OPPORTUNE

Il m’a suffi de moins de quatre secondes pour casser le fil ténu qui nous reliait l’un à l’autre depuis tant d’années.

On attendait cette petite balade en bateau depuis des lustres, ma femme et moi. Jean-Pierre et Maïté, nos amis de toujours, étaient du voyage. Il y avait quelque chose de symbolique à l’idée de se serrer tous les quatre au fond de la cale en laissant dériver la nuit à évoquer les grands moments de notre jeunesse perdue. Et celle qui partage ma vie m’aurait eu tout à elle, minute après minute.

Elle dit toujours que nous nous voyons si peu.

Tout partait pour être inoubliable. J’ai fait en sorte que ça le soit. Mais pas comme je l’imaginais. Il a suffi qu’on descende de voiture pour rejoindre à pied la petite crique où nous attendaient les deux autres, fin prêts et toutes voiles dehors. Embrassades, bonnes blagues, chargement des provisions, et voilà qu’en regardant le ciel je dis :

— En plus de ça, il va y avoir de l’orage et Cécile adore ça, hein mon amour ?

À partir de cette seconde-là, plus question de voyage, de bateau, ni même d’amis, et nous sommes rentrés, silencieux, sous la pluie battante.

Il faut dire que Maïté adore ma femme, c’est sa meilleure copine. Jean-Pierre l’aime aussi beaucoup, ils sont amis d’enfance. Moi, je la vénère, ma femme. Il n’y a pas d’autre mot. Depuis le premier jour, je la vois comme un petit être parfait qu’un dieu de miséricorde a mis sur mon chemin pour me prouver que la vie vaut la peine d’être vécue. Et malgré les années, je ne sais toujours pas si je l’ai épousée pour sa beauté, son sens de l’humour ou la façon inouïe qu’elle a de passionner notre quotidien.

Seulement voilà, ma femme ne s’appelle pas Cécile.

Ai-je besoin de dire la suite ? Avouer que Cécile esi ferme et acidulée comme un citron vert, qu’elle a vingt et un ans et me regarde comme un Christ en croix chaque fois que nous faisons l’amour dans ce petit hôtel où elle m’attend sur les coups de quatorze heures les mercredis et vendredis ?

Au cas où vous ne le sauriez pas encore, nous avons tous le même ennemi, en ce bas monde. Vous, moi, et le voisin d’en face. Un ennemi implacable qui vous harcèle de l’intérieur et ne vous permet pas le moindre faux pas. On jurerait même qu’il n’attend que ça pour faire tomber le couperet. Il a une mémoire qui peut défier les machines les plus sophistiquées, il réagit plus vite que le réflexe et l’instinct réunis, il est doté d’un esprit de contradiction sans bornes et, quoi qu’il arrive, il aura le dernier mot, la lutte est perdue d’avance. J’en ai un, vous en avez un, même les saints et les tueurs en ont un. Ça s’appelle un Inconscient.

Et il semblerait que le mien soit tellement englué dans sa morale judéo-chrétienne qu’il ne me laisse rien passer dès que je glisse en douce un avenant au contrat de mariage. Il n’aime pas ça, mon Inconscient. À croire que lui aussi adore ma femme. Et pourtant je mets un point d’honneur à ne pas commettre les erreurs du débutant ; je multiplie les douches et change de chemise deux fois par jour, je ne laisse aucune trace écrite et ne donne jamais mon numéro personnel. Il m’est même arrivé de fumer un cigare long comme le bras pour masquer un reste de Shalimar dans ma voiture. Mais ce salaud d’Inconscient trouve toujours la parade. Et ça n’est pas le premier tour pendable qu’il me joue. J’ai le souvenir d’un réveil délicieux, un dimanche matin, sous la couette, en plein hiver, quand la grasse matinée commence à peine. Ma chère et tendre arrive avec un plateau de petit déjeuner, je la remercie d’une caresse dans la nuque, elle me demande si j’ai fait de beaux rêves, et je réponds que je n’en ai aucun souvenir.

— Dans ce cas tu peux me dire qui est cette Gaëlle qui est « moins farouche qu’une pucelle mais plus souple qu’une gazelle ».

Qui sondera jamais à quel point notre Inconscient nous en veut. Il est capable d’enregistrer et de restituer à la lettre les pires conneries, à peine dites, et déjà oubliées. De cette arborescence de mignardises et d’envolées ridicules, il garde toute la liste.

Pour Gaëlle, j’ai pu rattraper le coup en inventant n’importe quoi (un film imbécile que j’ai vu dans l’avion… va savoir d’où viennent les rêves…) mais, pour Cécile, je n’ai rien pu faire. Surtout pas essayer de me justifier. À quoi bon ajouter le pathétique à l’infamie. S’en est suivi un mois entier de silence total entre elle et moi. Pas un seul mot prononcé en quatre semaines de fureur glacée. Rien. Elle est capable de ça. Et puis un soir, elle a dit, en posant sa tasse de thé sur la table basse :

— Au prochain lapsus, tu ne me revois plus jamais.

