XVIII

Il faisait nuit quand Valence sortit de chez les trois jeunes gens et il dut allumer la lumière de l’escalier. Il s’obligeait à descendre lourdement les marches, une par une. Néron était complètement fou et dangereux. Claude crevait d’inquiétude et il était prêt à n’importe quoi pour défendre Laura Valhubert. Quant à Tibère, il comprenait tout ça, il gardait son sang-froid et il s’appliquait à maîtriser ses deux amis. Les trois empereurs savaient à l’évidence quelque chose. Mais Tibère ne lâcherait jamais rien. Et les deux autres, bien tenus par leur ami, seraient difficiles à approcher. Il était certain que Tibère, avec son visage grave et ses élans imprévisibles, était doué d’une puissance de persuasion non négligeable. Néron acceptait son charme et Claude en était envoûté. À eux trois, il était vrai qu’ils formaient un obstacle fascinant, d’apparence légère et fantasque, mais en réalité d’une cohésion minérale. Pourtant, ils auraient du mal avec lui, parce que cela ne l’impressionnait pas. Valence s’arrêta sur une marche pour réfléchir. Ça ne lui était jamais arrivé d’être impressionné, ou presque. C’était naturel, les choses glissaient sur lui. Mais ces trois empereurs le déroutaient malgré tout. Il y avait une telle connivence entre eux, une affection si définitive qu’ils pouvaient tout se permettre. Ce serait très difficile de leur arracher Laura Valhubert. Un sacré assaut dont l’idée le flattait. Lui seul, bien arc-bouté, contre eux trois qui s’aimaient tellement.

Il se contracta d’un coup. Il y avait en bas de l’escalier, dans le hall étroit de l’immeuble, une femme qui se penchait sur une petite glace. Assez grande, elle avait les cheveux devant le visage, et on n’en voyait rien. Mais il sut sur l’instant, rien qu’à l’allure des épaules, rien qu’au profil qui passait à travers les mèches sombres, rien qu’à la manière négligente de les repousser des doigts, il sut qu’il était en train de croiser Laura Valhubert.

Il pensa à remonter silencieusement les marches mais il n’avait jamais fait ça. Il n’avait qu’à passer droit et sortir au plus vite par la porte restée ouverte sur la rue.

Valence détacha sa main de la rampe, descendit les dernières marches et marcha vers la porte de manière assez raide, il s’en rendit compte. Il la dépassa. Dans un mètre, la rue. Derrière lui, il la sentit interrompre son mouvement et lever la tête.

— Richard Valence… dit-elle.

Elle l’arrêta d’une main sur l’épaule au moment où il était presque dehors. Elle avait dit ça, Richard Valence, comme si elle lisait ce mot, en séparant bien les syllabes.

— Bien sûr c’est toi, Richard Valence, répéta-t-elle.

Elle s’était reculée pour s’adosser au mur, elle avait croisé les bras et elle le dévisageait avec un sourire. Elle ne dit pas : « C’est incroyable, qu’est-ce que tu fais ici ? Comment ça se fait que tu sois là ? » Elle avait l’air en réalité de se foutre totalement de cette coïncidence. Elle était juste attentive. Valence se sentit très observé.

— Bien sûr, tu te souviens de moi ? demanda-t-elle en souriant toujours.

— Bien sûr, Laura. Laisse-moi maintenant Je n’ai pas de temps.

Valence arrêta un taxi qui passait devant la porte et y monta sans se retourner. Cette fois ça y était, il avait tout retrouvé d’un coup, la voix enrouée, la beauté violente et hésitante du visage, les gestes imprécis et l’élégance miraculeuse. Il respirait moins vite à présent. Ça avait été inutile au fond de tant se contracter. Il fallait reconnaître qu’il s’était un peu inquiété à l’idée de revoir Laura. Finalement les choses s’étaient passées comme il le voulait. De manière un peu brusque, mais normale. C’était fait. Et maintenant que c’était fait, il se sentit soulagé.


