16.

Le jour se levait sur la baie de San Francisco. Fernstein rejoignit Norma dans la cuisine, il s’assit au comptoir, prit la cafetière et remplit deux tasses.

— Tu es rentré tard hier ? dit Norma.

— J’avais du travail.

— Tu as pourtant quitté l’hôpital bien avant moi ?

— Je devais régler quelques affaires en ville.

Norma se tourna vers lui, les yeux rougis.

— Moi aussi j’ai peur, mais tu ne la vois jamais ma peur, tu ne penses qu’à la tienne, tu crois que je ne crève pas de trouille à l’idée de te survivre ?

Le vieux professeur abandonna son tabouret et prit Norma dans ses bras.

— Je suis désolé, je ne pensais pas que mourir serait si difficile.

— Tu as côtoyé la mort toute ta vie.

— Celle des autres, pas la mienne.

Norma serra le visage de son amant dans le creux des mains, ses lèvres se posèrent sur sa joue.

— Je te demande juste de te battre, une rallonge, dix-huit mois, un an, je ne suis pas prête.

— Pour ne rien te cacher, moi non plus.

— Alors accepte ce traitement.

Le vieux professeur s’approcha de la fenêtre. Le soleil apparaissait derrière les collines de Tiburon. Il inspira profondément.

— Dès que Lauren sera titularisée, je donnerai ma démission. Nous irons à New York, j’ai un vieil ami là-bas qui veut bien me prendre dans son service. Tentons le coup.

— C’est vrai ? demanda Norma, en larmes.

— Je t’ai drôlement fait chier mais je ne t’ai jamais menti !

— Pourquoi pas tout de suite ? Partons dès demain.

— Je t’ai dit dès que Lauren sera titularisée. Je veux bien démissionner de mes fonctions, mais pas tout laisser en friche quand même ! Maintenant, tu me la fais cette tartine ?


*


Paul déposa Onega en bas de chez elle. Il se gara en double file, descendit et contourna la voiture en toute hâte. Il se colla à la portière, empêchant sa passagère de l’ouvrir. Onega le regarda, ne comprenant pas à quoi il jouait. Il tapa au carreau et lui fit signe de baisser la vitre.

— Je te laisse la voiture, je vais prendre un taxi pour aller à l’hôpital. Sur le trousseau de clés il y a celle de la maison. Garde-la, c’est la tienne, j’en ai une autre dans ma poche.

Onega le regarda, intriguée.

— Bon, j’avoue que c’est une façon idiote de te dire que j’aimerais bien que nous vivions plus souvent ensemble, ajouta Paul. Enfin, en ce qui me concerne tous les soirs, cela m’irait même très bien, mais maintenant que tu as ta clé, c’est toi qui décides, tu fais comme tu veux.

— Oui, tu as raison, c’est une façon idiote, répondit-elle d’une voix douce.

— Je sais, j’ai perdu pas mal de neurones cette semaine.

— Tu me plais quand même beaucoup, même aussi stupide.

— C’est une bonne nouvelle.

— File, tu vas rater son réveil.

Paul se pencha dans l’habitacle.

— Fais très attention, elle est fragile, enfin surtout l’embrayage.

Il embrassa Onega avec fougue et courut vers le carrefour. Un taxi l’emmenait déjà vers le San Francisco Memorial Hospital ; quand il dirait à Arthur ce qu’il venait de faire, ce dernier lui prêterait certainement sa vieille Ford.


*


Lauren se réveilla au rythme des marteaux-piqueurs qui frappaient dans sa tête. Son pied l’élançait et elle ne put s’empêcher de défaire le pansement pour vérifier la plaie.

— Et merde ! dit-elle, en constatant que la cicatrice suintait. Il ne manquait plus que ça !

Elle se leva à cloche-pied et se rendit vers la salle de bains ; elle ouvrit l’armoire à pharmacie, déboucha une bouteille d’antiseptique et arrosa son talon. La douleur fut si violente qu’elle lâcha le flacon d’alcool qui roula dans la baignoire. Lauren savait très bien qu’elle ne s’en sortirait pas comme ça. Il fallait nettoyer à nouveau cette plaie en profondeur et prescrire un traitement antibiotique. Une infection de cette nature pouvait avoir des conséquences redoutables. Elle s’habilla et appela la compagnie de taxis. Il n’était pas envisageable de conduire dans cet état.

