10.

Les roulettes du chariot tournaient si vite que leurs moyeux tremblaient sur leur axe ; Lauren et Betty se frayaient un chemin dans les couloirs encombrés des Urgences. Elles évitèrent de justesse une armoire à pharmacie et la rencontre dans un virage d’une équipe de brancardiers qui arrivait en face s’avéra des plus périlleuses. Au plafond, les néons s’étiraient en un trait continu de couleur laiteuse. Au loin, le signal de l’ascenseur retentit. Lauren hurla qu’on l’attende. Elle accéléra encore sa course, Betty l’aidant du mieux qu’elle le pouvait à maintenir le chariot en ligne droite. Un interne en ORL qui retenait les portes de la cabine les aida à se faufiler entre deux autres lits qui montaient vers les blocs de chirurgie.

— Scanner ! haleta Lauren alors que la cabine s’élevait.

Une infirmière appuya sur le bouton du cinquième. La course reprit sa folle allure de corridor en corridor, où les portes palières virevoltaient à leur passage. L’unité d’imagerie médicale était enfin en vue. À bout de souffle, Lauren et Betty rassemblèrent leurs dernières forces.

— Je suis le docteur Kline, j’ai prévenu l’appariteur de notre arrivée, j’ai besoin d’un scan crânien tout de suite.

— Nous vous attendions, répondit Lucie, vous avez le dossier du patient ?

La paperasserie attendrait, Lauren poussa le chariot dans la salle d’examens. Depuis sa cabine de contrôle isolée du scanner, le docteur Bern se pencha sur le micro.

— Que cherchons-nous ?

— Une hémorragie probable dans le lobe occipital, j’ai besoin d’une série de clichés préopératoires pour une ponction intracrânienne.

— Vous comptez intervenir cette nuit ? demanda Bern, surpris.

— Dans moins d’une heure si j’arrive à monter l’équipe.

— Fernstein est prévenu ?

— Pas encore, murmura Lauren.

— Mais vous avez bien son aval pour ces scans en urgence ?

— Évidemment, mentit Lauren.

Aidée de Betty, elle installa Arthur sur la table de thérapie et le sangla au support de tête. Betty injecta la solution iodée pendant que l’opérateur initiait les protocoles d’acquisition depuis son terminal. Dans un bruissement à peine audible, la table avança jusqu’au centre de l’anneau. Le Statif effectua ses premières rotations tandis que la couronne de détecteurs tournait autour de la tête d’Arthur. Les rayons X captés étaient transmis à une chaîne informatique qui recomposait l’image de son cerveau en coupes.


Les premières planches apparaissaient déjà sur les deux écrans de l’opérateur. Elles confirmaient le diagnostic de Lauren, infirmaient celui de Brisson. Arthur devait être opéré immédiatement. Il fallait suturer au plus vite la dissection de la veine endommagée et réduire l’hématome à l’intérieur de la cavité crânienne.

— À ton avis, quel est le potentiel de récupération ? demanda Lauren à son collègue, en parlant dans le micro de la salle du scanner.

— C’est toi l’interne en neurochirurgie ! Mais si tu veux mon pronostic je dirais que, si vous intervenez dans l’heure, tout est encore possible. Je ne vois pas de lésion majeure, il respire bien, les centres neurofonctionnels semblent intacts, il peut s’en sortir indemne.

Le radiologue fit signe à Lauren de le rejoindre dans la cabine. Il pointa du doigt sur l’écran une zone du cerveau.

— Je voudrais que tu regardes de plus près cette coupe, dit-il, je pense que nous avons ici une petite malformation étrange, je vais compléter ses examens par un IRM. J’enverrai les images par le Dicom (Serveur informatique) ; tu les récupéreras directement sur le neuronavigateur. Tu pourrais presque laisser le robot opérer pour toi.

— Merci pour tout.

— C’était calme cette nuit, tes visites me font toujours plaisir.

