11.

Nathalia posa son bloc-notes sur la table.

— J’ai vu des choses originales dans mon métier, mais là vous battez un record, dit-elle en prenant la cafetière sur le réchaud.

Elle regarda longuement Lauren. En trente ans de carrière elle avait assisté à un grand nombre d’interrogatoires et pouvait juger de la sincérité d’un prévenu en moins de temps qu’il n’en avait fallu à ce dernier pour commettre son délit. La jeune interne décida de coopérer ; hormis la complicité de Paul, elle n’avait rien à cacher. Elle assumait ses actes. Si une situation identique se représentait, elle adopterait la même attitude.

Une demi-heure s’écoula, Lauren racontait, Nathalia l’écoutait, resservant du café de temps à autre.

— Vous n’avez pas noté un mot de ma déposition, répondit Lauren.

— Je n’étais pas là pour ça, un inspecteur viendra demain matin. Je vous recommande d’attendre un avocat avant de raconter à quiconque d’autre ce que vous venez de me dire. Votre patient a-t-il des chances de s’en sortir ?

— On ne le saura qu’à la fin de l’intervention, pourquoi ?

Si Lauren lui avait vraiment sauvé la vie Nathalia pensait que cela dissuaderait probablement les administrateurs du Mission San Pedro de se porter partie civile.

— Il n’y a aucun moyen de me laisser sortir, le temps de l’opération ? Je jure de me représenter ici demain matin.

— Il faudra d’abord qu’un juge fixe le montant de votre caution. Dans le meilleur des cas il vous recevra dans le courant de l’après-midi, sauf si votre collègue retirait sa plainte.

— N’y comptez pas, il n’a pas pu m’avoir quand nous étions à la faculté, vous pensez bien qu’il tient là sa revanche.

— Vous vous connaissiez ?

— J’ai eu à le supporter comme voisin de banc en quatrième année.

— Et il prenait un peu trop de place ?

— Le jour où il a posé ses mains sur mes cuisses, je l’ai éconduit assez brusquement.

— Mais encore ?

— Je peux vous raconter ça sans la présence de mon avocat ? rétorqua Lauren d’un ton amusé. Je l’ai giflé en plein cours de biologie moléculaire, la claque a résonné dans tout l’amphithéâtre.

— À l’Académie de police, je me souviens d’avoir menotté un jeune inspecteur qui avait essayé de m’embrasser de façon un peu cavalière. Il a passé une très mauvaise nuit, accroché à la portière de sa voiture.

— Et vous ne l’avez jamais recroisé ?

— Nous allons bientôt nous marier !

Nathalia s’excusa auprès de Lauren, mais le règlement l’obligeait à l’enfermer. Lauren regarda le réduit grillagé au fond de la salle d’interrogatoire.

— C’est calme ce soir ! reprit Nathalia. Je vais laisser la cellule ouverte. Si vous entendez des pas, enfermez-vous toute seule, sinon c’est moi qui aurai des ennuis. Il y a du café dans le tiroir sous le réchaud et des tasses dans le petit placard. Ne faites pas de bêtises.

Lauren la remercia. Nathalia quitta la pièce et retourna à son bureau. Elle prit le registre de nuit pour y reporter l’identité de la jeune femme interpellée et conduite au 7e district à quatre heures trente-cinq.


*


— Quelle heure est-il ? demanda Fernstein.

— Vous êtes fatigué ? répondit Norma.

— Je ne vois pas pourquoi je le serais, j’ai été réveillé au milieu de la nuit et j’opère depuis plus d’une heure, bougonna le vieux chirurgien.

— Les chiens ne font pas des chats, n’est-ce pas ma chère Norma ? reprit l’anesthésiste.

— Quel est le sens de votre propos, cher confrère ? interrogea Fernstein.

— Je me demandais où votre élève avait acquis ce phrasé, si particulier.

— Faut-il en déduire que vos étudiants pratiqueront la médecine avec un léger accent italien ?

