Né Jardin, je sais qu'il n'est pas nécessaire d'être un monstre pour se révéler un athlète du pire. Mon grand-père - Jean Jardin dit le Nain Jaune - fut, du 20 avril 1942 au 30 octobre 1943, le principal collaborateur du plus collabo des hommes d'Etat français : Pierre Laval[1], chef du gouvernement du maréchal Pétain. Le matin de la rafle du Vél d'Hiv, le 16 juillet 1942, il était donc son directeur de cabinet ; son double. Ses yeux, son flair, sa bouche, sa main. Pour ne pas dire : sa conscience.
Pourtant, personne - ou presque - n'a jamais fait le lien entre le Nain Jaune et la grande rafle, étirée sur deux jours, qui coûta la vie à la presque totalité des 12884 personnes arrêtées ; dont 4051 enfants.
En tout cas pas les Jardin ; et certainement pas mon père Pascal Jardin, dit le Zubial. Trop habitué à congédier le réel.
Les secrets de famille les mieux gardés s'affichent parfois sous leur meilleur profil. Dans une lumière éblouissante qui les rend presque invisibles. Comme ces toiles de maîtres volées sous Hitler à des collectionneurs juifs puis accrochées aux murs des salons allemands. Les héritiers actuels ont beau les avoir sous le nez, éclairées avec soin, aucun ne voit leur origine glaçante. Ma famille fut, pendant un demi-siècle, championne toutes catégories de ce sport-là : s'exhiber pour se cacher. Mettre du plein soleil là où, chez nous, il y avait eu trop de nuit et de brouillard. En ayant le chic pour enrober l'intolérable de bonne humeur, d'ingénuité et de pittoresque.
Comment ai-je fait pour me dégager de la vérité officielle de nos ascendants si fidèles à Vichy ? Pour finir par accepter ma honte d'être de cette lignée-là de gens supposément « très bien » ? Et ma colère devant l'évidence que le pire pût être commis dans nos rangs sans qu'on y ait jamais vu à mal. Sans que la moindre gêne fût ouvertement exprimée. Même si, bien sûr, il ne m'a pas échappé que les vrais commanditaires de l'horreur furent avant tout des Allemands : Heinrich, Oberg, Dannecker, Knochen et d'autres.
Ce secret français tient en une scène, que j'ai mis vingt-cinq ans à voir avec la bonne focale.
Chacun des Jardin aurait pu la convoquer dans son esprit mais, préférant le refuge du flou à l'horreur de la netteté, nous ne savions pas comment regarder de face sans suffoquer une telle débâcle morale. Comme des millions de familles françaises, anxieuses d'ouvrir les placards moisis de la collaboration.
Sauf que chez nous, l'affaire était énorme ; comme souvent chez les Jardin habitués à l'improbable. Et aux épisodes où l'Histoire exagère. Cette fois, la vérité sombre était dissimulée sous des kilos de gaieté, des centaines de pages de littérature chatoyante, un vrac de souvenirs cocasses, une tornade d'anecdotes. Moi-même, j'y ai contribué en perpétuant la légende nourricière des Jardin ; farcie de galopades et de situations enjôleuses. En m'abritant systématiquement derrière un masque de légèreté, un optimisme de façade, une fausse identité frivole. Issu de la honte, j'ai choisi le rire ; un rire longtemps forcé.
Pour faire oublier ma double vie, plus mélancolique.
