Brienne

Ils tombèrent sur le premier cadavre à un mille du carrefour.

Il se balançait sous la branche d’un arbre mort dont le tronc noirci portait encore les marques de la foudre qui l’avait frappé. Les corbeaux charognards n’avaient pas chômé avec sa figure, et les loups s’étaient repus de la partie de ses jambes qui pendouillait à portée de leurs crocs. En dessous de ses genoux ne restaient que des os et de vagues haillons, ainsi qu’une chaussure orpheline cent fois mâchée, remâchée, et à demi couverte de glaise et de moisissure.

« Qu’est-ce qu’il a dans la bouche ? » questionna Podrick.

Brienne dut s’armer de courage pour regarder. Le visage était gris et vert et blafard, la bouche démesurément béante. Quelqu’un avait fourré entre les dents une pierre blanche aux arêtes aiguës. Une pierre, ou bien…

« Du sel », déclara Septon Meribald.

Cinquante pas plus loin, ils repérèrent le deuxième corps. Les charognards l’avaient entièrement déchiqueté, de sorte que ses vestiges étaient éparpillés sur le sol sous une corde élimée nouée à la branche d’un orme. Brienne aurait risqué de passer au large sans se douter de rien si Chien, suivant son flair, ne s’était élancé dans les herbes folles pour aller renifler le fumet de plus près.

« Qu’est-ce que tu tiens là, Chien ? » Ser Hyle mit pied à terre pour le rejoindre à grandes enjambées et découvrit un demi-heaume. Le crâne du mort se trouvait encore à l’intérieur, ainsi que des coléoptères et des asticots. « Du bon acier, décréta-t-il, et pas trop salement cabossé, bien que le lion ait perdu son chef. Ça te plairait, d’avoir un heaume, Pod ?

— Pas celui-ci. Il est truffé de vers.

— Les vers, ça part au lavage, mon gars. Tu es aussi impressionnable qu’une péronnelle. »

Brienne lui répliqua d’un air renfrogné. « Votre heaume est trop grand pour lui.

— C’est lui qui grandira dedans.

— Je n’ai pas envie de le faire », rétorqua Podrick. Ser Hyle haussa les épaules et rejeta le heaume abîmé dans les folles herbes, cimier léonin et tout. Chien aboya puis alla lever la patte contre l’arbre.

Après cet incident, les cadavres se succédèrent à un intervalle d’à peine cent pas. Ils pendaient tantôt sous un frêne ou un aulne, tantôt sous un hêtre ou un bouleau, un mélèze ou un orme, tantôt sous de vieux saules chenus ou sous des châtaigniers d’une taille imposante. Chacun d’eux avait le cou pris dans un nœud coulant et oscillait au bout d’une corde de chanvre, et ils avaient tous la bouche bourrée de sel. Certains portaient des manteaux gris, bleus ou écarlates, mais que le soleil et la pluie avaient tellement délavés qu’il était presque impossible de faire la différence entre leurs couleurs respectives. D’autres portaient des emblèmes sur la poitrine. Brienne distingua des haches, des flèches, pas mal de saumons, un pin, une feuille de chêne, des scarabées, des coqs de combat, la hure d’un sanglier, une demi-douzaine de tridents. Des hommes en rupture de ban, comprit-elle subitement, la lie d’une douzaine d’armées, les rognures des lords.

Parmi les suppliciés se trouvaient des chauves, des barbus, des jeunes et des vieux, des petits, des grands, des gros, des maigres. La boursouflure de la mort, leurs visages rongés et putréfiés les faisaient tous paraître identiques. Avec un arbre pour potence, tous les hommes sont frères. Brienne avait lu cette sentence dans un bouquin, mais elle ne put se rappeler lequel.

Ce fut Hyle Hunt qui crut finalement bon de formuler ce qu’ils avaient déjà tous deviné. « Ça, ce sont les types qui ont saccagé Salins.

— Puisse le Père les juger en toute sévérité », dit Meribald, qui avait été l’ami du vieux septon de la ville martyre.

Qui ils pouvaient être inquiétait deux fois moins Brienne que l’identité de ceux qui les avaient châtiés. A ce que l’on disait, la pendaison était la méthode favorite d’exécution de Béric Dondarrion et de sa bande de hors-la-loi. Si tel était bien le cas, le dénommé seigneur la Foudre risquait de rôder dans les parages immédiats.

Chien aboya, et Septon Meribald jeta un regard circulaire en fronçant les sourcils. « Si nous pressions l’allure ? Le soleil va bientôt se coucher, et les cadavres font de méchants compagnons, la nuit. Vivants, ces gaillards-là étaient d’une dangereuse noirceur. Je doute que la mort les ait améliorés.

— Là, nos avis divergent, répliqua ser Hyle. Ils sont précisément le genre de types que la mort améliore le plus. » Il n’en éperonna pas moins les flancs de sa monture, et tous adoptèrent un pas légèrement plus vif.

Un peu plus loin, les arbres commencèrent à se clairsemer, mais pas les cadavres. Les bois cédèrent la place à des champs boueux, les branches d’arbres à des gibets. Des nuées de corbeaux s’élevaient des charognes en criaillant quand les voyageurs arrivaient à proximité, puis ils s’abattaient à nouveau sur elles aussitôt ces derniers passés. C’étaient des criminels, se rappela Brienne, mais leur vue continuait de l’attrister. Elle se contraignit à tous les dévisager tour à tour, en quête de traits familiers. Il lui sembla reconnaître quelques-uns des sbires d’Harrenhal, mais l’état dans lequel ils se trouvaient ne permettait guère de certitude. Pas un seul n’arborait de heaume à mufle de chien, mais quelques-uns en portaient de toute sorte. La plupart avaient été dépouillés de leurs armes, de leur armure et de leurs bottes avant qu’on ne les pende haut et court.

