4.

Paul descendit l’escalier, son bagage à la main. Il prit celui d’Arthur dans le couloir et l’informa qu’il l’attendait dehors. Il alla s’installer dans la Ford à la place du passager, regarda autour de lui et se mit à siffloter. Il enjamba discrètement le levier de vitesses et se faufila derrière le volant.

Arthur referma la porte d’entrée depuis l’intérieur. Il entra dans le bureau de Lili, ouvrit le placard et regarda la valise en cuir noir qui reposait sur l’étagère. Il effleura du doigt les fermetures en cuivre et déposa l’enveloppe cachée dans sa poche avant de remettre la clé en place.

Il sortit par la fenêtre. En remettant la cale qui coinçait la persienne, il entendit sa mère qui pestait chaque fois qu’ils partaient tous deux faire des courses en ville, parce qu’Antoine n’avait toujours pas réparé ce fichu volet. Et il revit Lili dans le jardin, haussant les épaules et disant qu’après tout les maisons aussi avaient le droit d’avoir des rides. Ce petit bout de bois contre la pierre témoignait d’un temps qui ne serait jamais tout à fait révolu.

— Pousse-toi ! dit-il à Paul en ouvrant la portière.

Il entra dans la voiture et fronça le nez.

— Il y a une odeur bizarre, non ?

Arthur démarra. Un peu plus haut dans le chemin, la vitre de Paul se baissa. Sa main apparut, tenant du bout des doigts un sac en plastique au sigle d’une boucherie qu’il abandonna dans une poubelle à la sortie du domaine. Ils étaient partis bien avant l’heure du déjeuner et éviteraient ainsi les embouteillages des retours de week-end. En début d’après-midi, ils seraient à San Francisco.


*


Lauren étira ses bras vers le plafond. Elle abandonna son lit et sa chambre à regret. Comme à l’accoutumée, elle commença par préparer le repas de sa chienne dans la lourde gamelle en terre cuite et composa ensuite son propre plateau. Elle alla s’asseoir dans l’alcôve du salon où le soleil du matin entrait par la fenêtre. De là, elle pouvait admirer le Golden Gate, tendu comme un trait d’union entre les deux rives de la baie, les petites maisons accrochées sur les collines de Sausalito et même Tiburon et son petit port de pêche. Seules les cornes de brume des grands cargos en partance, mêlées aux cris des mouettes, venaient rythmer la langueur de ce dimanche matin.

Après avoir dévoré une bonne partie de son copieux petit déjeuner, elle déposa le plateau dans l’évier et se rendit dans sa salle de bains. Le puissant jet d’eau de la douche, qui n’effacerait jamais les cicatrices sur sa peau, acheva de la réveiller.

— Kali, arrête de tourner en rond comme ça, je vais t’emmener te promener.

Lauren enroula une serviette autour de sa taille, laissant libres ses seins nus. Elle renonça à tout maquillage, ouvrit le placard, enfila un jean et un polo, enleva le polo, passa une chemise, enleva la chemise et remit le polo. Elle regarda sa montre, sa mère ne la rejoindrait à la Marina que dans une heure et Kali s’était rendormie sur le canapé écru. Alors Lauren s’assit à côté de sa chienne, attrapa un épais manuel de neurochirurgie au milieu des dossiers éparpillés sur la table basse et plongea dans sa lecture en mâchonnant son crayon.


*


La Ford se rangea devant le 27 Cervantes Boulevard. Paul prit son sac sur la banquette arrière et descendit de la voiture.

— Tu veux aller au cinéma ce soir ? dit-il en se penchant à la portière d’Arthur.

— Impossible, j’ai promis ma soirée à quelqu’un.

— Quelqu’un ou quelqu’une ? s’exclama Paul, radieux.

— Plateau télé en tête à tête !

— Mais en voilà une bonne nouvelle, et avec qui sans être indiscret ?

— Tu l’es !

— Quoi ?

— Indiscret !

La voiture s’éloigna dans Fillmore Street. À l’intersection d’Union Street, Arthur marqua l’arrêt pour laisser passer un camion qui avait atteint le stop avant lui. Un cabriolet Triumph caché derrière la remorque en profita pour se faufiler sans marquer l’arrêt, la voiture verte descendait vers la Marina. Un chien ceinturé sur la place du passager aboyait à tue-tête. Le camion traversa le carrefour et la Ford grimpa la colline de Pacific Heights.