Elle arriva dix minutes plus tard à l’hôpital, claudiquant au milieu du hall. Un patient qui attendait son tour depuis deux heures lui suggéra avec véhémence de faire la queue comme tout le monde. Elle lui montra son badge et franchit la porte vitrée qui ouvrait sur les salles d’examens.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Betty. Si Fernstein te voit…

— Occupe-toi de moi, j’ai un mal de chien.

— Pour que tu te plaignes ça doit être sérieux, installe-toi dans ce fauteuil roulant.

— N’exagérons rien, quel box est libre ?

— Le 3 ! Et dépêche-toi, je suis là depuis vingt-six heures, je ne sais même pas comment je tiens encore debout.

— Tu as pu te reposer un peu cette nuit ?

— Quelques minutes de répit à l’aube.

Betty la fit s’asseoir sur le lit et défit le pansement pour inspecter la plaie.

— Comment as-tu fait pour que ça s’infecte aussi vite ?

L’infirmière prépara une seringue de Lidocaïne. Dès que l’anesthésique local eut délivré Lauren de la douleur, Betty écarta les bords de la cicatrice et commença un curetage en profondeur des tissus infectés. Elle prépara ensuite un nouveau kit de suture.

— Tu te recouds toi-même ou tu me fais confiance ?

— Fais-le, mais mets-moi un drain d’abord, je ne veux prendre aucun risque.

— Tu vas avoir une belle cicatrice, je suis désolée.

— Une de plus, une de moins !

Pendant que l’infirmière opérait, Lauren triturait le drap du lit entre ses doigts. Quand Betty lui tourna le dos, elle en profita pour lui poser une question qui lui brûlait les lèvres.

— Comment va-t-il ?

— Il s’est réveillé en pleine forme. Ce type a failli mourir dans la nuit et la seule chose qui l’intéresse, c’est de savoir quand il va sortir d’ici. Je te jure, nous avons de sacrés numéros dans ce service !

— Ne serre pas trop le pansement.

— Je fais ce que je peux et toi, je te défends de monter dans les étages !

— Même si je me perds dans les couloirs ?

— Lauren, ne fais pas l’andouille ! Tu joues avec le feu. Tu es à quelques mois de la fin de ton internat, ne va pas tout mettre en péril maintenant !

— J’ai beaucoup pensé à lui cette nuit, d’une façon assez étrange d’ailleurs.

— Eh bien penses-y encore cette semaine et tu le verras dimanche prochain. A priori on le libérera samedi. Contrairement à ton fantôme de l’Opéra, celui-là a une identité, une adresse et un téléphone, si tu veux le revoir, appelle-le quand il sortira !

— C’est tout à fait mon genre ! reprit Lauren d’une voix timide.

Betty lui souleva le menton et la regarda, attendrie.

— Mais dis-moi toi, tu n’es pas en train de me faire un petit épanchement sentimental ? Je ne t’ai jamais entendue parler aussi doucement !

Lauren repoussa la main de Betty.

— Je ne sais pas bien ce qui m’arrive, j’ai juste envie de le voir et de vérifier moi-même qu’il va bien. C’est mon patient quand même !

— Moi j’ai une petite idée de ce qui t’arrive, tu veux que je t’explique ?

— Arrête de te moquer de moi, ce n’est pas aussi simple !

Betty éclata de rire.

— Je ne me moque pas, je trouve ça déroutant ; bon, je te laisse, je file me coucher. Ne fais pas de bêtises.

Elle prit une attelle et la posa sous le pied de Lauren.

— Voilà qui t’aidera à marcher. Passe à la pharmacie centrale chercher tes antibiotiques. Il y a une paire de béquilles dans le placard.

Betty disparut derrière le rideau, elle revint aussitôt.

