XXXIII

Il se fit déposer devant l’hôtel Garibaldi. La meilleure chose à faire était de prévenir Laura Valhubert qu’il se tenait à sa disposition au cas où sa bande de malfrats hausserait le ton. Maintenant qu’il était à nouveau à Rome, il était moins inquiet. On ne tue pas quelqu’un comme ça, sous prétexte qu’il s’approche un peu trop des flics. Encore que Laura pouvait balancer tout le réseau. Valence fit tout de même le tour de l’hôtel Garibaldi par les petites rues qui l’encadraient.

Les chambres qui donnaient sur l’arrière du bâtiment étaient presque toutes obscures. D’après l’escalier qu’elle avait pris l’autre fois, sa chambre devait donner sur l’arrière. Il essayait de se rappeler le numéro de sa clef, qu’il avait vue près de son verre. Il était sûr qu’il commençait par un 2, deuxième étage donc. Il passa sous les fenêtres, dont la plupart étaient restées ouvertes, à cause de la chaleur. En face du Garibaldi, il y avait un petit hôtel beaucoup plus modeste, et quelqu’un debout sur un des balcons. Un peu saisi par le silence de la rue, un peu tendu, Valence resta immobile à le regarder, à une distance d’une quinzaine de mètres. En réalité, la silhouette était peu visible, la chambre n’étant pas éclairée. On pouvait seulement deviner qu’il s’agissait d’un homme. Valence ne bougeait plus. Il n’aimait pas que cette silhouette ne fasse pas un mouvement, et il n’aimait pas que ce balcon soit au deuxième étage. C’était absurde de se méfier d’un homme solitaire qui prenait l’air sous prétexte qu’il logeait en face du Garibaldi, à la hauteur de la chambre de Laura. Il pouvait exister des centaines d’hommes en train de prendre l’air sur des balcons ce soir. Mais celui-ci ne remuait pas. Valence se déplaça sans bruit pour s’approcher, en longeant le mur pour ne pas risquer d’être dans le champ de vision de l’homme s’il se penchait. Qu’est-ce qui n’allait pas sur ce balcon ? Est-ce qu’on reste sur un balcon dans le noir pendant des minutes entières sans bouger d’un seul centimètre ? Oui, ça arrive. Ça peut arriver.

Valence respirait lentement. La nuit le transformait en un guetteur dangereux et il ne pouvait absolument plus partir. Guetter dans le silence était devenu son unique pensée. Il s’écoula ainsi trois quarts d’heure. Un vent d’orage se levait par à-coups. Le volet du balcon se replia et heurta la silhouette. Cela rendit un son sourd et Valence se crispa. Ce son ne lui plaisait pas. Si le volet avait cogné une arme, ça aurait fait exactement ce bruit. Le volet avait pu bien sûr cogner n’importe quoi d’autre de métallique. Mais il avait pu aussi cogner une arme. Valence ramassa doucement sa valise et recula sur le trottoir en longeant toujours le mur. Parvenu à l’angle de la rue, il courut et se fit ouvrir la porte du Garibaldi. Depuis une heure à présent, il y avait un homme posté dans la nuit, face au deuxième étage, et qui avait avec lui un machin métallique.

Il aborda assez brusquement le jeune homme qui veillait à la réception. Laura Valhubert n’était pas encore dans sa chambre, sa clef était au tableau, 208.

— Où donne cette chambre ? Sur l’arrière ?

— Oui, monsieur.

— À quel endroit exactement ?

— Est-ce que je dois vous le dire ?

— Mission spéciale, dit Valence en montrant sa carte.

— Elle donne sur le milieu de la rue, face au vieil hôtel Luigi.

— Servez-moi un whisky au bar, je vous prie. Dites à Mme Valhubert que je l’y attends et ne la laissez à aucun prix monter à sa chambre avant. D’ailleurs, donnez-moi sa clef, ce sera plus sûr.