*


Les mouvements saccadés de sa queue témoignaient que Kali était heureuse. Elle reniflait le gazon avec beaucoup de sérieux, cherchant quel animal avait bien pu fouler l’herbe avant elle. De temps à autre, elle relevait la tête et courait rejoindre sa famille. Après avoir tracé quelques lacets entre les jambes de Lauren et de Mme Kline, elle s’en allait ouvrir la route et inspecter un autre lopin de terre ; lorsqu’elle témoignait d’un peu trop d’affection à des couples de promeneurs, ou à leurs enfants, la mère de Lauren la rappelait à l’ordre.

— Tu as vu comme ses hanches lui font mal, dit Lauren en regardant Kali s’éloigner.

— Elle vieillit ! Nous aussi d’ailleurs, si tu ne t’en rends pas compte.

— Tu es de merveilleuse humeur, tu as perdu ton tournoi de bridge ?

— Tu plaisantes, j’ai battu toutes ces vieilles filles ! Je me fais juste du souci pour toi.

— Eh bien, c’est inutile, je vais bien, je fais un métier que j’aime, je n’ai presque plus de migraines et je suis heureuse.

— Oui, tu as raison, je devrais voir les choses du bon côté, c’est une belle semaine, tu as réussi à prendre deux heures pour t’occuper de toi, c’est bien !

Lauren désigna un homme et une femme qui marchaient devant elles sur la jetée du petit port.

— Il était un peu comme ça ? demanda-t-elle à sa mère.

— Qui ?

— Je ne sais pas pourquoi, mais je repense à nouveau à lui depuis hier. Et arrête d’esquiver cette conversation chaque fois que j’aborde ce sujet.

Mme Kline soupira.

— Je n’ai rien à te dire, ma chérie. Je ne sais pas qui était ce type qui venait te voir à l’hôpital. Il était gentil, très poli, sans doute un patient qui s’ennuyait, heureux d’être là.

— Les patients ne se promènent pas dans les couloirs de l’hôpital habillés d’une veste en tweed. Et puis j’ai contrôlé la liste de tous les gens hospitalisés dans cette aile du bâtiment à cette période, aucun ne lui correspondait.

— Tu es allée vérifier une chose pareille ? Ce que tu peux être têtue ! Qu’est-ce que tu cherches exactement ?

— Ce que tu me caches en me prenant pour une idiote. Je veux savoir qui il était, pourquoi il était là tous les jours.

— À quoi bon ! C’est du passé tout ça.

Lauren appela Kali qui s’éloignait un peu trop. La chienne fit demi-tour et regarda sa maîtresse avant de revenir en courant vers elle.

— Quand je suis sortie du coma, il était là ; la première fois que j’ai pu faire bouger ma main, il l’a prise dans la sienne pour me rassurer ; au moindre sursaut au milieu de la nuit il était encore là… Un matin, il m’a promis de me raconter une histoire incroyable et il a disparu.

— Cet homme est un prétexte pour ignorer ta vie de femme et ne penser qu’à ton travail. Tu as fait de lui une sorte de prince charmant. C’est facile d’aimer quelqu’un que l’on ne peut pas atteindre, on ne prend aucun risque.

— C’est pourtant bien ce que tu as réussi à faire pendant vingt ans de vie à côté de papa.

— Si tu n’étais pas ma fille, je t’aurais donné une gifle et tu ne l’aurais pas volée.

— Tu es étrange, maman. Jamais tu n’as douté que je trouve la force de me sortir toute seule de mon coma, alors pourquoi me fais-tu aussi peu confiance maintenant que je suis en vie ? Et si pour une fois je cessais d’écouter mon bon sens et ma logique, pour entendre cette petite voix qui me parle au fond de moi ? Pourquoi mon cœur s’emporte-t-il chaque fois que je crois le reconnaître ? Ça ne vaut pas la peine de se poser la question ? Je suis désolée que papa ait disparu, désolée qu’il t’ait trompée, mais ce n’est pas une maladie héréditaire. Tous les hommes ne sont pas mon père !

Mme Kline rit aux éclats. Elle posa la main sur l’épaule de sa fille et la toisa.

— Tu veux me donner des leçons, toi qui n’as jamais fréquenté que de braves garçons qui te regardent comme la Vierge Marie, un miracle dans leur propre vie ! C’est rassurant n’est-ce pas de savoir l’autre incapable de te quitter, quoi que tu fasses ? Moi au moins j’ai aimé !

— Si tu n’étais pas ma mère c’est moi qui te giflerais maintenant.

Mme Kline poursuivit sa marche. Elle ouvrit son sac, en sortit un paquet de bonbons et en offrit un à sa fille qui le refusa.