Fernstein introduisit un drain par l’incision pratiquée dans le crâne d’Arthur. Déjà, le sang s’épanchait dans le tube. L’hématome sous-dural commençait enfin à se résorber. Une fois les microdissections cautérisées il resterait à s’attaquer à la petite malformation vasculaire. La sonde du neuronavigateur avançait millimètre par millimètre. Les vaisseaux sanguins apparaissaient sur le moniteur de contrôle, semblables à des rivières souterraines. L’extraordinaire voyage au centre de l’intelligence humaine se déroulait pour l’instant sans encombre. Pourtant, de part et d’autre de la proue du navigateur, s’étendait l’immensité grise de la matière cérébelleuse, tel un amas nuageux parcouru de millions d’éclairs. Minute après minute, la sonde se frayait une voie vers son objectif final, mais il faudrait encore beaucoup de temps avant qu’elle n’atteigne les veines cérébrales internes.


*


Nathalia reconnut les pas qui grimpaient l’escalier. La tête de l’inspecteur Pilguez apparut dans l’entrebâillement de la porte. Les cheveux en bataille, le visage grisé par la barbe naissante, il posa un petit paquet blanc fermé d’un ruban marron.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Nathalia, curieuse.

— Un homme qui n’arrive pas à dormir quand tu n’es pas dans son lit.

— Je te manque à ce point-là ?

— Pas toi, mais ta respiration, elle me berce.

— Tu vas y arriver un jour, j’en suis certaine.

— À quoi ?

— À me dire simplement que tu ne peux plus vivre sans moi.

Le vieil inspecteur s’assit sur le bureau de Nathalia. Il sortit son paquet de cigarettes de sa poche pour en porter une à ses lèvres.

— Puisque tu es en service actif pour quelques mois encore, je vais exceptionnellement te faire partager le fruit d’une expérience rudement acquise sur le terrain. Pour arriver à une conclusion, tu dois regrouper tes indices. Dans le cas qui te préoccupe, tu es en face d’un type à la soixantaine bien tassée, qui a quitté New-York pour partager ta vie ; le même bonhomme sort de son lit, qui est aussi le tien, à quatre heures du matin, il traverse la ville en voiture alors qu’il n’y voit rien la nuit, s’arrête pour t’acheter des beignets alors que son taux de cholestérol lui interdit de fréquenter le trottoir d’une pâtisserie – ce sont des beignets au sucre dans ce paquet – et il vient te les déposer sur ton bureau. Tu as besoin d’une déposition en plus ?

— J’aimerais quand même que tu passes aux aveux !

Nathalia ôta la cigarette coincée entre les lèvres de Pilguez, et l’échangea contre un baiser.

— C’est pas mal du tout, ça, tu progresses dans ton enquête ! reprit le policier à la retraite. Tu me rends ma cigarette ?

— Tu es dans un établissement public, c’est interdit !

— À part toi et moi, je ne vois pas grand monde.

— Détrompe-toi, il y a une jeune femme dans la cellule 2.

— Elle est allergique au tabac ?

— Elle est toubib !

— Vous avez coffré un médecin ? Qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Une histoire à dormir debout, j’aurai décidément tout vu dans ce métier. Elle a piqué une ambulance et enlevé un patient dans le coma…

Nathalia n’avait pas eu le temps de terminer sa phrase, Pilguez s’était levé d’un bond et se dirigeait d’un pas décidé dans le couloir.

— George ! cria-t-elle, tu es à la retraite !

Mais l’inspecteur ne se retourna pas et ouvrit la porte de la salle d’interrogatoire.

— J’ai comme un pressentiment, marmonna-t-il en refermant la porte derrière lui.


*


— Je crois que nous ne sommes plus très loin, dit Fernstein en faisant pivoter la poignée du robot.

L’anesthésiste se pencha sur son écran, et augmenta aussitôt le débit d’oxygène.

— Vous avez un problème ? demanda le chirurgien.

— La saturation baisse, laissez-moi quelques minutes avant de continuer.