Lorsque Podrick s’enquit du nom de l’auberge où ils espéraient passer la nuit, Septon Meribald s’empressa de saisir la balle au bond, peut-être afin de détourner les esprits des sinistres sentinelles qui bordaient la route. « Il y en a qui l’appellent La Vieille Auberge. Cela fait des centaines d’années qu’une auberge se trouve là, mais l’auberge actuelle n’a été bâtie que sous le règne du premier Jaehaerys, le roi qui fit tracer la route Royale. Jaehaerys et sa reine s’y arrêtaient durant leurs voyages, à ce qu’on raconte. Pendant un certain temps, elle fut connue sous l’appellation des Deux Couronnes, en leur honneur, mais après qu’il l’eut surmontée d’un clocher, un aubergiste la rebaptisa L’Auberge du Carillonneur. Par la suite, elle échut à un chevalier estropié dénommé Jon Heddle le Long, qui s’y fit forgeron quand il fut devenu trop âgé pour se battre. Il fabriqua une nouvelle enseigne pour la cour, un dragon tricéphale en fer noir qu’il suspendit en haut d’un poteau de bois. La bête était si grande qu’il fallut la réaliser en une douzaine de pièces ajustées par des cordes et du fil de fer. Quand le vent soufflait, l’assemblage cliquetait et faisait un boucan d’enfer, si bien que l’auberge fut désormais connue à des lieues à la ronde et bien au-delà sous le nom du Dragon Quincaille.

— L’enseigne au dragon s’y trouve toujours ? demanda Podrick.

— Non, répondit Septon Meribald. Le fils du forgeron était lui-même un vieil homme quand un fils bâtard du quatrième Aegon fomenta une rébellion contre son frère légitime et adopta pour emblème un dragon noir. Ces terres appartenaient alors à lord Darry, et Sa Seigneurie était d’une loyauté inflexible vis-à-vis du roi. La vue du dragon de fer noir le mit en colère, et il abattit le poteau, détruisit l’enseigne et en jeta les miettes dans la rivière. L’une des têtes du dragon s’en fut s’échouer sur l’île de Repose bien des années après, mais elle était alors rouge de rouille. L’aubergiste ne rétablit jamais d’autre enseigne, et c’est ainsi que les gens perdirent tout souvenir du dragon et se mirent à appeler l’établissement L’Auberge de la Rivière. A cette époque-là, le Trident coulait sous la porte de derrière, et la moitié des chambres étaient bâties en saillie au-dessus des eaux. Les clients pouvaient lancer une ligne par leur fenêtre et attraper des truites, paraît-il. Il y avait aussi là l’embarcadère d’un bac, ce qui permettait aux voyageurs de traverser jusqu’à Lord Herpivoie-Ville et Murs-blancs.

— Nous avons quitté le Trident au sud d’ici, puis nous avons chevauché vers le nord et l’ouest… Pas en direction de la rivière mais à l’opposé.

— Ouais, ma dame, acquiesça le septon. La rivière s’est déplacée. Soixante-dix ans que ça fait. Ou bien quatre-vingts, plutôt ? C’est arrivé quand le grand-père de la vieille Masha Heddle était le taulier. C’est elle qui m’a raconté toute cette histoire. Une brave femme, Masha, friande de surelle et de gâteaux au miel. Quand elle n’avait pas de chambre pour moi, elle me laissait dormir au coin de son feu, et elle ne m’a jamais laissé repartir sans un morceau de pain, du fromage et une poignée de biscuits.

— C’est toujours elle qui tient l’auberge ? questionna Podrick.

— Non. Les lions l’ont pendue. Après leur départ, j’ai entendu dire qu’un de ses neveux tenta de rouvrir l’auberge, mais les guerres avaient rendu les routes trop dangereuses pour la circulation des petites gens, de sorte que la pratique se faisait rare. Il a ramené des putains, mais même ça n’a pas pu le sauver. Un lord l’a tué lui aussi, j’ai appris. »

Ser Hyle fit une grimace comique. « Je ne m’étais jamais imaginé que tenir une auberge pouvait être aussi mortellement dangereux.

— C’est être de naissance commune qui est dangereux, lorsque les grands seigneurs s’amusent à leur jeu de trônes, répliqua Septon Meribald. N’en va-t-il pas ainsi, Chien ? » Chien aboya son agrément.

« Et alors, fit Podrick, est-ce que l’auberge porte un nom, maintenant ?

— Les petites gens l’appellent simplement l’auberge du carrefour. Le frère Doyen m’a raconté que deux des nièces de Masha Heddle l’ont rouverte au commerce une fois de plus. » Il brandit son bâton de marche. « Si les dieux se montrent bienveillants, cette fumée qu’on voit monter derrière les pendus doit provenir de ses cheminées.

— On pourrait toujours l’appeler L’Auberge des gibets », commenta ser Hyle.

Sous quelque nom que ce soit, l’établissement était vaste, haut de deux étages sur rez-de-chaussée qui dominaient les routes poudreuses, et ses murs, ses tourelles et ses cheminées de belle pierre blanche se détachaient avec une pâleur fantomatique sur le gris du ciel. Edifiés sur des piliers de bois massifs, les bâtiments de son aile sud surplombaient un terrain crevé d’ornières et marécageux couvert de végétation sauvage et d’herbes mortes toutes brunes. Sur le flanc nord étaient attachés des écuries à toit de chaume et un clocher. L’ensemble était intégralement ceinturé par un mur bas en brisures de pierre blanche tapissées de mousse.

Au moins personne ne l’a-t-il incendiée. A Salins, Brienne et ses compagnons n’avaient trouvé que mort et désolation. Lorsque le bac de l’île de Repose les avait débarqués sur la rive opposée, les survivants avaient déjà fui les lieux, les morts déjà été confiés à la terre, mais le cadavre de la ville elle-même subsistait, cendres et décombres sans sépulture. L’atmosphère sentait encore la fumée, et les cris des mouettes qui planaient dans le ciel semblaient presque humains, lamentables comme des sanglots d’enfants perdus. Le château lui-même avait un air lugubre et abandonné. Aussi gris que les cendres de la ville qui l’entourait, il se composait d’un donjon carré enclos dans des murs de courtine et conçu de manière à surveiller le port. Il était rigoureusement fermé quand ils abordèrent, chacun menant son cheval par la bride, et rien ne bougeait sur les remparts, hormis les bannières. Chien dut aboyer et le bâton de Septon Meribald cogner à la grand-porte pendant un quart d’heure avant qu’une femme n’apparaisse au-dessus de leurs têtes pour leur demander ce qu’ils faisaient là.

