13.
Le bar était presque désert. Dans le fond de la salle, un pianiste jouait une mélodie du Duke. Onega repoussa sa coupe vide et invita le barman à lui resservir un Dry Martini.
— Il est encore un peu tôt pour un troisième verre, non ? demanda le serveur en lui servant sa boisson.
— Tu as des heures pour le malheur, toi ?
— Mes clients viennent plutôt cuver leur chagrin en fin de journée.
— Mais moi je suis ukrainienne, dit Onega en soulevant son verre, et nous avons un culte de la nostalgie avec lequel aucun Occidental ne peut rivaliser. Il faut un talent à l’âme que vous n’avez pas !
Onega abandonna le comptoir et vint s’accouder au piano où le musicien entamait une chanson de Nat King Cole. Elle leva son verre et le but, cul sec. Le pianiste fit signe au barman de la resservir et reprit son refrain. Le bar se peupla au fil des heures. La nuit était tombée quand Paul entra dans l’établissement. Il s’approcha d’Onega, faisant mine d’ignorer qu’elle était déjà ivre.
— L’animal vient se repentir la queue entre les jambes, dit-elle.
— Je croyais qu’à l’Est vous teniez mieux l’alcool.
— Tu n’as cessé de te tromper sur mon compte, alors un peu plus, un peu moins, quelle différence cela fait.
— Je t’ai cherchée partout, reprit-il en la retenant par l’épaule alors qu’elle vacillait sur son tabouret.
— Et tu m’as trouvée, tu as du flair !
— Viens, je te raccompagne.
— Tu n’as pas eu ton saoul de sensations, alors tu viens jouer avec ta poupée russe ; c’est pratique, il te suffit d’ouvrir une des gigognes et de prendre la taille en dessous ?
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je suis passé chez toi, je t’ai appelée sur ton portable, je suis passé par tous les restaurants dont tu m’avais parlé et je me suis souvenu de cet endroit.
Onega se leva, s’appuyant au comptoir.
— Pour quoi faire, Paul ? Je t’ai vu à la Marina avec cette fille, tout à l’heure. Je t’en supplie, ne me dis pas que ce n’était pas ce que je crois, ce serait terriblement banal et décevant.
— Ce n’était pas ce que tu crois ! Cette femme, c’est Arthur qui l’aime depuis des années.
Onega le dévisagea. Ses yeux brillaient de désespoir.
— Et toi, qui aimes-tu ? dit-elle, fière, en relevant la tête.
Paul déposa quelques billets sur le comptoir et la prit sous son épaule.
— Je crois que je vais être malade, dit Onega en parcourant les quelques mètres de trottoir qui les séparaient de la voiture.
Sur leur gauche, une petite ruelle s’enfonçait dans la nuit. Paul l’y conduisit. Les pavés déglingués brillaient d’un éclat sombre ; un peu plus loin, quelques caisses de bois les mettraient à l’abri des regards indiscrets. Au-dessus d’une grille d’égout, Paul soutenait Onega qui se vidait d’un trop-plein de chagrin. Au dernier soubresaut, il prit un mouchoir de sa poche et lui essuya les lèvres. Onega se redressa, fière et distante.
— Ramène-moi chez moi !
Le cabriolet remontait O’Farell. Cheveux au vent, Onega reprenait des couleurs. Paul roula un long moment, avant de s’arrêter devant le petit immeuble où vivait son amie. Il coupa le moteur et la regarda.
— Je ne t’ai pas menti, dit Paul en brisant le silence.
— Je sais ! murmura la jeune femme.
— Est-ce que tout cela était bien nécessaire ?
— Un jour tu apprendras peut-être à me connaître. Je ne t’invite pas à monter, je ne suis pas en état de te recevoir.
Elle descendit de la voiture et avança vers l’entrée de l’immeuble. Au pas de la porte elle se retourna, brandissant le mouchoir de Paul.
— Je peux le garder ?
— Ne t’en fais pas pour ça, jette-le !
— Chez nous, on ne se débarrasse jamais d’un premier mot d’amour.