L’infirmière s’approcha de la patère, elle régla le débit de la perfusion et vérifia les tubes d’admission d’air qui entraient dans le nez d’Arthur.

— Tout est en place, dit-elle.

— Cela semble se stabiliser, reprit Granelli, d’une voix plus calme.

— Je peux continuer ? demanda Fernstein.

— Oui, mais je ne suis pas tranquille, je ne sais même pas si cet homme a des antécédents cardiaques.

— Je vais passer un second drain, l’hématome est un peu encalotté.

La tension d’Arthur avait chuté, les constantes affichées sur l’écran n’étaient pas alarmantes, mais de nature à maintenir l’anesthésiste en état d’alerte. La composition des gaz sanguins n’était pas des plus satisfaisantes.

— Plus tôt nous le réveillerons et mieux ce sera ; il ne réagit pas bien au Diprivan, reprit Granelli.

Le tracé de l’électrocardiogramme marqua une nouvelle inflexion. L’onde Q était anormale. Norma retint son souffle en regardant le petit moniteur, mais le tracé vert reprit ses ondulations régulières.

— Nous ne sommes pas passés loin, dit l’infirmière en reposant les poignées du défibrillateur.

— J’aurais souhaité une échographie de comparaison, dit à son tour Fernstein, hélas il nous manque un médecin ce soir. Mais qu’est-ce qu’elle fait bon sang ? Ils ne vont quand même pas la garder toute la nuit !

Et Fernstein se jura de s’occuper personnellement de ce crétin de Brisson.


*


Lauren alla s’asseoir sur la banquette au fond de la cage grillagée. Pilguez ouvrit la porte, sourit en remarquant que la serrure n’était pas fermée et se dirigea vers la desserte. Il prit la cafetière et se servit une tasse.

— Je ne dis rien pour la cellule, et vous ne dites rien pour le lait. J’ai du cholestérol, elle serait furieuse.

— Elle n’aurait pas tort ! Quel taux ?

— Les spécificités du décor qui vous entoure vous échappent ? Je ne suis pas venu pour une consultation.

— Vous prenez vos médicaments au moins ?

— Ils me coupent l’appétit et j’aime manger.

— Demandez un changement de traitement.

Pilguez parcourut le rapport de police, le compte rendu de Nathalia était vierge.

— Elle doit vous trouver sympathique. Que voulez-vous, elle est comme ça, elle a ses têtes !

— De qui parlez-vous ?

— De ma femme, c’est elle qui a oublié de reporter vos déclarations et c’est elle qui a aussi oublié de refermer la grille de votre cellule, c’est fou ce qu’elle devient distraite avec l’âge. Et qui était ce patient que vous avez enlevé ?

— Un certain Arthur Ashby, si ma mémoire est bonne.

Pilguez leva les bras au ciel, il avait l’air consterné.

— Pas si bonne que ça, si vous voulez mon avis !

— Vous pourriez être plus clair ? interrogea Lauren.

— Il a déjà failli gâcher mes derniers mois de service, ne me dites pas que vous avez décidé de prendre la relève et de me pourrir ma retraite ?

— Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous me parlez.

— C’est bien ce que je craignais ! soupira l’inspecteur. Et où est-il ?

— Au Memorial Hospital, au bloc opératoire de neurochirurgie, là où je devrais me trouver en ce moment, au lieu de perdre mon temps dans ce commissariat. J’ai proposé à votre femme de me laisser y retourner en lui promettant de revenir dès l’intervention achevée, mais elle n’a pas voulu.

L’inspecteur se releva pour aller remplir sa tasse. Il tourna le dos à Lauren et versa une cuillère de sucre en poudre dans le breuvage.

— Il ne manquerait plus que ça ! dit-il d’une voix qui couvrait le bruit de la cuillère. Elle est à trois mois de la fin de sa carrière et nous avons déjà nos billets pour Paris, je sais que c’est presque un sport chez vous deux, mais vous n’allez pas foutre ça en l’air aussi.

— Je n’ai pas le souvenir que nous nous soyons déjà rencontrés et je ne comprends rien à vos petites remarques, vous pouvez m’éclairer ?