Une existence parallèle et ombreuse que j'ai toujours pris soin de dissimuler ; en m'affichant comme un auteur de romans ensoleillés. Et amoureux du rose. Cette vie-là fut celle d'un homme au front nuageux qui, depuis l'âge de seize ans, tourne autour d'une scène qui continue de lui couper les jarrets. Un épisode qui m'a éclairé sur les gens intelligents et très convenables qui commettent l'irréparable en se réfugiant dans les bras de leur bonne conscience. Un chapitre vichyssois qui m'a conduit dès la sortie de l'adolescence à mener une réflexion obsessionnelle - et quasi clandestine - sur les destructeurs des Juifs et leurs collaborateurs. Méditation directement issue de ma position particulière. Qui reste non pas une étoile jaune mais une croix. Et pas une croix de Lorraine. Cette scène irréfutable, la voilà. Le matin de la rafle du Vél d'Hiv, le 16 juillet 1942, la chasse à l'homme juif est lancée depuis cinq heures du matin. Par ses fonctions, celui qu'on appellera plus tard le Nain Jaune connaît les grandes lignes de cette battue ; même si les détails lui demeurent sans doute opaques. Jardin n'est pas Bousquet, bien entendu, mais rien de ce qui se décide au plus haut niveau n'échappe à ses arbitrages, aux conseils aiguisés qu'il distille jour après jour à Laval. Il est son directeur de cabinet en titre, et sans doute l'un des décideurs les mieux informés de France. Les cris des mamans affolées retentissent dans les cages d'escaliers des arrondissements parisiens. Les Juifs - déjà marqués d'une étoile jaune par le régime qu'il sert - sont arrachés, ahuris, de leur domicile par la police française, regroupés sous bonne garde dans des camps dits primaires ; avant d'être concentrés sans eau ni hygiène minimale à Drancy ou sous la grande verrière du Vélodrome d'Hiver de Paris. Un mètre carré par âme. Dans cette marmite de l'horreur, assoiffés et condamnés à des sanitaires bouchés, les captifs font déjà leurs déjections contre les murs. Des femmes à bout tentent de se jeter du haut des gradins. Des opérés de la veille, tirés de leur lit d'hôpital, subissent des hémorragies, des éventrements. On pourrit à l'étuvée. Et en silence ; car le régime piloté par le Nain Jaune garrotte la presse.
Tous ont cru que la France, c'était la protection.
Que l'impensable ne pouvait être pensé dans un cerveau français.
Que les Gaulois ne les livreraient jamais aux Germains.
Qu'un régime obsédé par la famille ne les séparerait pas de leurs enfants.
Au même instant, à Vichy, le Nain Jaune veut croire que ces gens-là sont voués à être déportés « vers l'Est ». Je l'imagine allumant sa première cigarette, une Balto, se noyant dans la fumée qui lui cache le réel. Au deuxième étage de l'hôtel du Parc, siège du gouvernement, son secrétariat s'active déjà. Ses dactylos sentimentales remarquent-elles son profil d'épure ? Et son charme irrésistible qui, au dire du Zubial, ressemble à la beauté ? Sans doute commande-t-il autant à l'administration centrale qu'à leurs cœurs. Au loin, l'Allier étire ses eaux claires et lentes. Aucun hurlement des enfants du Vél d'Hiv ne parvient à ses oreilles qui, pourtant, sont réputées entendre tout ce qui bruit, complote ou grogne sur le territoire.
Il est huit heures et, comme chaque matin depuis sa prise de fonction, Jean rejoint - dans un bureau restreint jouxtant celui de Laval -deux personnalités éminentes : Jacques Guérard, secrétaire général du gouvernement, et le falot directeur des services administratifs. Leur trio forme l'épicentre du pouvoir exécutif français ; comme il est d'usage dans notre France colbertiste où les cabinets sont l'âme et le muscle cardiaque de l'action publique. Le directeur des services est une courroie technique qui assure la liaison avec les ministères et les bureaux directement rattachés à Laval (Commissariat Général aux Questions Juives, etc.). Guérard, en principe, occupe une fonction plus nettement politique ; oui mais voilà, Laval ne l'encadre pas. Or le crédit fait ou défait ce type de fonction. Il envisage même le renvoi de ce petit gris, pas son genre, l'administration faite homme. Un ruminateur de dossiers que Laval traite en larbin devant des tiers. Directeur de son cabinet, Jean Jardin, lui, est joufflu d'esprit, tout en discrétion et aussi habile avec les rusés qu'avec les simples. Il jouit de sa confiance ; ce qui, dans la fosse aux caïmans de Vichy, reste une denrée rare. En ces temps de fourberie nationale, la loyauté de Jardin lui est si précieuse que Laval en a fait, en deux mois à peine, une sorte de vice-ministre lorsqu'il s'absente. Un morceau de Richelieu ou de père Joseph[2] semble accroché à lui. Jean Jardin est à présent l'homme verrou par qui il faut passer pour accéder aux audiences qu'il accorde chaque après-midi à l'hôtel du Parc de 14 h 30 à 18 h. Pour insérer au mieux la France de la Révolution nationale dans la nouvelle Europe rêvée par Hitler, Laval a besoin de sa souplesse courtoise qui sait si bien débrouiller ses relations éruptives avec le maréchal Pétain, logé à l'étage du dessous. Ah, il est si doué pour arrondir les susceptibilités, astiquer les ego, les encaustiquer. Et puis, Jean ne lésine pas sur le tact dans ses contacts officiels ou officieux - à son domicile privé de Charmeil notamment - avec l'occupant nazi. De surcroît, il sait tout sur presque tout ; et digère promptement les rapports qu'il reçoit directement des préfets ou des services de renseignements. La confiance entre les deux hommes est telle que Laval supervise à peine la distribution des fonds secrets qu'il lui a confiée ; il s'agit notamment d'arroser la presse la plus collaborationniste qui ne cesse de pulvériser ses bacilles de haine et toute la faune écrivassière stipendiée par le régime. Comment Pierre Laval n'accorderait-il pas un crédit total à un type aussi correct ? Alors que l'autre dispensateur de l'argent noir - à Paris, - André Guénier, doit lui rendre des comptes précis sur les récipiendaires. Ce qui indique à quel point Jean Jardin bénéficie d'une délégation de pouvoir de fait.
