5.
Le réveil posé sur la table de nuit tirait Lauren d’un sommeil si profond qu’il lui était douloureux d’ouvrir les yeux. La fatigue accumulée au long de l’année la plongeait certains matins dans l’humeur grise des premières heures du jour. Il n’était pas encore sept heures quand elle gara sa Triumph sur le parking de l’hôpital. Dix minutes plus tard, vêtue de sa blouse, elle abandonnait le rez-de-chaussée des Urgences et se rendit chambre 307. Le petit singe reposait sous le cou protecteur d’une girafe. Un peu plus loin, un ours blanc veillait sur eux. Les animaux de Marcia dormaient encore sur le rebord de la fenêtre. Lauren regarda les dessins accrochés au mur, habiles pour une enfant qui depuis quelques mois ne voyait que de mémoire.
Lauren s’assit sur le lit et caressa le front de Marcia, qui s’éveilla.
— Coucou, dit Lauren, c’est le grand jour.
— Pas encore, répondit Marcia en ouvrant les paupières. Pour l’instant c’est encore la nuit.
— Plus pour longtemps, ma chérie, plus pour longtemps. On va venir te chercher très bientôt pour te préparer.
— Tu restes avec moi ? demanda Marcia, inquiète.
— Je dois aller me préparer aussi, je te retrouverai à l’entrée du bloc.
— C’est toi qui vas m’opérer ?
— J’assiste le professeur Fernstein, celui qui a la voix très grave comme tu dis.
— Tu as peur ? questionna la petite fille.
— Tu m’as prise de vitesse, c’est moi qui voulais te poser la question.
L’enfant dit qu’elle n’avait pas peur, puisqu’elle avait confiance.
— Je monte et je te retrouve très bientôt.
— Ce soir j’aurai gagné mon pari.
— Qu’as-tu parié ?
— J’ai deviné la couleur de tes yeux, je l’ai écrite sur un papier, il est plié dans le tiroir de ma table de nuit, nous l’ouvrirons toutes les deux après l’opération.
— Je te le promets, dit Lauren en partant.
Marcia se pencha, ignorant totalement la présence de Lauren qui s’était retournée sur le pas de la porte pour la regarder, silencieuse. L’enfant glissa sous son lit.
— Je sais bien que tu t’es caché quelque part, mais tu n’as aucune raison d’avoir peur, dit la petite fille.
Sa main tâtait le sol, à la recherche d’une peluche. Ses doigts effleurèrent la fourrure du hibou, elle l’installa face à elle.
— Tu dois sortir d’ici, tu n’as aucune raison d’avoir peur de la lumière, dit-elle. Si tu me fais confiance je te montrerai les couleurs ; tu as confiance en moi, n’est-ce pas ? Maintenant c’est chacun son tour, tu crois que je n’avais pas peur du noir, moi ? Tu sais, c’est difficile de te décrire le jour, c’est juste beau. Je préfère le vert, mais j’aime bien le rouge aussi, les couleurs ont des odeurs, c’est comme cela qu’on les reconnaît, attends, ne bouge pas, je vais te montrer.
La petite fille sortit de son abri et se dirigea du mieux qu’elle le pouvait vers sa table de nuit. Elle prit une coupelle et un verre qu’elle avait cachés là. Une fois réinstallée sous le sommier, elle présenta fièrement une fraise à son hibou et dit d’une voix déterminée « voilà le rouge » « et puis ça c’est le vert », dit-elle en avançant le verre de menthe. « Tu vois, comme les couleurs sentent bon ! Si tu veux, tu peux goûter, moi je n’ai pas le droit, c’est à cause de l’opération, je dois avoir le ventre vide. »
Lauren avança vers le lit.
— À qui parles-tu ? demanda-t-elle à Marcia.
— Je savais que tu étais là. Je parle à un ami, mais je ne peux pas te le montrer, il se cache tout le temps parce qu’il a peur de la lumière et qu’il a peur des gens aussi.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Emilio ! Mais toi tu ne peux pas entendre ce qu’il dit.
— Pourquoi ?
— Tu ne peux pas comprendre.
Lauren s’agenouilla.