*

À la suite de quoi, je suis devenu un homme fidèle. Ce qui se fait de mieux dans le genre. Fini le baby-foot avec les collègues, les congrès en province et même le jogging du dimanche matin. Dès que je levais les yeux, elle était là. Dès qu’elle levait les yeux, j’étais là. L’amour du bout du regard, on pourrait dire. Le bonheur à l’horizon. Les mois ont passé. Des mois entiers. Peut-être même une année. J’ai croisé d’autres silhouettes pleines de promesses, et des bouches toutes prêtes à vous souffler dans le cou. Mais je n’ai pas fléchi.

Je suis tombé malade, souvent. Un Inconscient au chômage, faut bien que ça s’occupe. J’ai été malheureux comme une pierre. J’ai même dû verser quelques larmes.

Il suffisait qu’une nouvelle venue dans la société se présente à moi en disant « Bonjour je m’appelle Valérie » pour que je passe le reste de la journée à persuader mon Inconscient que je ne connaissais aucune Valérie, que je n’en avais même jamais vu de ma vie, que c’était un prénom absurde, que je détestais toutes les Valérie de la terre. J’aurais pu continuer comme ça des années, à mi-chemin entre honte et morosité, entre hantise et frustration, s’il n’y avait eu ce dimanche ensoleillé, chez Maïté et Jean-Pierre.

Un dimanche de jardin, pour profiter de l’été avant l’heure. Apéritif interminable, barbecue, chaises longues et sieste. Pendant que les filles préparaient la table, les garçons, comme chaque fois, rivalisaient d’ingéniosité pour obtenir la braise idéale. Tout à coup, leur chien est entré en scène pour voler un morceau de foie, et c’est là que Jean-Pierre a hurlé :

— Josh ! Nom de Dieu, descends de cette table !

J’ai regardé tour à tour l’homme et le chien, sans comprendre.

— Mais… Qu’est-ce qui est arrivé à Josh ? Le mois dernier il pesait vingt kilos de plus et il avait le poil aussi dégueulasse qu’une descente de lit.

— Ce Josh-là est mort il y a quinze jours, imbécile. On vient à peine d’adopter le nouveau. Mais j’appelle tous mes chiens Josh depuis que je suis petit, comme ça je ne risque pas de me tromper et ça me fait moins de peine quand ils disparaissent.

— … ?

Et c’est comme ça que l’idée m’est venue.

Tout simplement.

Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de revivre mes langoureux cinq à sept si j’avais une maîtresse du même prénom que ma femme ?

Rien.

Pas même mon Inconscient.

Vous trouvez ça minable ?

Moi aussi, par certains côtés, mais je ne me suis jamais senti aussi brillant que quand cette idée tordue m’a traversé l’esprit. J’avais là une occasion unique de faire enrager un Inconscient sans qu’il puisse réagir. Ça n’a l’air de rien mais la vie ne vous offre pas de plus grand triomphe. Il n’y avait guère qu’un dernier petit problème : ma femme s’appelle Opportune.

Opportune Jeanne-Marie Élise SAUJON. C’était, rayon filles, l’équivalent d’un Désiré ou d’un Bienvenu. Les parents trouvaient ça très joli, les copines trouvaient ça très joli, moi-même, la première fois qu’elle m’avait dit son prénom, j’avais trouvé ça très joli. Je m’en étais gargarisé, au début, je scandais des Opportune ! à tout bout de champ, heureux d’avoir entre les bras quelqu’un d’aussi unique.

— Où veux-tu que je trouve une… une… comment tu dis ?

— Opportune.

Forlani est célibataire, il ne sait rien de ma vie privée, et ses succès féminins feraient passer le catalogue de Don Juan pour un carnet de bal.

— Tu m’aurais dit une Estelle ou une Agathe, j’avais des numéros. J’ai même connu une Emma. Mais là…

J’ai épluché des annuaires, épuisé des collègues, et consulté des spécialistes. Au bout de trois semaines, j’ai réalisé que j’étais le seul type au monde à avoir approché une Opportune. De ce fait, la probabilité d’en réunir deux tenait du miracle. C’est à cette époque-là que j’ai cru devenir dingue au point d’entendre distinctement la voix de mon Inconscient (« Laisse tomber, va, c’est foutu, je suis le meilleur ! »). Jusqu’au fameux soir du cocktail annuel organisé par ma chère société. Le genre de pince-fesses imbécile où l’on fait de la présence afin de ne pas laisser un collègue marquer un point sur votre dos. Ce soir-là, j’ai présenté ma femme à une trentaine d’individus qui me présentaient la leur. Ça donnait ça :

— … et je vous présente Opportune, ma femme.

— … Comme c’est charmant… et tellement original ! Vous deviez être la seule à l’école ! Quand on le crie dans la rue, vous êtes sûre que c’est pour vous ! Je ne savais même pas que ça existait ! Comme c’est charmant… et tellement original ! Comme c’est charmant… et tellement original ! Comme c’est charmant… et tellement original !

Oui, je sais, je vis avec un exemplaire unique.

— On s’en va, mon amour ?

— Si tu veux.

