Chapitre 2
Dans la forêt ensoleillée, le chef Mohawk Outtaké se glisse entre les branches à grandes foulées silencieuses.
Il ne se soucie ni des broussailles, ni des racines, ni de l'entremêlement des ramures. Tout ce rempart touffu que la forêt oppose à l'être vivant, il le franchit, le traverse comme un esprit traverserait magiquement un mur, et rien ne ralentit son avance, le rythme égal et vif de ses mollets durs, dont il a fendu la peau jadis pour en ôter la graisse afin que seuls les musclés infatigables y vivent et s'y développent.
Il va à travers la forêt abénakise, forêt ennemie, mais qu'il connaît, car il les avait toutes parcourues, depuis sa jeunesse, pour y traquer le Huron, l'Algonquin et le Français. Il va et il traverse des ruisseaux, des rivières, il longe des lacs, il remonte d'abruptes falaises, il suit des lignes de crête écorchées de rocs saillants et de pins trapus, il redescend dans les frondaisons ténébreuses où s'allument les masses pourpres et dorées des arbres. Il songe à ses frères, les chefs des Cinq Nations, qu'il a laissés là-bas, accroupis comme des lapins peureux écoutant les paroles que Tahoutaguète leur a rapportées de Katarunk. Non, jamais il ne se joindra à eux pour faire la paix avec un Blanc... Car il n'est pas dupe, lui ! Il ne peut plus l'être. C'est en vain qu'il les a mis en garde. Frères insensés !... Les Blancs se sont moqués de lui. Et pourtant lui, Outtaké, les a vus en songe, coiffés de sang. Ils se sont moqués de lui aussi, ses propres frères rouges, quand ils lui ont rappelé que l'épouse de Tekonderoga avait écarté de son chemin le signe de l'Iroquois. Et pourtant, lui, Outtaké, il l'a vue, en chair et en os, au crépuscule, la femme blanche agenouillée et qui rendait hommage au dieu de la terre. Non, elle ne priait pas comme prient les Blancs, qui enferment leur ferveur en eux et lui interdisent de s'échapper. Elle priait en froissant les feuilles de menthe entre ses mains, puis en élevant ses mains vers le ciel, puis en les passant sur son visage, et elle baissait les paupières, et son visage était tout illuminé par le soleil couchant. Depuis qu'il l'a vue, il a vraiment peur, il est oppressé. Le voici qui traverse de son pas rapide un espace dénudé par les incendies, et son regard erre sur le désert de forêts, de montagnes, de chapelets de lacs et de serpents de rivières qui composent le paysage morne et splendide des sources du Haut-Kennebec. Ces lieux ont-ils jamais vu telle affluence qu'en ces jours où s'y est acheminé l'Homme du Tonnerre avec sa colonne de chevaux et ses femmes, et ses guerriers traînant leurs canons, pour y rejoindre les Canadiens venus du Nord avec leurs alliés rouges, armés d'arcs, de lances et de tomahawks, alors que du Sud montaient les Patsuiketts du Connecticut et les Etchemins, tous Abénakis, ennemis de l'Iroquois, tout le long du fleuve Kennebec bleu et noir et que se tenait, en proue de leur flottille, la Robe Noire au regard de feu, le jésuite Etskon-Honsi ?
Et cette multitude armée finalement a convergé vers le poste de Katarunk. Dans quel but, si ce n'est pour faire échec aux Iroquois ?
Outtaké plonge de nouveau dans la forêt.
Il songe à la femme blanche qui a rencontré la Tortue sur son chemin et ne s'est pas détournée.
Et comme il lève les yeux vers le soleil qui darde entre les troncs des flèches brûlantes, il ressent une sorte d'éblouissement et une douleur au creux de l'estomac qui n'est peut-être due qu'aux fatigues de la faim, de la marche et de la guerre qui forment depuis trois mois la trame de son existence, mais aussi la ressouvenance de ce qu'il a éprouvé lorsque, caché par les arbres, il l'a vue s'avancer, esprit étranger et inquiétant, toute parée de son manteau couleur de flamme. Sentiment détestable où il a cru reconnaître la peur, l'inquiétude pour ce qui est insolite et qu'on ne comprend pas.
La faim lui donne des vertiges subtils, une vision transcendante et sublime. Son esprit se détache de son être et flotte devant lui. Son esprit est comme un oiseau ivre qui le précède en gémissant désespérément. Ainsi doivent gémir les âmes abandonnées. Son âme gémit sur l'éternelle tentation qu'inspirent les Blancs, l'éternelle séduction qui ramène l'Indien aux pieds de ces traîtres et grossiers bourreaux, avec l'espoir à jamais ancré que cette fois ce sera lui, l'Ancêtre-à-la-face-blanche, porteur de la torche de gloire annoncé par tous les prêtres indiens et les plus anciennes légendes du Culte de l'Oiseau.
