La dernière partie du voyage fut la plus périlleuse. Le Chenal Redwyne fourmillait de boutres, ainsi qu’ils en avaient été prévenus à Tyrosh. La majorité des forces maritimes de la Treille se trouvant pour lors concentrée sur la façade opposée de Westeros, les pirates fer-nés avaient saccagé Port-Ryam et s’étaient tout bonnement approprié Bourg-les-Vignes et Crique-Astérie qu’ils utilisaient comme bases pour fondre sur tout ce qui naviguait à destination de Villevieille.
A trois reprises, des boutres furent aperçus par la vigie du nid de pie. Deux d’entre eux se trouvaient fort en arrière, néanmoins, et La Brise cannelle eut tôt fait de les distancer. Le troisième apparut aux approches du crépuscule et prétendit leur interdire l’accès à l’embouchure de la Chuchoteuse. Lorsqu’ils virent ses rames se lever et s’abaisser en fouettant en neige cadencée les flots couleur de cuivre rouge, Kojja Mo dépêcha ses archers se jucher sur les accastillages avec leurs grands arcs d’orcœur capables de décocher plus loin et plus droit au but que les Dorniens d’If eux-mêmes. Elle attendit que l’adversaire se trouve à moins de deux cents pas d’eux pour leur donner l’ordre de tirer. Sam lâcha sa flèche avec les leurs, et il eut l’impression qu’elle avait cette fois touché le navire. Une seule volée suffit. L’assaillant vira de bord vers le sud en quête de proies moins récalcitrantes.
La nuit tombante virait au bleu sombre quand ils embouquèrent l’estuaire de la Chuchoteuse. Vère se tenait à la proue avec le petit dans ses bras, les yeux levés vers un château campé sur les falaises. « Trois Tours, lui annonça Sam, siège de la maison Costayne. » Charbonnée contre les étoiles du soir avec des flamboiements mouvants de torches à ses fenêtres, la forteresse offrait un spectacle splendide, mais il fut attristé de le voir. Leur voyage touchait presque à son terme.
« Il est d’une hauteur incroyable, dit Vère.
— Attends de voir la Grand-Tour. »
L’enfant de Délia commença à pleurer. Vère entrouvrit sa tunique et lui donna le sein. Elle souriait tout en l’allaitant, et elle caressait ses cheveux bruns soyeux. Elle en est venue à aimer celui-ci tout autant que celui qu’elle a laissé là-bas, se rendit compte Sam, subitement. Il espéra que les deux bambins bénéficieraient de la bienveillance des dieux.
Les Fer-nés s’étaient introduits jusque dans les eaux abritées de la Chuchoteuse. Comme elle poursuivait, le matin venu, sa route vers Villevieille, La Brise cannelle commença à se heurter à des cadavres qui dérivaient mollement vers la mer. Certains charriaient leur plein de corbeaux qui prenaient l’air en rouscaillant bruyamment lorsque le bateau-cygne venait chahuter leurs radeaux burlesques de bidoche boursouflée. Les berges se révélèrent, elles, parsemées de champs roussis et de villages incendiés, et les bancs de sable étaient comme les bas-fonds jonchés d’épaves fracassées. Il s’agissait là pour l’ordinaire essentiellement de péniches marchandes et de barques de pêche, mais ils virent aussi des boutres abandonnés et les décombres de deux grands dromons. Le premier de ceux-ci avait brûlé jusqu’à la ligne de flottaison, une brèche déchiquetée béait comme un four dans le flanc du second, dont la coque avait été de toute évidence éventrée par un bélier-rostre.
« Bataille ici, commenta Xhondo. Pas si longtemps.
— Qui serait assez dément pour lancer un raid à pareille proximité de Villevieille ? »
Xhondo pointa l’index vers un boutre à moitié immergé dans les basses eaux. Les vestiges d’une bannière pendouillaient à sa poupe, réduits à des haillons maculés de fumée. L’emblème accusateur qu’ils arboraient, Sam n’en avait jamais vu jusqu’alors d’équivalent : un œil rouge avec une pupille noire, surmonté par une couronne de fer noir elle-même supportée par deux corbeaux. « De qui est-ce la bannière, ça ? » Xhondo se borna à hausser les épaules.
Le jour suivant fut brumeux et froid. Tandis que La Brise cannelle passait lentement le long d’un nouveau village de pêcheurs dévasté par les pillards, une galère de guerre émergea comme un spectre du brouillard, nageant dans leur direction. La Chasseresse était le nom qu’elle arborait, derrière sa figure de proue sculptée à l’effigie d’une svelte jouvencelle vêtue de feuilles et brandissant une pique. Une seconde après, deux galères de moindre taille apparurent de part et d’autre de la première, telle une paire de lévriers trottinant sur les flancs de leur maître. Au grand soulagement de Sam, la bannière cerf-et-lion du roi Tommen flottait sur les trois bâtiments, par-dessus la blanche tour à degrés de Villevieille et sa couronne de flammes.
Le capitaine de La Chasseresse était un grand gaillard en manteau gris fumée bordé de flammes de satin rouge. Il rangea sa galère parallèlement à La Brise cannelle, releva ses rames, et annonça d’une voix forte qu’il montait à bord. Pendant que ses propres arbalétriers et les archers de Kojja Mo se tenaient mutuellement à l’œil par-dessus l’étroit intervalle d’eau, il opéra son passage avec une demi-douzaine de chevaliers, salua Quhuru Mo d’un hochement de tête et lui demanda l’autorisation de descendre inspecter ses soutes. Au terme d’un bref aparté, le père et la fille donnèrent leur accord.