— Je peux venir sous le lit avec toi ?
— Si tu n’as pas peur du noir.
La petite fille s’écarta et laissa Lauren se faufiler sous le sommier.
— Je peux l’emmener avec moi là-haut ?
— Non, c’est un vieux règlement idiot, les animaux ne sont pas admis dans les salles d’opération, mais ne t’inquiète pas, un jour tout cela changera.
*
La journée s’annonçait radieuse. Arthur avait préféré marcher jusqu’à son cabinet d’architecture sur Jackson Street. Paul l’attendait dans la rue.
— Alors ? lui demanda Paul dont le visage hilare venait d’apparaître dans l’entrebâillement de la porte.
— Alors quoi ? interrogea Arthur en appuyant sur le bouton de la machine à café.
— Combien de temps pour le chien ?
— Vingt minutes !
— J’envie tes soirées, mon vieux ! J’ai eu nos deux amies de Carmel au téléphone, elles sont rentrées et assez partantes pour un dîner à quatre ce soir, amène le toutou si tu as peur de t’ennuyer.
Paul tapota sur le cadran de sa montre, il était temps de partir. Tous deux avaient rendez-vous chez un important client de leur étude.
*
Lauren entra dans le sas de stérilisation. Bras tendus, elle enfila la blouse que lui présentait une infirmière. Une fois passées les manches, elle noua les cordons dans son dos et avança vers la vasque en acier. Le trac au ventre, la jeune neurochirurgienne commença le nettoyage minutieux de ses mains. Après les avoir séchées, l’infirmière lui saupoudra les paumes de talc et ouvrit une paire de gants stériles que Lauren passa aussitôt. Le calot bleu pâle posé sur sa tête, le masque sur sa bouche, elle inspira à fond et entra dans la salle d’opération.
Assis derrière son pupitre, Adam Peterson, spécialiste en neuro-imagerie fonctionnelle, contrôlait le bon fonctionnement du système d’échographie préopératoire. Les clichés IRM du cerveau de Marcia étaient déjà dans la machine. En comparant ces images à celles qui seraient acquises en temps réel par l’échographe, l’ordinateur pourrait établir avec précision la portion de la tumeur enlevée au cours de l’opération.
*
Au fil du processus, le système d’imagerie renseigné par Adam délivrerait de nouvelles images, révisées, du cerveau de la petite fille. Le professeur Fernstein entra quelques minutes plus tard, accompagné de son confrère, le docteur Richard Lalonde, qui avait fait le déplacement depuis Montréal.
Le docteur Lalonde salua l’équipe, s’installa derrière l’appareil de neuronavigation et en saisit les deux poignées. Manipulés savamment par le chirurgien, les bras mécaniques couplés à l’ordinateur principal trancheraient au millimètre près la masse tumorale. Tout au long de l’intervention, la précision de l’acte chirurgical serait critique. Une infime déviation de trajectoire pouvait priver Marcia de la parole ou de la capacité de marcher, et, à l’inverse, un excès de prudence rendrait l’opération vaine. Silencieuse et concentrée, Lauren revoyait dans sa tête chaque détail de la procédure qui ne tarderait pas à débuter et pour laquelle elle se préparait sans relâche depuis plusieurs semaines.
Apprêtée dans une salle voisine, Marcia arriva enfin au bloc, allongée sur un lit civière. Les infirmières l’installèrent avec beaucoup d’attention sur la table d’opération. La poche de perfusion reliée à son bras fut suspendue à la perche.
Norma, la doyenne des infirmières de l’hôpital, raconta à Marcia qu’elle venait d’adopter un bébé panda.
— Et vous l’avez ramené comment ? Vous avez eu le droit ? demanda Marcia.
— Non, répondit Norma en riant, il va rester chez lui, en Chine, mais c’est nous qui donnons de quoi le soigner jusqu’à ce qu’il puisse être sevré.
Norma ajouta qu’elle n’avait pas réussi à trouver un prénom à l’animal ; quel nom fallait-il donner à un panda ?