Depuis le temps, ne sais-tu donc pas que ce n'est pas lui, que ce n'est jamais lui ? Mais bien le Faux-Messie, comme dirait la Robe Noire. L'Ancêtre-à-la-face-blanche n'existe pas, ne viendra plus... « Quelle faiblesse va donc te ramener Swanissit, songe Outtaké, aux pieds d'une illusion, pour y chercher la grandeur, la force, la victoire, la protection, et n'en recevoir que poisons...
« N'avez-vous pas reçu assez de coups de mousquet, Indiens, ne vous a-t-on pas assez abreuvés d'eau-de-feu qui ronge votre race comme le feu ronge la forêt ? »
Mais Swanissit espère encore contre toute évidence, contre toute expérience. Il espère en l'Homme du Tonnerre. Et lui-même, Outtaké, qui marche en ce moment pour aller guetter le poste des Blancs, n'espère-t-il pas, lui aussi, hélas !
Il faudrait, pour échapper à la tentation des Blancs, les tuer tous, atteindre leur âme. Mais voilà : d'âmes ils n'en ont pas ! C'est une peau de castor, leur âme... Le soleil commença à décliner. L'Iroquois fait halte, flairant alentour. Il se dissimule derrière un tronc et voit s'avancer deux Abénakis. Ce sont des Patsuiketts, de
ce peuple qui, venant des sources du Connecticut, s'est introduit par ruse dans le pays des Enfants de l'Aurore, et qui ont le nez long, les dents saillantes comme celles du lapin et le menton court. Leur peau est de la couleur de l'argile rouge. Ils tressent leurs cheveux, et leur mèche de scalp est si mal nouée qu'on ne sait pas où la saisir pour leur « faire » la chevelure. L'Iroquois, dissimulé, les regarde avec mépris passer à quelques pas de lui. Leurs longs nez busqués penchés vers le sol, ils suivaient une piste.
Cette piste va les conduire jusqu'au lieu où, tout à l'heure, les cinq chefs iroquois ont délibéré. Encore qu'il ait pris soin d'effacer ses traces, les Abénakis les retrouveront fatalement car ce sont des limiers plus efficaces que les coyotes, sans doute à cause de leur long nez. Ils parviendront ainsi au lieu de la délibération et là ils percevront sans nul doute le fumet de l'ennemi.
Tel une ombre furtive l'Iroquois les rejoint, se glissant d'arbre en arbre, et quand il est derrière eux il leur casse la tête de deux coups de tomahawk si précis et si vifs que les deux Peaux-Rouges s'écroulent sans un soupir, le crâne éclaté. Ne se souciant pas de leurs cadavres, ni même de leur scalp, l'Iroquois poursuit sa route.
Comme il atteint les abords du fort Katarunk, il entend hennir les chevaux et ce bruit est si inusité et impressionnant qu'il est parcouru de frissons. Il reste là longtemps, comme en transe, écoutant ces rumeurs en lesquelles il discerne un son nouveau et menaçant. Sans l'avoir vu, il hait ce Blanc subitement survenu, car il semble leur promettre, à son tour, un appui, une espérance, une aventure nouvelle, et peut-être salvatrice. Et pourtant, il sait que tout cela n'est que mirages...
Comment atteindre l'âme du Blanc, si l'on ne peut le faire disparaître par les armes, avant qu'il ne les ait, une fois de plus, trompés ?
Au risque de se faire découvrir par un Abénakis ou un Huron, de se faire débusquer comme un vulgaire gibier par les chiens qui jappent là-bas au bord du fleuve, l'Iroquois demeure là, comme fasciné.
À cet endroit, il a vu la femme blanche agenouillée parmi l'encens des plantes, ses cheveux flottant comme des plumes sur l'ombre du soir.
– Oranda ! Oranda ! murmure-t-il.
Il appelle l'Esprit Suprême qui se mêle étroitement aux choses créées et leur communique sa force.
Il entend sangloter la source et la chaleur exaspère l'odeur tiède des menthes. Alors sa résolution est prise.
– Demain, je reviendrai ici. J'appellerai la femme blanche. Et, lorsqu'elle viendra, je la tuerai.