Onega entra dans le corridor et gravit l’escalier. Paul attendit que la fenêtre de son appartement s’éclaire, la voiture s’éloigna dans la rue déserte.
*
L’inspecteur Pilguez refermait les boutons de sa veste de pyjama, il se regardait dans le long miroir de la chambre à coucher…
— Il te va très bien, dit Nathalia, je l’ai su dès que je l’ai vu dans la boutique.
— Merci, dit George en l’embrassant sur le nez.
Nathalia ouvrit le tiroir de la table de nuit et en sortit un petit pot en verre et une cuillère.
— George ! dit-elle d’une voix déterminée.
— Oh non ! supplia-t-il.
— Tu avais promis, reprit-elle en forçant la cuillère dans sa bouche.
La moutarde forte envahit ses papilles gustatives et les yeux de l’inspecteur rougirent aussitôt. Il tapa d’un pied rageur en inspirant à fond par le nez.
— Bon Dieu que c’est fort, ce machin !
— Je suis désolée, mon chéri, sinon tu ronfles toute la nuit ! dit Nathalia déjà allongée sous les draps. Allez, viens te coucher !
*
Au dernier des trois étages d’une maison victorienne perchée sur les hauteurs de Pacific Heights, une jeune interne lisait, allongée dans son lit. Sa chienne Kali dormait sur le tapis, bercée par la pluie qui frappait aux carreaux. Pour la première fois depuis longtemps, Lauren avait délaissé ses traités habituels de neurologie pour une thèse qu’elle s’était procurée à la librairie de la faculté. Le sujet en était le coma.
*
Pablo vint se blottir au pied du fauteuil où s’était endormie Miss Morrison. Le dragon de Fu Man Chu avait eu beau réaliser l’une de ses plus belles cascades, ce soir Morphée avait gagné le combat.
*
Penchée sur la vasque, Onega recueillit l’eau au creux de ses mains. Elle frictionna son visage et releva la tête, regardant son image dans la glace. Elle laissa ses mains glisser sur ses joues, rehaussa ses pommettes et souligna du doigt une petite ride au pourtour de ses yeux. Du bout de l’index, elle suivit le contour de sa bouche, descendit le long de sa gorge et tira sur son cou, se forçant à sourire. Elle éteignit la lumière.
Quelqu’un grattait à la porte du petit studio ; Onega traversa la pièce unique qui faisait office de chambre et de salon, vérifia que la chaîne de sécurité était passée dans son fourreau, et ouvrit. Paul voulait juste s’assurer que tout allait bien. Tant qu’on n’est pas mort, lui répondit Onega, rien n’est vraiment grave. Elle le fit entrer, et quand elle referma la porte le sourire qui se dessinait sur ses lèvres ne ressemblait en rien à celui qui s’effaçait déjà dans la buée imprimée sur le miroir de la salle de bains.
*
Une infirmière entra dans la chambre 307 du Memorial Hospital, elle prit la tension d’Arthur et ressortit. Les premières lueurs du jour entraient par la fenêtre qui donnait sur le jardin.
*
Lauren s’étira de tout son long. Les yeux encore engourdis de sommeil, elle attrapa son oreiller et le serra dans ses bras. Elle regarda le petit réveil, repoussa la couette et roula sur le côté. Kali grimpa sur le lit et vint se blottir contre elle. Robert ouvrit les yeux et les referma aussitôt. Lauren avança la main vers l’épaule de son ami, elle retint son geste et se tourna vers la fenêtre. La lumière dorée qui filtrait par les persiennes annonçait une belle journée.
Elle s’assit sur le rebord du lit et réalisa seulement alors qu’elle n’était pas de garde.
Elle quitta la chambre, passa derrière le coin cuisine, appuya sur le bouton de la bouilloire électrique et attendit que l’eau frémisse.
Sa main glissa vers le téléphone. Elle regarda la pendule du four et se ravisa. Il n’était pas encore huit heures, Betty ne serait pas à son poste.
Une heure plus tard, elle courait en petites foulées, le long des allées de la Marina. Kali trottinait derrière elle, la langue pantelante.
Lauren suivit du regard deux ambulances qui passaient toutes sirènes hurlantes. Elle prit le portable qui pendait à son cou. Betty décrocha.
