre des choses.

Alors… ?

Alors, à force d’ennui, j’ai eu ce raisonnement simple : si Dieu est un être supérieur qui poursuit des desseins obscurs, si Dieu voit sans être vu, si Dieu est le grand ordonnateur de la croisée des destins, si Dieu s’attache aux naïfs et aux égarés, alors JE suis Dieu.

Et depuis une petite année, dans notre bonne vieille bourgade, j’exerce mon divin ministère sans que personne y prenne garde. Ce n’est pas un boulot comme les autres, mais c’est un boulot quand même. L’autre Dieu, celui dont on parle dans l’Ancien Testament, s’est reposé le dimanche. Moi, certaines semaines, je ne peux même pas me le permettre.

À l’école, j’ai réglé en trois semaines tous les problèmes de racket et de dope grâce à une stratégie classique de renversement des forces et des faiblesses tout droit piquée dans le jeu de go. Le directeur est bien noté dans la hiérarchie (tout le monde croit à sa poigne de fer) et notre bahut est cité comme modèle dans toute la région.

J’ai écrit de très scientifiques lettres de menaces à un trust industriel qui était sur le point d’aménager une décharge à l’entrée du village. En deux mois l’affaire était réglée grâce à une simple adéquation entre chimie et journalisme. À la suite de quoi, notre maire a fait le deuil de ses ambitions toutes personnelles et a démissionné.

J’aime fourrer le nez dans les institutions mais je ne dois pas oublier les destins personnels. Dieu est partout. J’ai donné une idée de roman à un écrivaillon suicidaire. Le sujet était là, sous ses yeux, le plus délicat a été de les lui ouvrir sans qu’il s’en aperçoive.

J’ai réuni deux êtres qui ne demandaient qu’à se rencontrer. Parfois il suffit d’un rien, et les amoureux manquent souvent d’imagination. Aux dernières nouvelles, le fruit de leur union devrait naître en juin. La justice voudrait que cet enfant porte mon prénom.

J’ai ramené dans le troupeau une brebis égarée mais j’ai aussi fait un croc-en-jambe à une petite fripouille. Parfois je suis terrible, parfois clément, et faire la part de tout ça n’est pas une mince affaire.

Le plus souvent je me sens seul.

Mais je sais qu’un jour je reviendrai parmi les miens. Ce jour-là, ils me regarderont comme un des leurs.

Et si Dieu existe vraiment, et que Son royaume est ouvert aux simples d’esprit, j’espère qu’il me fera une petite place quand même.

Загрузка...