Sur le chemin du vestiaire, le type qui bosse au recouvrement a voulu faire la connaissance de cette superbe femme à mon bras.

— Je te présente Opportune.

— Tiens, c’est marrant, comme ma sœur.

Je me souviens exactement comment je l’ai imaginée : une brave fille de cent cinquante kilos vivant entourée de crocodiles dans le bush australien. Parfois on aimerait que la vie obéisse à ce genre de logique mais la vie n’est pas une science exacte, l’Inconscient ne connaît rien à la logique et le hasard a bien plus de fantaisie que nous. Cette Opportune-là venait souvent déjeuner au restaurant d’entreprise avec son frère, elle était célibataire, jolie à croquer, et ne mettait jamais aucun parfum.

— Je vais chercher les cafés, vous trouvez une table ?

Il ne savait pas ce qu’il faisait en me laissant seul avec sa sœur, ce jour-là.

— Vous êtes très complice avec votre frère.

— Si je n’étais pas si seule on se verrait moins souvent.

— Je ne vous imagine pas en panne de soupirant.

— Je ne fréquente que les hommes mariés, je veux rester indépendante et j’aime finir les nuits seule.

*

J’avais apporté du champagne, elle avait préparé quelques zakouski, le sofa était moelleux, les rideaux bleus faisaient des reflets pastel sur sa peau. Un drôle de phénomène de combustion spontanée allait me réduire en cendres, et j’ai dit, avec un infini bonheur :

— Venez dans mes bras, Opportune, et faisons l’amour sous la lune, Opportune !

Elle y est venue, dans mes bras. Elle a dit, tout sourire :

— En général on se moque de mon prénom.

— C’est charmant… et tellement original !

— Mais au fait, le vôtre, c’est quoi ? Vous ne me l’avez même pas dit… tout cela est allé si vite.

— François.

— …

Imperceptiblement elle est sortie de mon étreinte. L’air mutin venait de quitter son visage en un battement de cils.

— … François ?

— Il y a des flopées de François un peu partout, on ne peut pas tous avoir un prénom aussi rare que le vôtre. Et c’est tant mieux !

— Justement… J’ai eu une histoire très… très forte avec un François… J’en suis à peine remise-Rien qu’à entendre son prénom j’ai quelque chose qui se noue entre le cœur et le ventre…

— Mais !!! Appelez-moi… Barnabé !.. Donatien !.. Rodrigo ! À quoi bon m’appeler, d’ailleurs, contentez-vous de m’aimer !

— Hors de question, c’est plus fort que moi et vous n’y pouvez rien. C’est dommage. Vous aviez l’air si gentil.

*

Une semaine plus tard, Forlani (qui depuis plusieurs mois était devenu mon confident) prenait sa plus belle plume pour libeller ceci :

H. 40 ans, cadre sup., cherche à vivre une idylle avec F. prénommée Opportune. Âge, physique, indifférents. Urgent.

— C’est complètement absurde, cette annonce.

— Aux problèmes spécifiques il faut les solutions adéquates. Dans une semaine, soit tu croules sous les Opportune, soit tu te résous à vivre hors du péché. Moi, à ta place, je n’hésiterais pas, avec la femme que tu as.

— C’est toi qui dis ça ?

— Parfaitement. Si on m’en donnait une, une seule comme la tienne, je remercierais le ciel et j’arrêterais tout. Je me demande vraiment si tu la mérites.

*

— Tu as beau être ma meilleure copine, je suis quand même obligée de te dire que tu es complètement dingue, ma pauvre Maïté.

— C’est écrit là, noir sur blanc ! Le type veut rencontrer une Opportune !

C’est vrai que j’ai trouvé ça étrange, ce gars qui rêve de rencontrer une fille avec un prénom aussi bizarre que le mien.

— Je ne savais même pas que tu lisais ce genre de journaux.

— Ne détourne pas la conversation, tu ne te rends pas compte ! Un mec amoureux d’un prénom ! Et il ajoute Âge et physique indifférents, c’est déjà pas une preuve d’amour ça ? Tu crois que ça m’arriverait à moi, un truc pareil ? Non ! Il fallait que ça tombe sur madame qui ne veut pas lâcher d’une semelle son petit mari qui ne la regarde même plus.

— Ne parle pas de François comme ça.

— Et qu’est-ce qui te dit qu’il n’a pas repris ses cabrioles ?

— Je suis sûre que non.

— Quand il ne te trompe pas, il te fait la gueule, tu crois que c’est une vie ? Alors qu’un mec romantique comme tout est déjà dingue de toi ? C’est troublant, c’est suave… c’est… excitant comme tout ! Va voir de quoi il a l’air, au moins ! Ça n’engage à rien et ça mettra un peu d’aventure dans ta vie ! Fais-le !

— … Tu crois ?

*

Dans ce bar, il est arrivé le premier. Elle s’est assise à sa table. Il a failli dire : je savais que tu viendrais, et elle était toute prête à répondre j’étais sûre que c’était toi, mais au lieu de ça, pendant un long moment, ils ont joué à ne pas se connaître. Et puis, tard dans la nuit, il lui a proposé d’aller faire l’amour sous la lune.

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