— La seule chose qui me touche dans ce que tu dis, c’est de constater qu’en dépit de la vie que tu mènes brille encore en toi une toute petite étincelle de romantisme, ce qui me désole c’est que tu la gâches avec une telle naïveté. Attendre quoi ? Si ce type était vraiment l’homme de ta vie, il serait venu te chercher, ma pauvre fille ! Personne ne l’a chassé, il a disparu tout seul. Alors arrête d’en vouloir à la terre entière et plus particulièrement à ta mère comme si c’était moi la fautive.

— Il avait peut-être ses raisons ?

— Comme une autre femme ou des enfants par exemple ? reprit Mme Kline d’une voix sournoise.

On aurait pu croire que Kali en avait assez de la tension qui régnait entre la mère et la fille. Elle ramassa un bâton, le posa au pied de Lauren et aboya avec insistance. Lauren saisit le jouet improvisé et le lança au loin.

— Tu n’as rien perdu de ton savoir-faire pour rendre coup pour coup. Je ne vais pas m’attarder, je dois relire un dossier pour demain, dit Lauren.

— Tu as des devoirs le dimanche, à ton âge ? Je me demande quand tu seras lassée de ta course à la réussite ! Peut-être t’ennuies-tu à mourir avec ton petit ami mais, suis-je bête, tu ne t’ennuies jamais puisque justement le dimanche tu dors ou tu fais tes devoirs !

Lauren se campa devant sa mère avec une irrésistible envie de l’étrangler.

— L’homme de ma vie sera fier que j’aime mon métier et il ne comptera pas mes heures !

La colère froide faisait saillir de petites veines sous ses tempes.

— Demain matin, nous allons essayer d’enlever une tumeur dans le cerveau d’une petite fille, reprit Lauren. Dit comme ça, ça a peut-être l’air d’un truc de rien du tout mais imagine-toi que cette tumeur la rend aveugle. Alors à la veille de l’intervention j’hésitais entre aller voir un bon film et rouler des pelles à Robert en bouffant du pop-corn ou bien réviser à fond la procédure pour demain !

Lauren siffla sa chienne. Elle quitta la promenade qui longeait le port de plaisance et se dirigea vers le parking.

La chienne prit sa place sur le siège avant droit, Lauren boucla la ceinture de sécurité à son harnais et la Triumph quitta Marina Boulevard dans un concert d’aboiements. Elle bifurqua dans Cervantes et remonta Fillmore. Au croisement de Greenwich, Lauren ralentit, hésitant à s’arrêter pour louer un film. Elle rêvait de revoir Cary Grant et Deborah Kerr dans Elle et lui, et puis repensant à sa matinée du lendemain, elle enclencha la seconde et accéléra en passant devant une vieille Ford 1961 qui était garée devant le vidéoclub.


*


Arthur étudiait un à un les titres de la section « Arts martiaux ».

— Je voudrais faire une surprise à une amie ce soir, que pourriez-vous me conseiller ? demanda-t-il à l’employé.

Le vendeur disparut derrière son comptoir pour en ressortir triomphant avec un petit carton dans les bras. Il ouvrit l’emballage d’un trait de cutter et présenta un film à Arthur.

La Fureur du dragon en édition collector ! Il y a trois scènes de combats inédites ! Il est arrivé hier, avec celui-là vous allez la rendre dingue !

— Vous croyez ?

— Bruce Lee est une valeur sûre, elle est forcément groupie !

Le visage d’Arthur s’éclaira.

— Je le prends !

— Votre amie n’aurait pas une sœur, par hasard ?

Il quitta le vidéoclub, ravi. La soirée s’annonçait bien. En chemin, il fit une courte halte chez le traiteur, choisit entrées et plats, plus appétissants les uns que les autres, et rentra chez lui le cœur léger. Il gara la Ford devant le petit immeuble au croisement de Pacific et de Fillmore.

Aussitôt la porte de son appartement refermée, il posa le paquet de ses courses sur le comptoir de la cuisine, alluma la chaîne stéréo, inséra un disque de Frank Sinatra et se frotta les mains.

La pièce baignait dans la lumière rouge de ce soir d’été. Chantant à tue-tête l’air de Strangers in the Night, Arthur dressait un élégant couvert pour deux sur la table basse du salon. Il déboucha une bouteille de merlot 1999, réchauffa le gratin de lasagnes et disposa les assortiments d’entrées italiennes dans deux assiettes en porcelaine blanche. Enfin prêt, il traversa le living-room, sortit sur le palier en laissant la porte de son appartement entrouverte et traversa le couloir. Il tambourina à la porte et entendit se rapprocher les pas légers de sa voisine.

— Je suis sourde mais pas à ce point-là ! dit la vieille dame en l’accueillant avec un grand sourire.

— Vous n’aviez pas oublié notre soirée ? demanda Arthur.

— Tu plaisantes !