— Et au cas où tu ne saurais plus te repérer dans cet hôpital, la pharmacie centrale est au premier sous-sol, ne te trompe pas avec le service de neurologie, ce sont les mêmes ascenseurs !

Lauren l’entendit s’éloigner dans le couloir.


*


Paul était devant le lit d’Arthur. Il ouvrit un sachet plein de croissants et de pains au chocolat.

— C’est moche de retourner au bloc opératoire en mon absence. J’espère qu’ils ont pu se débrouiller sans moi ! Comment te sens-tu ce matin ?

— Très bien, à part que j’en ai assez d’être ici. Toi, tu n’as pas bonne mine.

— Tu m’as fait passer une sale nuit.


*


Lauren prit le bloc d’ordonnances sur le comptoir et se prescrivit un antibiotique puissant. Elle signa la feuille et la tendit au préposé.

— Vous n’y allez pas de main morte, vous soignez une septicémie ?

— Mon cheval a une grosse fièvre !

— Avec ça, il devrait être remis sur ses sabots dans la journée !

L’employé se retira derrière ses rayonnages, il revint quelques instants plus tard, un flacon à la main.

— Allez-y doucement quand même, j’aime les animaux ; avec ça vous pourriez le tuer.

Lauren ne répondit pas, elle récupéra les médicaments et retourna vers les ascenseurs. Elle hésita avant d’appuyer sur le bouton du troisième étage. Au rez-de-chaussée, un technicien entra dans la cabine, poussant un appareil d’électroencéphalographie. L’écran était entouré d’une bande de plastique jaune.

— Quel étage ? demanda Lauren.

— Neurologie !

— Il est en panne ?

— Ces machines sont de plus en plus sophistiquées mais aussi de plus en plus capricieuses. Celle-ci a déroulé toute sa bobine de papier hier avec un tracé incompréhensible. Ce n’était plus de l’hyperactivité cérébrale mais le courant d’une centrale électrique qu’elle enregistrait. Les types de la maintenance ont passé trois heures dessus et ils disent qu’elle n’a rien ! Probablement des interférences.


*


— Qu’est-ce que tu faisais hier soir ? demanda Arthur.

— Je te trouve bien curieux, je dînais en compagnie d’une jeune femme.

Arthur regarda son ami d’un air inquisiteur.

— Onega, avoua Paul.

— Vous vous revoyez ?

— En quelque sorte.

— Tu as une drôle de voix.

— J’ai peur d’avoir fait une connerie.

— De quel genre ?

— Je lui ai donné les clés de chez moi.

Le visage d’Arthur s’éclaira, il aurait presque voulu taquiner Paul, mais son ami se leva et se posta devant la fenêtre, l’air soucieux.

— Tu le regrettes déjà ?

— J’ai peur de l’avoir effrayée, je suis peut-être allé un peu vite.

— Tu es tombé amoureux ?

— Ce n’est pas impossible.

— Alors fie-toi à ton instinct, si tu as fait ce pas c’est que tu en avais envie, et c’est ce qu’elle ressentira. Il n’y a pas de honte à partager ses sentiments, crois-moi.

— Alors tu penses que je n’ai pas eu tort ? demanda Paul, le visage plein d’espoir.

— Je ne t’ai jamais vu dans cet état, tu n’as aucune raison d’être inquiet !

— Elle ne m’a pas téléphoné.

— Depuis combien de temps ?

Paul regarda sa montre.

— Deux heures.

— Tout ce temps-là ? Tu es gravement atteint ! Laisse-lui le temps de profiter de ton geste, et puis aussi de libérer sa ligne de téléphone, elle doit appeler toutes ses copines pour leur dire qu’elle a réussi à faire craquer le célibataire le plus coriace de San Francisco.

— Oui, ben, fais le mariole, j’aimerais t’y voir ; je ne sais pas du tout ce qui m’arrive, j’ai chaud, j’ai froid, j’ai les mains moites, j’ai mal au ventre et je manque de salive.

— Tu es amoureux !

— Je savais bien que je n’étais pas fait pour ça, ça me rend malade.