Le personnel des Urgences avait été informé de la sanction prise à son encontre. L’ensemble du service avait voulu faire circuler une pétition exigeant sa réincorporation immédiate, mais l’infirmière en chef, qui connaissait bien Fernstein, les en avait dissuadés. Tout en continuant sa course, Lauren ne put s’empêcher de sourire, touchée que sa présence au sein de l’équipe ne soit pas aussi anonyme qu’elle l’imaginait. Alors que l’infirmière en chef se répandait en anecdotes, elle en profita pour lui demander des nouvelles discrètes du patient de la 307. Betty s’interrompit.
— Il ne t’a pas causé assez d’ennuis comme ça ?
— Betty !
— Comme tu voudras. Je n’ai pas encore eu de raison de monter dans les étages, mais je t’appellerai dès que j’ai du neuf. C’est assez calme ce matin, et toi, comment vas-tu ?
— Je réapprends à faire des choses totalement inutiles.
— Comme quoi ?
— Ce matin, je me suis maquillée pendant dix bonnes minutes.
— Et alors ? demanda Betty, brûlant de curiosité.
— Je me suis démaquillée juste après !
Betty rangeait une pile de dossiers dans le casier des internes, le combiné coincé entre la nuque et la joue.
— Tu verras, quinze jours de repos te feront reprendre goût aux petits plaisirs de la vie.
Lauren s’arrêta à la hauteur de la buvette pour acheter une bouteille d’eau minérale, qu’elle vida presque d’un trait.
— Souhaite-le-moi, une matinée à ne rien faire me rend déjà dingue, je me suis mêlée aux joggers en priant le ciel pour qu’il y ait au moins une petite foulure autour de moi.
Betty lui promit de la rappeler dès qu’elle aurait des informations, deux ambulances venaient d’arriver devant le sas des Urgences. Lauren raccrocha. Le pied posé sur un banc, renouant le lacet de sa chaussure, elle se demanda si c’était vraiment par conscience professionnelle qu’elle se souciait à ce point de la santé d’un homme, qu’hier elle ne connaissait pas encore.
*
Paul prit les clés de sa voiture et quitta son bureau. Il informa Maureen qu’il serait en rendez-vous tout l’après-midi, il ferait tout son possible pour repasser en fin de journée. Une demi-heure plus tard, il entrait dans le hall du San Francisco Memorial Hospital et montait quatre à quatre la volée de marches jusqu’au premier étage, trois à trois jusqu’au second et une à une jusqu’au troisième, se jurant en avançant dans le couloir qu’il retournerait à la salle de gym dès le week-end. Il croisa Nancy qui sortait d’une chambre, lui fit un baisemain et poursuivit son chemin, la laissant stupéfaite au milieu du couloir. Il entra dans la chambre et s’approcha du lit.
Il fit semblant de régler le débit de la perfusion, prit le poignet d’Arthur et regarda sa montre pour relever son pouls.
— Tire la langue, pour voir, dit-il goguenard.
— Je peux savoir à quoi tu joues ? demanda Arthur.
— Voler des ambulances, kidnapper des gens dans le coma, maintenant j’ai pris un vrai coup de main. Mais tu as raté le meilleur, tu aurais dû me voir en blouse verte, avec mon masque et mon calot sur la tête. L’élégance absolue !
Arthur se redressa dans son lit.
— Tu as vraiment assisté à l’intervention ?
— Franchement, on fait tout un plat de la médecine, mais chirurgien ou architecte, tout ça c’est du pareil au même, c’est une question de travail en équipe ! Ils manquaient de personnel, j’étais là, je n’allais pas rester sans rien faire, alors j’ai aidé.
— Et Lauren ?
— Elle est impressionnante. Elle anesthésie, elle coupe, elle recoud, elle réanime, et avec quel tempérament ! C’est un plaisir de bosser avec elle.
Le visage d’Arthur s’assombrit.
— Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? questionna Paul.
— Il y a qu’elle va avoir des ennuis à cause de moi !