Entre-temps, le bac était reparti, et il s’était mis à pleuvoir « Je suis un saint septon, gente dame, avait crié Meribald, le nez en l’air, et mes compagnons sont d’honnêtes voyageurs. Nous vous serions obligés de daigner nous accorder cette nuit un abri contre la pluie et une place au coin de votre feu. » La femme ne s’était nullement laissé ébranler par ses requêtes. « L’auberge la plus proche se trouve au carrefour, à l’ouest, rétorqua-t-elle. Nous ne voulons pas d’étrangers ici. Passez votre chemin. » Après qu’elle eut disparu, ni les prières de Meribald, ni les aboiements de Chien, ni les jurons de ser Hyle ne réussirent à la faire revenir. En définitive, ils avaient passé la nuit dans les bois, sous un auvent de branches entrelacées.

A l’auberge du carrefour, en revanche, il y avait de la vie. Dès avant qu’ils n’en aient atteint la porte, Brienne perçut le bruit : un martèlement vague mais régulier. Et qui rendait un son métallique d’acier.

« Une forge, dit ser Hyle. Soit qu’ils aient là leur propre forgeron, soit que le fantôme du vieil aubergiste soit en train de fabriquer un nouveau dragon de fer. » Il talonna sa monture. « J’espère qu’ils ont aussi un cuisinier fantôme. Un croustillant poulet rôti remettrait le monde d’aplomb. »

La cour de l’auberge était une mer de gadoue brune qui déglutissait les sabots des chevaux. La résonance de l’acier y était beaucoup plus nette, et Brienne discerna les rougeoiements de la forge, au-delà du bas bout des écuries, derrière un char à bœufs qui avait une roue brisée. Elle distingua aussi des chevaux dans les écuries, et un petit garçon qui jouait à se balancer, cramponné aux chaînes rouillées de la potence vermoulue qui dominait les lieux. Debout sur le seuil du porche de l’auberge, quatre fillettes le regardaient faire. La benjamine, qui n’avait pas plus de deux ans, était toute nue. L’aînée, âgée de neuf ou dix, l’enserrait dans ses bras pour la protéger. « Holà, petiotes ! leur cria ser Hyle, courez nous chercher votre mère ! »

Le gosse lâcha les chaînes et fusa d’un trait vers les écuries. Les quatre gamines se contentèrent de gigoter sur place. Au bout d’un moment, l’une d’entre elles dit : « Nous n’avons pas de mères », et une autre ajouta : « Moi, j’en avais une, mais on l’a tuée. » La plus grande des quatre fit un pas en avant, tout en repoussant la petite derrière ses jupes. « Qui vous êtes ? demanda-t-elle.

— D’honnêtes voyageurs à la recherche d’un abri. Je m’appelle Brienne, et voici Septon Meribald, qui est connu dans tout le Conflans. Le garçon est Podrick Payne, mon écuyer, le chevalier ser Hyle Hunt. »

Le tapage du marteau s’interrompit brusquement. La gamine du porche jeta sur eux un coup d’œil aussi méfiant que peut l’être celui d’une enfant qui n’a que onze ans. « Moi, c’est Saule. Vous voulez des lits ?

— Des lits et de la bière et de la nourriture bien chaude pour nous remplir le ventre, répondit ser Hyle Hunt tout en démontant. Tu es l’aubergiste ? »

Elle secoua la tête. « Ma sœur Jeyne. Elle n’est pas là. Tout ce que nous avons à manger, c’est de la viande de cheval. Si vous venez pour des putains, il n’y en a aucune. Ma sœur les a chassées. Mais nous avons des lits. Certains avec des matelas de plume, mais beaucoup d’autres avec des paillasses.

— Et tous ont des puces, j’en suis convaincu, fit ser Hyle.

— Vous avez de quoi payer ? En argent ? »

Le chevalier se mit à rire. « De l’argent ? Pour se pieuter rien qu’une nuit et bouffer du gigot de canasson ? Tu comptes nous dévaliser, petiote ?

— Ça sera de l’argent. Autrement, vous n’avez qu’à aller dormir dans les bois avec les morts. » Saule lorgna du côté de l’âne et de son chargement de tonneaux et de baluchons. « C’est de la nourriture ? Vous l’avez eue où ?

— A Viergétang », dit Meribald. Chien aboya.

« Tu questionnes tous vos clients de cette façon ? demanda ser Hyle.

— Nous n’avons pas tant de clients que ça. Pas comme avant la guerre. C’est surtout des moineaux qu’il y a sur les routes ces temps-ci, ou pire.

— Pire ? interrogea Brienne.

— Des voleurs, répondit une voix de garçon qui provenait des écuries. Des canailles. »

Brienne se retourna et vit un fantôme.

Renly. Un coup de masse en plein cœur aurait été loin de lui faire un effet aussi douloureux. « Monseigneur ?

— Seigneur ? » L’adolescent repoussa une mèche de cheveux noirs qui lui barrait les yeux. « Je ne suis qu’un forgeron. »

Ce n’est pas Renly, saisit-elle en un éclair. Renly est mort. Renly s’est éteint dans mes bras, adulte, âgé de vingt et un ans. Celui-ci n’est qu’un jouvenceau. Un jouvenceau qui ressemblait au Renly venu en visite à Torth, la première fois. Non, plus jeune. Il a la mâchoire plus carrée, les sourcils plus broussailleux. Renly avait été mince et d’allure alerte, tandis que ce garçon-là exhibait les épaules massives et le bras droit tout en muscles qui étaient si souvent le signe distinctif des forgerons. Il portait un long tablier de cuir, mais il était torse nu dessous. Des picots de poil noir tapissaient ses joues et son menton, et ses cheveux formaient une masse noire et drue qui descendait jusqu’au bas de ses oreilles. Les cheveux du roi Renly avaient eu cette même noirceur charbonneuse, mais ils étaient toujours impeccablement propres, brossés et coiffés. Parfois, il les coupait court, et parfois il les laissait flotter jusqu’à ses épaules ou bien les nouait sur sa nuque avec un ruban doré, mais jamais ils n’étaient hirsutes ou ternis par la sueur. Et ses yeux avaient eu beau être de ce même bleu sombre, leur expression était toujours chaleureuse et accueillante, pleine de rires, alors que ceux du garçon débordaient de colère et de suspicion.

Septon Meribald s’en aperçut aussi. « Nous n’avons aucune male intention, mon gars. Du temps où Masha Heddle était la propriétaire de cette auberge, elle avait toujours un gâteau au miel pour moi. Il arrivait même qu’elle me permette de jouir d’un lit, si son établissement n’était pas bondé.