Un quart d’heure plus tard, Lauren quittait le département d’imagerie médicale, conduisant Arthur vers le dernier étage de l’hôpital. Betty l’abandonna devant les ascenseurs, il fallait qu’elle redescende aux Urgences. De là, elle ferait tout ce qui lui était possible pour réunir une équipe chirurgicale dans les meilleurs délais.


Le bloc opératoire baignait dans l’obscurité ; au mur, la pendule luminescente indiquait trois heures quarante.

Lauren tenta d’installer Arthur sur la table d’opération, mais sans aide l’exercice se révélait complexe. Elle en avait assez de cette vie, de ces horaires, d’être toujours à la disposition de tous, alors que personne n’était jamais là pour elle. Son biper la rappela à l’ordre, elle se précipita vers le combiné du téléphone mural. Betty décrocha aussitôt.

— J’ai réussi à joindre Norma, elle a eu du mal à me croire. Elle s’occupe de joindre Fernstein.

— Tu crois que cela va lui prendre du temps ?

— Celui qu’il faut pour aller de la cuisine à la chambre ; si l’appartement de Fernstein est aussi grand qu’on le dit, elle mettra cinq petites minutes !

— Tu veux dire que Norma et Fernstein… ?

— Tu m’as demandé de le joindre au milieu de la nuit, c’est chose faite ! Et moi j’ai demandé qu’il te rappelle directement, j’ai les tympans fragiles. Je te laisse, je cherche un anesthésiste.

— Tu crois qu’il viendra ?

— Je pense qu’il est déjà en route, tu es sa protégée, on dirait que tu es la seule à ne pas vouloir t’en rendre compte !

Betty coupa la communication et chercha dans son carnet personnel un médecin réanimateur qui vivrait non loin de l’hôpital et dont elle sacrifierait la nuit. Lauren reposa lentement le combiné. Elle regarda Arthur sur la civière qui dormait d’un sommeil trompeur.

Elle entendit des pas derrière elle. Paul s’approcha du lit et prit la main d’Arthur.

— Vous croyez qu’il va s’en sortir ? demanda-t-il d’une voix angoissée.

— Je fais de mon mieux, mais seule je ne peux pas grand-chose. J’attends la cavalerie et je suis fatiguée.

— Je ne sais pas comment vous remercier, murmura Paul. Il est la seule chose au-dessus de mes moyens que je me sois jamais accordée.

Au silence de Lauren, Paul ajouta qu’il ne pouvait se permettre de le perdre.

Lauren le regarda fixement.

— Venez m’aider, chaque minute compte !

Elle entraîna Paul vers la salle de préparation, ouvrit l’armoire centrale, et prit deux blouses vertes.

— Tendez les bras, dit-elle.

Elle noua les cordons de la tunique dans son dos et lui posa un calot sur la tête. L’entraînant vers la vasque, elle lui montra comment laver ses mains et l’aida à enfiler une paire de gants stériles. Pendant que Lauren s’habillait, Paul se contemplait dans le miroir. Il se trouvait très élégant en tenue de chirurgien. S’il n’avait pas une sainte horreur du sang, la médecine lui aurait convenu à merveille.

— Lorsque vous aurez fini de vous regarder dans la glace, vous me donnerez un petit coup de main ? demanda Lauren les bras tendus.

Paul l’aida à se préparer et, dès qu’ils furent tous deux vêtus de leur combinaison, il la suivit à l’intérieur du bloc. Lui qui s’enorgueillissait de la haute technicité des équipements de son cabinet d’architecture était émerveillé par la multitude d’appareils électroniques. Il s’approcha du neuronavigateur pour en caresser le clavier.

— Ne touchez pas à ça ! cria Lauren.

— Je ne faisais que regarder.

— Regardez avec vos yeux, pas avec vos doigts ! Vous n’avez pas le droit d’être là, si Fernstein me voit dans cette salle avec vous je vais en prendre…

— … pour deux bonnes heures de réprimande, poursuivit la voix du vieux professeur qui sortait d’un haut-parleur. Vous avez décidé de saboter votre carrière pour contrarier ma retraite ou vous agissez par pure inconscience ?

Lauren se retourna, Fernstein la dévisageait depuis le sas de préparation de l’autre côté de la vitre.