— Oui, eh bien vous êtes quittes ! C’est quand même fascinant, le seul auquel vous ne pensez jamais quand vous organisez vos soirées débiles, c’est moi !
— Et toi, tu n’as pas eu d’ennuis ?
Paul toussota et souleva une paupière d’Arthur.
— Tu as bonne mine ! dit-il sur un ton emprunté au médecin.
— Comment t’en es-tu sorti ? insista Arthur.
— Je me suis comporté comme une merde si tu veux tout savoir. Quand la police est arrivée aux portes du bloc, je me suis caché sous la table d’opération, c’est pour ça que j’ai dû assister à toute l’intervention. Cela dit, en décomptant les périodes où j’étais dans les pommes, j’ai quand même dû participer cinq bonnes minutes. C’est à elle que tu dois d’avoir la vie sauve, moi je n’y suis pas pour grand-chose.
Nancy entra dans la chambre. Elle vérifia la tension d’Arthur et lui demanda s’il voulait essayer de se lever et de marcher. Paul se proposa de l’aider.
Ils firent quelques pas jusqu’au bout du couloir. Arthur se sentait bien, il avait retrouvé son équilibre et il eut même envie de poursuivre la promenade. Dans l’allée du jardin de l’hôpital, il pria Paul de lui rendre deux services…
Paul repartit dès qu’Arthur fut couché. En chemin, il s’arrêta chez un fleuriste d’Union Street. Il y fit composer un bouquet de pivoines blanches, et glissa la carte qu’Arthur lui avait confiée dans l’enveloppe. Les fleurs seraient livrées avant la soirée. Puis il redescendit vers la Marina et se gara devant un vidéoclub. Vers dix-neuf heures, il sonna à l’interphone de Rose Morrison, il lui donna des nouvelles d’Arthur et le dernier épisode des aventures de Fu Man Chu.
*
Lauren était allongée sur le tapis, plongée dans sa thèse. Sa mère, installée sur le canapé du salon, feuilletait les pages d’un magazine. De temps à autre, elle relevait les yeux de sa lecture pour regarder sa fille.
— Qu’est-ce qui t’a pris de faire une chose pareille ? demanda-t-elle en jetant son journal sur la table basse.
Lauren reporta quelques notes sur un cahier à spirale, sans répondre.
— Tu aurais pu ruiner ta carrière, toutes ces années de travail perdues au nom de quoi ? argua sa mère.
— Tu as bien perdu toutes ces années avec ton mariage. Et tu n’as pas sauvé la vie de papa, que je sache ?
La mère de Lauren se leva.
— Je vais promener Kali, dit-elle sèchement en décrochant son trench-coat du portemanteau.
Et elle quitta l’appartement en claquant la porte.
— Au revoir, murmura Lauren en suivant d’une oreille les pas qui s’éloignaient.
Mme Kline croisa un coursier au bas de l’escalier. Il portait un énorme bouquet de pivoines blanches et cherchait l’appartement de Lauren Kline.
— Je suis Mme Kline, dit-elle, en prenant la petite enveloppe accrochée au papier de cellophane.
Il n’avait qu’à laisser les fleurs dans le hall, elle les récupérerait à son retour. Elle lui donna un pourboire et le jeune homme s’en alla.
En descendant la rue, elle souleva le rabat de la petite enveloppe. Deux mots étaient rédigés sur la carte de correspondance : « Vous revoir », ils étaient signés « Arthur ».
Mme Kline froissa la carte et l’abandonna au fond de la poche de son imperméable.
Dans le quartier il n’y avait qu’un seul square qui acceptait les animaux. Si le destin avait ses raisons, l’homme sans imagination les trouverait toujours imparfaites. Mme Kline s’assit sur un banc ; à côté d’elle, la vieille dame qui lisait son journal eut envie de faire sa connaissance.
Dans l’enclos réservé aux chiens, Kali grimpait sur un jack russell qui se reposait à l’ombre douce d’un tilleul.
— Vous n’avez pas l’air d’aller bien, dit la vieille dame.
Mme Kline sursauta.