A huit heures donc, comme chaque matin, le Nain Jaune allume sa première cigarette ; tandis que son patron auvergnat noue sa cravate blanche à une demi-heure de route, dans son domicile de Châteldon. Le regard de Jardin est assorti à la droiture qu'il cultive même si, déjà, il sait être plusieurs. Depuis le début du mois de juin, sanglé dans son complet croisé de flanelle grise, Jean a la situation bien à sa main. Pétainiste de cœur, il cuve son autorité avec une modestie de bon aloi en s'octroyant double ration de nicotine. Désormais, ce collaborateur à l'haleine intelligente sait devancer les faits et anticiper les désirs de Laval, parsemer d'humour leurs conversations ponctuées de quintes de toux féroces, lui arracher une signature opportune, éconduire les importuns, assécher les ennuis. Bref, piloter son cabinet en affectant des tenues nettes. Reçoivent-ils enfin le coup de fil tant attendu de René Bousquet, le fringant secrétaire général de la police, en charge de cette histoire un peu gênante de rafle ? Ou de son adjoint Jean Leguay ? C'est fort probable... L'avisé Bousquet - que Jean reçoit parfois à Charmeil dans la maison des Jardin[3] - n'ignore pas que la réunion du matin à l'hôtel du Parc a lieu à huit heures précises et que le Président est anxieux.
Pas pour les familles juives, non, dont un certain nombre sont d'ailleurs naturalisées « depuis si peu de temps ». Laval redoute surtout une réaction des « bons Français » ; un débordement populaire qui affaiblirait sa position face aux Allemands. Ouf, tout s'est bien passé. Quelques rares suicides à déplorer mais pas de grabuge avec la population parisienne, qui ne s'est pas interposée. L'opinion - capitale aux yeux de Laval - n'a pas moufté. Quelle judicieuse idée d'avoir mené cette affaire à l'heure du laitier... Le Vél d'Hiv commence à bien se remplir, leur affirme-t-on au téléphone. Mais l'objectif raisonnable de 25 000 arrestations paraît hors de portée. On en escompte à peine 13 000. Aie! Jardin se gratte le nez, éteint sa cigarette et entame son premier litre de café. Encore des ennuis en ligne de mire, des tracas avec les Allemands qui vont venir pleurnicher dans son bureau ; surtout le SS Dannecker et ce désagréable général Oberg, Chef suprême de la SS et de la Police (Höherer SS- und Polizeiführer pour la France), qui se montre parfois si insistant... Parce que Bousquet, soyons sérieux, est un homme nommé par le pouvoir qui se hausse du col ; dégourdi, et capable d'initiatives glaçantes on le sait bien[4], mais assez benêt pour signer des papiers compromettants ou parader devant des photographes. Les choses sérieuses, l'arbitrage de haute politique dans l'ombre, les marchandages plus vastes avec l'occupant, c'est Laval ; et Laval, c'est lui, Jardin. Or, en cette mi-juillet 1942, l'ubiquitaire Jean Jardin n'a pas du tout l'intention de lâcher le guidon. On ne quitte pas un poste exposé, se répète-t-il en homme de devoir qui accepte d'endosser un sort insoluble. Et qui se fait même une haute idée du sacrifice personnel auquel il consent, à l'instar du Maréchal, pour que « la France de demain, même mutilée, soit plus grande que celle d'hier ». Même si les emmerdes ne cessent de se déverser sur son bureau : que faire, par exemple, des quatre mille enfants juifs arrêtés ce matin et dont les Allemands, apparemment, ne veulent pas ? Jean, ému, a bien senti leur réticence. Encore des complications à venir. Une chose les tracasse vraiment, lui et son patron : ces petits Juifs - dont les noms ne rendent pas une résonance évoquant une parcelle de notre verger français, n'est pas loin de penser Jardin - pourraient bien finir par émouvoir l'opinion nationale. Pressé, le trio achève le dépouillement du courrier du jour, en extrait l'essentiel : les nouveaux textes législatifs et réglementaires ainsi que les dossiers qui présentent un risque politique immédiat. Après le coup de tabac militaire de l'été 40, il faut se hâter de collaborer au plus près et faire voguer l'avenir tricolore au cœur de l'Europe hitlérienne. Avec l'espoir fou, peut-être, de civiliser le nazisme... A neuf heures trente tapantes, le Président déboulera en voiture de son domicile de Châteldon et le bal de l'ignominie d'Etat s'ouvrira vraiment.