Pendant que la petite fille réfléchissait à la question, Norma relia les pastilles collées sur son thorax à l’électrocardiographe et le médecin anesthésiste piqua une minuscule aiguille à son index. Cette sonde lui permettrait de contrôler en temps réel la saturation des gaz sanguins de sa patiente. Il fit une injection dans la poche de perfusion et assura à Marcia qu’elle pourrait réfléchir au nom du panda après l’opération, il fallait maintenant compter avec lui jusqu’à dix. L’anesthésique descendit le long du cathéter et pénétra dans la veine. Marcia s’endormit entre les chiffres deux et trois. Le réanimateur vérifia aussitôt les constantes vitales sur les différents moniteurs. Norma referma le cerclage sur le front de Marcia afin de prévenir tout mouvement de sa tête.
Tel le chef d’un orchestre savant, le professeur Fernstein fit un tour d’horizon de son équipe. Depuis son poste, chaque intervenant répondit qu’il était prêt. Fernstein donna le signal au docteur Lalonde et ce dernier appuya alors sur les poignées de l’appareil de neuronavigation, sous le regard attentif de Lauren.
L’incision initiale fut pratiquée à 9 h 27, un voyage de douze heures dans les régions les plus profondes du cerveau d’une enfant venait de débuter.
*
Le projet présenté par Paul et Arthur semblait plaire à leurs clients. Les directeurs du consortium qui les faisaient concourir pour la réalisation d’un nouveau siège social étaient réunis autour de l’immense table en acajou de la salle du conseil. Après qu’Arthur eut détaillé toute la matinée les perspectives du futur hall d’entrée, celles des espaces de réunion et des parties communes, Paul prit la relève à midi. Il commentait dessins et tableaux projetés sur un écran derrière son dos. Lorsque la pendule accrochée au mur de la salle indiqua seize heures, le président de séance remercia les deux architectes pour le travail qu’ils avaient accompli. Les membres du directoire se réuniraient d’ici à la fin de la semaine pour décider lequel des deux projets finalistes remporterait le marché.
Arthur et Paul se levèrent et saluèrent leurs hôtes avant de prendre congé. Dans l’ascenseur, Paul bâilla longuement.
— Je crois qu’on s’en est bien tiré, non ?
— Probablement, répondit Arthur à voix basse.
— Quelque chose te tracasse ? questionna son ami.
— Tu crois qu’ils vendent des laisses extensibles chez Macy’s ?
Paul leva bras et yeux au ciel. La sonnette retentit et les portes de la cabine s’ouvrirent au troisième sous-sol du parking.
Avant de prendre place derrière le volant, Paul fit quelques flexions.
— Je suis vidé, dit-il. Des journées comme ça sont trop crevantes.
Arthur entra dans la voiture sans faire de commentaire.
*
Le rythme cardiaque de Marcia était stable. Fernstein demanda l’augmentation progressive de l’anesthésie. Une deuxième série d’échographies confirma que l’exérèse suivait son cours normal. Millimètre par millimètre, les bras électroniques manipulés par le docteur Lalonde taillaient la tumeur située dans le lobe occipital du cerveau de Marcia et remontaient les coupes vers la surface. À la quatrième heure, il leva la tête.
— Relève ! demanda le chirurgien dont les yeux avaient atteint le seuil limite de fatigue.
Fernstein fit signe à Lauren de s’asseoir devant l’appareil. Elle eut un moment d’hésitation et trouva la force qui lui manquait dans le regard apaisant de son professeur. Mille fois elle avait répété ces gestes au cours de simulations, mais aujourd’hui une vie dépendait de sa performance.
Dès qu’elle fut aux commandes, le trac disparut. Lauren rayonnait. Du bout de deux pinces, elle touchait à un rêve.
Son maniement était excellent, son habileté probante. Toute l’équipe la regardait à l’œuvre et Norma sut lire dans les yeux du professeur la fierté qu’il ressentait pour son élève.
Lauren opéra sans relâche jusqu’à la septième heure. Quand elle souhaita être remplacée à son tour, l’ordinateur indiquait que l’exérèse était accomplie à soixante-seize pour cent. Lalonde reprit sa place. D’un clin d’œil, il congratula sa jeune collègue pour sa performance.