L'exode des Indiens alliés était arrêté. Par la voix des tambours, leur était parvenu un message. On avait trouvé dans les bois deux Patsuiketts, le crâne éclaté. Crime d'Iroquois sans nul doute.
Nicolas Perrot dépensa beaucoup d'éloquence à démontrer aux Hurons et autres Algonquins que les affaires des Patsuiketts ne les concernaient pas. Ce n'était même pas des Abénakis comme les autres, précisa-t-il, leur nom signifie : ceux-qui-sont-venus-en-fraude. Ils étaient en fait des étrangers, arrivés de l'autre côté du Connecticut, qui se sont infiltrés parmi « les Enfants du Pays de l'Aurore » pour y piller leurs terrains de chasse et de pêche. Qu'ils se débrouillent donc avec les Iroquois, leur dit-il. Ceux-ci étaient si peu nombreux que cela ne valait pas que de hardis guerriers du Nord se mettent en chasse pour eux. Et la preuve, c'était que sans nul doute les Iroquois eux-mêmes se terraient en ce moment et n'osaient pas attaquer les puissantes tribus assemblées à Katarunk. Cela ne valait même pas la peine de déterrer la hache de guerre enterrée par Onontio, le gouverneur du Canada, pour quelques putois d'Iroquois et de Patsuiketts en querelle. Le pauvre Perrot, tout en parlant avec feu, ne pouvait s'empêcher d'avoir mauvaise conscience vis-à-vis des Patsuiketts, car c'étaient en fait les meilleurs guerriers et les meilleurs Indiens convertis de l'Acadie. Quelque peu étrangers, en effet, ils n'en formaient pas moins une des tribus les plus dévouées aux missionnaires catholiques.
Le comte de Peyrac à son tour avait parlé à Loménie, l'avertissant que les Iroquois étaient dans la forêt et demandaient le passage du Kennebec. En réalité l'incident des deux Patsuiketts tués remettait tout en question.
Cependant, les ordres de Peyrac restèrent formels.
– Que les Patsuiketts se battent avec les Iroquois en aval du fleuve, s'ils veulent venger leurs morts.
Mais pour moi, je ne veux pas que Katarunk soit engagé en rien, ni les miens ni ceux qui s'y trouvent aujourd'hui. La déplorable habitude que les Français ont prise de participer aux multiples querelles des tribus conduit à la ruine de la colonisation, dit-il à Loménie qui hésitait. Finalement, celui-ci acquiesça. Il se contenta d'envoyer un petit parti d'Etchemins vers le sud pour le cas où le père d'Orgeval aurait besoin de secours. On exploita la haine qui existait entre les Patsuiketts et les autres Abénakis et vers la fin de l'après-midi la situation se détendit. Comblés de cadeaux, les capitaines indiens préféraient rentrer chez eux et abandonner Patsuiketts et Iroquois à leur sort. Seul le baron de Maudreuil n'était pas d'accord et voulait courir sur l'ennemi.
– Et si le père d'Orgeval est attaqué avec ses catéchumènes ? interrogea-t-il avec passion.
– Les Iroquois se sont engagés, si on les laisse passer le fleuve sans encombre, à regagner leur pays sans causer aucun dommage parmi les populations qu'ils rencontreront en route, dit Peyrac.
– La preuve ! Ils commencent déjà par tuer deux Patsuiketts...
Peyrac devait s'avouer qu'il ne s'expliquait pas cet acte de violence après la conversation qu'il avait eue avec Tahoutaguète la veille au soir.
– Vous aussi apprendrez à les connaître, ricanait Maudreuil. Il ne peut y avoir que fourberie et trahison sous le crâne d'un Iroquois.
Loménie le rappela à l'ordre. Les Canadiens oubliaient trop facilement que leur gouverneur royal avait passé des traités de paix avec les Cinq Nations...
– Avec cette espèce-là, les traités n'existent pas, riposta l'autre. (Et, les regardant farouchement dé ses yeux bleus :) La guerre, la guerre sans merci !... Il ne peut y avoir d'autre solution entre Français et Iroquois.
Néanmoins les guerriers indiens continuèrent à se réembarquer et, le soir venu, les femmes et les enfants, qui étaient partis se cacher dans les bois en prévision de la guerre annoncée, revinrent et remirent les chaudières sur le feu pour le repas du soir. Quelqu'un s'avisa alors de l'absence de Mme de Peyrac.
On la chercha partout. On fit le tour des habitations et de l'enceinte. On l'appela dans les « brûlés » et au bord du fleuve.
Un sentiment de catastrophe s'empara d'eux tous.
Angélique avait disparu.