— Tu verras, les effets secondaires sont magnifiques.

Une interne passait devant la vitre de la chambre, Paul écarquilla les yeux.

— Je vous dérange ? demanda Lauren en entrant dans la pièce.

— Non, dit Paul.

Il s’apprêtait justement à aller chercher un café au distributeur. Il en proposa un à Arthur, Lauren répondit à sa place que ce n’était pas recommandé. Paul s’éclipsa.

— Vous êtes blessée ? s’inquiéta Arthur.

— Un accident stupide, confia Lauren en décrochant la feuille de soins au pied du lit.

Arthur regarda l’attelle.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— Une indigestion à la fête du crabe !

— Et on peut se casser le pied comme ça ?

— Ce n’est qu’une méchante coupure.

— Ils vous ont pincée ?

— Vous n’avez aucune idée de ce que je vous raconte, n’est-ce pas ?

— Pas vraiment, mais si vous voulez bien m’en dire un peu plus…

— Et vous, comment s’est déroulée votre nuit ?

— Assez agitée.

— Vous avez quitté votre lit ? demanda Lauren, pleine d’espoir.

— Je m’y suis plutôt enfoncé ; mon cerveau a surchauffé à ce qu’il paraît, ils ont dû me remonter au bloc en urgence.

Lauren le regarda attentivement.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Arthur. Vous allez l’air étrange.

— Non, rien, c’est idiot.

— Il y a un problème avec mes résultats ?

— Non, rassurez-vous, ça n’a rien à voir, dit-elle d’une voix douce.

— Alors de quoi s’agit-il ?

Elle s’appuya à la rambarde du lit.

— Vous n’avez aucun souvenir de…

— De quoi ? l’interrompit Arthur, fébrile.

— Non, c’est vraiment ridicule, ça n’a aucun sens.

— Dites-le-moi quand même ! insista Arthur.

Lauren se dirigea vers la fenêtre.

— Je ne bois jamais d’alcool, et là, je crois que j’ai pris la plus grande cuite de ma vie !

Arthur restait silencieux, elle se retourna, et les mots sortirent de sa gorge sans même qu’elle puisse les retenir.

— Ce que je voudrais vous dire n’est pas facile à entendre…

Une femme entra dans la pièce, portant une immense gerbe de fleurs qui masquait son visage. Elle posa le bouquet sur la table roulante et avança jusqu’au lit.

— Mon Dieu que j’ai eu peur ! dit Carol-Ann en prenant Arthur dans ses bras.

Lauren regarda l’anneau serti de diamants que la femme portait à l’annulaire de la main gauche.

— C’était absurde, murmura Lauren, je voulais juste prendre de vos nouvelles, je vous laisse avec votre fiancée.

Carol-Ann serrait Arthur encore plus fort, elle caressa ses joues.

— Tu sais que dans certains pays, on appartient pour toujours à celui qui vous a sauvé la vie !

— Carol-Ann, tu m’étouffes.

La jeune femme, un peu confuse, desserra son étreinte, elle se redressa et ajusta sa jupe. Arthur chercha le regard de Lauren mais elle n’était déjà plus là.


*


Paul remontait le couloir, au loin il vit Lauren qui avançait vers lui. En la croisant, il lui fit un sourire complice qu’elle ne lui rendit pas. Il haussa les épaules, poursuivit son chemin vers la chambre d’Arthur et n’en crut pas ses yeux quand il découvrit Carol-Ann assise sur la chaise près de la fenêtre.

— Bonjour, Paul, dit Carol-Ann.

— Mon Dieu ! cria Paul en lâchant son café.

Il se baissa pour ramasser le gobelet.

— Une catastrophe n’arrive jamais seule, dit-il en se redressant.

— Je dois prendre cela comme un compliment ? demanda Carol-Ann d’un ton pincé.

— Si j’étais bien élevé je te dirais oui, mais tu me connais, j’ai une nature grossière !

Carol-Ann se leva de sa chaise, offusquée, et fixa Arthur du regard.

— Et toi, tu ne dis rien ?

— Carol-Ann, je me demande vraiment si tu ne me portes pas la poisse !