« Veuillez agréer mes excuses, dit le capitaine, une fois terminée sa tâche. Je suis confus de devoir infliger des procédures aussi discourtoises à d’honnêtes gens, mais mieux vaut cela que le risque d’une intrusion de Fer-nés à Villevieille. Il y a seulement une quinzaine de jours, certains de ces salopards se sont emparés d’un navire marchand de Tyrosh dans le Chenal Redwyne. Ils ont massacré ses hommes d’équipage, revêtu leurs frusques et utilisé les teintures qu’ils ont pu dénicher pour se barbouiller la tignasse et le poil de cinquante couleurs différentes. Une fois à l’intérieur des murailles, ils entendaient incendier le-port puis ouvrir une porte à leurs copains du dehors pendant que nous combattrions le feu. Leur stratagème aurait bien pu fonctionner, mais ils se sont attiré des ennuis avec La Dame de la Tour, dont le maître de nage a épousé une femme originaire de la Cité libre. En distinguant toute cette flopée de barbes vertes et violettes, il les a apostrophés dans leur langue présumée, mais pas un seul d’entre eux n’a été capable de lui répondre un seul mot. »
Sam en demeura stupide. « Ils ne comptent tout de même pas pouvoir s’attaquer à Villevieille… ! »
Le capitaine de La Chasseresse le regarda d’un air curieux. « Ces Fer-nés-ci ne sont plus des pillards au sens strict du terme. Leurs congénères ont toujours lancé des raids partout où ils en avaient la possibilité. Ils opéraient des frappes chirurgicales à partir de la mer, emportaient de l’or et des filles puis remettaient à la voile, mais ils étaient rarement plus de deux ou trois boutres pour ce faire, et jamais plus d’une demi-douzaine. Actuellement, c’est par centaines que leurs navires nous accablent en appareillant à partir des îles Boucliers et de quelques-uns des rochers dont la Treille est environnée. Ils ont mis la main sur les caves de Roche-aux-crabes, sur l’île des Cochons, sur le Palais de la Sirène, et ils ont d’autres nids sur Fer-à-cheval Roc et sur le Berceau du Bâtard. Sans la flotte de lord Redwyne, nous manquons du nombre de vaisseaux nécessaires pour en venir aux prises avec eux.
— Mais que fabrique donc lord Hightower ? lâcha Sam. Mon père n’arrêtait pas de répéter qu’il était aussi riche que les Lannister, et qu’il lui était constamment loisible de ranger sous ses ordres trois fois plus d’épées que n’importe lequel des autres bannerets de Hautjardin.
— Davantage même, s’il ratisse les pavés, convint le capitaine, mais les épées ne servent pas à grand-chose contre les Fer-nés, à moins que les hommes qui les manient ne sachent comment déambuler sur l’eau.
— La Grand-Tour doit bien être tout de même en train de faire quelque chose !
— Assurément. Lord Leyton s’y est enfermé tout en haut avec la Vierge Folle pour consulter des grimoires de sorcellerie. Il se pourrait qu’il lève une armée des abysses. Ou pas. Baelor construit des galères, Gunthor a la responsabilité du port, Garth est en train d’exercer de nouvelles recrues, et Humfrey est parti pour Lys engager des voiles mercenaires. S’il réussit à soutirer une flotte véritable à sa putain de sœur, nous pourrons entreprendre de rendre quelque chose comme un peu de la monnaie de leur pièce aux Fer-nés. Jusque-là, le mieux que nous puissions faire est de préserver le solide et d’attendre que cette chienne de reine de Port-Réal lâche la laisse à lord Paxter. »
L’agressivité des derniers mots du capitaine choqua Sam autant que les informations qu’il venait de fournir. Si Port-Réal perd Villevieille et la Treille, c’est le royaume tout entier qui va tomber en morceaux, songea-t-il tout en regardant La Chasseresse et ses sœurs reprendre du champ.
De fil en aiguille, il en vint à se demander si Corcolline même était véritablement en sécurité. Les domaines Tarly se trouvaient à l’intérieur des terres, au sein de contreforts extrêmement boisés, à cent lieues au nord-est de Villevieille et fort loin de toute espèce de côte ; ils devraient en conséquence être largement hors de la portée des Fer-nés et des boutres, à l’abri donc, même si messire son père, parti se battre dans le Conflans, en était absent, et dût le château ne bénéficier que d’une garnison modeste. Mais le Jeune Loup s’était sans doute persuadé qu’il en allait de même pour Winterfell, jusqu’à la nuit où Theon le Tourne-casaque avait escaladé ses murs… Sam n’arrivait pas à supporter l’idée qu’il avait pu infliger à Vère et au petit tout du long cet interminable voyage à seule fin d’empêcher qu’il ne leur arrive le moindre mal… et pour quel résultat ? pour les abandonner en définitive au beau milieu de la guerre !