Pourquoi Jean n'a-t-il pas démissionné ce 16 juillet 1942?
Sans doute - aussi révoltant cela puisse-t-il paraître - parce qu'il crut faire le bien, selon son code éthique aussi rigoureux qu'éloigné du nôtre ; ou le moindre mal qui lui semblait alors ressortir à une forme atténuée de la grandeur. Génétiquement catholique, il fut ce qu'on appelle une conscience démangée par une morale exigeante. Une sorte de bloc d'innocence qui le rendait d'autant plus dangereux. Rien à voir avec un gestapiste de cinéma ; rien chez lui des claqueurs de talons qui aboyèrent à Vichy des opinions hargneuses. A croire qu'il s'était égaré en leur compagnie. Pourtant, il fut bien ce 16 juillet 1942 le protagoniste de cette scène vichyssoise centrale. Et un acteur capital, sans jamais se renier par la suite, de l'un des plus criminels régimes de l'Histoire de France. Jusqu'à se hisser vers les sommets de la honte d'Etat ; en choisissant de s'y maintenir très tardivement.
Et en conservant jusqu'à sa mort, en 1976, une foutue bonne conscience. Comme si l'industrielle cruauté allemande pouvait l'exonérer de sa part de crime. Comme s'il n'était pas révulsant de tout regretter sans rien renier. Comme si la dislocation nationale justifiait son ardeur à bâtir une France prétendument propre.
Tôt dans ma vie, j'ai donc flairé avec horreur que des êtres apparemment réglo - et qui le sont sans doute - peuvent être mêlés aux plus viles actions dès lors qu'ils se coulent dans un contexte qui donne un autre sens à leurs actes. Lorsqu'un individu doté d'une vraie colonne vertébrale morale s'aventure dans un cadre maléfique, il n'est plus nécessaire d'être le diable pour le devenir. Le décrochement éthique a déjà eu lieu, sa folle dynamique est enclenchée. Inexorable et fatalement ignoble.
D'expérience familiale, je sais donc que pour faire fonctionner un régime scélérat il est indispensable d'obtenir la confiance des gens très bien sous tous rapports. C'est là peut-être ce qu'il y a de plus diabolique : les collabos ne furent pas diaboliques ; à l'exception de quelques éliminationnistes hallucinés. Aussi intolérable cela puisse-t-il sembler aujourd'hui, le personnel de Vichy ruissela d'une guimauve de bons sentiments, très éloignée de la corruption morale que nous leur prêtons pour nous rassurer. Jean était, par exemple, aussi allergique qu'un Xavier Vallat[5] à un Français qui aurait manqué à sa parole ; et capable de tous les sacrifices quand il s'agissait de l'honneur. Le mal, pour faire sa besogne, eut besoin de valeurs élevées, d'honnêteté et d'abnégation. Si l'on désire brûler une synagogue, il suffit de rameuter une poignée de canailles sans foi ni loi ; mais pour pratiquer un antisémitisme d'Etat, il est impératif de mobiliser des gens très bien, dotés de vertus morales solides. Les détraqués, les sadiques huileux et les pervers professionnels ne sont pas assez nombreux. Ni suffisamment efficaces. L'exceptionnel, dans le crime de masse, suppose le renfort de la normalité. Le pire exigea la mise en place de croyances patriotardes et sacrificielles sincères propres à dissoudre la culpabilité. La criminalité de masse reste par définition le fait d'hommes éminemment moraux. Pour tuer beaucoup et discriminer sans remords, il faut une éthique.