Pilguez posa un gobelet de café sur la table et le poussa devant Lauren.

— Faites attention, c’est brûlant. Buvez ça et je vous emmène.

— J’ai causé déjà pas mal d’ennuis aux gens autour de moi ce soir, vous êtes sûr que…

— Je suis à la retraite depuis quatre ans, qu’est-ce que vous voulez qu’ils me fassent maintenant, ils m’ont déjà piqué mon job !

— Alors je peux vraiment retourner là-bas ?

— Têtue et sourde !

— Pourquoi vous faites ça ?

— Vous êtes médecin, votre métier est de soigner des gens, je suis flic, faisons en sorte que les questions restent ma prérogative. Partons, je dois vous ramener ici avant la relève qui a lieu dans quatre heures.

Lauren suivit le policier dans le couloir, Nathalia leva la tête et regarda son compagnon.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Tu as laissé la porte de la cage ouverte et l’oiseau s’envole, ma chérie.

— Tu veux rire ?

— Toi qui te plains que je ne le fais jamais ! Je viens te chercher à la fin de ton service et j’en profiterai pour ramener la petite.


Pilguez ouvrit la portière à Lauren, il contourna le véhicule et s’installa derrière le volant de la Mercury Grand Marquis. Un parfum de cuir fauve flottait dans l’habitacle.

— Elle sent un peu le neuf, mais ma vieille Toronado a rendu l’âme cet hiver, vous auriez dû entendre le bruit des trois cent quatre-vingt-cinq chevaux qui galopaient sous son capot. On a fait quelques belles poursuites elle et moi.

— Vous aimez les vieilles voitures ?

— Non, c’était juste pour faire la conversation.

Une pluie fine se mit à tomber sur la ville, une kyrielle de petites gouttes se déposaient sur le pare-brise en un voile brillant.

— Je sais que je n’ai pas le droit de vous poser de questions, mais pourquoi m’avez-vous sortie de ma cellule ?

— Vous l’avez dit vous-même, vous serez plus utile dans votre hôpital qu’à boire du mauvais café dans mon commissariat.

— Et vous avez un sens aigu de l’utilité publique ?

— Vous préférez que je vous ramène au poste ?

Les trottoirs déserts luisaient dans la nuit.

— Et vous, reprit-il, pourquoi avez-vous fait tout ça cette nuit : un sens aigu du devoir ?

Lauren se tut et tourna la tête vers la fenêtre.

— Je n’en ai pas la moindre idée.

Le vieil inspecteur sortit son paquet de cigarettes.

— Ne vous inquiétez pas, je ne fume plus depuis deux ans. Je me contente de les mastiquer.

— C’est bien, vous prolongez votre espérance de vie.

— Je ne sais pas si je vais vivre plus vieux, mais en tout cas, entre la retraite, mon régime contre le cholestérol et l’arrêt du tabac, le temps me paraît déjà beaucoup plus long.

Il jeta sa cigarette par la fenêtre. Lauren enclencha les essuie-glaces.

— Vous est-il arrivé de vous sentir bien en compagnie de quelqu’un que vous ne connaissiez pas ?

— Une femme est arrivée un jour dans le commissariat à Manhattan où j’étais jeune inspecteur. Elle s’est présentée à moi, mon bureau était près de l’entrée. Elle venait d’être affectée au dispatching. Pendant toutes ces années où je sillonnais les rues de Midtown, elle était cette voix qui crépitait dans ma radio de bord. Je me débrouillais pour que mes heures de service collent avec les siennes, j’étais dingue d’elle. Comme je ne la voyais que très rarement, j’avais tendance à interpeller un peu n’importe qui pour n’importe quoi, simplement pour revenir au commissariat et déférer mon détenu devant elle. Elle a repéré mon manège assez vite et m’a proposé d’aller boire un verre avant que je ne coffre le buraliste au coin de la rue pour vente d’allumettes humides. Nous sommes allés dans un petit café derrière le commissariat, on s’est assis à une table, et voilà.