Il se débattit avec ces pensées pendant tout le reste du voyage, sans savoir à quoi se résoudre. Il lui serait toujours possible de garder Vère à Villevieille, supposa-t-il. Les murailles d’enceinte de la ville étaient infiniment plus formidables que les remparts du château paternel, et elles avaient des milliers de défenseurs, au lieu de la poignée d’hommes que lord Randyll avait probablement laissés à Corcolline lorsqu’il s’était mis en marche pour Hautjardin à la requête expresse de son suzerain. Mais, s’il agissait de la sorte, il lui faudrait veiller à la cacher d’une manière ou d’une autre ; la Citadelle ne permettait pas à ses novices de conserver épouses ni maîtresses, en tout cas pas ouvertement. Au surplus, si je reste avec Vère beaucoup plus longtemps, comment trouverai-je jamais la force de la quitter ? Il devait de deux choses l’une, ou la quitter ou déserter. J’ai prononcé les mots, se remémora-t-il. Si je déserte, je le paierai forcément de ma tête, et de quel secours cela sera-t-il à Vère ?
Il envisagea de prier Kojja Mo et son père d’emmener la sauvageonne dans leurs bagages aux îles d’Eté. Mais cette solution n’allait pas non plus sans comporter sa part de dangers spécifiques. Quand La Brise cannelle quitterait Villevieille, elle serait à nouveau forcée d’emprunter le Chenal Redwyne, et elle n’aurait pas fatalement autant de veine cette fois-ci. Que se passerait-il s’il advenait que le vent tombe et que les insulaires d’Eté se retrouvent encalminés ? Si les histoires qu’il avait entendu raconter étaient véridiques, Vère serait emmenée comme serve ou comme femme-sel, et l’enfant aurait toute chance d’être bazardé à la mer comme un vulgaire encombrement.
Ce sera décidément Corcolline, finit par conclure Sam. Dès que nous serons parvenus à Villevieille, je louerai une voiture et des chevaux pour l’y conduire moi-même. De cette manière, il pourrait se rassurer sur la situation du château et sur l’état de sa garnison, et s’il se trouvait que quoi que ce soit de ce qu’il voyait ou entendait dire lui donnait à réfléchir, il n’aurait jamais qu’à faire demi-tour et à ramener Vère à Villevieille.
Ils parvinrent à destination par un matin froid et humide où le brouillard était si dense qu’on ne voyait strictement rien de la ville en dehors du fanal de la Grand-Tour. Une estacade reliant deux douzaines de coques pourries s’étirait en travers du port. Juste derrière elle se tenait une ligne de vaisseaux de guerre, ancrée par trois grands dromons et par le colossal navire amiral à quatre ponts de lord Hightower, L’Honneur de Villevieille. Une fois de plus, La Brise cannelle dut se soumettre a inspection. En l’occurrence, ce fut le fils de lord Leyton, ser Gunthor, qui monta à bord, drapé dans un manteau de brocart d’argent et vêtu d’une armure d’écailles en émail gris. Il avait étudié à la Citadelle pendant plusieurs années, et comme il parlait couramment la langue d’Eté, Quhuru Mo et lui se replièrent dans la cabine de ce dernier afin de conférer sans témoins.
Sam mit à profit cet entracte pour détailler ses projets à Vère. « Il me faudra d’abord me rendre à la Citadelle afin d’y présenter les lettres de Jon et d’annoncer le décès de mestre Aemon. Je suppose que les archimestres enverront une carriole chercher sa dépouille. Ensuite, je m’occuperai de trouver une voiture et des chevaux pour t’emmener chez ma mère à Corcolline. Je serai de retour le plus vite que je pourrai, mais cela risque de ne pas être avant demain matin.
— Demain matin », répéta-t-elle, et elle lui donna un baiser en guise de porte-bonheur.
A la longue, ser Gunthor remonta sur le pont et envoya le signal de retirer la chaîne pour permettre à La Brise cannelle de franchir l’estacade et de gagner le quai. Sam rejoignit Kojja Mo et trois de ses archers près de la passerelle pendant que l’on amarrait le bateau-cygne. Alors que les insulaires d’Eté resplendissaient dans les manteaux de plumes qu’ils ne portaient que pour descendre à terre, lui se sentit une misérable chose à côté d’eux dans ses noirs pochés, son manteau délavé et ses bottes maculées de sel. « Combien de temps allez-vous demeurés mouillés ici ?
— Deux jours, dix jours, qui peut dire ? Aussi longtemps que cela nous prendra de vider nos cales et de les remplir. » Kojja sourit à belles dents. « Mon père doit aussi rendre visite aux mestres. Il a des livres à vendre.
— Est-ce que Vère peut rester à bord jusqu’à mon retour ?
— Libre à Vère d’y rester autant qu’il lui plaira. » Elle planta un doigt dans la bedaine de Sam. « Elle ne mange pas autant que certains.
— Je ne suis pas aussi gras que je l’étais avant », répliqua-t-il sur le ton de la défensive. Le voyage au sud s’était chargé de le faire maigrir. Tous ces quarts de veille, dites, et pas d’autre bectance que des fruits et du poisson… Les insulaires d’Eté raffolaient des fruits et du poisson.
Sam suivit les archers sur la planche mais, une fois à terre, ils se séparèrent et s’en furent chacun de son côté. Il espéra qu’il se rappelait encore le chemin de la Citadelle. Villevieille était un labyrinthe, et il n’avait pas le temps de se perdre.