— Vous n’emmenez pas votre chien ?

— Pablo dort à poings fermés, il est aussi vieux que moi, tu sais.

— Vous n’êtes pas si vieille, Miss Morrison.

— Si, si, crois-moi ! dit-elle en l’entraînant par le bras dans le couloir.

Arthur installa confortablement Miss Morrison et lui servit un verre de vin.

— J’ai une surprise pour vous ! dit-il en présentant la pochette du film. Le délicieux visage de Miss Morrison s’illumina.

— La scène de combat sur le port est un morceau d’anthologie !

— Vous l’avez déjà vu ?

— Un certain nombre de fois !

— Et vous n’en êtes pas lassée ?

— Tu as déjà vu Bruce Lee torse nu ?


*


Kali se leva d’un bond, elle attrapa sa laisse dans la gueule et commença à tourner en rond dans le salon en remuant la queue.

Lauren était lovée sur le canapé, en peignoir et grosses chaussettes de laine. Elle abandonna sa lecture pour suivre d’un regard amusé Kali qui faisait les « cent pattes », referma le traité de neurochirurgie et embrassa tendrement la tête de sa chienne. « Je m’habille et on y va. »

Quelques minutes plus tard Kali gambadait dans Green Street ; un peu plus loin, sur le trottoir de Fillmore, un jeune peuplier avait l’air de sentir drôlement bon, Kali y entraîna sa maîtresse. Lauren était songeuse, le vent du soir la fit frissonner.

L’intervention du lendemain l’inquiétait, elle pressentait que Fernstein la mettrait aux commandes. Depuis qu’il avait décidé de prendre sa retraite à la fin de l’année, le vieux professeur la sollicitait de plus en plus, comme s’il cherchait à accélérer sa formation. Tout à l’heure en rentrant, à la lumière de sa lampe de chevet, elle relirait ses notes, encore et encore.


*


Miss Morrison était ravie de sa soirée. Dans la cuisine, elle essuyait les assiettes qu’Arthur lavait.

— Je peux te poser une question ?

— Toutes celles que vous voulez.

— Tu n’aimes pas le karaté, et ne me dis pas qu’un jeune homme comme toi n’a trouvé qu’une vieille femme de quatre-vingts ans pour partager son dimanche soir.

— Il n’y avait pas de question dans ce que vous venez de dire, Miss Morrison.

La vieille dame posa sa main sur celle d’Arthur et fit la moue.

— Oh si, il y avait une question ! Elle était induite et tu l’as très bien comprise. Et puis arrête avec ton Miss Morrison, appelle-moi Rose !

— J’aime passer ce dimanche soir en votre compagnie pour répondre à votre question induite.

— Toi, mon grand, tu as la tête de quelqu’un qui se cache à l’abri de la solitude !

Arthur dévisagea Miss Morrison.

— Voulez-vous que je promène votre chien ?

— C’est une menace ou une question ? reprit Rose.

— Les deux !

Miss Morrison alla réveiller Pablo et lui passa son collier.

— Pourquoi l’avez-vous appelé ainsi ? demanda Arthur sur le pas de la porte.

La vieille dame se pencha à son oreille pour lui confier que c’était le prénom du plus mémorable de ses amants.

— …J’avais trente-huit ans, lui cinq de moins ou dix peut-être ? À mon âge la mémoire fait défaut, quand ça nous arrange. L’original était un sublime Cubain. Il dansait comme un dieu et il était bien plus éveillé que ce Jack Russell, crois-moi sur parole !

— Je vous crois volontiers, dit Arthur, en tirant sur la laisse du petit chien qui freinait de toutes ses pattes dans le couloir.

— Ah, La Havane ! soupira Miss Morrison en refermant sa porte.

Arthur et Pablo descendaient Fillmore Street. Le chien s’arrêta au pied d’un peuplier. Pour une raison qui échappait totalement à Arthur, l’arbre éveillait soudain chez l’animal un vif intérêt. Arthur mit ses mains dans ses poches et s’adossa au muret, laissant Pablo profiter de ce rare moment d’éveil. Son téléphone portable vibra dans sa poche, il décrocha.

— Tu passes une bonne soirée ? demanda Paul.

— Excellente.

— Et là, qu’est-ce que tu fais ?

— À ton avis, Paul, combien de temps un chien peut-il rester à renifler le pied d’un arbre ?

— Je vais raccrocher, dit Paul perplexe, je vais vite aller me coucher avant que tu me poses une autre question !


*


À deux blocs de là, au deuxième étage d’une petite maison victorienne perchée sur Green Street, la lumière de la chambre d’une jeune neurochirurgienne s’éteignit.


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