J’ai une femme, deux enfants et un magnétoscope.
Si je parle de cet appareil, c’est qu’il fait désormais partie de notre famille. Cela au prix d’un effort commun : celui du sacrifice. Il a fallu que je donne plus de cours particuliers, Sophie a revendu quelques fringues, ma fille aînée s’est passée de son excursion à Londres et mon fils a fait une croix sur sa paire de Nike. Tout le monde en avait envie et nous en avons fait l’affaire de tous. Ensemble, nous nous sommes mis d’accord sur le modèle, son esthétique, et toutes les fonctions dont chacun aurait pu avoir besoin. Il fallait nous voir, tous les quatre, lancés dans des débats quasi épiques sur les mérites comparés de telle ou telle marque. Nous y mettions du cœur, de la conviction, de la mauvaise foi aussi, et, même si chacun avait envie de faire entendre sa voix, jamais nous n’avons laissé notre désir de persuasion mordre sur le bien commun. Si tant est que le mot famille ait jamais eu un sens, cette simple machine en a donné un à la nôtre.
Le jour J, nous sommes allés l’acheter chez un vague cousin de Sophie qui tient la seule boutique de Hifi-Vidéo du village. Ce brave Bernard nous a fait une ristourne de trois cents francs dont je me serais volontiers passé. Je n’ai aucune affinité particulière avec lui, et l’idée de lui être redevable m’exaspère. Si ça n’avait tenu qu’à moi, je serais allé au centre commercial du bourg mais, dans un bled où tout le monde est au courant dès que vous achetez une boîte de préservatifs, le cousin en question m’aurait déclaré une guerre dont nos descendants auraient hérité plus tard. Ce soir-là, excités, solennels, prêts à veiller jusqu’au lendemain, nous avons organisé une nuit du cinéma avec esquimaux, pop-corn, et une montagne de coussins qui jonchaient le salon. Paulo avait loué Terminator-2, Nathalie s’était décidée pour Recherche Susan désespérément, Sophie et moi avions voulu revoir Le Lauréat pour le faire connaître aux petits. À la fin de la nuit, je me suis rendu compte à quel point j’étais fier de ceux qui m’entourent. Elle restera dans mon souvenir comme un rare moment de complicité et de proximité. Mes gosses m’ont fait découvrir des univers que je ne soupçonnais pas et les questions qu’ils ont posées sur Le Lauréat nous ont permis de formuler des choses dont nous n’aurions peut-être jamais parlé ensemble. Tout ça pour dire que, pendant près d’un an, le magnétoscope a rythmé notre quotidien avec une régularité que nul n’aurait pu prévoir.
Nul n’aurait pu prévoir non plus qu’une cassette se coincerait dans l’appareil en refusant obstinément d’en sortir. Avec l’utilisation intensive que nous en faisions, ça devait bien finir par arriver.
— C’est rien, chéri, il suffit de le montrer au cousin Bernard, il est encore sous garantie pendant trois semaines.
— J’irai demain.
— Demain sans faute, les enfants s’impatientent…
Mais le lendemain je n’y suis pas allé Ni les jours suivants.
— Tu as promis, papa !
— Tu prends ça comme une corvée, chéri, alors tu oublies, forcément.
Non, Sophie, ce n’était pas la mémoire qui me faisait défaut, c’était le courage.
— Papa ! Faut absolument que je voie la cassette d’Hamlet que la prof d’anglais m’a prêtée, j’ai un contrôle dans huit jours !
— Pourquoi as-tu tellement besoin de voir ce film ? Est-ce qu’à mon époque on avait des cassettes pour étudier Shakespeare ? Non. On se contentait du texte, comme on le fait depuis des siècles !
— T’énerve pas…
— Nathalie a besoin d’enregistrer des trucs qui passent pendant qu’elle est à ses cours. Et moi, j’ai déjà raté trois épisodes de Lina Fleur de Bahia.
— J’irai demain, bordel !
Au lieu de ça, je suis resté une bonne heure à trifouiller une énième fois l’appareil avec une fourchette. Quelque chose de grotesque et d’avance voué à l’échec. Je crois même avoir pleuré, à genoux, devant le bouton eject. Ça ne m’était pas arrivé depuis la mort de mon père. Et tout ça m’a un peu plus isolé dans une muraille de solitude. Le soir, j’ai eu droit au silence glacé des miens. À leurs regards à la dérobée.
— Chéri… Je peux y aller toute seule, si tu n’as pas le temps, ce n’est pas si lourd, j’ai bien compris que tu n’avais pas envie d’affronter le cousin Bernard, mais je lui en ai parlé, il a même proposé de passer le…
— Jamais tu m’entends ! JAMAIS ! Laissez-moi régler ça tout seul, nom de Dieu !
Pour la première fois de ma vie je venais d’élever la voix sur celle que j’aime. Une insulte n’aurait pas été pire. Sophie a quitté la table, blanche comme un linge, et les enfants m’ont renvoyé l’image d’un bourreau. L’injustice et la peur sont entrés dans notre maison.