— C’est vous qui m’avez fait prêter le serment d’Hippocrate, je respecte mes engagements, voilà tout ! répondit Lauren dans l’intercom.

Fernstein se pencha sur la console, il appuya sur le bouton du micro pour s’adresser à ce « médecin » qu’il ne connaissait pas.

— Je lui ai fait jurer de donner son corps à la médecine, je pense que lorsque les générations futures étudieront son cerveau, la science fera de grands progrès dans la compréhension du phénomène de l’entêtement.

— Ne vous inquiétez pas, depuis qu’il m’a sauvée sur la table d’opération, il me prend pour sa créature ! reprit Lauren à l’attention de Paul en ignorant totalement Fernstein.

Elle s’empara d’un rasoir stérile dans un tiroir et d’une paire de ciseaux, découpa la chemise d’Arthur et en jeta les lambeaux dans une corbeille. Paul ne put réfréner un sourire en la voyant débarrasser le torse d’Arthur de toute pilosité.

— Cette coupe va beaucoup lui plaire à son réveil ! dit-il.

Lauren apposa des électrodes aux poignets, aux chevilles et en sept points autour du cœur d’Arthur. Elle relia les fils électriques à l’électrocardiographe et vérifia le bon fonctionnement de la machine. Un tracé lent et régulier s’afficha sur l’écran vert luminescent.

— Je suis devenu son grand jouet ! Je me fais engueuler si je fais trop d’heures, je me fais engueuler si je ne suis pas au bon étage au bon moment, je me fais engueuler si nous ne traitons pas assez de patients aux Urgences, je me fais engueuler parce que j’arrive trop vite sur le parking, je me fais même engueuler parce que j’ai mauvaise mine ! Le jour où j’étudierai son cerveau, la médecine fera un grand pas dans la compréhension du machisme chez les toubibs !

Paul toussota, gêné. Fernstein invita Lauren à le rejoindre.

— Je suis en milieu stérilisé, protesta-t-elle ; je sais déjà ce que vous voulez me dire !

— Vous croyez que je me suis levé au milieu de la nuit pour le seul plaisir de vous passer un savon ? J’aimerais m’entretenir avec vous du protocole opératoire, dépêchez-vous, c’est un ordre !

Lauren fit claquer ses gants et sortit du bloc, laissant Paul seul en compagnie d’Arthur.

— Qui est le réanimateur ? demanda-t-elle alors que la porte du sas coulissait sur ses glissières.

— Je croyais que c’était ce médecin, avec vous !

— Non, ce n’est pas lui, murmura Lauren en regardant le bout de ses chaussures.

— Norma s’en occupe, elle nous rejoindra dans quelques minutes. Bon, vous avez réussi à former une équipe de pointe au milieu de la nuit, dites-moi qu’il ne s’agit pas d’une appendicite.

Les traits de Lauren se détendirent, elle posa une main sur l’épaule de son vieux professeur.

— Ponction intracrânienne et réduction d’un hématome sous-dural.

— À quand remontent les premiers saignements ?

— Dix-neuf heures, avec une augmentation probable de l’intensité vers vingt et une heures, suite à l’absorption d’une forte dose d’aspirine.

Fernstein regarda sa montre, il était quatre heures du matin.

— Quel est votre pronostic de récupération ?

— L’opérateur du scan est optimiste.

— Je ne vous ai pas demandé son avis mais le vôtre !

— Je n’en sais rien, pour tout vous dire, mais mon instinct me dit que ça valait le coup de vous réveiller.

— Alors si nous ne le sortons pas de là, je blâmerai votre instinct. Où sont les clichés ?

— Déjà introduits dans le neuronavigateur, les périmètres des champs opératoires sont établis, nous les avons envoyés par le Dicom. J’ai allumé l’échographe et initialisé les protocoles opératoires.

— Bien, nous devrions pouvoir opérer dans le quart d’heure. Vous allez tenir le coup ? interrogea le professeur en enfilant sa blouse.