— Simplement songeuse, répondit la mère de Lauren. Nos chiens ont l’air de bien s’entendre…
— Pablo a toujours été attiré par les grandes perches ; je vais quand même lui relire le manuel, j’ai l’impression qu’ils sont à l’envers. Qu’est-ce qui vous préoccupe ?
— Rien !
— Si vous avez besoin de vous confier, je suis la personne idéale, je suis sourde comme un pot !
Mme Kline regarda Rose, qui n’avait pas quitté sa lecture.
— Vous avez des enfants ? dit-elle d’une voix abandonnée.
Miss Morrison fit non de la tête.
— Alors vous ne pourrez pas comprendre.
— Mais j’ai aimé des hommes qui en avaient !
— Cela n’a rien à voir.
— Ce que ça peut m’agacer ! protesta Rose. Les gens qui ont des enfants regardent ceux qui n’en ont pas comme s’ils appartenaient à une autre planète. Aimer un homme est aussi compliqué que d’élever des gamins !
— Je ne partage pas tout à fait votre point de vue.
— Et vous êtes toujours mariée ?
Mme Kline regarda sa main, le temps avait effacé la marque de son alliance.
— Alors, quels sont ces soucis que vous cause votre fille ?
— Comment savez-vous qu’il ne s’agit pas d’un garçon ?
— Une chance sur deux !
— Je crois que j’ai fait quelque chose de mal, murmura la mère de Lauren.
La vieille dame replia son journal et écouta attentivement ce que Mme Kline avait tant besoin d’avouer.
— C’est moche le coup des fleurs ! Et pourquoi redoutez-vous tant qu’elle revoie ce jeune homme ?
— Parce qu’il risque de réveiller un passé qui peut nous faire du tort à toutes les deux.
La vieille dame replongea dans son quotidien, le temps de réfléchir, et le reposa sur le banc.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, mais on ne protège personne à l’abri d’un mensonge.
— Je suis désolée, dit Mme Kline, je vous parle de choses que vous ne pouvez pas comprendre.
Rose Morrison avait tout le temps de comprendre. La mère de Lauren hésita, mais après tout, quel risque courait-elle de se confier à une inconnue ? L’envie de chasser sa solitude fut la plus forte, elle se rassit et raconta l’histoire d’un homme qui avait enlevé une jeune femme pour la sauver, alors que sa propre mère avait renoncé.
— Votre jeune homme n’aurait pas un grand-père célibataire, par hasard ?
— Quand il m’a rendu les clés de l’appartement, je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.
— Et il a disparu, comme cela ?
— Disons que nous l’avons un peu aidé.
— Nous ?
— Un neurochirurgien réputé s’est chargé de lui expliquer à quel point la santé de ma fille était fragile. Il a su trouver mille raisons de le convaincre de s’éloigner d’elle.
— Alors devant tant d’évidences, cet homme s’est effacé ?
La mère de Lauren soupira.
— Oui.
— Je croyais qu’il en avait plus que ça ! reprit la vieille dame. Remarquez, quand ils sont fous d’amour, ils perdent beaucoup de leurs capacités ! Et ce que disait ce professeur était sincère ?
— Sincère sûrement, vrai, je n’en sais trop rien. Lauren a récupéré très vite, en quelques mois elle était à nouveau elle-même.
— Vous pensez qu’il est trop tard maintenant pour parler à votre fille ?
— Je me pose cette question tous les jours, et je n’arrive pas à imaginer sa réaction.
— J’ai vu pas mal de vies gâchées par des secrets de famille. Je n’ai pas eu la chance d’avoir d’enfants, et en dépit de ce que je vous disais tout à l’heure pour me donner une contenance, vous ne savez pas à quel point cela me manque. Mais j’aimais trop souvent pour m’en croire capable, enfin, c’était mon excuse pour ne pas regarder mon égoïsme en face. Je comprends vos réticences, même si je suis convaincue que vous avez tort. L’amour est fait de tolérance, c’est ce qui lui donne sa force.
— J’aimerais tellement que vous ayez raison.
— On quitte un homme, on croit l’oublier… jusqu’à ce qu’un souvenir nous rappelle à lui, alors comment imaginer se défaire de l’amour que nous portons à nos parents. On perd un temps fou à ne pas leur dire qu’on les aime, pour finir par se rendre compte, après leur mort, comme ils nous manquent.