Ses paroles allaient vite. Il n’avait pas peur. Il avait seulement conscience à présent qu’une silhouette meurtrière attendait Laura dans l’ombre de l’hôtel Luigi, et qu’il ne pouvait appeler personne à son aide. Prévenir les flics l’obligerait forcément à expliquer le trafic de Laura et du Doryphore et entraînerait son arrestation immédiate. Il fallait qu’il se débrouille seul avec cet assassin.

— Mme Valhubert est encore au bar, dit le jeune homme en lui tendant la clef.

Il y avait de la réprobation dans sa phrase.


Valence traversa l’hôtel silencieux jusqu’au bar. Laura y était seule, les coudes sur une table, le visage posé sur ses mains fermées. Elle retenait à peine une cigarette entre ses doigts. Il avait l’impression en s’approchant que s’il faisait du bruit, il allait déclencher la mort qui attendait dans la rue, et que Laura disparaîtrait avant qu’il n’ait eu le temps de la saisir. Comme on dit qu’un cri déclenche une avalanche. Parvenu derrière elle, il parla à voix presque inaudible.

— Suis-moi doucement, dit-il. Il faut que je t’emmène ailleurs.

Elle ne bougea pas. Elle était repliée et immobile. Il contourna sa chaise et la regarda.

— Il faut que tu me suives, Laura, répéta-t-il à voix basse.

Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire ? Il était là, debout contre la table, avec cette femme magnifique et découragée qu’il fallait qu’il emmène ailleurs. Il choisit de mentir.

— Ne t’en fais plus pour Tibère, dit-il. Ils abandonnent l’inculpation d’assassinat. Le juge dit qu’il n’aura que deux ans. Viens sans faire aucun bruit, suis-moi.

Elle prit une bouffée sans lever la tête.

— Quelqu’un attend face à ta fenêtre pour te tirer dessus, continua Valence.

Laura se leva lentement et la cendre de sa cigarette tomba sur la table. Elle se tint debout devant Valence, sans le regarder, la tête baissée.

— Tout m’emmerde, dit-elle. Tu ne peux pas comprendre ça, comme tout m’emmerde.

Valence hésita. Il resta quelques secondes comme ça, avec Laura debout très près de lui. Ça y est, pensa-t-il en fermant les yeux, la fameuse chute, je suis foutu. Il referma ses bras sur elle.

— Laura, dit-il, on est foutus.

Il l’entraîna par les sous-sols et les cuisines du Garibaldi, qui donnaient de l’autre côté de la rue. Ils prirent un taxi pour rejoindre son hôtel. Valence serrait Laura par le poignet.

— On changera d’endroit demain, dit-il. On changera tous les jours.

— Tu m’as menti pour Tibère.

— Oui.

— Ils vont l’inculper pour les deux meurtres.

— Oui.

— Je tiens à ce garçon.

— Ils s’en foutent.

— Mais pas toi.

— Non.

— Je sais quelque chose que je ne peux pas te dire.

— Quoi ?

— Gabriella. Je ne peux rien te dire tant que je ne suis pas sûre. J’y pense depuis des jours.

— Ça concerne les meurtres ?

— Oui. Je n’en peux plus d’y penser.

— Laura, dit Valence en élevant la voix, ce n’est pas moi qui sauverai Tibère. Ce n’est pas toi non plus. C’est lui-même, Tibère, qui sauvera Tibère.

— Pourquoi dis-tu ça tout d’un coup ?

— Parce que Tibère est empereur.

Laura le regarda.

— Ils t’ont rendu fou, murmura-t-elle.

Valence serrait toujours Laura par le poignet. À force, ça devait peut-être lui faire mal. Mais il était hors de question qu’il lâche ce poignet. Il tourna la tête et regarda par la vitre de la voiture la rue noire qui défilait. Il regarda bien attentivement cette rue, ses réverbères, ses maisons décaties, alors qu’il s’en foutait. Valence pensait : « Je l’aime encore. »

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