— Elle est morte, dit le garçon. Les lions l’ont pendue.

— Pendre les gens semble être votre amusement de prédilection, dans cette région, commenta ser Hyle Hunt. Que n’ai-je des terres à moi dans les parages. Je sèmerais du chanvre, vendrais de la corde et ferais fortune.

— Tous ces enfants, dit Brienne à la petite Saule. Ils sont tes… sœurs ? Des frères ? Des parents et des cousins ?

— Non. » Saule la dévisageait d’une façon qu’elle connaissait bien. « Ce sont seulement… Je ne sais pas… Les moineaux les amènent ici, quelquefois. D’autres se débrouillent pour arriver tout seuls. Si vous êtes une femme, pourquoi vous portez des vêtements d’homme ? »

Ce fut Septon Meribald qui répondit. « Lady Brienne est une vierge guerrière qui a entrepris une quête. Pour le moment, toutefois, c’est d’un lit sec et d’un bon feu qu’elle a besoin. Comme nous tous. Mes vieux os me disent qu’il va se remettre à pleuvoir, et bientôt. Est-ce que vous avez des chambres pour nous ?

— Non, déclara le jeune forgeron.

— Oui », affirma la petite Saule.

Ils échangèrent un coup d’œil. Puis Saule tapa du pied. « Ils ont de la nourriture, Gendry. Les gosses ont faim. » Elle siffla, et de nouveaux enfants apparurent comme par magie ; des garçons vêtus de haillons et à tignasse en friche émergèrent en tapinois de dessous le porche, et des fillettes furtives se montrèrent aux fenêtres qui dominaient la cour. Certains s’agrippaient à des arbalètes remontées et chargées.

« On pourrait appeler l’auberge L’Arbalète, aussi », suggéra ser Hyle.

« L’Auberge des orphelins » serait un nom plus adéquat, songea Brienne pour sa part.

« Wat, tu te charges de ces chevaux, dit Saule. Will, tu poses cette pierre, ils ne sont pas venus nous faire du mal. Chanvrine, Pat, courez chercher du bois pour alimenter le feu. Jon Penny, tu aides le septon à porter ses paquets. Moi, je vais leur montrer des chambres. »

En définitive, ils jetèrent leur dévolu sur trois piaules contiguës qui se vantaient toutes de posséder un lit de plume, un pot de chambre et une fenêtre. Celle de Brienne disposait en outre d’une cheminée. Elle paya quelques sols supplémentaires pour avoir des bûches.

« Est-ce que je dormirai dans votre chambre ou dans celle de ser Hyle ? » demanda Podrick, pendant qu’elle ouvrait les volets.

« Nous ne sommes pas à l’île de Repose, lui répondit-elle. Tu peux rester avec moi. » Le matin venu, elle avait l’intention de se remettre à voler de ses propres ailes avec lui. Septon Meribald devait continuer sa tournée en direction de Nutten, de Courberive et de Lord Herpivoie-Ville, mais elle ne voyait pas l’intérêt de le suivre encore si peu que ce soit. Il avait Chien pour lui tenir compagnie, et le frère Doyen l’avait persuadée qu’elle ne trouverait pas Sansa Stark le long du Trident. « Je compte être debout avant le lever du soleil, pendant que ser Hyle sera encore en train de dormir. » Elle ne lui avait toujours pas pardonné la blague de Hautjardin… et puis, comme il l’avait proclamé lui-même, aucun serment ne l’engageait vis-à-vis de Sansa.

« Où irons-nous, ser ? Je veux dire, ma dame ? »

Elle n’avait pas de réponse toute prête à lui servir. Ils étaient arrivés au carrefour, dans le sens tout à fait littéral du terme ; au point même où la route Royale, la route de la rivière et la grand-route se rejoignaient toutes trois. La grand-route les emmènerait à l’est, à travers les montagnes, jusqu’au Val d’Arryn, que la tante de lady Sansa avait gouverné jusqu’à son décès. La route de la rivière courait vers l’ouest et suivait le lit de la Ruffurque jusqu’à Vivesaigues, où le grand-oncle de la jeune fille se trouvait assiégé mais toujours en vie. Enfin, ils pouvaient également opter pour la route Royale qui se poursuivait vers le nord et, au-delà des Jumeaux, traversait les tourbières et les marécages du Neck. Si Brienne arrivait à découvrir un moyen de franchir le verrou de Moat Cailin, quel qu’en fût l’actuel détenteur, cette même route les conduirait droit à Winterfell sans solution de continuité.

A moins que je n’emprunte plutôt la route Royale vers le sud, songea Brienne. Je pourrais regagner Port-Réal à bride abattue, confesser mon échec à ser Jaime, lui rendre son épée puis embarquer sur un bateau qui me ramène à Torth, chez moi, comme le frère Doyen m’a pressée de le faire. Envisager cela n’allait pas sans amertume, mais il y avait une part de son être qui aspirait à revoir son père et la Vesprée, et une autre qui se demandait si Jaime la réconforterait, au cas où elle pleurerait sur son épaule. C’était bien de ça que les hommes avaient envie, n’est-ce pas ? De faibles femmes éperdues de détresse qu’ils soient tenus de protéger ?

« Ser ? Ma dame ? J’ai demandé : où allons-nous aller ?

— Dans la salle commune, en bas, pour souper. »

La salle commune grouillait d’enfants. Brienne essaya de les compter, mais comme ils n’arrêtaient pas un instant de bouger, elle en compta certains deux ou trois fois de suite et d’autres pas une seule avant de renoncer. Ils avaient rassemblé les tables en trois longues rangées, et les plus âgés des garçons se débattaient avec des bancs pour les apporter de l’arrière. Plus âgés signifiait en l’occurrence dix ou douze ans. Gendry était là-dedans ce qui se rapprochait le plus de ce qui s’appelle un adulte, mais c’était Saule qui glapissait tous les ordres, comme si elle était la reine dans son château, et que le reste des mioches ne fût rien de plus que des serviteurs.