Il faisait un temps si humide que les pavés étaient visqueux et glissants, les ruelles enfouies dans le brouillard et le mystère. Sam évita leur dédale du mieux possible en restant sur la route de la rivière qui suivait les méandres capricieux de l’Hydromel en s’enfonçant vers le cœur de l’ancienne cité. Il était agréable d’avoir sous les pieds de la terre ferme au lieu du tangage et du roulis d’un pont, mais la marche lui inspirait tout de même un sentiment de malaise. Il sentait des regards s’appesantir sur lui, l’épier du haut des fenêtres et des balcons, le lorgner du fond des embrasures de portes plongées dans l’obscurité. A bord de La Brise cannelle, chaque visage lui était familier. Ici, de quelque côté qu’il se tourne, il ne voyait que des inconnus. Pire encore était la pensée d’être sous les yeux de quelqu’un qui le connaissait. Lord Randyll Tarly avait beau jouir à Villevieille d’une espèce de notoriété, il n’y était pas particulièrement aimé. Sam ne savait que redouter de pire : se voir identifier par l’un des ennemis de messire son père ou par l’un de ses amis. Il s’emmitoufla davantage dans son manteau et pressa le pas.
Les portes de la Citadelle étaient flanquées par une paire de gigantesques sphinx verts à corps de lion, ailes d’aigle et queue de serpent. L’un d’eux possédait un visage masculin, l’autre un visage féminin. Juste au-delà se dressait le Foyer du Scribe, où les habitants de Villevieille venaient recourir aux bons offices des acolytes pour se faire lire leurs lettres ou rédiger leurs dernières volontés. Une demi-douzaine d’écrivains publics à mines ennuyées y occupaient des échoppes en plein air, dans l’attente d’une pratique éventuelle. D’autres échoppes s’adonnaient à la vente et à l’achat de livres. Sam fit halte auprès de l’une d’elles qui proposait des cartes et se plongea dans l’étude d’un plan manuscrit de la Citadelle, afin d’y repérer sans risque d’erreur l’itinéraire le plus court pour se rendre au Tribunal du Sénéchal.
La statue du roi Aeron Ier campé sur son colossal cheval de pierre et l’épée brandie du côté de Dorne occupait ensuite la pointe d’un embranchement. Des mouettes étaient perchées l’une sur le chef du Jeune Dragon, deux autres sur sa lame. Sam emprunta la bifurcation de gauche qui continuait à longer la rivière. Au Quai des Larmes, il observa deux acolytes en train d’aider un vieil homme à s’embarquer pour le bref trajet jusqu’à l’île Sanglante. Une jeune mère le suivit à bord, serrant dans ses bras un petit braillard pas beaucoup plus vieux que celui de Vère. Au-dessous de l’appontement, des marmitons rôdaient dans les bas-fonds, en chasse de grenouilles. Un flot de novices aux joues roses dépassa Sam d’un pas précipité pour gagner le couvent des Sept. J’aurais dû venir ici quand j’avais leur âge, songea-t-il. Si je m’étais enfui en prenant un faux nom, j’aurais eu la possibilité de me perdre dans la cohue des novices. Père aurait pu prétendre dès lors que Dickon était son fils unique. Je doute même qu’il se serait si peu que ce soit donné l’embarras de lancer du monde à mes trousses, à moins que je n’eusse volé pour monture un de ses mulets. Ah là, oui, dans ce cas, il m’aurait sûrement fait traquer, mais uniquement pour récupérer l’animal.
Devant le Tribunal du Sénéchal, les supérieurs étaient en train de faire fixer au pilori un novice d’un certain âge. « Vol de victuailles aux cuisines », expliqua l’un d’entre eux aux acolytes qui attendaient pour bombarder le captif avec des légumes en putréfaction. Tous louchèrent curieusement sur Sam pendant qu’il passait à grandes enjambées, son manteau noir faseyant comme une voile dans son sillage.
Une fois les portes franchies, il se retrouva dans une salle dallée de pierre et éclairée par de hautes fenêtres voûtées. Tout au fond se tenait assis sur une estrade élevée un homme aux traits tirés qui, armé d’une plume, écorchait un registre. Il avait beau porter des robes de mestre, il n’avait pas de chaîne autour du cou. Sam s’éclaircit la gorge. « Bonjour. »
L’homme releva les yeux, et ce qu’il vit ne sembla pas mériter son approbation. « Tu sens le novice.
— J’espère en être un bientôt. » Sam sortit les lettres que Jon Snow lui avait remises. « Je suis venu du Mur en compagnie de mestre Aemon, mais il est décédé pendant le voyage. S’il m’était possible de m’entretenir avec le Sénéchal…
— Ton nom ?
— Samwell. Samwell Tarly. »
L’homme inscrivit le nom sur son registre puis agita sa plume en direction d’une des banquettes collées le long du mur. « Assieds-toi. On t’appellera dès que de besoin. »
Sam obtempéra docilement.
D’autres arrivèrent et repartirent. Certains délivrèrent des messages et prirent congé. Certains parlèrent à l’individu perché sur l’estrade, et il leur fit franchir la porte derrière lui puis grimper un escalier en tourniquet. Certains rejoignirent Sam sur les banquettes et attendirent l’appel de leur nom. Quelques-uns de ceux que l’on convoqua s’étaient présentés après lui, il en aurait volontiers juré. Quand le même phénomène se fut reproduit trois ou quatre fois, il se leva et retraversa la salle. « Est-ce que cela va durer beaucoup plus longtemps ?