Laura demeura quelques moments dans le hall de l’immeuble et se donna le temps d’une cigarette avant de monter rejoindre Claude. Elle la fuma en restant adossée au mur. C’était drôle tout de même de croiser comme ça Richard Valence. C’était plutôt émouvant à vrai dire. Sauf que Valence avait eu l’air contrarié et pressé. Elle n’avait pas imaginé qu’il serait devenu aussi désobligeant.

Laura haussa les épaules, lâcha sa cigarette sans l’écraser. Elle ne se sentait pas très bien.

En haut, elle trouva les trois garçons dans un état tourmenté, les visages soucieux ou fatigués. Elle passa les doigts dans les cheveux de Claude.

— Tibère, mon grand, dit-elle, tu ne crois pas que ce serait bien que tu nous donnes quelque chose à boire ? Et à manger ? Qu’est-ce que vous avez eu aujourd’hui ? Tibère, qu’est-ce qui ne va pas ?

Tibère laissait tomber des glaçons au fond d’un verre.

— Il y a un homme qui est venu nous voir, Laura, dit-il avec une moue. C’est un envoyé spécial du gouvernement français, un de leurs meilleurs juristes, paraît-il. Il est chargé, à cause d’Édouard Valhubert qui s’affole, de juguler l’enquête de la police italienne, de tirer ses propres conclusions et de décider du sort final de l’affaire, qu’il soit juste ou non, peu leur importe, l’essentiel étant la sécurité d’Édouard Valhubert le Crapaud.

— Pourquoi est-ce que tu l’appelles le Crapaud ?

— Parce que j’ai décidé que le ministre Édouard avait une tête de crapaud. Il l’avait d’ailleurs bien avant d’être ministre. Enfin, tu ne trouves pas qu’il a une tête de crapaud ?

— Je ne sais pas, murmura Laura. Tu es drôle. Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Attention, intervint Néron, efforçons-nous d’être précis : crapaud à ventre jaune ou bien crapaud à ventre de feu ?

— Jaune, absolument jaune, comme un citron, dit Tibère.

— C’est bon ça, le citron, dit Néron.

— Vous me faites chier, dit Claude. Tibère, tu parlais de cet envoyé spécial à Laura, essaie de continuer, je t’en prie.

— Bon. Il est donc là pour juguler Ruggieri, l’inspecteur que tu as vu à la morgue hier soir. En temps ordinaire, un homme de plus ou de moins, ça n’a pas tant d’importance. Mais cet homme-là, Laura, justement, n’est pas ordinaire. Même Néron, qui trouve tout le monde commun à l’exception de lui-même, est contraint de l’admettre. Depuis le début, je le redoute, je le suis, je cherche une prise. Je n’y parviens pas. Tu comprendras aussitôt ce qu’il faut craindre dès que tu auras affaire à lui. Le mieux, comme première précaution, est de le faire asseoir. C’est un très grand type, puissant, il a des quantités de cheveux noirs et une belle gueule très blanche. Si, Néron, une belle gueule. Dans cette gueule, il y a quelque chose d’indomptable, qui n’est guère rassurant. Il a des yeux très clairs et beaux — dont Néron, d’ailleurs, crève d’envie —, et dont il se sert pour faire plier. Ça doit être un truc à lui, longuement éprouvé. Le truc du regard qui ne vous lâche pas. Ça doit souvent marcher. Il a essayé de plier Claude avec, tout à l’heure. Néron, bien entendu, ne s’est rendu compte de rien, mais Néron est très spécial, ce n’est pas un bon exemple. Toi, Laura, tu te rendras compte.

— Pardon, je me suis très bien rendu compte, dit Néron.

— Le jour où tu te rendras compte que le monde tourne stupidement et qu’il y a des gens dessus, ça te tombera sur la nuque comme une masse. Au fait, rien ne te laisse croire que ça fasse plaisir à Laura de te subir à moitié nu. Dans l’incertitude, tu pourrais passer une chemise. Ou un pantalon, pourquoi pas un pantalon ?

— Comme c’est désobligeant, soupira Néron en se levant avec effort.