Carol-Ann reprit le bouquet de fleurs et quitta la chambre en claquant la porte.

— Et maintenant, que comptes-tu faire ? reprit Paul.

— Sortir d’ici au plus vite !

Paul tournait en rond dans la pièce.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Je m’en veux, dit Paul.

— De quoi ?

— D’avoir été aussi long à comprendre…

Et Paul recommença de faire les cent pas dans la chambre d’Arthur.

— Tu reconnaîtras, à ma décharge, que je n’avais jamais pu vous voir véritablement ensemble, enfin je veux dire, conscients tous les deux au même moment. C’est quand même quelque chose qui a l’air d’être assez compliqué entre vous.

Mais en les regardant tous deux au travers de la vitre, Paul avait compris : sans peut-être même le savoir eux-mêmes, Lauren et Arthur composaient une partition unique, une évidence.

— Alors je ne sais pas ce que tu dois faire, mais ne passe pas à côté d’elle.

— Et que veux-tu que je lui dise ? Que nous nous sommes aimés au point de faire ensemble tous les projets du monde, mais qu’elle ne s’en souvient plus !

— Dis-lui plutôt que pour la protéger tu es parti construire un musée de l’autre côté de l’océan en ne pensant qu’à elle, dis-lui que tu es revenu de ce voyage toujours atteint de la même folie d’elle.

Arthur avait la gorge nouée, et il ne pouvait répondre aux mots de son ami. Alors la voix de Paul s’éleva un peu plus encore dans la chambre d’hôpital.

— Tu as tellement rêvé cette femme que tu m’as convaincu d’entrer dans ton rêve. Tu m’as dit un jour : « Pendant qu’on calcule, qu’on analyse les pour et les contre, la vie passe, et il ne se passe rien », alors réfléchis vite. C’est grâce à toi que j’ai donné mes clés à Onega. Elle ne m’a toujours pas téléphoné, et pourtant je ne me suis jamais senti aussi léger de ma vie. À charge de revanche, mon vieux. Ne renonce pas à Lauren avant même d’avoir eu le temps de l’aimer dans la vraie vie.

— Je suis dans une impasse, Paul. Je ne pourrai jamais vivre à ses côtés dans le mensonge, et je ne peux pas lui raconter tout ce qui s’est vraiment passé… et la liste est longue ! Étrangement, on en veut souvent à la personne qui vous dit une vérité difficile à entendre, impossible à croire.

Paul s’approcha du lit.

— C’est de dire la vérité sur sa mère qui te fait peur, mon vieux. Souviens-toi de ce que nous disait Lili : il vaut mieux se battre pour réaliser un rêve qu’un projet.

Paul se leva et avança à la porte, il mit un genou à terre, et un sourire malicieux aux lèvres déclama :

Si l’amour vit d’espoir il périt avec lui ! Bonne nuit, Don Rodrigue !

Et il sortit de la chambre d’Arthur.


*


Paul cherchait les clés de sa voiture au fond de sa poche, il ne trouva que son téléphone portable. Une petite enveloppe clignotait sur le cadran. Le message d’Onega disait : « À tout à l’heure, fais vite ! » Paul regarda le ciel et poussa un cri de joie.

— Qu’est-ce qui vous rend si heureux ? demanda Lauren qui attendait un taxi.

— J’ai prêté ma voiture ! répondit Paul.

— Qu’est-ce que vous prenez comme céréales au petit déjeuner ? dit-elle en le rejoignant dans son sourire.

Un break de la Yellow Cab Company s’arrêta devant eux, Lauren ouvrit la portière et fit signe à Paul de grimper.

— Je vous dépose !

Paul s’installa à côté d’elle.

— Green Street ! dit-il au chauffeur.

— Vous habitez cette rue ? demanda Lauren.

— Moi non, mais vous oui !

Lauren le regarda, interloquée. Paul avait l’air songeur, il chuchota d’une voix à peine audible « Il va me tuer, si je fais ça, il va me tuer ! »

— Si vous faites quoi ? reprit Lauren.