*
— Je te dépose au bureau et je file à la maison, dit Paul.
— Laisse-moi sur Union Square, je dois faire une course.
— Je pourrais savoir pourquoi tu veux acheter une laisse alors que tu n’as pas de chien ?
— Pour une amie !
— Rassure-moi, elle a un chien au moins ?
— Elle a soixante-dix-neuf ans si cela peut te tranquilliser.
— Pas vraiment, soupira Paul en se rangeant le long du trottoir devant le grand magasin Macy’s.
— Où se retrouve-t-on pour notre dîner ? demanda Arthur en descendant de la voiture.
— Au Cliff House, à vingt heures, et fais un effort, on ne peut pas dire que tu aies brillé par ta courtoisie la dernière fois. Tu as une deuxième chance de faire une première bonne impression, essaie de ne pas la rater !
Arthur regarda le cabriolet s’éloigner, il jeta un coup d’œil à la vitrine et entra dans la porte à tambour du grand magasin.
*
L’anesthésiste remarqua l’inflexion du tracé sur le moniteur. Il vérifia aussitôt la saturation sanguine. L’équipe nota le changement qui venait de s’opérer sur les traits du médecin. Son instinct venait de le mettre en alerte.
— Vous avez un saignement ? interrogea-t-il.
— Rien à l’image pour l’instant, dit Fernstein en se penchant sur le moniteur du docteur Peterson.
— Quelque chose ne va pas ! affirma l’anesthésiste.
— Je refais une écho, reprit le spécialiste en charge de l’imagerie.
L’atmosphère sereine qui régnait dans le bloc opératoire venait soudain de disparaître.
— La petite plonge ! reprit sèchement le docteur Cobbler en augmentant le débit d’oxygène.
Lauren se sentit impuissante. Elle fixa Fernstein du regard et comprit dans les yeux du professeur que la situation était en passe de devenir critique.
— Prenez sa main, lui murmura son patron.
— Que fait-on ? demanda Lalonde à Fernstein.
— On continue ! Adam, que nous dit l’échographie ?
— Pas grand-chose pour l’instant, répondit le médecin.
— J’ai un début d’arythmie, indiqua Norma en avisant l’électrocardiographe qui clignotait.
Richard Lalonde tapa rageusement du plat de la main sur sa console.
— Dissection sur l’artère cérébrale postérieure ! énonça-t-il sèchement.
Tous les membres de l’équipe se regardèrent. Lauren retint son souffle et ferma les yeux.
Il était dix-sept heures vingt-deux. En une minute, la paroi endommagée de l’artère qui irriguait la partie postérieure du cerveau de Marcia se déchira sur deux centimètres. Sous la pression du sang qui jaillit en trombe, la déchirure s’allongea encore. La vague qui déferlait par la plaie béante envahit la cavité crânienne. En dépit du drain que Fernstein implanta aussitôt, le niveau ne cessa de monter à l’intérieur du crâne, noyant le cerveau à une vitesse fulgurante.
À dix-sept heures vingt-sept, sous les yeux impuissants de quatre médecins et infirmières, Marcia cessa de respirer pour toujours. La main de la petite fille que Lauren retenait dans la sienne s’ouvrit, comme pour libérer un ultime souffle de vie qu’elle aurait caché au creux de sa paume.
Silencieuse, l’équipe sortit du bloc opératoire et se dispersa dans le couloir. Personne n’y pouvait rien. La tumeur, dans sa malignité, avait caché aux appareils les plus sophistiqués de la médecine moderne l’anévrisme d’une petite artère dans le cerveau de Marcia.
Lauren resta seule, retenant quelque temps encore les doigts inertes de la petite fille. Norma s’approcha et desserra les doigts de la main de la jeune neurochirurgienne.
— Venez maintenant.
— J’avais promis, murmura Lauren.
— C’est bien la seule erreur que vous aurez commise aujourd’hui.
— Où est Fernstein ? demanda-t-elle.
— Il a dû aller voir les parents de la petite.
— J’aurais voulu le faire, moi.