— Et puis, continua Tibère en tendant enfin un verre à Laura, cet homme a déjà trouvé pas mal de choses. Il a trouvé ta fille, et il a presque trouvé qu’Henri n’est sans doute pas venu à Rome pour traquer Michel-Ange mais pour surprendre Gabriella. Il sait aussi que nous étions tous au courant, sauf Henri, et il trouve ça moche. Il est persuadé qu’Henri aurait demandé le divorce en revenant à Paris, que tu aurais perdu son argent, que Gabriella l’aurait perdu en conséquence, et ainsi de suite. Il ne va pas tarder à savoir aussi que tu me donnes de l’argent pour vivre ici avec Néron. Il va trouver ça aussi très moche, c’est certain. Il va enchaîner le tout, chercher et tâcher de vaincre. Il en a les capacités, tu peux en être sûre. Tu sais comme moi à quel point ça peut devenir dangereux.

— Pourquoi dangereux ? demanda Néron.

— Rien, dit Tibère en remuant le fond de son verre.

— Si, dit Néron.

— Il n’y a rien, répéta Tibère.

Il passa derrière Laura et posa ses mains sur ses épaules.

— Il faudra vraiment que tu prennes garde à ce type. Si tu le peux, pense à le faire asseoir puis à éviter ses yeux, même si ce n’est pas très facile.

— Je l’ai déjà regardé, dit Laura. Il s’appelle Richard Valence.

— Il t’a déjà interrogée ? Hier soir à la morgue ?

— Non. Il n’était pas là.

— Alors, ce matin, avec les flics ? Tu lui as parlé aujourd’hui ?

— Pas vraiment. Mais, mon grand, à l’époque où je lui ai parlé, il n’était pas exactement indomptable. À certains moments seulement. C’était il y a vingt ans. C’est drôle, non ?

— Merde, dit Tibère.

Laura éclata de rire et tendit son verre. Elle allait mieux.

— Sers-m’en un autre, mon grand. Et trouve-moi du pain ou n’importe quoi. J’ai faim, tu sais.

Tibère alla chercher la bouteille qui était revenue, on ne sait comment, dans les bras de Néron. Claude sortit comme une flèche chercher de quoi nourrir Laura.

Ils mangèrent un moment en silence, sur leurs genoux.

— Je l’ai bien connu autrefois, reprit Laura, mais pas longtemps.

« Je suis en train de me demander si ça changera quelque chose. Je crois que ça ne changera rien.

« Peut-être pas.

Laura finit lentement son verre. Néron avait mis de la musique et Claude s’endormait par à-coups.

— Il est triste, dit Laura à voix basse en désignant Claude. À cause de son père, il est triste, terriblement.

— Bien sûr, dit Tibère. Je le sais, je fais attention. Et toi ? Tu es triste pour Henri ?

— Je n’en sais rien. Je devrais te dire que oui, mais au fond je n’en sais plus rien.

— Pourtant en ce moment tu es triste, mais pour autre chose. Tout le monde est triste ici, décidément.

— Pas moi, grogna Néron.

Laura embrassa Claude sans le réveiller et prit son manteau.

— Tu es triste pour autre chose, insista Tibère en gardant les yeux au sol.

— Je rentre à l’hôtel, murmura Laura. Accompagne-moi un peu si tu veux.

Néron ouvrit les yeux et lui tendit une main molle.

— Amusez-vous bien tous les deux, dit-il.


Laura et Tibère descendirent l’escalier en silence. Tibère se sentait embarrassé. Ça ne lui arrivait pas souvent avec elle.

— On est en noir tous les deux, dit-il une fois dehors. Ça fait bizarre.

— Oui, dit Laura.

Elle marchait lentement et Tibère la tenait par l’épaule.

— Je vais te raconter pour Richard Valence, dit-elle.

— Oui, dit Tibère.

— C’est assez con comme genre d’histoire.

— Oui.

— Ça n’empêche pas que ça peut être triste.

— C’est vrai. Est-ce que tu es triste brutalement, alors que tu n’en avais pas l’intention, mais que tu ne peux pas faire autrement ?