La vieille dame se pencha vers Mme Kline.
— Si ce jeune homme a sauvé votre fille, vous lui êtes redevable. Allez donc le trouver.
Et Rose replongea dans la lecture de son journal. Mme Kline attendit quelques instants, elle salua sa voisine de banc, appela Kali et s’éloigna dans l’allée du parc.
En rentrant, elle récupéra le bouquet de fleurs au pied des marches. L’appartement était désert. Elle arrangea les pivoines dans un vase qu’elle posa sur la table basse du salon et referma la porte derrière elle.
*
Les jours de la semaine s’écoulaient avec la régularité d’un métronome. Tous les matins, Lauren allait faire une longue promenade sous les arbres du parc du Presidio. Il lui arrivait de marcher jusqu’à la plage qui bordait le versant pacifique. Elle s’installait alors sur le sable et plongeait dans sa thèse qu’elle retrouvait chaque soir.
L’inspecteur Pilguez avait fini par s’adapter aux horaires de Nathalia. Chaque jour, à midi, ils partageaient un repas où se rencontraient leurs appétits, celui d’un petit déjeuner pour l’une, d’un déjeuner pour l’autre.
Au milieu d’une journée entrecoupée de réunions avec le bureau d’études et de visites de chantier, Paul retrouvait Onega qui l’attendait sur un banc au bout d’une jetée, face à la baie.
Miss Morrison emmenait Pablo profiter des belles après-midi d’été dans le petit parc situé près de chez elle. Il lui arrivait de croiser Mme Kline et reconnut un jour Lauren au chien qui suivait ses pas. Ce jeudi de grand soleil, elle fut tentée de l’aborder mais renonça finalement à distraire la jeune femme de sa lecture. Quand Lauren quitta l’allée centrale, elle la suivit d’un regard amusé.
Chaque début de soirée, George Pilguez déposait Nathalia devant le commissariat.
Juste avant de retrouver Onega pour dîner, Paul rendait visite à son ami ; il lui présentait esquisses et projets qu’Arthur corrigeait d’un trait de crayon ou amendait de quelques annotations sur les choix de coloris et de matériaux.
Ce vendredi, Fernstein se félicita de l’état de santé de son patient. Il lui ferait passer un scanner de contrôle dès qu’il y aurait un créneau de libre, et si, comme il en était convaincu, tout était normal, il signerait son bon de sortie. Plus rien ne justifiait qu’il occupe un lit d’hôpital. Ensuite, il faudrait être raisonnable quelque temps, mais la vie ne tarderait pas à reprendre son cours normal. Arthur le remercia de tous les soins qu’il lui avait apportés.
*
Paul était parti depuis longtemps, les couloirs ne résonnaient déjà plus des pas tumultueux de la journée, l’hôpital avait revêtu son habit de nuit. Arthur alluma le téléviseur perché sur une tablette en face de son lit. Il ouvrit le tiroir de sa table de nuit et prit son téléphone portable. Le regard perdu dans ses pensées, il fit dérouler les noms du répertoire et renonça à déranger son meilleur ami. Le téléphone lui échappa lentement de la main et roula sur les draps, sa tête glissa sur l’oreiller.
La porte s’entrebâilla, une interne entra dans la chambre. Elle se dirigea aussitôt au pied du lit et consulta le dossier médical. Arthur entrouvrit les yeux et la regarda, silencieux, elle semblait concentrée.
— Un problème ? dit-il.
— Non, répondit Lauren en relevant la tête.
— Que faites-vous ici ? demanda-t-il, stupéfait.
— Ne parlez pas si fort, chuchota Lauren.
— Pourquoi parler à voix basse ?
— J’ai mes raisons.
— Et elles sont secrètes ?
— Oui !
— Alors, il faut que je vous avoue, même à voix basse, que je suis content de vous voir.
— Moi aussi, enfin, je veux dire que je suis contente que vous alliez mieux. Je suis vraiment désolée de ne pas avoir diagnostiqué cette hémorragie au premier examen.