— Précisez votre question ! le nargua Lauren en lui nouant les cordons dans le dos.

— Je parle de votre fatigue.

— C’est une obsession chez vous ! râla-t-elle en prenant une nouvelle paire de gants stériles dans l’armoire.

— Si je dirigeais une compagnie aérienne, je m’inquiéterais de la vigilance de mes pilotes.

— Ne vous inquiétez pas, j’ai les pieds sur terre.

— Alors qui est ce chirurgien dans la salle d’opération ? Je ne le reconnais pas sous son calot, questionna Fernstein en se lavant les mains.

— C’est une longue histoire, dit-elle, embarrassée, il va s’en aller, il est juste venu m’aider.

— Quelle est sa spécialité ? Nous ne serons pas trop ce soir, toute aide sera la bienvenue.

— Psychiatre !

Fernstein resta interloqué. Norma entra dans la salle de préparation. Elle aida le professeur à enfiler ses gants et ajusta le reste de sa tenue. L’infirmière regarda le vieux professeur, fière de son élégance. Fernstein se pencha à l’oreille de son élève et murmura :

— Elle trouve qu’en vieillissant je ressemble à Sean Connery.

Et Lauren put voir le sourire qui s’étirait sous le masque du chirurgien.

Le docteur Lorenzo Granelli, réanimateur réputé, fit une entrée fracassante. Installé depuis vingt ans en Californie, titulaire d’une chaire au centre hospitalier universitaire, il ne s’était jamais départi de cet accent élégant et ensoleillé qui soulignait ses origines vénitiennes.

— Alors, s’exclama-t-il les bras grands ouverts. Qu’est-ce donc que cette urgence qui ne peut pas attendre ?

L’équipe entra dans le bloc. Au grand étonnement de Paul, chacun le salua en l’appelant docteur. Du regard, Lauren lui suggéra fermement de sortir, mais alors qu’il se dirigeait vers la porte du sas, l’anesthésiste lui demanda de l’aider à installer la poche de perfusion. Granelli regarda, perplexe, les gouttes qui perlaient sous le calot de Paul.

— Mon petit doigt me dit que vous avez déjà chaud, cher collègue.

Paul répondit d’un mouvement de tête et accrocha, tremblotant, le sac de plasma à la perche. De son côté, Lauren exposait rapidement la situation au reste de l’équipe. Elle fit défiler sur l’écran de l’ordinateur les différentes coupes du scanner.

— Je demanderai une nouvelle échographie lorsque nous aurons soulagé la pression intracrânienne.

Fernstein se détourna de l’écran et s’approcha du patient. En découvrant le visage d’Arthur, il recula d’un pas et remercia le ciel que le masque chirurgical qu’il portait dissimule ses traits.

— Tout va bien ? lui demanda Norma qui ressentait le trouble du professeur.

Fernstein s’écarta de la table d’opération.

— Comment ce jeune homme est-il arrivé chez nous ?

— C’est une histoire qui vous semblera difficile à croire, répondit Lauren d’une voix à peine audible.

— Nous allons avoir tout le temps de l’entendre, insista-t-il en prenant place derrière le neuronavigateur.

Lauren expliqua le parcours chaotique qui avait conduit Arthur pour la deuxième fois aux Urgences du Memorial Hospital et l’avait soustrait aux mains malheureuses de Brisson.

— Pourquoi ne pas avoir pratiqué un contrôle neurologique plus approfondi lorsque vous l’avez examiné la première fois ? demanda Fernstein en vérifiant le bon fonctionnement de son appareil.

— Il n’y avait pas de traumatisme crânien, pas de perte de connaissance, le bilan neuromoteur était satisfaisant. Nous avons pour consignes de limiter les examens inutilement coûteux…

— Vous n’avez jamais respecté les consignes, ne me dites pas que vous avez subitement décidé de vous y plier aujourd’hui, pour une première fois ce ne serait vraiment pas de chance !

— Je n’avais aucune raison d’être inquiète.

— Et Brisson…

— Fidèle à lui-même, rétorqua Lauren.

— Il vous a laissée emmener son patient ?

