Dans la Citroën du Nain Jaune


En roulant trop vite vers Charmeil dans sa Citroën 15CV aux roues surdimensionnées, le Nain Jaune est songeur. Il a déjà oublié le nom du commissaire Marc Lanteaume. Son teint est celui du défaitisme, de l'accommodement. Et moi je songe à un gentilhomme picard, le général Leclerc, qui dans les déserts africains où il se bat fuit déjà son prestige naissant. Son aspect sec traduit ce cabrement de tout l'être devant la tentation de se dérober. Lui ne s'est pas rué à la servitude. Tout de même, ce raidissement, ce refus des solutions émollientes, ça a une autre allure. A trente-huit ans, Jean a l'air épanoui et pas peu fier d'occuper une fonction qui surplombe l'action publique ; comme s'il en avait sa claque de s'être trop longtemps nourri de l'ennui des provinces. Soucieux, son profil me déclare :

- Les effectifs et surtout l'armement des Anglo-Américains ne leur permettent pas de débarquer en Afrique du Nord et d'établir simultanément une tête de pont en France. Pour l'heure, la double opération n'est pas envisageable. Nous devons tenir. Et Jean d'ajouter :

- En acceptant ce soir, une fois de plus, de dîner avec l'envoyé du diable. Assez cordial d'ailleurs... Je me préfère et je préfère Laval à un Gauleiter ou à un gouvernement Déat-Doriot[24] qui mettrait sur pied une alliance franco-allemande contre l'Amérique et l'Angleterre. Tu comprends ?

- Non. De quoi devez-vous parler avec Rahn ?

- Il faut à tout prix régler la question du rapatriement de nos prisonniers. Ces hommes n'ont pas revu leur famille depuis 40. Même s'il faut céder un peu de terrain en échange...

- Du terrain juif ?

- Nous ne pouvons pas sauver tout le monde. Ni ne pas donner de contreparties. C'est un foutu métier que d'essayer de faire le bien.

- La prochaine fois, évite d'utiliser la police française pour exercer ta bonté.

Déjà concentré sur la scène qu'il s'apprête à jouer avec le représentant d'Hitler, il n'a pas entendu ma dernière réplique. Le Nain Jaune rallume une Balto avec un calme contracté : signe qu'il mobilise son habileté. Peut-être a-t-il la France dans les tripes ; mais est-il encore capable de ressentir ce qui n'entre pas dans son implacable logique courageuse et bienfaisante ? Qui, en ce 16 juillet 1942, mène au crime d'Etat.

- Tu sais petit père, me murmure-t-il le mégot à la bouche et un peu ailleurs, quand on hésite entre deux solutions, il faut opter pour celle qui demande le plus de sacrifices...

- Pour qui ? Je poursuis :

- Et votre législation raciale, comment l'assumes-tu ? Le statut des Juifs, l'aryanisation des entreprises, tous ces fonctionnaires juifs virés comme des malpropres des lycées et de l'armée, les décorés de 14-18 également raflés, le port de l'étoile jaune...

- Pardon, qu'est-ce que tu disais ? me demande le Nain Jaune en recrachant la fumée chaude de sa cigarette.

Il n'a pas écouté et semble incapable de se laisser atteindre par la panique des familles du Vél d'Hiv. Je reste ahuri que le Nain Jaune ait à ce point la conviction de faire le bien. Affolé par le bolchevisme, il s'apprête à dîner avec un carnassier aryen, à trinquer avec le chef du gouvernement collabo et il se perçoit comme un ange missionné pour atténuer le malheur des hommes, inapte à la dérobade, pas comme l'un de ces fuyards gaullistes embusqués à Londres derrière des micros...

- Je te parlais des Juifs.

D'une voix absente, le Nain Jaune se dégonfle d'un soupir et lâche :

- Nous n'avons rien concédé que les Allemands n'auraient imposé de force. En arrachant quelques compensations... Et puis, pour paradoxale qu'elle puisse paraître, ma conviction est que le statut des Juifs constitue une sorte de protection, de moindre mal pouvant empêcher une persécution allemande plus dure.

Tout à ses réflexions, Jean continue à fumer en pilotant à vive allure. Prêt à emmener sa famille dans le mur, à s'exclure lui-même de l'histoire du pays, à jeter la France dans la faillite morale. Et à déporter 13 152 personnes sur deux jours. Comment le Nain Jaune, en cet instant, peut-il ne pas voir que si son patron, Pierre Laval, fait office de chef du gouvernement de la France, il ne le fut jamais ? On ne peut pas être la France et le pire à la fois. Les prétendus avantages dont sa politique aurait été la rançon me laissent sans voix.

A bord de cette voiture, j'ai envie de vomir. Je repense à l'étincelant Leclerc, puis à cette phrase de Simone Veil : « Les Justes de France pensaient avoir simplement traversé l'Histoire. En réalité, ils l'ont écrite. » Ces gens-là donnent des raisons d'espérer. Le Nain Jaune si brillant, si stratège, si épris de responsabilité, me désespère.

Pourquoi suis-je moi ?

Soudain, je comprends qu'il va me falloir oser l'aventure de renier mon sang. Pour fuguer loin de notre mythologie. Et faire un usage franc de ma liberté en m'entêtant à ne plus être un Jardin. Ah, comme certaines rétractations sont difficiles... Tant de résistances du dedans et de jugements du dehors surgissent alors ! Surtout de la part des derniers diacres de la religion vichyste qui hantent encore ma tribu ; parfois si sourcilleuse en matière de dévotion. Et que j'aime malgré leur pétainisme endémique, malgré leur conviction que, dans le recul de l'Histoire, la France sera un jour reconnaissante à Vichy d'avoir « atténué son malheur en ne désertant pas ». Je me préfère nouveau, traître et délié.

Parfois, la fidélité est une horreur.

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