— Vous n’avez aucune raison de vous en vouloir. Je crois que je ne vous ai pas beaucoup facilité la tâche, dit Arthur.
— Vous étiez si pressé de partir !
— L’obsession du travail, un jour ça me tuera !
— Vous êtes architecte, c’est ça ?
— C’est ça !
— C’est un métier très pointu, beaucoup de mathématiques !
— Oui, enfin comme en médecine à la fac, et puis après on laisse les autres faire les maths pour vous.
— Les autres ?
— Les calculs de portances, de résistances, tout ça c’est surtout le boulot des ingénieurs !
— Et que font les architectes pendant que les ingénieurs bossent ?
— Ils rêvent !
— Et vous rêvez à quoi ?
Arthur regarda longuement Lauren, il sourit et pointa du doigt l’angle de la chambre.
— Avancez jusqu’à la fenêtre.
— Pour quoi faire ? s’étonna Lauren.
— Un petit voyage.
— Un petit voyage à la fenêtre ?
— Non, un petit voyage depuis la fenêtre !
Elle obéit, un sourire presque moqueur au coin des lèvres.
— Et maintenant ?
— Ouvrez-la ?
— Quoi ?
— La fenêtre !
Et Lauren fit exactement ce qu’Arthur lui avait demandé.
— Que voyez-vous ? demanda-t-il en chuchotant toujours.
— Un arbre ! répondit-elle.
— Décrivez-le-moi.
— Comment ça ?
— Il est grand ?
— Il est haut comme deux étages, mais il a de grandes feuilles vertes.
— Alors fermez les yeux.
Lauren se prit au jeu et la voix d’Arthur la rejoignit dans une obscurité improvisée.
— Les branches sont immobiles, à cette heure de la journée, les vents de la mer ne sont pas encore levés. Approchez-vous du tronc, les cigales se cachent souvent dans les recoins d’écorces. Au pied de l’arbre s’étend un tapis d’épines de pin. Elles sont roussies par le soleil. Maintenant, regardez tout autour de vous. Vous êtes dans un grand jardin, il est parsemé de larges bandes de terre ocre plantées de quelques pins parasols. À votre gauche vous en verrez des argentés, à droite des séquoias, devant des grenadiers et un peu plus loin des caroubiers qui semblent couler jusqu’à l’océan. Empruntez le petit escalier de pierre qui borde le chemin. Les marches sont irrégulières, mais ne craignez rien, la pente est douce. Regardez sur votre droite, vous devinez les restes d’une roseraie, maintenant ? Arrêtez-vous en bas, et regardez devant vous.
Et Arthur inventait un univers, fait juste de mots ; Lauren vit la maison aux volets clos qu’il lui décrivait. Elle avança vers le perron, grimpa les marches et s’arrêta sous la véranda. En contrebas, l’océan semblait vouloir briser les rochers, les vagues charriaient des amas d’algues mariées à des entrelacs d’épines. Le vent soufflait dans ses cheveux, elle eut presque envie de les repousser en arrière.
Elle contourna la maison, et suivit à la lettre les instructions d’Arthur qui la guidait pas à pas dans son pays imaginaire. Sa main effleurait la façade, à la recherche d’une petite cale, au bas d’un volet. Elle fit comme il disait et la retira du bout des doigts. Le panneau de bois s’ouvrit et elle crut même l’entendre grincer sur ses gonds. Elle souleva la fenêtre à guillotine en déboîtant légèrement le châssis qui accepta de coulisser sur ses cordeaux.
— Ne vous arrêtez pas dans cette pièce, elle est trop sombre, traversez-la, vous arriverez dans le couloir.
Elle avançait à pas lents, derrière les murs, chaque pièce paraissait contenir un secret. Elle entra dans la cuisine. Sur la table, il y avait une vieille cafetière italienne, on y faisait un excellent café, et devant elle, une cuisinière comme on en trouvait autrefois dans les vieilles demeures.
— Elle fonctionne avec du bois ? demanda Lauren.
— Si vous le voulez, vous trouverez même des bûches, à l’abri d’un appentis juste au-dehors, en passant par-derrière.