— Voilà quoi ? questionna Lauren, amusée.

— Si j’en allume une vous ne direz rien ?

— Deux bouffées et vous la jetez !

— Marché conclu !

Le policier porta une nouvelle cigarette à sa bouche, il appuya sur l’allume-cigare et reprit son récit.

— Il y avait quelques collègues au comptoir du bar, ils faisaient semblant de ne pas nous voir, mais nous savions elle et moi que dès le lendemain ça jaserait. J’ai mis du temps à m’avouer que je ressentais un manque quand elle n’était pas au commissariat. J’ai répondu à votre question, maintenant ?

— Et quand vous avez compris ça, qu’est-ce que vous avez fait ?

— J’ai continué à perdre beaucoup de temps, répondit l’inspecteur.

Un silence s’installa à bord. Pilguez fixait la route.

— Cet homme que j’ai enlevé, je l’ai à peine vu. Je l’ai examiné brièvement, il est reparti avec sa drôle de mine et son air un peu perdu. Et puis son ami m’a téléphoné, les nouvelles n’étaient pas très bonnes.

L’inspecteur tourna lentement la tête.

— Je ne peux pas vous expliquer pourquoi, dit-elle, mais en raccrochant, j’étais heureuse de savoir où il était.

Pilguez regarda sa passagère, un sourire aux lèvres, il se pencha pour ouvrir la boîte à gants, et sortit un gyrophare rouge qu’il aimanta sur le toit de sa voiture.

— Jouons un petit tour à votre impatience.

Il alluma sa cigarette. La voiture filait dans la nuit, et aucun feu ne viendrait interrompre sa course.


*


Norma épongea le front du professeur. Encore quelques minutes et la sonde atteindrait sa destination, la petite anomalie vasculaire était en vue. L’électrocardiographe émit un son bref. Toute l’équipe retenait son souffle. Granelli se pencha sur l’appareil et regarda le tracé qui défilait devant lui. Il tapa du plat de la main sur le haut du moniteur et l’onde reprit sa courbure normale.

— Cette machine est aussi fatiguée que vous, professeur, dit-il en retournant à sa place.

Mais cette remarque n’apaisa pas l’inquiétude qui régnait dans la salle. Norma vérifia le niveau de charge du défibrillateur. Elle changea la poche qui recueillait le sang épanché de l’hématome, désinfecta de nouveau les pourtours de l’incision et retourna à sa place sur le côté de la table.

— L’accès est beaucoup plus compliqué que je ne l’imaginais, précisa Fernstein, cette circonvolution ne ressemble à rien de connu.

— Vous croyez que c’est un anévrisme ? demanda l’anesthésiste en regardant l’écran du neuronavigateur.

— Certainement pas, on dirait plutôt une petite glande, je vais la contourner pour en étudier les points d’attachement, je ne suis plus du tout certain qu’il faille l’ôter.

Alors que la sonde atteignait la zone délimitée par Fernstein, l’électroencéphalographe qui mesurait l’activité électrique du cerveau d’Arthur attira l’attention de Norma. L’une des ondes se mettait à osciller étrangement, elle marqua un brusque pic d’une amplitude inégalée. L’infirmière imita le geste de l’anesthésiste et tapota sur le moniteur. L’onde plongea d’une façon vertigineuse avant de remonter à une altitude raisonnable.

— Vous avez un problème ? interrogea le professeur.

À la première anomalie, l’imprimante de l’appareil aurait dû marquer la bande de papier témoin, mais elle n’avait pas réagi. Déjà l’étrange tracé fuyait à la droite de l’écran. Norma haussa les épaules et pensa que dans cette salle tout était aussi fatigué qu’elle.

— Je crois que je vais pouvoir inciser, je ne suis pas certain de vouloir enlever cette chose, dit le professeur, mais au moins nous pourrons pratiquer une biopsie.

— Vous ne voulez pas faire une pause ? suggéra l’anesthésiste.