— C’est ça. Ce n’est pas de la vraie tristesse, c’est juste comme un haussement d’épaules douloureux, tu vois ?

— Raconte-moi cette histoire triste.

— J’ai rencontré Richard Valence au cours d’un séjour à Paris, avant de connaître Henri. Comment te dire pour que ça ne soit pas trop con ?

— Aucune importance. Dis-moi ça normalement, comme c’était.

— Tu as raison. Je n’aimais que lui et il n’aimait que moi. De l’amour prodigieux. Un privilège. Voilà. Qu’est-ce qu’on peut dire d’autre ?

— C’est vrai que c’est assez con comme histoire. Pourquoi est-ce qu’il t’a quittée ?

— Comment sais-tu que c’est lui qui est parti ?

Tibère haussa les épaules.

— De toute façon, tu as raison, c’est lui qui est parti, après quelques mois. On ne sait pas pourquoi au juste. Il est parti, c’est tout. À tous les deux, il faut reconnaître que la vie était assez épuisante.

— Je conçois. Qu’est-ce que tu as fait quand il est parti ?

— Il me semble que j’ai hurlé. Fin du privilège. Fin du prodige. Il me semble aussi que j’ai pensé à lui pendant des années. Il me semble.

— Mais tu as épousé Henri.

— Ça n’empêche pas. Après d’ailleurs, je n’ai plus pensé à lui, ça s’est passé. Mais tout de même, quand je l’ai croisé ce soir…

— Ça t’a touchée. C’est normal. Ça va passer.

— Ça passe déjà.

— Tu verras comment il est. Ou je me trompe, ou ce type-là ne respectera personne, et peut-être même pas toi, Laura. C’est aussi l’impression de Lorenzo. Lorenzo se fait du souci à cause de Gabriella. Il m’a appelé, il redoute des ennuis. Il a raison d’ailleurs, parce qu’il y a encore quelque chose que je ne t’ai pas dit : Gabriella est allée place Farnèse ce soir-là, et elle n’a mis personne au courant.

— Tu as une explication ?

— Non.

Ils finirent le chemin en silence.

Elle se retourna pour l’embrasser devant la porte de l’hôtel, mais elle hésita. Tibère avait changé d’expression, serré les yeux, serré les lèvres, il regardait quelque part où elle ne voyait pas.

— Tibère, murmura-t-elle, ne convulse pas ton visage comme ça, je t’en prie. Quand tu fais ça, tu me fais penser au vrai Tibère. Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu vois ?

— Tu as connu le vrai Tibère ? L’empereur Tibère ?

Laura ne répondit pas. Elle se sentait inquiète.

— Moi oui, dit Tibère, en posant ses mains sur le visage de Laura. Moi, je l’ai très bien connu. C’était un drôle d’empereur, un adopté, dont personne n’a jamais bien su parler. On l’appelle Tibère, mais son nom véritable, c’est Tiberius Claudius Nero, Tibère-Claude-Néron… Nos trois noms en un seul, le mien, tu ne trouves pas ça curieux ? Tibère voyait des choses, il voyait des complots, des conspirations, il voyait le mal. Et moi aussi, des fois, je vois le mal. Et en ce moment, Laura, je vois quelque chose de terrible, à côté de toi, qui es si belle.

— Arrête de parler comme ça, Tibère. Tu t’exaltes, tu es fatigué.

— Je vais dormir. Embrasse-moi.

— Ne pense plus à cette famille impériale. Vous deviendrez tous cinglés avec ça. Tu ne crois pas qu’on a assez d’emmerdements ? Tu n’as jamais connu l’empereur, sache-le, Tibère.

— Je le sais, dit Tibère en souriant.

En rentrant chez lui, Tibère réveilla Claude qui n’avait pas bougé de sa chaise, tandis que Néron avait disparu, et la bouteille aussi.

— Claude, dit-il à voix basse, va sur ton lit, tu seras mieux. Claude, est-ce que tu sais qu’en réalité je n’ai jamais connu l’empereur ?

— Je ne te crois pas, dit Claude sans ouvrir les yeux.

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