— Mettez d’abord votre ceinture, conseilla Paul.

Elle le dévisageait, de plus en plus intriguée. Paul hésita quelques secondes, il prit une grande inspiration et s’approcha d’elle.

— Tout d’abord une précision ; la folle furieuse dans la chambre d’Arthur avec sa gerbe de fleurs immondes, c’était une de ses ex, une ex qui date de la préhistoire, bref, une erreur !

— Et ensuite ?

— Je ne peux pas, il va vraiment m’assassiner si je continue.

— Il est dangereux à ce point-là, votre copain ? s’inquiéta le chauffeur de taxi.

— De quoi je me mêle ? Arthur sauve même les insectes ! rétorqua Paul d’un ton agacé.

— Il fait vraiment ça ? demanda Lauren.

— Il est convaincu que sa mère s’est réincarnée en mouche !

— Ah ! dit Lauren en regardant au loin.

— C’est complètement idiot de vous avoir dit ça, vous allez vraiment le trouver bizarre, n’est-ce pas ? poursuivit Paul d’une voix inquiète.

— Cela dit, interrompit le chauffeur de taxi, la semaine dernière, j’emmenais mes enfants au zoo et mon fils m’a fait remarquer qu’un hippopotame ressemblait trait pour trait à sa grand-mère, je vais peut-être y retourner pour voir !

Paul le fustigea d’un regard dans le rétroviseur.

— Bon et puis tant pis, je me lance, dit-il en prenant la main de Lauren… dans l’ambulance qui nous ramenait du San Pedro, vous m’avez demandé si l’un de mes proches avait été dans le coma, vous vous souvenez ?

— Oui, très bien.

— Eh bien à cet instant précis, cette personne est assise à côté de moi ! Il est temps que je vous raconte deux ou trois choses.

La voiture abandonna le San Francisco Memorial Hospital et remonta vers Pacific Heights. Le destin a parfois besoin d’un tout petit coup de pouce, aujourd’hui, l’amitié consistait à lui tendre la main.

Paul expliqua à Lauren comment, par une nuit d’été, il s’était déguisé en infirmier et Arthur en médecin pour enlever à bord d’une vieille ambulance le corps d’une jeune femme dans le coma qu’on voulait débrancher des appareils qui la maintenaient en vie.

Les rues de la ville défilaient derrière la vitre. De temps à autre, le chauffeur lançait un regard perplexe dans son rétroviseur. Lauren écouta le récit, sans jamais l’interrompre. Paul n’avait pas vraiment trahi le secret de son ami. Si Lauren connaissait désormais l’identité de l’homme qui la veillait à son réveil, elle ignorait toujours tout de ce qu’elle avait vécu avec lui quand elle était dans le coma.

— Arrêtez-vous ! supplia Lauren d’une voix tremblante.

— Maintenant ? demanda le chauffeur.

— Je ne me sens pas bien.

La voiture fit une embardée avant de se ranger sur le bas-côté dans un strident crissement de pneus. Lauren ouvrit la portière et claudiqua vers un carré de pelouse qui bordait le trottoir.

Elle se courba en deux pour mieux résister à la nausée qui montait. Son visage était assailli de picotements, une sensation de chaleur l’envahissait, pourtant elle frissonnait. Elle eut un haut-le-cœur, elle n’arrivait plus à respirer. Ses paupières étaient lourdes, les sons qui lui parvenaient, feutrés. Ses jambes se dérobaient, elle vacilla, le chauffeur et Paul qui se précipitaient eurent à peine le temps de la retenir. Elle tomba à genoux sur l’herbe et prit sa tête dans ses mains, juste avant de perdre conscience.

— Il faut appeler les secours ! dit Paul, paniqué.

— Laissez-moi m’en occuper, j’ai un brevet de secouriste, je vais lui faire du bouche-à-bouche ! reprit le chauffeur d’un ton assuré.

— On va être très clair ! Si tu approches tes lèvres adipeuses de cette jeune femme, je t’assomme !

— Je disais ça pour aider, répondit le chauffeur d’un air renfrogné.