— Je préfère en finir le plus vite possible, nous n’aurions pas dû entreprendre une telle intervention avec une équipe aussi réduite.

Granelli, qui aimait travailler en petit nombre, ne partageait pas l’avis de son confrère. Les meilleurs praticiens de la ville étaient réunis dans cette salle. Il décida de garder ce point de vue pour lui. Il pensa que ce week-end il irait naviguer sur son voilier dans la baie de San Francisco. Il venait d’acheter une grande voile neuve.


*


La Mercury Grand Marquis se rangea sur le parking de l’hôpital. Pilguez se pencha pour ouvrir la portière de Lauren. Elle descendit de son véhicule et resta à l’observer quelques instants.

— Fichez-moi le camp d’ici, ordonna l’inspecteur, vous avez mieux à faire que de regarder cette voiture. Je vais aller prendre un café en face, je compte sur vous pour m’y retrouver avant que mon carrosse se transforme en citrouille.

— C’était vous que je regardais. Je cherchais les mots pour vous remercier !

Lauren s’enfuit vers le sas des Urgences, elle traversa le hall en courant et s’engouffra dans l’ascenseur. Plus la cabine s’élevait vers les étages, plus son cœur tambourinait dans sa poitrine. Elle s’affaira à la hâte, passa une blouse qu’elle noua seule, et enfila ses gants.

Essoufflée, elle pressa du coude le poussoir qui commandait l’accès au bloc opératoire et la porte du sas coulissa aussitôt. Personne ne semblait lui porter attention. Lauren patienta quelques instants et toussota sous son masque.

— Je dérange ?

— Non, vous êtes inutile, c’est presque pire, répondit Fernstein. Je peux savoir ce qui vous a retenue tout ce temps ?

— Les barreaux d’une cellule dans un commissariat de police !

— Et ils ont fini par vous libérer ?

— Non, c’est mon fantôme qui est là ! dit-elle d’un ton sec.

Cette fois Fernstein releva la tête.

— Épargnez-moi votre insolence, reprit le professeur.

Lauren s’approcha de la table d’opération, elle balaya du regard les différents moniteurs et s’inquiéta auprès de Granelli de l’état général du patient. L’anesthésiste la rassura aussitôt. Une petite alerte l’avait inquiété tout à l’heure, mais les choses semblaient être rentrées dans l’ordre.

— Nous n’en avons plus pour très longtemps, dit Fernstein, je renonce à la biopsie, le risque est trop important. Ce jeune homme devra continuer à vivre avec cette légère anomalie et la science avec cette inconnue.

Un bip strident retentit. Norma se précipita sur le défibrillateur. L’anesthésiste consulta l’écran, le rythme cardiaque devenait critique. Lauren prit les poignées des mains de Norma, elle les frotta l’une à l’autre avant de les plaquer sur le torse d’Arthur.

— Trois cents ! cria-t-elle en envoyant le courant.

Sous l’impulsion de la décharge, le corps se courba avant de retomber lourdement sur la table. Le tracé sur l’écran restait inchangé.

— On le perd ! dit Norma.

— Chargez à trois cent cinquante ! demanda Lauren en appuyant à nouveau sur les poignées.

Le thorax d’Arthur se hissa vers le ciel. Cette fois, la ligne verte plongea avant de redessiner un trait aussi triste que droit.

— On recharge à quatre cents, passez-moi cinq milligrammes d’adrénaline et cent vingt-cinq de Solu-Médrol dans cette perfusion, hurla Lauren.

L’anesthésiste s’exécuta sur-le-champ. En un instant, sous l’œil avisé d’un professeur à qui rien n’échappait, la jeune urgentiste venait de reprendre les commandes de la salle opératoire.

Dès que le défibrillateur eut recouvré sa charge, Lauren appuya sur les poignées. Le corps d’Arthur se leva dans un ultime effort, pour retenir la vie qui s’en allait.

— Norma, une autre ampoule de cinq milligrammes d’adrénaline et une unité de Lidocaïne, tout de suite !