Si elle était de haute naissance, commander lui viendrait tout naturellement, comme la déférence à eux. Brienne se demanda si Saule pouvait être plus qu’elle n’en avait l’air. Elle était trop jeune et trop quelconque de figure pour être Sansa Stark, mais elle avait l’âge requis pour être Arya, la cadette, dont lady Catelyn elle-même était convenue que la beauté de sa sœur aînée lui faisait défaut. Des cheveux bruns, des yeux bruns, maigrichonne… Cela se pourrait-il ? Arya Stark avait bien des cheveux bruns, se rappela-t-elle, mais la couleur de ses yeux, ça, elle n’était pas sûre. Bruns et bruns, c’était ? Se pourrait-il qu’elle ne soit pas morte à Salins, tout compte fait ?

A l’extérieur, les dernières lueurs du jour s’estompaient peu à peu. Dedans, Saule fit allumer quatre chandelles de suif et dit aux fillettes d’entretenir le feu pour qu’il flambe haut et fort. Les garçons aidèrent Podrick à décharger l’âne et rentrèrent chargés de la morue salée, du mouton, des légumes, des noix et des formes de fromage, tandis que Septon Meribald s’engouffrait aux cuisines pour apprêter la bouillie d’avoine. « Hélas, mes oranges se sont toutes envolées, et je doute d’en voir une seule autre d’ici au printemps, dit-il à l’un des marmots. Est-ce que tu as jamais tâté d’une orange, mon gars ? En as-tu jamais pressé une et sucé ce jus succulent qui en dégouline ? » En le voyant secouer la tête, le religieux lui ébouriffa les cheveux. « Alors, je t’en apporterai une, le printemps venu, si tu veux bien avoir la gentillesse de m’aider à touiller la bouillie d’avoine. »

Ser Hyle retira ses bottes pour se chauffer les pieds auprès du feu. Lorsque Brienne vint s’asseoir à ses côtés, il indiqua d’un haussement de menton l’autre bout de la salle. « Il y a des taches de sang sur le sol à l’endroit où Chien est en train de flairer. On a eu beau gratter, le sang a si profondément imbibé le plancher qu’il n’y a pas eu moyen de l’en retirer.

— C’est dans cette auberge que Sandor Clegane a tué trois des hommes de son frère, lui rappela-t-elle,

— C’t un fait, abonda-t-il, mais qui saurait dire s’ils ont été les premiers à crever ici… ou s’ils seront les derniers ?

— Auriez-vous peur d’une poignée d’enfants ?

— Quatre seraient une poignée. Dix feraient déjà trop. Ça, c’est une cohue, une cacophonie. Des enfants, pour moi, ça devrait être entortillé de langes et accrochés à des patères, au mur, jusqu’à ce qu’il pousse des nichons aux filles et que les garçons soient en âge de se raser.

— Eh bien, moi, je les plains de toute mon âme. Ils ont tous perdu leurs père et mère. Certains d’entre eux ont assisté à leur assassinat. »

Hunt roula les yeux. « J’avais oublié que je parlais à une femme. Votre cœur est aussi pâteux que la bouillie d’avoine de ce cher septon. Cela se peut-il ? Quelque part au fond de notre gueuse d’épée frétille une mère qui ne demande qu’à mettre bas ! Ce dont vous avez réellement envie, c’est d’un mignon poupon rose pour vous téter le sein. » Ser Hyle se mit à sourire. « Il vous faut un homme pour ça, j’ai entendu dire. Un mari, de préférence. Pourquoi pas moi ?

— Si vous espérez toujours gagner votre pari…

— Ce que je veux gagner, c’est vous, l’unique rejeton restant de lord Selwyn. Je connais des zèbres qui ont épousé des greluches simples d’esprit ou des chiardes à la mamelle rien que pour attraper des lots dix fois moins tentants que Torth. Je ne suis pas Renly Baratheon, je le confesse, mais j’ai le mérite de faire encore partie des vivants. D’aucuns diraient que c’est mon seul mérite. Un mariage nous avantagerait tous les deux. Des terres pour moi, et un château pour vous plein de ces machins-là. » Sa main désigna les gosses. « J’en suis capable, je vous l’assure. J’ai engendré au moins une bâtarde, pour autant que je sache. N’ayez crainte, je ne vous l’infligerai pas. La dernière fois que je suis allé la voir, sa mère m’a balancé dessus toute une marmite de soupe. »

Elle sentit une rougeur escalader son cou. « Mon père est seulement âgé de cinquante-quatre ans. Pas trop vieux pour se remarier et pour avoir un fils de sa nouvelle épouse.

— C’est un risque à courir… Si votre père se remarie et si sa femme se révèle féconde et si c’est un garçon qu’elle met au monde. J’ai fait des paris plus mauvais.

— Et vous les avez perdus. Jouez votre partie avec quelqu’un d’autre, ser.

— Ainsi parle une jouvencelle qui n’a jamais joué la partie avec qui que ce soit. Une fois que vous l’aurez fait, vous changerez de point de vue. Dans le noir, vous seriez aussi belle que n’importe quelle autre. Vos lèvres ont été faites pour embrasser.

— Ce sont de simples lèvres, répliqua-t-elle. Toutes les lèvres sont pareilles.

— Et toutes les lèvres sont faites pour embrasser, accorda Hunt d’un ton plaisant. Ne barrez pas la porte de votre chambre, cette nuit, et je viendrai me faufiler dans votre lit pour vous prouver la véracité de mes assertions.

— Risquez-vous-y, et vous serez eunuque lorsque vous repasserez le seuil. » Elle se leva et s’éloigna de lui.

Sans se soucier de la petite fille qui rampait toute nue sur la table, Septon Meribald demanda la permission de faire dire des actions de grâces aux enfants. « Ouais », consentit Saule en attrapant la mioche avant qu’elle n’atteigne la bouillie d’avoine. Aussi baissèrent-ils tous la tête ensemble pour remercier le Père et la Mère de leur générosité… Tous sauf le garçon à cheveux noirs de la forge, qui, croisant les bras sur sa poitrine, demeura assis d’un air courroucé pendant que les autres priaient. Brienne ne fut pas la seule à remarquer son comportement. La prière achevée, Septon Meribald le dévisagea par-dessus la table et dit : « Est-ce que tu n’aimes pas les dieux, mon fils ?

— Pas les vôtres. » Gendry se leva brusquement. « J’ai du travail à faire. » Et il sortit à grandes enjambées sans avaler la moindre lichette du repas.

« Y a-t-il quelque autre dieu qu’il chérisse ? demanda Hyle Hunt.

— Le Maître de la Lumière », répondit d’une voix flûtée un marmouset chétif de près de six ans.