Paul s’agenouilla près de Lauren et tapota ses joues doucement.

— Mademoiselle ? susurrait Paul d’une voix douce.

— Ah ben ! Comme ça, elle ne risque pas de se réveiller ! râla le chauffeur.

— Toi, tu vas aller faire du bouche-à-bouche à ta grand-mère hippopotame et tu m’oublies !

Paul posa ses mains sur le menton et appuya de toutes ses forces sur la jonction des mandibules de Lauren.

— Mais qu’est-ce que vous faites ? Vous allez lui déboîter la mâchoire !

— Je sais parfaitement ce que je fais ! hurla Paul. Je suis chirurgien intérimaire !

Lauren ouvrit les yeux et Paul toisa le chauffeur d’un regard plus que satisfait.

Les deux hommes l’aidèrent à remonter à bord. Elle avait retrouvé des couleurs. Elle ouvrit sa vitre et aspira une grande bouffée d’oxygène.

— Je suis désolée, ça va mieux maintenant.

— Je n’aurais pas dû vous raconter tout ça, n’est-ce pas ? poursuivit Paul d’une voix fébrile.

— Si vous avez d’autres choses à me raconter, au point où nous en sommes… allez-y, c’est le moment !

— Je crois que j’ai fait le tour.

Quand le taxi entra dans Green Street, Lauren le questionnait sur les motivations d’Arthur. Pourquoi avait-il pris tous ces risques ?

— Ce secret-là, je ne peux pas le trahir ! Je me demande s’il va me noyer ou m’immoler par le feu quand il saura que je vous ai parlé… vous ne voulez pas que j’achète aussi l’urne pour recueillir mes cendres !

— Moi je pense que c’est parce qu’il avait le béguin pour vous, affirma le chauffeur que la conversation passionnait de plus en plus.

La voiture se rangea devant l’immeuble de Lauren, et le chauffeur se retourna vers ses clients.

— Si vous voulez, on peut refaire un tour de pâté de maisons, je coupe le compteur. On continue un peu, juste au cas où vous auriez d’autres trucs à vous raconter !

Lauren se pencha au-dessus de Paul pour ouvrir sa portière, il la regarda, étonné.

— C’est vous qui vivez là, pas moi.

— Je sais, dit-elle, mais c’est vous qui descendez, j’ai changé de destination.

— Où allez-vous ? questionna Paul, inquiet, en sortant du taxi.

La vitre se referma et le taxi disparut dans Green Street.

— Et moi, je peux savoir où nous allons ? interrogea le chauffeur.

— D’où nous venons, répondit Lauren.


*


Miss Morrison avait caché Pablo dans son sac en traversant le hall de l’hôpital. Le petit chien s’était installé sur les genoux d’Arthur. Sur l’écran du téléviseur accroché au mur, Scarlett O’Hara descendait les marches d’un grand escalier et sur le lit Pablo remuait la queue. Dès que Rhett Butler entra dans la maison et s’approcha de Miss Scarlett, le petit chien se dressa sur ses pattes arrière et se mit à grogner.

— Je ne l’avais encore jamais vu dans cet état, dit Arthur en regardant Pablo.

— Oui, ça m’étonne moi aussi, il n’avait pas du tout aimé le livre ! répliqua Rose.

Scarlett fixait Rhett, défiante, quand le téléphone sonna. Arthur décrocha sans détourner les yeux du film.

— Je te dérange ? demanda Paul d’une voix tremblante.

— Je suis désolé, je ne peux pas te parler, je suis avec les médecins, je te rappelle !

Et Arthur raccrocha, laissant Paul, seul, au milieu de Green Street.

— Et puis merde ! dit ce dernier en redescendant Green Street à pied, les mains dans les poches.


*


Le film aux dix oscars venait de se terminer. Miss Morrison fit entrer Pablo dans son sac et promit à Arthur de revenir le voir très vite.

— Ne vous donnez pas cette peine, je sors dans quelques jours.

En sortant, Rose croisa dans le couloir une interne qui marchait en sens inverse, d’un pas pressé. Où l’avait-elle déjà vue ?


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