Fernstein regarda le tracé qui n’avait pas évolué. Il s’approcha de Lauren et posa la main sur son épaule.

— Je crains que nous ayons fait plus que le nécessaire.

Mais la jeune urgentiste arracha la seringue des mains de Norma et la planta sans aucune hésitation dans le cœur de son patient.

Le geste fut d’une précision redoutable, l’aiguille glissa entre deux côtes, elle traversa le péricarde et pénétra de quelques millimètres la paroi qui entourait le cœur. Aussitôt, le soluté se distilla dans toutes les fibres du myocarde.

— Je te défends d’abandonner, murmura Lauren en colère, accroche-toi !

Elle reprit les poignées du défibrillateur mais Fernstein retint son geste et les lui ôta des mains.

— Ça suffit, Lauren, laissez-le partir.

Elle repoussa son professeur avec véhémence et l’attaqua de front.

— Ça ne s’appelle pas partir, ça s’appelle mourir ! Quand va-t-on accepter d’utiliser de vrais mots ? Mourir, mourir, mourir, répéta-t-elle en frappant d’un coup de poing le torse inerte d’Arthur.

Le son continu qui s’échappait de l’électrocardiographe s’interrompit brusquement, laissant place à une succession de bips courts. L’équipe resta immobile, tous fixaient le tracé vert qui était presque plat. À son extrémité, l’onde se mit à osciller, elle s’arrondit et finit par reformer une courbe dont le dessin retrouvait un aspect presque normal.

— Et ça, ça ne s’appelle pas revenir, mais vivre ! tempêta Lauren en reprenant les poignées des mains de Fernstein.

Le professeur quitta aussitôt la salle en criant qu’elle n’avait pas besoin de lui pour suturer. Il la laissait à son patient et retournait retrouver son lit qu’il n’aurait jamais dû quitter. Un silence pesant s’installa, interrompu par les bips de l’électrocardiographe qui répondaient en écho aux battements du cœur d’Arthur.

Le docteur Granelli retourna derrière sa console et vérifia la saturation des gaz sanguins.

— Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre jeune homme revient de loin. Personnellement, j’ai toujours trouvé qu’une certaine dose d’entêtement pouvait avoir du charme. Je vous laisse dix petites minutes, chère consœur, pour refermer les incisions, et je vous le ramène à la surface du monde.

Norma préparait déjà les agrafes, quand Lauren entendit un gémissement à ses pieds.

Elle se pencha et aperçut un bras qui s’agitait sous elle.

S’agenouillant, elle vit Paul, le teint blanc comme un linceul, recroquevillé sous le tablier du plateau d’opération.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-elle, stupéfaite.

— Vous êtes revenue ? réussit à dire Paul d’une voix à peine audible, avant de s’évanouir.

Lauren appuya fortement sur les points d’ancrage de ses mandibules, causant une douleur bien plus efficace que n’importe quels sels d’ammoniaque. Paul rouvrit les yeux.

— Je voudrais sortir, supplia-t-il, mais j’ai les jambes terriblement faibles, je ne me sens pas très bien.

Lauren résista à l’envie de rire et demanda à l’anesthésiste de bien vouloir lui préparer une sonde d’oxygène.

— Ça doit être l’odeur de l’éther, dit Paul d’une voix tremblante. Ça sent un peu l’éther ici, non ?

Granelli haussa les sourcils, il appareilla la sonde et ouvrit le débit d’air au maximum. Lauren appliqua le masque sur le visage de Paul qui reprit quelques couleurs.

— Ah ! C’est très agréable, dit-il, ça fait beaucoup de bien, c’est un peu comme à la montagne.

— Taisez-vous et respirez à fond.

— C’est affreux, les bruits que j’ai entendus, et puis la poche là-bas au bout, elle s’est remplie de sang…

Et de nouveau, Paul perdit connaissance.

— Je ne veux pas interrompre ce tête-à-tête, ma chère, mais il est temps de suturer le patient qui se trouve sur la couchette du dessus !