Saule lui administra un coup de louche. « Ben Grande Gueule. Il y a de quoi manger. Tu devrais être en train de te remplir le ventre, et pas d’enquiquiner m’sires avec tes caquets. »

Les gosses s’abattirent sur le souper comme des loups sur un daim blessé, se disputant la morue, déchiquetant à qui mieux mieux le pain d’orge et faisant gicler la bouillie d’avoine de tous les côtés. Même l’énorme forme de fromage ne tarda guère à succomber. Brienne se contenta de poisson, de pain et de carottes, pendant que pour chacune des bouchées qu’il avalait lui-même Septon Meribald en distribuait deux à Chien. Dehors, il commençait à pleuvoir. Dedans, le feu pétillait, et la salle commune retentissait du vacarme des mastications, ponctué par les coups de louche que Saule infligeait aux enfants. « Un jour, cette mouflette fera une épouse redoutable pour quelqu’un, observa ser Hyle. Pour ce pauvre apprenti forgeron, selon toute probabilité.

— Quelqu’un devrait aller lui porter un morceau avant qu’il ne reste plus rien.

— Vous êtes quelqu’un. »

Brienne enveloppa dans un carré de tissu une lamelle de fromage, un quignon de pain, une pomme toute ridée et deux bouts de morue frite en miettes. Quand Podrick se leva pour la suivre à l’extérieur, elle lui ordonna de se rasseoir et de manger. « Je ne serai pas longue. »

Il pleuvait désormais à verse dans la cour. Brienne couvrit sa maigre provision de vivres avec un pan de son manteau. Certains des chevaux l’interpellèrent en hennissant quand elle entreprit de longer les écuries. Ils sont affamés, eux aussi.

Gendry s’affairait à sa forge, torse nu sous son tablier de cuir. La virulence avec laquelle il était en train de marteler une épée donnait le sentiment qu’il brûlait qu’elle soit un adversaire, et sa tignasse trempée de sueur lui retombait jusqu’aux sourcils. Elle le contempla un moment. Il a les yeux de Renly, les cheveux de Renly, mais pas sa carrure. Lord Renly était plus souple que musclé, contrairement à son frère Robert, dont la force était légendaire.

Gendry ne s’avisa de la présence de Brienne que lorsqu’il s’interrompit pour s’éponger le front. « Qu’est-ce que vous me voulez, vous ?

— Je vous ai apporté de quoi souper. » Elle ouvrit le paquet pour lui montrer.

« Si j’avais eu envie de manger quoi que ce soit, je l’aurais déjà fait.

— Un forgeron a besoin de manger pour se maintenir en pleine forme.

— Vous êtes ma mère ?

— Non. » Elle déposa les victuailles. « Qui était votre mère ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— Vous êtes né à Port-Réal. » Il lui suffisait de l’entendre parler pour en être absolument sûre.

« Comme quantité d’autres. » Il plongea l’épée dans une cuve d’eau de pluie pour en assurer la trempe. L’acier brûlant siffla de fureur.

« Quel âge avez-vous ? demanda Brienne. Votre mère est toujours en vie ? Et votre père, qui était-il ?

— Vous posez trop de questions. » Il reposa l’épée. « Ma mère est morte, et je n’ai jamais connu mon père.

— Vous êtes un bâtard. »

Il prit la réflexion pour une insulte. « Je suis un chevalier. Cette épée sera mienne, une fois terminée. »

A quoi s’emploierait un chevalier qui travaille dans une forge ? « Vous avez des cheveux noirs et des yeux bleus, et vous êtes né dans l’ombre du Donjon Rouge. Est-ce que personne ne vous a jamais fait de remarques à propos de votre visage ?

— Qu’est-ce qu’il a qui cloche, mon visage ? Il n’est pas aussi laid que le vôtre.

— A Port-Réal, vous avez dû voir le roi Robert. »

Il haussa les épaules. « Quelquefois. A des tournois, de loin. Un jour, au septuaire de Baelor. Les manteaux d’or nous ont repoussés pour lui permettre de passer. Une autre fois, j’étais en train de m’amuser près de la porte de la Gadoue lorsqu’il rentra d’une de ses chasses. Il était si soûl qu’il a failli me passer sur le corps. Un grand poivrot gras, c’était, mais un meilleur roi que ces fils qu’il a eus. »

Ils ne sont pas ses fils, Stannis a dit la vérité, le jour de sa rencontre avec Renly. Joffrey et Tommen n’ont jamais été les fils de Robert. Tandis que ce garçon-là… « Ecoutez-moi », débuta-t-elle, mais elle entendit alors Chien aboyer à plein gosier, frénétiquement. « Quelqu’un vient.

— Des amis, dit Gendry, nonchalamment.

— Quel genre d’amis ? » Elle gagna la porte de la forge pour jeter un œil au-dehors à travers la pluie.

Il haussa les épaules. « Vous les rencontrerez bien assez tôt. »

Il se peut que je n’aie pas la moindre envie de les rencontrer, songea-t-elle alors que les premiers cavaliers pénétraient dans la cour et y soulevaient des gerbes d’éclaboussures en pataugeant dans les flaques. En dépit du clapotement de l’averse et des aboiements de Chien, elle perçut le cliquetis feutré d’épées et de mailles émanant de sous leurs manteaux en loques. Elle les compta au fur et à mesure qu’ils apparaissaient. Deux, quatre, six, sept. Certains d’entre eux étaient blessés, à en juger d’après leur façon de monter. Le dernier était un colosse massif, taillé à lui seul comme deux de ses compagnons. Son cheval ensanglanté ahanait en titubant sous son poids. Toute la bande avait rabattu son capuchon pour se protéger de la pluie cinglante, excepté lui. Il avait la face large et glabre, d’un blanc d’asticot, et ses joues poupines étaient tapissées de plaies suintantes,

Brienne retint son souffle et dégaina Féale. Trop nombreux, songea-t-elle, prise d’un accès de peur, ils sont trop nombreux « Gendry, dit-elle à voix basse, vous allez avoir besoin d’une armure et d’une épée. Ces gens-là ne sont pas des amis à vous. Ils ne sont les amis de personne.

— Que me chantez-vous là ? » Il vint se planter près d’elle, son marteau au poing.