— Je crois que vous avez eu votre compte d’émotions pour aujourd’hui. Et si je peux me permettre un conseil, avant de rentrer chez vous, allez traîner dans un grand magasin.
— Pour quoi faire ?
— Pour voir de la vie, plein de vies !
Lauren caressa le front de Marcia et recouvrit les yeux de l’enfant du drap vert ; elle quitta la salle.
Norma la regardait s’éloigner dans le couloir. Elle hocha la tête et éteignit le bloc de lumière suspendu au-dessus de la table d’opération, la pièce plongea dans la pénombre.
*
Arthur avait trouvé son bonheur au troisième étage du grand magasin : la laisse à enrouleur qui ferait la joie de Miss Morrison. Les jours gris, elle pourrait rester sous l’auvent de l’immeuble à l’abri de la pluie tandis que Pablo irait vaquer à son gré dans le caniveau.
Il quitta la caisse centrale où il venait de régler son achat ; en chemin une femme qui choisissait des pyjamas pour hommes lui adressa un sourire, Arthur le lui rendit et se dirigea vers l’escalator.
Sur l’escalier mécanique, une main délicate se posa sur son épaule. Arthur se retourna et la femme descendit une marche pour se rapprocher de lui.
De toutes ses liaisons amoureuses, il n’y en avait qu’une qu’il regrettait d’avoir vécue…
— Ne me dis pas que tu ne m’as pas reconnue ? demanda Carol-Ann.
— Pardonne-moi, j’étais ailleurs.
— Je sais, j’ai appris que tu vivais en France. Tu vas mieux ? demanda son ex d’un air compatissant.
— Oui, pourquoi ?
— J’ai aussi appris que cette fille pour laquelle tu m’avais quittée… enfin j’ai su que tu étais veuf, quelle tristesse…
— De quoi parles-tu ? répliqua Arthur perplexe.
— J’ai croisé Paul dans un cocktail le mois dernier. Je suis vraiment désolée.
— J’ai été ravi de te croiser mais je suis un peu en retard, reprit Arthur.
Il voulut descendre quelques marches mais Carol-Ann agrippa son bras et lui montra fièrement la bague qui brillait à son doigt.
— Nous célébrons la semaine prochaine notre première année de mariage. Tu te souviens de Martin ?
— Pas très bien, répondit Arthur en contournant la rambarde pour emprunter l’escalator qui descendait vers le premier étage.
— Tu n’as pas pu oublier Martin ! Capitaine de l’équipe de hockey ! le réprimanda Carol-Ann avec beaucoup de fierté.
— Ah oui, un grand type blond !
— Très brun.
— Brun, mais grand ?
— Très grand.
— Voilà, dit Arthur en regardant le bout de ses chaussures.
— Alors tu n’as toujours pas refait ta vie ? demanda Carol-Ann l’air compatissant.
— Si ! Fait et puis défait, la vie quoi ! dit Arthur de plus en plus exaspéré.
— Tu ne vas pas me dire qu’un garçon comme toi est toujours célibataire ?
— Non, je ne vais pas te le dire parce que tu l’auras probablement oublié dans dix minutes et ça n’a pas grande importance, marmonna Arthur.
Nouvelle rambarde, nouvel espoir que Carol-Ann ait d’autres courses à faire à cet étage, mais elle le suivit vers le rez-de-chaussée.
— J’ai plein d’amies célibataires ! Si tu viens à notre fête d’anniversaire je te présenterai à la prochaine femme de ta vie. Je suis une extraordinaire marieuse, j’ai un don pour savoir qui va avec qui. Tu aimes toujours les femmes ?
— J’en aime une ! Je te remercie, ce fut un plaisir de te revoir et mes amitiés à Martin.
Arthur salua Carol-Ann et s’échappa à vive allure. Il passait devant le rayon d’une marque française de cosmétiques quand un souvenir resurgit, aussi doux que ce parfum évadé d’un flacon que manipulait la vendeuse devant sa cliente. Il ferma les yeux et se souvint d’un jour où il marchait dans cette allée, fort d’un amour invisible et certain. À ce moment, il était heureux comme il ne l’avait jamais été de sa vie. Il s’engouffra dans la porte à tambour.