— Le Sénéchal est un personnage important.
— J’ai fait tout le voyage depuis le Mur.
— Dans ce cas, tu ne verras pas d’inconvénient à le rallonger un tout petit peu. » La plume balaya l’espace. « Jusqu’à cette banquette, là, juste sous la fenêtre. »
Sam retourna s’asseoir. Une heure de plus s’écoula. D’autres entrèrent, parlèrent au type juché sur l’estrade, attendirent quelques instants puis furent introduits. De tout ce temps-là, le cerbère ne condescendit pas ne serait-ce qu’un soupçon de regard à Sam. Au fur et à mesure que la journée s’avançait, le brouillard qui s’atténuait, dehors, laissait filtrer de pâles rayons de soleil obliques à l’intérieur. Sam se retrouva en train de contempler fixement les particules de poussière qui dansaient dans la lumière. Un bâillement lui échappa, puis un autre. Il éplucha les peaux d’une ampoule éclatée dans sa paume puis inclina sa tête en arrière et ferma les yeux.
Il devait s’être assoupi, finalement. Lorsqu’il reprit conscience, l’homme de l’estrade était en train d’appeler un nom. Sam ne bondit sur ses pieds que pour se rasseoir en se rendant compte que le nom n’était pas le sien.
« Il vous faut refiler la pièce à Lorcas, ou alors vous sécherez trois jours sur place, dit une voix à côté de lui. Qu’est-ce qui amène la Garde de Nuit à la Citadelle ? »
L’intervenant était un beau jouvenceau mince, élancé qui portait des chausses en peau de daim et une confortable brigandine verte cloutée de fer. Il avait un teint de bière brune légère et une couronne de boucles noires drues qui descendaient en V sur son front et soulignaient d’immenses yeux noirs.
« Le lord Commandant est en train de restaurer les châteaux abandonnés, lui expliqua Sam. Il nous faut davantage de mestres, pour les corbeaux… La pièce, vous avez dit ?
— Un sou suffira. Pour un cerf d’argent, Lorcas vous montera sur son dos jusque chez le Sénéchal. Ça fait cinquante ans qu’il est acolyte. Il déteste les novices, et particulièrement les novices de naissance aristocratique.
— De quelle manière pouviez-vous savoir que j’étais de naissance aristocratique ?
— De la même qui vous permet de savoir que je suis à moitié dornien. » Faite sur le ton onctueusement traînant des gens de Dorne, la déclaration fut accompagnée d’un sourire.
Sam se fouilla pour trouver un sou. « Vous êtes un novice ?
— Un acolyte. Alleras, surnommé par certains le Sphinx. »
Le sobriquet fit sursauter Sam. « Le sphinx est l’énigme et non pas l’énigmateur, lâcha-t-il étourdiment. Vous savez ce que cela signifie ?
— Non. C’est une énigme ?
— Je serais bien aise de le savoir… Moi, c’est Samwell Tarly. Sam.
— Bienvenue. Et de quelle affaire Samwell Tarly doit-il s’entretenir avec Archimestre Theobald ?
— C’est lui, le Sénéchal ? demanda Sam, perplexe. Mestre Aemon disait qu’il s’appelait Norren.
— Pas depuis les deux derniers tours. Il y en a un de nouveau chaque année. Ils en remplissent les fonctions par tirage au sort au sein des archimestres, et la plupart d’entre eux ne voient là qu’une tâche ingrate qui les détourne de leur véritable travail. Cette année-ci, la pierre noire a été tirée par Archimestre Walgrave, mais comme l’esprit de Walgrave est enclin à battre la campagne, Theobald s’est porté volontaire pour le suppléer durant sa période de service. C’est un homme bourru, mais quelqu’un de bien. Est-ce bien mestre Aemon que vous avez dit ?
— Mouais.
— Aemon Targaryen ?
— Jadis. La plupart des gens se bornaient à l’appeler mestre Aemon. Il est mort durant notre voyage au sud. Comment se fait-il que vous connaissiez son existence ?
— Comment ne la connaîtrais-je pas ? Il n’était pas uniquement le plus âgé des mestres en vie, loin s’en faut. Il était le plus vieil homme de Westeros, et la durée de son existence a couvert plus d’histoire qu’Archimestre Perestan n’en a jamais appris. Il aurait pu nous en raconter tant et plus sur les règnes respectifs de son père et de son oncle. Quel âge avait-il, est-ce que vous le savez au juste ?
— Cent deux ans.