Cette réalité traumatisante, j'ai fini par l'accepter avec un vrai désespoir ; car on se met alors à trembler pour la bonté de tous les hommes charitables de l'univers. Si l'altruisme et le goût du dévouement sont à ce point nécessaires à la mise en route de l'horreur absolue, où trouver la garantie que les personnes bienveillantes le demeureront ? Naturellement, j'écris ces mots en songeant avec malaise à mon propre cas... Moi, si ému par la philanthropie active et si porté à servir des causes qui semblent justes, ne suis-je pas de ceux qui, fascinés par d'autres contextes, eussent franchi tous les Rubiconds de la morale universelle ? Comme un certain Jean Jardin... très catholique et citoyen sans doute plus valeureux que moi.
Avec le temps, à force de méditer ses incroyables transgressions, j'ai aussi fini par admettre avec terreur qu'il y a chez tout homme, ou presque, un invincible besoin de rester un type bien à ses propres yeux ; et une aptitude effarante à maintenir cette certitude même dans les situations les plus insoutenables, d'où le bien paraît de toute évidence banni. Les brutes épanouies qui se rasent le matin en riant aux éclats de leur infamie sont assez rares. Hélas, les tueurs gouvernementaux ont généralement une allure policée et un discours correct. Et, parfois, des pudeurs touchantes de lecteur de Jean Giraudoux.
Peut-être est-ce pour cela que ma famille put, après guerre, entretenir l'illusion que le Nain Jaune était resté propre dans ce bain de boue. Une sorte d'archange qui aurait couché sans séquelles avec le diable ; malgré le stupéfiant déboulé de mesures racistes qu'il avait assumées. Naïvement, les Jardin (et moi pendant des années) se figuraient que pour participer au pire il fallait être un monstre aguerri, abruti d'idéologie ou purgé de toute moralité ; ce qui exonérait de fait le gentil et très chrétien Jean. Le genre d'homme qui ne dérogeait pas à ses principes d'honnêteté. Au point que personne chez les Jardin ne s'aperçut jamais que le matin de la rafle du Vél d'Hiv il était bien aux manettes du régime.
Après la guerre, chose inouïe, quasiment personne ne nota que le Nain Jaune vit nécessairement passer sur son bureau directorial le projet de loi, adopté le 11 décembre 1942, qui prescrivait l'apposition de la mention « Juif » sur les titres d'identité délivrés aux Israélites français et étrangers. Oui, l'infamie fut endossée par cet homme exquis. Ou la scène assez crapuleuse où Jean Jardin dut relire, avant d'obtenir la signature du Président, le décret du 6 juin 1942 qui interdisait aux Juifs de tenir un emploi artistique dans des représentations théâtrales, dans des films cinématographiques ou dans des spectacles (sic). Sans que le Nain Jaune, bardé de morale, n'envisageât de rendre son tablier. De toute façon, cet homme lucide avait consenti sans nausée à servir un régime qui appliquait gaillardement le deuxième statut des Juifs du 2 juin 1941, excluant les individus estampillés de race juive de toutes les fonctions publiques, administratives, électives, enseignantes bien entendu et judiciaires (sauf les décorés, préservés un temps), des postes militaires d'encadrement, de la diplomatie, des professions libérales les plus diverses, des métiers de la banque, du commerce, de la presse, de l'édition, de l'exploitation des forêts (un arbre juif, c'est dangereux, n'est-ce pas ?) et j'en passe. Personne ne parvint à assimiler l'idée que ce fut bien lui, mon Nain Jaune - pour des raisons bêtement techniques -, qui transmit la loi du 9 novembre 1942 relative à la circulation des Juifs étrangers, signée par Laval (donc soumise à sa signature par Jean), qui astreignait ces derniers à résidence dans les communes où ils vivaient et leur interdisait tout déplacement sans autorisation policière ; comme les Noirs des townships de l'apartheid. Sans qu'il claquât la porte bien entendu. Arrêtons là ce florilège de la honte hexagonale assumée lucidement par le Nain Jaune qui ne rechigna guère. Scandale absolu, insensé, à hurler, qui donne envie de se purger de son ADN et dont personne ne me parla jamais ni enfant ni adolescent, alors que les conversations historiques faisaient si souvent le sel de nos repas familiaux à Vevey, au bord du paisible lac Léman.