Tout allait si bien entre Sophie et moi avant que l’appareil ne tombe en panne. Et quand je dis tout, je n’oublie pas nos nuits. Nos douces, chaudes et tendres nuits. Parce que là aussi, le magnétoscope a joué un rôle que personne n’aurait pu soupçonner, pas même ma compagne qui n’a jamais compris d’où avait surgi cette ardeur que nous n’avions jamais connue. Comment aurait-elle pu se douter que, à l’heure où toute la famille était plongée dans le plus profond sommeil, je m’installais, seul, devant des films aux titres aussi évocateurs que Mets-la-moi partout ou Clarisse fille du vice. Des écouteurs dans les oreilles, la télécommande à portée de main, je me goinfrais d’obscénités, sans la moindre honte mais vaguement inquiet à l’idée d’être découvert, comme un collégien qui feuillette Penthouse à l’insu de la caissière. Après une bonne demi-heure de hard, je m’aventurais auprès de ma belle endormie et mettais en pratique avec plus ou moins de talent les choses insensées qui défilaient encore dans mes yeux. J’osais. Elle se laissait submerger. Nous ne savions pas que le second souffle de notre histoire d’amour viendrait de là. J’ai essayé de comprendre ce qui nous arrivait. Ça s’appelait le bonheur.
Jusqu’à ce que Salopes en chaleur se bloque dans la machine.
Vous imaginez les conséquences terribles que tout ça pouvait avoir sur ma vie ? Un scénario sans surprise et écrit d’avance : la stupeur du cousin, les ragots de sa femme, la rumeur qui se répand dans le village, la honte sur ma famille, le désarroi de Sophie, etc., jusqu’à un épilogue que je n’osais même pas imaginer. La moitié du village avait beau en faire autant, je serais devenu le pervers idéal, celui qui n’a commis qu’une seule erreur : faire passer ses fantasmes dans le domaine public. Pour éviter d’en arriver là, j’ai tout essayé. J’ai fait venir un copain bricoleur qui a lamentablement échoué. J’ai supplié un réparateur du bourg qui m’a demandé un délai impossible. Sans y parvenir, j’ai tenté de réunir assez d’argent pour en acheter un neuf et faire croire à une guérison miracle. Tout ça n’a fait que retarder l’échéance et attiser le mépris de ceux que j’aime le plus au monde.
Jusqu’au jour où j’ai compris que pour me sortir de ce bordel, il fallait que je laisse s’exprimer le malfaisant qui est en moi.
Il est 19 h 30 en ce beau dimanche de juin, et je crois que le cauchemar est terminé. La journée a défilé comme un film d’espionnage et j’avoue avoir vécu les heures les plus intenses de mon existence. On croit se connaître, on pense que nos limites sont dessinées depuis longtemps, et un matin on s’aperçoit qu’on a l’étoffe d’une canaille, que la filouterie est notre véritable vocation. Après ça, plus rien ne sera jamais pareil.
À 12 h 30 j’embarque toute la famille dans la voiture. Cinquante minutes plus tard nous installons le pique-nique au beau milieu de la forêt. À 15 h 25 je prends ma canne à pêche et m’engage sur le sentier qui mène à la rivière pendant que les trois autres décident de grimper une colline. À 15 h 35 je reprends ma voiture et ne mets que quarante minutes pour retourner au village. J’escalade le mur du cimetière, traverse la grange abandonnée, pénètre chez moi par le jardin et casse une vitre de la véranda aux alentours de 16 h 20. Pendant douze minutes, je m’offre le rare plaisir de cambrioler ma propre maison et profite de cette occasion inouïe pour faire disparaître tous les objets insupportables que Sophie a pris soin d’y entasser, sans oublier ce pour quoi je suis venu, le point central de toutes mes angoisses : cette connerie de magnétoscope. Je me suis surpris à faire quelques gestes spontanés, uniques, que plus jamais, hélas, je n’aurai l’occasion de refaire : mettre des gants pour enlever un abominable vase que j’ai toujours connu là, sauter à pieds joints sur une table basse où Sophie me défend d’étendre les jambes, ou fouiller dans les tiroirs dont les enfants m’interdisent l’accès. À 16 h 40, je fais le trajet en sens inverse, et jette tout ce que j’ai volé dans une espèce de décharge. À 17 h 5, Sophie et les enfants viennent me rejoindre au bord de la rivière. Non, papa n’a pas pris de poisson. Oui, papa est le plus nul des pêcheurs. Si vous saviez, vous, ma famille, que papa est un malfrat. Un dur. Non, vous ne saurez jamais.
De retour chez nous, je découvre que mes talents de cambrioleur ne sont rien comparés à mes talents d’acteur. Je me mets à jouer avec une rare conviction la grande scène du père de famille outré. J’y vais de mon petit couplet sur l’injustice et la bêtise ordinaire, et réconforte Sophie, taraudée par une seule question :
— Pourquoi ont-ils pris le cache-pot en verre de Murano ?