— Pas vraiment…

Paul simula une incroyable quinte de toux. Toute l’équipe chirurgicale le regarda. Granelli abandonna son poste et vint lui tapoter le dos.

— Vous êtes sûr que vous allez bien, cher confrère ?

Paul rassura l’anesthésiste d’un signe de la tête et s’éloigna de lui.

— Alors voilà une excellente nouvelle ! s’exclama Granelli. Maintenant et tout à fait confidentiellement, si vous pouviez éviter de badigeonner cette pièce de vos bacilles, le corps médical dont je fais partie vous en serait infiniment reconnaissant. Je parle au nom de ce cher patient qui souffre déjà à l’idée que vous vous approchiez de lui.

Paul, qui avait l’impression qu’une colonie de fourmis avait élu domicile dans ses jambes, se rapprocha de Lauren et murmura à son oreille, suppliant :

— Sortez-moi d’ici avant que ça ne commence, je ne supporte pas la vue du sang !

— Je fais de mon mieux, chuchota la jeune interne.

— Ma vie se transforme en calvaire quand vous êtes réunis tous les deux, si un jour vous pouviez essayer de vous fréquenter un tout petit peu comme tout le monde, ça m’arrangerait beaucoup.

— De quoi parlez-vous ? demanda Lauren, étonnée.

— Je me comprends ! Trouvez-moi un moyen de quitter cet endroit avant que je tourne de l’œil.

Lauren s’écarta de Paul.

— Vous êtes prêt ? demanda-t-elle à Granelli.

— Plus prêt serait presque impossible, ma chère, j’attends le signal, répondit l’anesthésiste.

— Encore quelques minutes, annonça Fernstein.

Norma posa le champ opératoire sur la tête d’Arthur. Son visage disparut sous un linge vert.

Fernstein voulait vérifier une dernière fois les clichés, il se retourna vers le panneau rétro éclairé mais ce dernier était vierge de toute image. Il fustigea Lauren du regard.

— Elles sont restées de l’autre côté de la vitre, je suis désolée.

Lauren ressortit de la pièce pour chercher les planches d’IRM. La porte du bloc opératoire se referma pendant que Norma apaisait Fernstein d’un sourire complice.

— Tout cela est inadmissible, dit-il en prenant les poignées du neuronavigateur. Elle nous réveille au milieu de la nuit, personne n’est prévenu de cette intervention, nous avons à peine eu le temps de nous préparer, il y a quand même un minimum de procédures à respecter dans cet hôpital !

— Mais mon cher collègue, s’exclama Granelli, le talent s’exprime souvent dans la spontanéité de l’imprévu.

Tous les visages se tournèrent vers l’anesthésiste. Granelli toussota.

— Enfin quelque chose comme ça ! Non ?

Les portes de la salle de préparation où Lauren recueillait les derniers comptes rendus d’analyses s’ouvrirent brusquement. Un policier en uniforme précédait un inspecteur de police. Lauren reconnut aussitôt le médecin en blouse qui la pointait du doigt.

— C’est elle, arrêtez-la tout de suite !

— Comment êtes-vous arrivés jusque-là ? demanda Lauren, stupéfaite, au policier.

— Il semblait y avoir urgence, nous l’avons emmené avec nous pour qu’il nous guide, répondit l’inspecteur en désignant Brisson.

— Je suis venu assister à votre interpellation pour tentative d’assassinat, séquestration de médecin dans l’exercice de ses fonctions, enlèvement d’un de ses patients et vol d’une ambulance !

— Si vous le permettez, docteur, je vais faire mon métier, reprit l’inspecteur Erik Brame à l’attention de Brisson.

Il demanda à Lauren si elle reconnaissait les faits. Elle inspira profondément et jura qu’elle n’avait agi que dans l’intérêt du blessé. Il s’agissait d’un cas de légitime défense…

L’inspecteur Brame était désolé, il ne lui appartenait pas de juger de cela, et il n’avait d’autre choix que de lui passer les menottes.

— C’est vraiment nécessaire ? supplia Lauren.