— Que faisait-il en mer, à cet âge-là ? »
Sam rumina la question pendant un moment, ne sachant trop jusqu’à quel point il avait le droit de répondre. Le sphinx est l’énigme et non pas l’énigmateur. Se pouvait-il que mestre Aemon eût voulu parler de ce Sphinx-là ? La chose paraissait improbable. « Le lord Commandant Snow l’a fait partir pour lui sauver la vie », débuta-t-il d’un ton hésitant. Il parla avec embarras du roi Stannis et de Mélisandre d’Asshaï, bien décidé à s’en tenir là d’ailleurs, mais une chose en amenant une autre, il se retrouva en train de parler de Mance Rayder et de ses sauvageons, de sang royal et de dragons, et il n’eut pas le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait que tout le reste se déballait spontanément : les créatures, au Poing des Premiers Hommes, l’Autre sur son cheval mort, le meurtre du Vieil Ours à Fort-Craster, Vère et leur fuite, l’Arbre Blanc et P’tit Paul, Mains-froides et les corbeaux, l’accession de Jon au poste de lord Commandant, Le Merle, Dareon, Braavos, les dragons que Xhondo avait vus à Qarth, La Brise cannelle et tout ce que mestre Aemon chuchotait vers la fin. Il ne retint par-devers lui que les secrets qu’il avait juré de garder quant à Bran Stark et ses compagnons, ainsi que l’échange des nouveau-nés opéré par Jon Snow. « Daenerys est le seul espoir, conclut-il. Aemon a dit que la Citadelle devait lui envoyer tout de suite un mestre pour la ramener chez elle à Westeros avant qu’il ne soit trop tard. »
Alleras avait écouté de toutes ses oreilles. Quitte à cligner les paupières, de temps à autre, il n’avait jamais ri, jamais interrompu le narrateur. Quand celui-ci en eut terminé, il lui toucha délicatement l’avant-bras d’une main fine et brune et dit : « Economisez votre sou, Sam. Theobald ne croira pas la moitié de votre histoire, mais il y a des gens susceptibles d’y ajouter foi. Voulez-vous venir avec moi ?
— Où donc ?
— Parler avec un archimestre. »
Tu dois les avertir, Sam, avait dit mestre Aemon. Tu dois avertir les archimestres. « Très bien. » Il pourrait toujours retourner le lendemain chez le Sénéchal, son sou en main. « Il nous faut aller loin ?
— Pas loin. L’île aux Corbeaux. »
Ils n’avaient que faire de barque pour gagner l’île aux Corbeaux ; un vieux pont-levis de bois la reliait à la rive orientale. « La Corbinière est le plus ancien édifice de la Citadelle », lui révéla Alleras, pendant qu’ils passaient au-dessus des eaux languissantes de l’Hydromel. « On rapporte qu’à l’Age des Héros elle aurait été la forteresse d’un seigneur pirate et qu’il y aurait établi sa résidence afin de dépouiller les bateaux qui descendaient la rivière. »
La mousse et la vigne vierge en tapissaient les murs, vit Sam, et des corbeaux arpentaient son chemin de ronde en guise et lieu d’archers. De mémoire d’homme, personne n’avait dû relever le pont.
Il faisait sombre et frisquet dans l’enceinte du château. Un barral antique occupait la cour, comme il n’avait pas cessé de le faire depuis l’époque de la construction. La face sculptée dans son tronc était submergée par les mêmes lichens violets qui, telles de lourdes tentures, pendaient à sa ramure blême. La moitié de ses branches avaient l’air mortes, mais des feuilles rouges bruissaient encore à d’autres, et c’était là que les corbeaux se plaisaient à percher. L’arbre en grouillait, et ils pullulaient aussi dans les fenêtres à voussure qui surplombaient tout le tour de la cour. Leurs déjections mouchetaient le sol. Pendant que les garçons traversaient les lieux, l’un des oiseaux battit des ailes au-dessus de leurs têtes, et les autres échangèrent à cœur joie des croâ croâ. « Archimestre Walgrave a ses appartements dans la tour ouest, sous la roukerie blanche, reprit Alleras. Les corbeaux blancs et les corbeaux noirs se chamaillant comme le font Dorniens et Marchiens, on les tient séparés.
— Est-ce qu’Archimestre Walgrave comprendra ce que je serai en train de lui raconter ? s’étonna Sam. Vous avez dit que son esprit était enclin à battre la campagne.
— Il a ses bons et ses mauvais jours, répondit Alleras, mais ce n’est pas lui que vous allez voir. » Il ouvrit la porte d’accès à la tour nord et commença à grimper l’escalier, Sam ahanant pas mal derrière lui. D’en haut leur parvenaient par intermittence des ébrouements et des ronchonnements, plus un cri de colère de-ci de-là, lorsque les corbeaux râlaient d’être réveillés.
En haut des marches, un pâle jouvenceau blond à peu près de l’âge de Sam était assis devant une porte de chêne et de fer et fixait intensément de son œil droit la flamme d’une chandelle. Son œil gauche était enfoui sous une cascade de cheveux blond cendré. « Que cherches-tu ? lui demanda Alleras. Ta destinée ? Ta mort ? »
Le blondin se détourna de la chandelle en clignotant. « Des femmes à poil, répondit-il. C’est qui, pour le coup, celui-là ?
— Samwell. Un nouveau novice, venu voir le Mage.
— La Citadelle n’est plus ce qu’elle fut, se lamenta l’autre. Ils acceptent de prendre n’importe quoi ces temps-ci. Des chiens sombres et des Dorniens, des gardeurs de pourceaux, des infirmes, des crétins, et maintenant une baleine habillée de noir. Et moi qui croyais jusqu’ici que les léviathans étaient gris. » Une demi-cape rayée de vert et d’or lui drapait une épaule. Il était très beau, malgré sa bouche cruelle et ses yeux sournois.
Sam le reconnut. « Léo Tyrell. » Prononcer le nom lui donna l’impression qu’il était encore un marmot de sept ans, prêt à mouiller sa petite culotte. « C’est moi, Sam, Sam de Corcolline. Le fils de lord Randyll Tarly.