— Ce sont des professionnels, chérie, ils connaissent la valeur de ce qui est beau.
— Alors qu’est-ce qu’ils vont faire de la marine que ma mère nous a peinte à Noël ?
— Et pourquoi ils ont laissé la télé ? demande Charlotte.
Les gendarmes font un constat et ne nous donnent que peu d’espoir.
— C’est pas de chance, vous avez eu affaire à des pros. Ils sont sûrement loin à l’heure qu’il est. L’assurance va jouer pour le magnétoscope, mais pour le reste…
— C’était surtout la valeur sentimentale, fait Sophie, résignée.
Lentement, nous nous mettons à nettoyer la maison, balai, pelle, aspirateur, et petit à petit, sans que personne n’y prenne garde, le miracle s’accomplit. Charlotte relativise notre malheur, Paulo ricane et fait du mauvais esprit, Sophie s’amuse déjà à l’idée de remplacer quelques babioles, et moi, je sens quelque chose renaître dans notre foyer. Le bonheur va revenir nous visiter.
— Papa… Y a un type bizarre, dehors…
Non. Ce n’est pas le bonheur qui vient nous visiter. On dirait même exactement le contraire : un bonhomme un peu crado qui a garé sa camionnette devant chez nous.
— La famille Caillois ? Je m’appelle Irénée, je suis brocanteur. Y a pas deux heures, j’étais en train de fouiller vers la décharge du Petit Val, et voilà que je tombe sur un tas de trucs ! Au milieu de tout ça, un magnétoscope presque neuf, avec en dessous l’adresse du revendeur qui m’a donné la vôtre, c’est une chance, non ?
Si une seule fois dans ma vie j’ai eu besoin de jouer au bandit, c’est ce jour-là que la justice a voulu mettre sur ma route le dernier honnête homme. Je n’ai pas cherché à savoir s’il y avait une logique dans tout ça, les philosophes et les statisticiens ont déjà tout dit sur le hasard et la nécessité. J’ai bien été forcé d’acquiescer quand Sophie a proposé à ce fils de pute de rester prendre l’apéritif.
— Il serait pas en panne, votre magnétoscope ?
— Non non, tout va bien.
— Mais si, y a une cassette bloquée à l’intérieur.
— Je vous dis que non !
— Mais, chéri, peut-être que monsieur Irénée s’y connaît.
— Demain je l’emporte chez le cousin Bernard, j’ai dit, faute de mieux.
Sophie, Charlotte et Paulo m’ont fait comprendre d’un seul regard que plus jamais je n’aurais le droit de prononcer cette phrase. Paulo a donné un tournevis à cet enfoiré qui en deux secondes a réussi là où tout le monde avait échoué. Cri de joie quand l’appareil s’est remis à tourner, je n’ai pas eu le temps d’arrêter la bande. Oui, vous allez les voir, ces femmes lascives qui ont tourné la tête de papa. Oui, vous allez enfin comprendre tous ses atermoiements. Oui, papa aime voir des cochonneries, la nuit. Parfois il repasse certaines scènes au ralenti, il a même fait un arrêt sur image sur les fesses d’une blonde qu’il trouvait extraordinairement bandante. Papa ne vaut pas mieux que les autres.
La première image qui apparaît est parfaitement anodine, on voit une femme habillée en soubrette entrer dans une chambre, un plateau dans les mains. Le sursis sera de courte durée, j’imagine que la demoiselle va servir de petit déjeuner à un couple de jeunes gens assoiffés de stupre. Elle entre dans la chambre et…
Et Sophie éjecte la cassette à la grande surprise de tous.
— C’est cette cassette maudite qui est à l’origine de tous nos malheurs. Je propose qu’on la jette et qu’on oublie tout ça.
Pendant la petite seconde où nos regards se croisent, j’ai l’intime conviction qu’elle sait tout de mes hontes, de mes bassesses et mes lâchetés. Elle a lu en moi comme si j’étais transparent, impuissant à lui cacher quoi que ce soit. Et son pardon en devient grandiose. Je sais désormais, et pour l’éternité à venir, à quel point c’est une femme formidable dont je ne mérite pas l’indulgence. Comment pourrais-je oublier tout l’amour et la tolérance qu’il y a dans ce geste sublime ?
Bien des années plus tard, je repense parfois à cette histoire. Plus rien n’est venu ternir notre bonheur. Même pas ce jeune type un peu vulgaire qui a reluqué Sophie, hier matin, sur le parking du centre commercial du bourg.
— Mais… c’est Pamela Queens ! Vous êtes bien Pamela Queens, celle qui a joué dans Vierge et vicieuse, et dans Salopes en chaleur ?
Le bonheur tient à peu de chose. Un peu d’indulgence et quelques cassettes pour le week-end.