Un éclair zébra le ciel au sud lorsque les cavaliers sautèrent à bas de leurs montures. Pendant un demi-battement de cœur, les ténèbres virèrent au grand jour. Une lueur d’un bleu argenté fusa d’une hache, la lumière fit miroiter des mailles et des plates, et Brienne entr’aperçut sous le capuchon sombre du cavalier de tête un mufle de fer et des rangées de dents d’acier dénudées par un grondement.

Gendry le vit aussi. « Lui !

— Pas lui. Son heaume. » Elle essaya de maîtriser sa voix pour ne pas trahir sa peur, mais sa bouche était aussi sèche que de la poussière. Elle était joliment bien placée pour avoir en tête sa petite idée quant à l’individu qui usurpait le heaume du Limier. Les enfants, songea-t-elle.

La porte de l’auberge s’ouvrit avec fracas. Saule sortit sous la pluie, une arbalète entre les mains. La fillette hurlait quelque chose à l’adresse des cavaliers, mais un coup de tonnerre ébranla la cour et noya ses paroles. Le silence à peu près retombé, Brienne entendit le faux Limier vociférer : « Lâche-moi un carreau, et je te foutrai cette arbalète dans ton con et je te baiserai avec elle. Puis je te ferai sauter tes putains d’yeux dehors, et je te les ferai bouffer. » Ses intonations furibondes firent reculer Saule d’un pas, toute tremblante.

Sept, songea de nouveau Brienne avec désespoir. Elle n’avait aucune chance contre sept adversaires, elle le savait. Aucune chance et pas le choix.

Elle s’avança sous la pluie battante, Féale au poing. « Laissez-la tranquille ! Si vous avez envie de violer quelqu’un, tentez votre chance avec moi. »

Les hors-la-loi se retournèrent comme un seul homme. L’un d’eux s’esclaffa, et un autre dit quelque chose dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Le colosse à large face blafarde émit un sssssssssssssssssssssssssss vipérin. Le porteur du heaume du Limier se mit à rire. « T’es encore plus moche que je me rappelais. J’aimerais mieux violer ton canasson.

— Des chevaux, c’est ça qu’on veut, dit l’un des blessés. Des chevaux frais et de quoi manger. On a des bandits à nos trousses. Donnez-nous vos chevaux, et on sera partis. On vous fera pas de mal.

— Foutre non. » Le hors-la-loi coiffé du heaume du Limier retira des fontes de sa selle une hache de guerre. « Moi, j’ai envie de lui couper ses putains de jambes. Et ensuite je la planterai sur ses moignons pour qu’elle puisse bien me regarder baiser la môme à l’arbalète.

— Avec quoi ? le railla Brienne. Huppé-le-Louf a dit qu’on vous avait dépouillé de vos attributs virils en même temps que de votre nez. »

C’était là le provoquer délibérément, et il tomba dans le panneau. Il fonça vers elle à toutes jambes en soulevant des gerbes d’eau noire et en beuglant des bordées de jurons. Ses compères ne bougèrent ni pied ni patte, en prévision du spectacle imminent, comme si Brienne avait prié le Ciel de leur inspirer ce comportement. Elle demeura d’une immobilité de pierre, dans l’expectative. La cour était plongée dans les ténèbres, la boue glissante sous les pieds. Mieux vaut le laisser venir à moi. Si les dieux ont quelque bienveillance, il va déraper et se flanquer par terre.

La bonté des dieux n’alla pas jusque-là, mais son épée démontra la sienne. Cinq pas, quatre pas, maintenant ! compta Brienne, et Féale balaya l’espace à la rencontre de l’agresseur lancé au galop. L’acier crissa au contact de l’acier quand sa lame, mordant au travers des tissus en loques, ouvrit une large brèche dans la chaîne de mailles, alors même que la hache s’abattait pour écraser Brienne, qui pivota de côté, tout en taillant à la poitrine, cette fois, pendant qu’elle reprenait du champ.

Il suivit le mouvement, titubant et sanglant, rugissant sa rage : « Putain ! tonna-t-il. Monstre ! Chienne ! Je te ferai enculer par mon chien, saloperie de chienne ! » Sa hache virevoltait en courbes meurtrières, réduite à une ombre noire et brutale qui s’argentait soudain chaque fois qu’un éclair déchirait la nuit. Brienne n’avait pas de bouclier pour parer les coups. Elle ne pouvait rien faire d’autre que s’esquiver à reculons, biaisant prestement de-ci puis de-là quand la hache volait vers elle. Une fois, la boue céda sous son pied, et elle faillit tomber, réussissant par miracle à recouvrer son équilibre, mais la hache lui avait entre-temps éraflé l’épaule gauche en laissant dans son sillage une douleur fulgurante. « T’as eu la chienne ! » cria l’un de ses comparses, et un autre ajouta : « Voyons voir sa danse pour échapper à c’ coup-là ! »

Et elle dansa, soulagée de savoir qu’ils se contentaient toujours du rôle de spectateurs. Mieux valait qu’ils n’interviennent pas. Elle ne pouvait pas en combattre sept, pas seule, même si un ou deux d’entre eux étaient déjà blessés. Le vieux ser Bonvainc gisait dans sa tombe depuis longtemps, mais elle l’entendit nettement lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Les hommes te sous-estimeront toujours, disait-il, et leur vanité les incitera à vouloir te vaincre au plus vite, de peur qu’il ne soit dit qu’une bonne femme leur ait sacrément donné du fil à retordre. Laisse-les gaspiller leurs forces en assauts furieux, pendant que toi tu conserves les tiennes intactes. Patience et vigilance, petite, patience et vigilance. Elle patienta, vigilante, en se déplaçant latéralement puis à reculons, puis de nouveau latéralement, tout en taillant tantôt au visage de l’adversaire, tantôt à ses jambes, tantôt à son bras. Les coups qu’il lui assenait se faisaient plus lents à venir au fur et à mesure que sa hache devenait plus lourde. Elle le contourna pour qu’il ait la pluie dans les yeux, puis fit deux pas vifs en arrière. Il fit tournoyer sa hache une fois de plus en jurant puis fit une embardée vers elle, l’un de ses pieds glissant dans la boue…