Norma remplaça Lauren. Quand Paul se sentit mieux, elle lui banda les yeux, l’aida à se lever et l’escorta chancelant jusqu’à la sortie du bloc.

L’infirmière l’installa sur un lit dans une pièce voisine, elle jugea préférable de le maintenir sous oxygène. Alors qu’elle lui apposait un masque sur le visage, elle ne résista pas à la curiosité de lui demander quelle était sa spécialité. Paul regarda la blouse tachée de Norma et ses yeux virèrent encore au blanc. Norma lui tapota les joues. Dès qu’il revint à lui, elle l’abandonna et retourna au bloc.

Il était six heures du matin quand Lorenzo Granelli s’attaqua au délicat processus de la phase de réveil. Vingt minutes plus tard, Norma entraînait Arthur, emmailloté dans un drap, vers le service de réanimation.

Lauren quitta le bloc en compagnie de l’anesthésiste. Tous deux se rendirent dans la salle adjacente. Ils ôtèrent leurs gants et se lavèrent les mains sans un mot. Alors qu’il allait quitter la salle de préparation, Granelli se retourna vers Lauren et la regarda, attentif, avant de lui confier qu’il réopérerait avec elle quand elle le souhaiterait, il aimait beaucoup sa façon de travailler.

La jeune neurologue s’assit sur le rebord de la vasque, épuisée. La tête au creux des mains, elle attendit d’être vraiment seule et se mit à pleurer.


*


La salle de réanimation baignait dans le silence du petit matin. Norma ajusta la sonde nasale et vérifia le débit d’oxygène. Le ballon au bout du masque enflait et désenflait au rythme régulier de la respiration d’Arthur. Elle referma le pansement, vérifiant que le drain n’était pas comprimé par la gaze. La poche de perfusion s’écoulait dans la veine. Elle remplit la feuille du bilan postopératoire et confia son patient à l’infirmier de permanence qui prenait désormais sa relève. Au bout du long couloir, elle vit Fernstein qui avançait d’un pas lourd. Le professeur poussa les portes battantes qui menaient au bloc opératoire.


*


Lauren releva la tête et se frotta les yeux. Fernstein s’assit à ses côtés.

— La nuit a été difficile, n’est-ce pas ?

Lauren regarda les chaussons stériles qu’elle portait encore aux pieds. Elle les fit bouger comme deux marionnettes absurdes et ne répondit pas. Elle avait pris des risques inconsidérés mais la fin de l’intervention lui avait donné raison, poursuivit le professeur. Il l’invitait à en tirer une satisfaction personnelle. Ce soir, elle avait recueilli les fruits de l’enseignement qu’il lui avait dispensé. Lauren regarda son professeur, perplexe. Il se redressa et passa son bras autour de son épaule.

— Vous avez sauvé une vie que j’aurais perdue ! Vous voyez, il est temps que je prenne ma retraite et que je vous apprenne une dernière chose.

Les rides autour de ses yeux trahissaient cette tendresse qu’il s’efforçait de cacher, il se releva.

— Ayez la sérénité d’accepter ce que vous ne pouvez pas changer, le courage de changer ce que vous pouvez et, surtout, la sagesse d’en connaître la différence.

— Et à quel âge arrive-t-on à faire ça ? demanda Lauren au vieil homme.

— Marc Aurèle y a réussi à la fin de sa vie, dit-il en s’éloignant les mains dans le dos. Ça vous laisse encore un peu de temps, dit-il avant de disparaître derrière les portes qui se refermèrent sur ses pas.

Lauren resta seule quelques instants. Elle consulta sa montre et se souvint de sa promesse. Un inspecteur de police l’attendait dans un café en face de l’hôpital.

Elle s’engagea dans le couloir et s’arrêta devant la vitre de la salle de réanimation. Sur un lit, près de la fenêtre aux stores baissés, un homme bardé de tubes et de fils revenait à cette vie, décidément si fragile. Elle le regardait, et chaque fois qu’Arthur inspirait, la poitrine de Lauren s’emplissait de joie.


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