— C’est la loi ! jubila Brisson.

— J’en ai une deuxième paire ; si vous parlez encore une fois à ma place, dit l’inspecteur, je vous embarque pour usurpation de la fonction d’agent de la force publique !

— Ça existe ce délit ? demanda l’interne.

— Vous voulez le vérifier ? répondit Brame d’un ton ferme.

Brisson recula d’un pas, laissant le policier poursuivre son interrogatoire.

— Qu’avez-vous fait de l’ambulance ?

— Elle est sur le parking. Je l’aurais ramenée au petit matin.

Le haut-parleur crépita, Lauren et le policier se retournèrent pour voir Fernstein qui s’adressait à eux depuis le bloc opératoire.

— Pouvez-vous me dire ce qui se passe ?

Les joues de la jeune neurologue avaient viré au pourpre, elle se pencha sur le pupitre, les épaules lourdes, et appuya sur la touche de l’interphone.

— Pardon, murmura-t-elle, je suis tellement désolée.

— Est-ce que cette intrusion policière a un rapport avec le patient qui se trouve sur cette table ?

— En quelque sorte, avoua Lauren.

Granelli s’approcha de la vitre.

— S’agit-il d’un bandit ? demanda-t-il, presque extatique.

— Non, répondit Lauren. Tout est de ma faute, je suis tellement confuse.

— Ne soyez pas confuse, reprit l’anesthésiste, moi-même lorsque j’avais votre âge, j’ai fait deux ou trois plaisanteries qui m’ont valu quelques soirées en compagnie des carabinieri, leurs costumes sont bien plus élégants que ceux de votre police, d’ailleurs.

Le réanimateur fut coupé dans son élan par l’inspecteur Brame qui s’approcha du micro.

— Elle a volé une ambulance et enlevé ce patient dans un autre hôpital.

— Toute seule ? s’exclama l’anesthésiste au comble de l’excitation, mais cette fille est épatante !

— Elle avait un complice, souffla Brisson, je suis certain qu’il est dans le hall, il faut l’embarquer, lui aussi.

Fernstein et Norma se tournèrent vers le seul médecin qui ne s’était toujours pas présenté, mais à leur grande surprise il avait disparu. Recroquevillé dans le compartiment qui se trouvait sous la table d’opération, Paul ne comprenait pas comment sa soirée avait pu virer à un tel cauchemar. Il y a quelques heures, il était un homme heureux et serein qui dînait en compagnie d’une femme ravissante.

Fernstein s’approcha de la vitre et demanda à Lauren pourquoi elle avait commis un acte aussi stupide. Son élève releva la tête et le regarda, les yeux pleins de tristesse.

— Brisson allait le tuer.

— Bonsoir, professeur, dit le jeune interne, ravi. Je veux récupérer mon patient tout de suite ! Je vous interdis de commencer cette intervention, je le ramène avec moi.

— J’en doute fort, objecta Fernstein furieux.

— Monsieur le professeur, je vous invite à laisser faire le docteur Brisson, dit l’inspecteur de police, embarrassé.

Granelli recula à pas feutrés jusqu’à la table d’intervention. Il vérifia la condition d’Arthur et débrancha une électrode à son poignet. Aussitôt le signal d’alarme de l’électrocardiographe retentit Granelli leva les bras au ciel.

— Et voilà ! On parle, on parle et ce jeune homme va de plus en plus mal. À moins que ce monsieur qui nous enquiquine ne prenne la responsabilité de l’aggravation inévitable de la condition de notre malade, je pense qu’il serait temps d’opérer. De toute façon, l’anesthésie a déjà commencé et il n’est plus transportable ! conclut-il, triomphal.

Le masque chirurgical de Norma ne pouvait cacher son sourire. Brisson, fou de rage, pointa un doigt rageur vers Fernstein.

— Vous me le paierez tous !

— Je crois que nous n’avons pas fini de faire nos comptes, jeune homme, maintenant partez d’ici et laissez-nous travailler ! ordonna le professeur, en se retournant sans adresser le moindre regard à Lauren.

