X

L’inspecteur Ruggieri, qui avait dû relaxer Claude Valhubert et ses deux amis en fin de matinée sur demande du gouvernement italien, avait décidé de faire une existence difficile au Français qu’on lui envoyait de Milan pour l’empêcher de faire son travail. Sitôt qu’on allait détecter quelque chose d’incorrect dans l’affaire, il faudrait tout écraser et dire qu’on n’avait rien trouvé, que l’homme avait été tué par erreur et qu’on en voulait sûrement à quelqu’un d’autre. Il faudrait aussi dire que la police italienne n’avait pas été capable de comprendre ce qui s’était passé et qu’on avait dû classer le dossier.

Mais l’homme qui se présenta dans son bureau n’était pas ce genre de type minable qu’il espérait affronter. C’était une grande figure pâle avec d’épais cheveux noirs, un corps massif, un regard remarquable où Ruggieri ne trouva aucune trace suspecte. Puisque c’était comme ça, Ruggieri se sentit obligé de changer un peu d’avis. Il y aurait peut-être moyen de passer avec lui un contrat d’aide loyale.

— Quelles sont les charges contre Claude Valhubert ? demanda Valence après que Ruggieri l’eut installé face à lui.

Ruggieri fit la moue.

— Aucune, en fait. De s’être trouvé là quand il ne fallait pas.

— Quel âge a le jeune homme ?

— Vingt-six ans. On sait qu’il avait peur de son père. Maintenant, bien sûr, il sanglote et il le réclame. En réalité, son père lui faisait la vie dure. Claude Valhubert est à l’École Française de Rome depuis presque deux ans, mais il n’arrive pas à marcher sur les brisées de son père qui, dit-on, y a laissé il y a quelque vingt ans de ça une trace lumineuse. J’ai cru comprendre qu’Henri Valhubert humiliait sans cesse son fils en le forçant à faire mieux. Il est arrivé des tas d’histoires à ce garçon depuis qu’il est à Rome. Scandales nocturnes, états d’ivresse, et des ennuis avec des filles. Il n’aurait pas fallu que Valhubert père l’apprenne.

— C’est tout pour Claude ?

— Oui.

— Ses amis ? Ceux qui l’emmenaient hors de la place le soir du meurtre ?

— Très liés à lui, jusqu’à l’avoir suivi à Rome. Entre eux trois, il y a quelque chose qui sort de l’ordinaire, une amitié un peu aliénante, si j’ose dire.

— Âges et situations ?

— Thibault Lescale, dit « Tibère », a vingt-sept ans. David Larmier, dit « Néron », en a vingt-neuf. Aucun des deux ne fait partie de l’École Française. Ils ont accompagné Claude et ils étudient en francs-tireurs, en se partageant une bourse d’université. Brillants, à ce qu’on m’a dit.

— Mgr Lorenzo Vitelli ?

— Nous l’avons chargé d’une partie de l’enquête côté Vatican. Il nous est difficile d’intervenir brutalement au Vatican. Sa surveillance, menée de l’intérieur de l’État où il a ses entrées, sera indispensable. On a fait valoir le danger où se trouvait Claude Valhubert pour le décider à nous aider.

— Comment avait-il connu Henri Valhubert ?

— Mgr Vitelli est le plus ancien ami de sa femme, Laura, presque son frère. C’est par lui qu’il l’a connue à Rome, il y a plus de vingt ans. Quand Valhubert a envoyé son fils à l’École Française, il a naturellement demandé à Lorenzo Vitelli, qui est un lettré de renom, d’aider son garçon. Et qui prend Claude Valhubert prend Tibère et Néron avec. C’est un lot. J’ai l’impression que l’évêque s’est mis à apprécier les trois garçons. C’est tout de même bizarre pour un homme d’Église, parce qu’ils ont des côtés un peu spéciaux.

— Est-ce que ces trois garçons spéciaux ont des alibis qui tiennent le coup ?

— Justement, non. Ils ne sont pas de ceux qui regardent leur montre pendant une fête, ou bien qui savent où ils se trouvent à tel moment précis de la journée. Ils sont plutôt du genre à improviser leur existence.

— Je vois. Et l’évêque a-t-il un alibi ?

— Monsieur Valence, monseigneur n’a pas besoin d’alibi.

— Répondez à ma question d’abord.

— Aucun alibi non plus.

— Parfait. Qu’est-ce qu’il faisait hier soir ?

— Il travaillait chez lui, dans un petit palais de la ville qu’il partage avec quatre confrères. Les autres prélats étaient couchés. Tibère l’a réveillé ce matin pour le mettre au courant du drame et pour qu’il nous apporte la lettre que lui avait envoyée Henri Valhubert.

— Donc, aucun alibi pour ces quatre-là, ce qui les innocente pratiquement d’emblée. Quand on prépare un crime comme celui-ci, on s’arrange pour s’organiser une défense sérieuse et convaincante. Tous les meurtriers que j’ai connus qui ont eu le sang-froid de préparer et d’utiliser du poison avaient des alibis en ciment. C’est cela que nous devons rechercher, ceux qui ont des alibis sérieux et convaincants. Quoi d’autre ?

— Mme Laura Valhubert est prévenue. Elle sera à Rome ce soir pour l’identification du corps. Son beau-fils n’aurait pas été capable de supporter l’épreuve. Elle a demandé à le faire à sa place. Vous voulez connaître son alibi ?

— C’est indispensable ?

Ruggieri haussa les épaules.

— Après tout, c’est la femme du mort. Mais son alibi est… sérieux et convaincant. Elle était hier soir dans sa propriété près de Paris, c’est-à-dire à deux mille kilomètres de Rome. Elle a lu tard dans la nuit, et la gardienne le confirme. Elle l’a réveillée ce matin à midi. Il n’y a pas le téléphone là-bas, et nous avons mis du temps à la joindre. Personne ne savait qu’elle était partie à la campagne. Elle n’a pas bien réagi à la nouvelle de la mort de son mari, mais pas trop mal non plus. Disons que j’ai entendu pire.

— Ce qui ne veut rien dire.

— Claude Valhubert attend sa belle-mère comme le Messie, ajouta Ruggieri en souriant. Les trois garçons en semblent passionnés, ils en parlent entre eux. Qu’est-ce que vous dites de ça ? Singulier, non ?

Valence releva vivement les yeux et, il ne sut pas pourquoi, Ruggieri baissa les siens.

— C’est égal, bourdonna-t-il pendant que Valence se levait pour partir. Faites votre travail d’estompe de votre côté, cela vous regarde, vous et votre ministre. Ça ne me dérangera pas dans mon devoir.

— C’est-à-dire ?

— Que si le jeune Claude est coupable, je le ferai savoir d’une manière ou d’une autre. Je n’aime pas les assassins.

— Et celui-ci est un assassin ?

— Ça m’en a tout l’air.

— Je n’ai pas l’impression que nous ayons les mêmes méthodes.

— Protéger les assassins n’est pas une méthode, monsieur Valence. C’est un comportement.

— Et ce sera le mien, monsieur Ruggieri, si cela en vaut la peine.

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