Le tourniquet l’abandonna sur le trottoir d’Union Square. Le mannequin dans la vitrine portait une robe du soir, élégante et cintrée à la taille. La fine main en bois pointait d’un doigt nonchalant le passant de la rue. Dans les reflets orangés du soleil, la chaussure semble légère. Arthur est immobile, absent. Il n’entend pas le side-car qui arrive dans son dos. Le pilote en a perdu le contrôle dans le virage de Polk Street, l’une des quatre rues qui bordent la grande place. La moto tente d’éviter la femme qui traverse, se penche, zigzague, le moteur rugit. Dans la rue, les gens paniquent ; un homme en complet se jette à terre pour esquiver l’engin, un autre recule et trébuche en arrière, une femme crie et s’abrite derrière une cabine téléphonique. Le side-car poursuit sa course folle. La nacelle franchit le parapet, arrachant un panneau, mais le parcmètre qu’elle heurte est solidement ancré dans le sol et la sépare, d’une section franche, de la moto. Plus rien ne la retient, elle a la forme d’un obus et presque sa vitesse, elle file droit devant. Lorsqu’elle atteint les jambes d’Arthur elle le soulève et le projette en l’air. Le temps semble prendre son aise et s’étire tout à coup comme un long silence. L’avant fuselé de la machine percute le verre. L’immense vitrine explose en une myriade d’éclats. Arthur roule au sol jusqu’au bras du mannequin désormais allongé sur le tapis de verre. Un voile s’est posé sur ses yeux, la lumière est opaque, sa bouche a pris le goût ferreux du sang. Dans la torpeur qui l’envahit il voudrait dire aux gens que ce n’est qu’un bête accident. Les mots sont bloqués dans sa gorge.
Il veut se lever mais c’est trop tôt encore. Ses genoux vacillent un peu, et cette voix qui crie si fort de rester allongé. Les secours vont venir.
Paul sera furieux s’il est en retard. Il faut aller promener le chien de Miss Morrison, nous sommes dimanche ? Non, peut-être lundi ? Il doit repasser à l’agence signer les plans. Où est le ticket du parking ? Sa poche est certainement déchirée, il avait la main dedans, elle est maintenant sous son dos et lui fait un peu mal. Ne pas se frotter la tête, tous ces éclats de verre sont coupants. La lumière est aveuglante, mais les sons reviennent peu à peu. L’éblouissement s’estompe. Ouvrir les yeux. C’est le visage de Carol-Ann. Elle ne va donc pas le lâcher, il ne veut pas qu’on lui présente la femme de sa vie, il la connaît déjà bon sang ! Il devrait porter une alliance pour qu’on lui foute la paix. Tout à l’heure il retournera en acheter une. Paul détestera ça, mais lui ça l’amusera beaucoup.
Au loin une sirène, il faut absolument se redresser avant que l’ambulance arrive, il est inutile de les inquiéter, il n’a mal nulle part, peut-être un peu dans la bouche, il s’est mordu la joue. Ce n’est pas grave la joue, c’est désagréable à cause des aphtes mais ce n’est vraiment pas grave. Quelle bêtise, sa veste doit être fichue, Arthur adore cette veste en tweed. Sarah trouvait que le tweed faisait vieux, mais il se moquait de ce que pensait Sarah, elle portait les escarpins les plus vulgaires de la terre avec des bouts bien trop pointus. C’est bien d’avoir dit à Sarah que cette nuit passée ensemble était aussi un accident, ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre, ce n’était la faute de personne. Est-ce que le motard va bien ? C’est sûrement cet homme avec le casque. Il a l’air de s’en être bien tiré avec son air contrit.
« Je vais tendre la main à Carol-Ann, elle racontera à toutes ses amies qu’elle m’a sauvé la vie puisque c’est elle qui m’aura aidé à me relever. »
— Arthur ?
— Carol-Ann ?
— J’étais certaine que c’était toi au milieu de cette épouvantable catastrophe, dit la jeune femme affolée.
Il épousseta calmement les épaules de sa veste, arracha le morceau de poche qui pendouillait tristement, secoua la tête pour se débarrasser des éclats.