L’inspecteur Brame rangea sa paire de menottes et prit la jeune neurologue par le bras. Brisson leur emboîta le pas.

— Le moins que l’on puisse dire, reprit Granelli en remettant l’électrode au poignet d’Arthur, c’est que cette soirée est très originale.

Le ronronnement des appareils recouvrit le silence qui s’installa dans la salle d’opération. Le liquide anesthésiant descendit le long du tube de perfusion et entra dans les veines d’Arthur. Granelli vérifia la saturation des gaz sanguins et fit signe à Fernstein que l’intervention pouvait enfin commencer.


*


Lauren avait pris place à bord de la voiture banalisée de l’inspecteur Erik Brame, Brisson était monté dans celle du policier en uniforme. Au croisement de California Street, les deux véhicules se séparèrent. Brisson rentrait finir sa garde au San Pedro. Il viendrait signer sa plainte dans la matinée.

— Il était vraiment en danger ? demanda l’inspecteur.

— Il l’est toujours, répondit Lauren depuis la banquette arrière.

— Et ce Brisson y est pour quelque chose ?

— Ce n’est pas lui qui l’a projeté dans une vitrine, mais disons que son incompétence a aggravé la situation.

— Alors, vous lui avez sauvé la vie ?

— J’allais l’opérer quand vous m’avez arrêtée.

— Et vous faites ce genre de choses pour tous vos patients ?

— Oui et non, enfin essayer de les sauver oui, les enlever dans un autre hôpital, non.

— Vous avez pris tous ces risques pour un inconnu ? poursuivit l’inspecteur. Là, vous m’épatez.

— Ce n’est pas ce que vous faites tous les jours dans votre métier, prendre des risques pour des inconnus ?

— Si, mais moi je suis policier.

— Moi, médecin…

La voiture entra dans Chinatown, Lauren pria l’officier d’ouvrir la fenêtre, ce n’était pas vraiment réglementaire mais il accepta, ce soir il en avait assez du règlement.

— Ce type m’était très antipathique, mais je n’avais pas le choix, vous comprenez ?

Lauren ne répondit pas, la tête penchée à la fenêtre, elle respira l’air marin qui gagnait les quartiers est de la ville.

— J’aime cet endroit plus que tout, dit-elle.

— Dans d’autres circonstances je vous aurais emmenée manger le meilleur canard laqué du monde.

— Chez les frères Tang ?

— Vous connaissez l’endroit ?

— C’est ma cantine, enfin c’était, depuis deux ans je n’ai plus eu le temps d’y mettre les pieds.

— Vous êtes inquiète ?

— Je préférerais être avec eux dans la salle d’opération, mais Fernstein est le meilleur neurochirurgien de cette ville, alors non je ne devrais pas être soucieuse.

— Vous avez déjà réussi à répondre à une question seulement par oui ou par non ?

Elle sourit.

— Vous avez vraiment fait ce coup-là, toute seule ? reprit l’inspecteur.

— Oui !

La voiture se rangea sur le parking du 7e district. L’inspecteur Brame aida Lauren à descendre du véhicule. Dès qu’ils entrèrent dans le commissariat, il confia sa passagère à l’officier de permanence.


Nathalia n’aimait pas passer la nuit loin de son compagnon, mais les heures entre minuit et six heures du matin comptaient double. Plus que trois mois et elle aussi prendrait sa retraite. Son vieux flic bourru lui avait promis de l’emmener faire ce grand voyage dont elle rêvait depuis tant d’années. À la fin de l’automne ils s’envoleraient pour l’Europe. Elle l’embrasserait sous la tour Eiffel, ils visiteraient Paris et ils partiraient à Venise pour s’unir enfin devant Dieu. En amour la patience a ses vertus. Il n’y aurait aucune cérémonie, ils entreraient simplement tous les deux dans une petite chapelle, la ville en comptait des dizaines.

Nathalia entra dans la salle d’interrogatoire pour relever l’identité de Lauren Kline, une interne en neurochirurgie qui avait dérobé une ambulance et enlevé un patient dans un hôpital.


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