— Je veux rester dans la maison et continuer à la visiter, murmura-t-elle.
— Alors ressortez de la cuisine. Ouvrez la porte, juste en face.
Elle entra dans le salon. Un long piano dormait dans l’obscurité du lieu. Elle alluma la lumière et s’approcha assez près pour s’asseoir sur le tabouret.
— Je ne sais pas jouer.
— C’est un instrument particulier, rapporté d’un lointain pays ; si vous pensez très fort à une mélodie que vous aimez, il vous la jouera, mais uniquement si vous posez vos mains sur son clavier.
Lauren se concentra de toutes ses forces, et la partition du « Clair de lune » de Werther envahit sa tête.
Elle avait l’impression que quelqu’un jouait à côté d’elle, et plus elle se laissait entraîner dans le songe, plus la musique était profonde et présente. Elle visita ainsi chaque endroit, grimpant jusqu’à l’étage, allant de chambre en chambre ; et, petit à petit, les mots qui décrivaient la maison se transformaient en une multitude de détails qui inventaient une vie tout autour d’elle. Elle retourna dans la seule pièce qu’elle n’avait pas encore visitée. Elle entra dans le petit bureau, regarda le lit et frissonna, elle ouvrit les yeux, et la maison s’évanouit.
— Je crois que je l’ai perdue, dit-elle.
— Ce n’est pas grave, maintenant elle est à vous, vous pourrez y retourner quand vous voudrez, il vous suffira d’y penser.
— Je ne pourrais pas recommencer toute seule, je ne suis pas très douée pour les mondes imaginaires.
— Vous avez tort de ne pas vous faire confiance. Je trouve que pour une première fois vous vous êtes plutôt bien débrouillée.
— Alors c’est ça votre métier. Vous fermez les yeux et vous imaginez des lieux ?
— Non, j’imagine la vie qu’il y aura à l’intérieur, et c’est elle qui me suggère le reste.
— C’est une drôle de façon de travailler.
— C’est plutôt une façon drôle de travailler.
— Il faut que je vous laisse, les infirmières ne vont pas tarder à faire leur ronde.
— Vous reviendrez ?
— Si je le peux.
Elle se dirigea vers la porte de la chambre et se retourna juste avant de sortir.
— Merci pour cette visite, c’était bien, j’ai aimé ce moment.
— Moi aussi.
— Elle existe cette maison ?
— Tout à l’heure, vous l’avez vue ?
— Comme si j’y étais !
— Alors si elle existe dans votre imagination, c’est qu’elle est vraie.
— Vous avez une étrange façon de penser.
— À force de fermer les yeux sur ce qui les entoure, certains sont devenus aveugles sans même le savoir. Je me suis contenté d’apprendre à voir, même dans le noir.
— Je connais un hibou qui aurait bien besoin de vos conseils.
— Celui qui était dans votre blouse l’autre soir ?
— Vous vous souvenez ?
— Je n’ai pas eu l’occasion de fréquenter beaucoup de médecins, mais il est difficile d’en oublier un qui vous examine avec une peluche dans la poche.
— Il a peur du jour et son grand-père m’a demandé de le guérir.
— Il faudrait lui trouver une paire de lunettes de soleil pour enfant, j’en possédais une quand j’étais petit, c’est incroyable ce que l’on peut voir au travers.
— Comme quoi ?
— Des rêves, faits de pays imaginaires.
— Merci du conseil.
— Mais attention, quand vous aurez guéri votre hibou, dites-lui bien qu’il suffit de cesser de croire une seule seconde pour que le rêve se brise en mille morceaux.
— Je le lui dirai, comptez sur moi. Reposez-vous, maintenant.
Et Lauren sortit de la chambre.
Un clair de lune entrait par les persiennes. Arthur repoussa ses draps, et se rendit à la fenêtre. Il resta là, appuyé au rebord, à regarder les arbres du jardin, immobiles. Il n’avait aucune envie de suivre le conseil de son ami. Depuis trop longtemps il se nourrissait de patience, et rien n’avait pu le détacher du souvenir de cette femme, ni le temps ni les voyages peuplés d’autres regards. Bientôt il sortirait d’ici.