— Quelle peur ! Tu as eu beaucoup de chance, reprit Carol-Ann d’une voix perchée.
Arthur la dévisagea, l’air grave.
— Tout est relatif, Carol-Ann. Ma veste est foutue, j’ai des coupures partout et j’enchaîne les rencontres désastreuses, même lorsque je vais juste acheter une laisse à ma voisine.
— Une laisse à ta voisine… Tu as eu beaucoup de chance de sortir presque indemne de cet accident ! s’indigna Carol-Ann.
Arthur la regarda, il adopta un air pensif, tentant du mieux qu’il le pouvait de rester civilisé. Ce n’était pas seulement la voix de Carol-Ann qui l’agaçait, tout en elle lui était insupportable. Il essaya de retrouver un semblant d’équilibre et parla d’un ton volontaire et calme.
— Tu as raison, je ne suis pas très juste. J’ai eu la chance de te quitter, puis de rencontrer la femme de ma vie, mais elle était dans le coma ! Sa propre mère voulait qu’on l’euthanasie, mais j’ai eu une chance folle parce que mon meilleur ami a bien voulu me donner un coup de main pour aller la kidnapper à l’hôpital.
Inquiète, Carol-Ann fit un pas en arrière, Arthur un pas en avant.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « aller la kidnapper » ? demanda-t-elle d’une voix timide en serrant son sac contre sa poitrine.
— Nous avons volé son corps ! C’est Paul qui a subtilisé l’ambulance, c’est pour cela qu’il se sent obligé de raconter à tout le monde que je suis veuf ; mais en fait Carol-Ann, je ne suis que demi-veuf ! C’est un genre très particulier.
Les jambes d’Arthur manquaient de force, il chancela légèrement, Carol-Ann voulut le soutenir mais Arthur se redressa seul.
— Non, la vraie chance, c’est que Lauren pouvait m’aider à la maintenir en vie. C’est quand même un avantage d’être médecin quand ton corps et ton esprit se dissocient. Tu peux t’occuper de toi-même !
La bouche de Carol-Ann s’entrouvrit à la recherche d’un peu d’air. Arthur n’avait nul besoin de reprendre souffle, juste de l’équilibre. Il s’accrocha à la manche de Carol-Ann qui sursauta et poussa aussitôt un cri.
— Et puis elle s’est réveillée, et finalement ça aussi, c’était une sacrée chance ! Alors voilà, Carol-Ann, tu vois, la vraie chance, ce n’était pas notre rupture, ce n’était pas ce musée à Paris, ce n’était pas le side-car, c’était elle, la vraie chance dans ma vie ! dit-il épuisé, en s’asseyant sur la carcasse de l’engin.
Le fourgon flambant neuf du centre hospitalier venait de se ranger le long du trottoir. Le chef d’équipe se précipita vers Arthur, que Carol-Ann fixait, béate.
— Ça va, monsieur ? demanda le secouriste.
— Pas du tout ! affirma Carol-Ann.
Le secouriste le prit par le bras et voulut l’accompagner vers l’ambulance.
— Tout va bien, je vous assure, dit Arthur en se dégageant.
— Il faut suturer cette plaie sur votre front, insista l’ambulancier à qui Carol-Ann faisait de grands signes pour qu’il embarque Arthur au plus vite.
— Je n’ai mal nulle part, je me sens très bien, soyez gentil, laissez-moi rentrer chez moi.
— Avec tout ce verre éparpillé, il est fort probable que vous ayez des micro-éclats dans les yeux. Je dois vous emmener.
Fatigué, Arthur se laissa faire. Le secouriste l’allongea sur la civière. Il recouvrit ses yeux de deux gazes stériles, tant qu’ils ne seraient pas nettoyés, il fallait leur éviter un mouvement susceptible de déchirer la cornée. Le bandage qui entourait maintenant le visage d’Arthur le plongeait dans une obscurité inconfortable.
L’ambulance remonta Sutter Street sirènes hurlantes, elle tourna dans Van Ness Avenue et prit la direction du San Francisco Memorial Hospital.