… et elle bondit au-devant de lui, les deux mains cramponnées sur la poignée de son épée. En chargeant tête baissée, il vint de lui-même s’empaler droit sur la pointe de Féale qui creva le tissu, la maille et le cuir et encore du tissu pour s’enfoncer dans les tripes et ressortir dans le dos, non sans émettre un bruit râpeux lorsqu’elle érafla les vertèbres. Sa main flasque lâcha la hache, et puis ils se heurtèrent tous deux de plein fouet, et le visage de Brienne vint s’aplatir contre le heaume à mufle de chien. Elle sentit sur sa joue le froid du métal humide. La pluie ruisselait à flots sur l’acier, et quand un nouvel éclair illumina la cour, elle discerna par les fentes de la visière la souffrance et la trouille et une incrédulité totale. « Saphirs », lui chuchota-t-elle, tout en vrillant si durement sa lame en lui qu’il en frissonna de la tête aux pieds. Sa masse s’affaissa pesamment contre elle et, tout à coup, ce fut un cadavre qu’elle étreignait, là, sous les trombes noires. Elle se recula et le laissait s’affaler, quand…

… quand Mordeur vint la percuter en poussant des glapissements suraigus.

En fondant sur elle comme une avalanche de lainages détrempés et de chair blafarde, il la fit décoller de ses pieds et atterrir brutalement dans une flaque dont les éclaboussures lui rejaillirent dans le nez et les yeux. Elle en eut le souffle entièrement coupé, et son crâne fit crac ! en se cognant contre une pierre à demi enterrée. « Non », fut tout ce qu’elle eut le loisir de dire avant qu’il ne tombe sur elle de toute son poids, l’enfonçant davantage encore dans la boue. L’une de ses mains l’empoignait par les cheveux et lui tirait la tête en arrière. L’autre cherchait sa gorge à tâtons. Féale avait disparu, arrachée de son poing par la violence du choc. Elle ne disposait plus dès lors que de ses mains nues pour combattre son agresseur, mais lorsqu’elle lui balança son poing en pleine figure, elle eut l’impression qu’elle venait de frapper une boule de pâte blanchâtre et molle. Il n’accusa le coup que par l’un de ses sssssssssssifflements.

Elle le frappa de nouveau, de nouveau, de nouveau, tout en lui fourrant le talon de sa main dans l’œil, mais il n’avait pas l’air de sentir les coups. Elle se mit à lui lacérer les poignets avec ses ongles mais, loin de se relâcher, son étreinte se resserra, malgré le sang qui ruisselait des plaies qu’elle lui infligeait. Il l’écrasait sous son poids, l’étouffait. Elle le repoussa par les épaules pour se débarrasser de lui, mais il était aussi lourd qu’un cheval, impossible à ébranler si peu que ce soit. Lorsqu’elle essaya de lui décocher son genou dans l’aine, elle ne parvint qu’à le lui planter dans le ventre. Avec un grondement, Mordeur lui arracha une poignée de cheveux.

Ma dague. Elle s’accrocha désespérément à cette idée. Elle s’évertua à faufiler sa main entre eux, ses doigts se tortillant en aveugles pour découvrir l’arme sous la chair aigre qui la suffoquait, jusqu’à ce qu’ils finissent par en atteindre la poignée. Mordeur referma ses deux mains autour de son cou et commença à lui marteler le crâne contre le sol. Un nouvel éclair fusa, dans sa cervelle cette fois, mais ses doigts se débrouillèrent va savoir comment pour se crisper sur la dague et pour l’extirper de son fourreau. Mais comme, avec Mordeur plaqué de la sorte sur elle, il lui était impossible de relever la lame afin de le poignarder, elle en tira de toutes ses forces le tranchant le long de son ventre. Quelque chose de moite et de chaud gicla entre ses doigts. Mordeur cracha un nouveau ssssssssssssifflement, plus fort que les précédents, et ne lâcha sa gorge que le temps de la frapper au visage. Elle entendit des os craquer, et la douleur l’aveugla pendant un instant. Lorsqu’elle tenta de tailler derechef, il saisit sa dague et abattit un genou si violemment sur son avant-bras qu’il le lui cassa. Puis il lui rempoigna la tête et se remit à essayer de la lui arracher des épaules.

Elle entendit nettement les aboiements de Chien, ainsi que des hommes qui braillaient tout autour d’elle et, entre deux vrombissements du tonnerre, elle perçut la sonorité caractéristique de l’acier croisant l’acier. Ser Hyle, songea-t-elle, ser Hyle est entré dans la lutte, mais tout cela lui paraissait aussi lointain que dérisoire. Son univers personnel se réduisait aux mains qui lui broyaient la gorge et à la figure qui la surplombait. La pluie souffla son capuchon quand il se pencha plus près. Son haleine avait une puanteur de fromage pourri.

Elle avait la poitrine en feu, et c’était derrière ses yeux que se déchaînait la tempête qui l’aveuglait. Les os s’entrechoquaient en elle comme pour se moudre mutuellement. La bouche de Mordeur haletait, béante, impassiblement vaste. Elle distingua ses dents jaunes et crochues, effilées en pointes. Lorsqu’elles se refermèrent sur la chair tendre de sa joue, elle le sentit à peine. Elle avait l’impression de sombrer en spirale dans le noir. Je ne peux pas mourir encore, se dit-elle, il me reste encore quelque chose à faire.

La bouche de Mordeur se dégagea d’une saccade déchirante, pleine de chair et de sang. Il cracha, sourit puis replanta ses crocs acérés dans sa chair. Cette fois, il la mastiqua et l’avala. Il est en train de me manger, comprit-elle subitement, mais elle n’avait plus de forces pour le combattre. Elle avait l’impression de flotter au-dessus d’elle-même et d’assister à cette abomination comme si la victime en était une autre femme, une fille stupide qui se prenait pour un chevalier. Ce sera bientôt terminé, se dit-elle. Ensuite, ça n’aura pas d’importance s’il me mange. Mordeur rejeta sa tête en arrière et ouvrit de nouveau la bouche en hurlant, puis il lui tira la langue. C’était une langue étonnamment pointue, dégouttante de sang, plus longue qu’il n’était permis à quelque langue que ce fût. Elle lui sortait en glissant de la bouche et sortait sortait, sortait encore et sortait toujours, rouge et humide et luisante, ce qui en faisait une vision hideuse et obscène. Il a une langue d’un pied de long, songea Brienne, juste avant que les ténèbres ne l’engloutissent. Ça alors, elle ressemble presque à une épée.

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