— Vraiment ? » Léo lui accorda un second coup d’œil. « On dirait que oui. Ton père nous avait raconté à tous que tu étais mort. Ou bien c’était seulement qu’il souhaitait que tu le sois ? » Il s’épanouit. « Tu es toujours un pleutre ?
— Non », mentit Sam. Jon le lui avait expressément ordonné. « Je suis allé au-delà du Mur et j’y ai livré des batailles. On me surnomme Sam l’Egorgeur. » Il ne comprit pas pourquoi il le disait. Les mots se ruaient au-dehors, voilà tout.
Léo se mit à rire, mais il n’eut pas le temps de répondre que la porte s’ouvrit derrière lui. « Entre donc, Egorgeur, grommela l’homme qui se découpait dans l’encadrement. Toi aussi, Sphinx. Allez.
— Sam, dit Alleras, voici Archimestre Marwyn. »
Hormis qu’il portait une chaîne forgée de maints métaux divers autour de son cou de taureau, celui-ci avait plutôt l’allure d’un casseur des docks que d’un mestre. Sa tête était trop grosse pour son corps, et la manière dont elle jaillissait en avant de ses épaules, précédée par une mâchoire en forme de pavé, lui donnait l’air d’être un molosse sur le point de bondir à la gueule du premier venu. Quoique de petite taille et trapu, il était puissant de coffre et d’épaules, et avait une panse à bière ronde et dure comme un roc qui distendait les laçages du justaucorps de cuir qu’il portait en lieu et place de robes. Du poil rêche et blanc lui hérissait les narines et les oreilles. Il avait des sourcils touffus, un nez qui avait été cassé plus d’une fois, et des dents que la surelle avait chamarrées de rouge. Ses mains étaient les plus gros battoirs que Sam eût jamais vus.
Devant son hésitation, l’une de celles-ci l’empoigna par le bras et lui fit franchir le seuil d’une simple saccade. La pièce qu’il découvrit alors était circulaire et spacieuse. Des livres et des rouleaux, il y en avait partout, éparpillés sur les tables et entassés sur le plancher en piles de quatre pieds de haut. Des tapisseries délavées et des cartes en loques couvraient les murs de pierre. Un feu brûlait dans l’âtre, sous un chaudron de cuivre dont le contenu, quel qu’il fût, sentait le cramé. A part cela, l’unique lumière provenait d’une haute chandelle noire installée au milieu de la pièce.
Son incandescence excessive était déplaisante. Il se dégageait d’elle quelque chose de singulier. Sa flamme ne vacilla pas, lors même qu’Archimestre Marwyn eut claqué la porte si violemment que les paperasses d’une table voisine en furent soufflées. Elle affectait aussi les couleurs environnantes d’une façon bizarre. Les blancs avaient tout l’éclat de la neige fraîchement tombée, le jaune étincelait comme de l’or, les rouges semblaient flamboyer, mais les ombres étaient si noires qu’elles faisaient l’effet de trous dans la densité du monde. Sam se surprit en pleine fascination. La chandelle proprement dite avait trois pieds de haut, elle était mince comme une épée, ridée, torsadée, d’un noir étincelant. « Est-ce que c’est… ?
— … de l’obsidienne », répondit l’autre individu présent dans la pièce, un jeune homme charnu, pâle, à figure molle, épaules voûtées, mains flasques, aux yeux très rapprochés, dont les robes de novice étaient parsemées de taches de boustifaille.
« Appelle-la verredragon. » Archimestre Marwyn contempla la chandelle pendant un moment. « Cela brûle mais ne se consume pas
— Qu’est-ce qui nourrit la flamme ? demanda Sam.
— Qu’est-ce qui nourrit le feu d’un dragon ? » Marwyn s’assit sur un tabouret. « Toute la sorcellerie valyrienne était enracinée dans le sang ou le feu. Les sorciers des Possessions pouvaient voir par-delà les montagnes, les mers et les déserts grâce à l’une de ces chandelles de verre. Installés devant leurs chandelles, ils pouvaient pénétrer dans les rêves d’un homme et le doter de visions, ils pouvaient communiquer les uns avec les autres à un demi-monde de distance. Penses-tu que de telles vertus pourraient être utiles, Egorgeur ?
— Nous n’aurions plus besoin de corbeaux.
— Sauf après les batailles. » L’archimestre préleva de la surelle dans un paquet, se la fourra dans la bouche et commença à la mastiquer. « Raconte-moi tout ce que tu as raconté à notre sphinx dornien. J’en sais déjà tant et plus, mais il se peut que de menus détails aient échappé à mon attention. »
Il n’était pas le genre d’homme à se laisser opposer un refus. Après un moment d’hésitation, Sam répéta son histoire avec pour auditeurs Marwyn, Alleras et l’autre, le novice. « Mestre Aemon croyait que Daenerys Targaryen était l’accomplissement d’une prophétie…, elle et non pas Stannis ni le prince Rhaegar ni le petit prince dont on fracassa le crâne contre le mur.
— Née dans le sel et la fumée sous une étoile sanglante. Je connais la prophétie. » Marwyn détourna la tête et cracha sur le sol un glaviot de morve rouge. « Non que j’y ajouterais foi volontiers. Gorghan de l’Ancienne Ghis a écrit jadis qu’une prophétie est comme une femme traîtresse. Elle prend votre membre dans sa bouche, et vous en gémissez de plaisir et vous vous dites, oh, ce que c’est doux, oh, ce que c’est bon, ce que c’est divin… ! et puis ses dents se referment d’un coup sec, et vos gémissements se transforment en glapissements. Telle est la nature de la prophétie, dit Gorghan. La prophétie vous tranchera la bite à chaque coup. » Il reprit quelque peu ses mastications. « Et pourtant… »
Alleras vint se placer aux côtés de Sam. « S’il en avait eu les forces, Aemon serait parti la chercher. Il voulait que nous lui expédiions un mestre pour la conseiller, la protéger et la ramener saine et sauve chez elle.
— Ah bon ? » Archimestre Marwyn haussa les épaules. « Peut-être est-ce une bonne chose qu’il soit mort avant d’atteindre Villevieille. Autrement, les moutons gris auraient risqué de se trouver dans l’obligation de le tuer, et les pauvres chers vieux s’en seraient sûrement tordu leurs mains toutes fripées.
— Le tuer ? s’exclama Sam, scandalisé. Pourquoi ça ?
— Si je te le dis, ils risquent d’avoir à te tuer toi aussi. » Marwyn sourit d’un sourire épouvantable, le jus de la surelle ruisselant rouge entre ses dents. « Qui a liquidé, selon toi, tous les dragons, la dernière fois ? De valeureux tueurs de dragons armés d’épées ? » Il cracha. « Le monde que la Citadelle est en train de construire n’a pas plus de place pour la sorcellerie que pour la prophétie ou que pour les chandelles de verre ni, à plus forte raison, pour les dragons. Demande-toi pourquoi l’on a permis à Aemon Targaryen de gâcher son existence sur le Mur, quand il aurait dû être de plein droit élevé à la dignité d’archimestre. Son sang fut le pourquoi. Il était impossible de se fier à lui. Tout comme il l’est de se fier à moi.
— Qu’allez-vous faire ? demanda Alleras le Sphinx.
— Me rendre moi-même à la baie des Serfs, à la place d’Aemon. Le bateau-cygne qui a amené l’Egorgeur devrait assez bien répondre à mes besoins. Les moutons gris vont utiliser une galère pour expédier leur homme, je n’en doute pas. Avec de bons vents, je devrais être le premier auprès d’elle. » Marwyn jeta un nouveau coup d’œil à Sam et fronça les sourcils. « Toi, tu devrais rester et forger ta chaîne. Si j’étais toi, je le ferais dare-dare. Il viendra un moment où l’on aura besoin de toi sur le Mur. » Il se tourna vers le novice à figure molle. « Trouve une cellule sèche pour l’Egorgeur. Il dormira ici et t’aidera à soigner les corbeaux.
— M… mais, bafouilla Sam, les autres archimestres… le Sénéchal… que faudrait-il que je leur dise ?
— Dis-leur comme ils sont sages et comme ils sont doués. Dis-leur qu’Aemon t’a commandé de te remettre entre leurs mains. Dis-leur que tu as toujours rêvé d’être admis un jour à porter la chaîne et à servir le bien supérieur, que servir est l’honneur suprême et obéir la vertu suprême. Mais ne leur souffle mot de prophéties ni de dragons, à moins que tu ne désires voir empoisonner ta bouillie d’avoine. » Marwyn attrapa au vol un manteau de cuir crasseux accroché à une patère près de la porte et s’y enveloppa étroitement. « Sphinx, soigne-moi bien ce garçon-là.
— Promis », répondit Alleras, mais l’archimestre était déjà parti. Ils entendirent ses bottes dévaler pesamment les marches.
« Où est-il allé ? demanda Sam, abasourdi.
— Aux docks. Le Mage n’est pas homme à trouver qu’il faut savoir perdre son temps. » Alleras sourit. « J’ai une confession à vous faire. Il n’y avait pas de hasard dans notre rencontre, Sam. Le Mage m’a chargé de vous mettre la main dessus avant que vous n’ayez parlé à Theobald. Il savait que vous étiez sur le point d’arriver.
— Comment ? »
Alleras indiqua d’un signe de tête la chandelle de verre.
Sam fixa l’étrange flamme blême pendant un moment puis papillota et se détourna vers la fenêtre. Les ténèbres étaient en train de s’épaissir au-dehors.
« Il y a une cellule inoccupée en dessous de la mienne dans la tour ouest, et d’où part un escalier qui monte directement aux appartements de Walgrave, dit le jeune garçon à face molle. Si ça ne vous ennuie pas d’entendre croasser les corbeaux, elle jouit d’une bonne vue sur l’Hydromel. Est-ce que cela vous ira ?
— Je suppose. » Il lui fallait bien dormir quelque part.
« Je vous y apporterai quelques couvertures de laine. Les murs de pierre se refroidissent salement la nuit, même ici.
— Je vous remercie. » Il y avait quelque chose dans ce garçon pâle et doucereux qui lui déplaisait, mais comme il n’avait aucune envie de paraître discourtois, il ajouta : « Mon nom n’est pas l’Egorgeur, à la vérité. C’est Sam que je m’appelle. Samwell Tarly.
— Moi, c’est Pat, répondit l’autre, Pat comme le petit porcher. »