Mais il faut bien un jour que la comédie cesse. Surtout en cette heure si particulière de mon existence où j'atteins l'âge où mon jeune père - à quarante-quatre ans - eut rendez-vous avec le sien en publiant, en 1978, Le Nain Jaune. L'hymne d'un fils amoureux de son père, la grand-messe chantée d'une piété indéboulonnable. Une escroquerie aussi sincère que géniale. Le collaborateur intime du plus vil des collabos y apparaît, page après page, sous les traits d'une incarnation de la bonté et de la probité ; une sorte d'amateur d'absolu. Un tyran ? Certes, mais domestique, ou avec ses hôtes dans les restaurants. Et on y croit, tant le talent du Zubial est étourdissant. Devenu son jumeau en âge, j'éprouve le besoin vital de détricoter l'illusion littéraire qu'il confectionna pour se protéger - et nous soulager - d'une réalité irrespirable ; un récit antitraumatique, une ahurissante fiction soignante. Vient un moment où l'on ne peut plus éluder ce qu'on a trop pensé ; et c'est alors que commence l'épreuve. Celle de refonder sa famille ; en la contraignant au réel. Le temps me paraît venu d'ouvrir nos yeux d'enfants en ayant assez de cœur pour résilier nos fidélités privées. Si nous ne sommes pas coupables des actes de nos pères et grands-pères - la Révolution française nous a légué cette avancée -, nous restons responsables de notre regard.
La cure d'aphasie n'a que trop duré.
Soudain, j'ai peur. Pour la première fois de ma vie, j'accepte de perdre pied en écrivant. En livrant mon âme à ce récit qui se présente à moi comme un saut dans le vide. Un déboîtement à haut risque. Un exercice de trahison de ma lignée, une volte-face qui m'interdit sans doute d'être un jour enterré auprès des miens. Quel homme surgira, malgré moi, en assumant ce livre de vérités qui n'ont cessé de me ronger l'âme ? A plusieurs reprises déjà, je m'y suis dérobé. Contester un proche aimé de tous, c'est douloureux ; cela revient à s'exposer à tous les ostracismes et à encourir, de la part des siens, un très pénible procès en déloyauté. Celui qui exhume des problèmes moraux suscite un terrible malaise, voire un frisson de panique. Dans nos familles, la peur de porter un jugement sur l'honorabilité de sa tribu est ancestrale ; elle réveille la crainte sourde - et abyssale, j'en sais quelque chose - de se détruire soi-même. D'attenter gravement à son être.
Et puis mon fils aîné Hugo, dix-neuf ans, ne m'a guère facilité la tâche. Soudain homme, un matin, le voilà qui se dresse face à moi : « De quel droit imposes-tu ta vérité à une famille qui, pour survivre, a eu besoin des béquilles du mensonge ? Tu es fort, papa, tout le monde ne l'est pas. La vie n'est pas un concours de lucidité. Fais ton chemin et fous la paix aux autres ! » Pour la première fois, l'un de mes fils se montre à moi sous les traits d'un aîné qui songe à la protection des plus sensibles. Je reste pantelant, ne sachant trop quoi répondre à ce jeune homme probe et généreux dont je suis si fier (comme de chacun de ses frères et sœur, si justes dans leurs conseils). Sans doute a-t-il raison ; tout comme moi. Peut-être que mûrir, justement, c'est accepter de vivre dans l'étau de nos contradictions. Et de trahir jusqu'à ses plus proches pour ne pas se trahir à son tour.
Plus tard, dans la maison du Zubial sur le point d'être vendue, mes deux autres fils Robinson et Virgile - si jeunes et si étonnamment lucides devant mes avis abrupts - me mettront en garde contre la dinguerie qu'il y a à juger un aïeul enlisé dans une autre normalité ; et dont toutes les analyses se trouvaient alors confirmées par une France tétanisée par le choc atroce de la défaite.
Je ne pouvais pas leur faire le coup du j'écris ce livre pour vous... alors que c'est bien pour moi que je m'y colle. Pour reprendre souffle. Pour me laver le cœur et m'engager, je l'espère, moins douloureusement dans la deuxième moitié de ma vie.
Comment leur dire que la culpabilité niée du Nain Jaune et celle esquivée par le Zubial pèsent encore sur mes épaules ? A chaque fois que je flaire le fantôme de mon grand-père, un froid mortel me gagne. Je tousse alors ou je ris, pour me réchauffer. Ce qui a été évacué par les ascendants ressurgit fermenté et asperge d'acidité. Mes garçons se doutent-ils que depuis bientôt trente ans, souillé par notre honte héréditaire, j'ai rassemblé une à une les pièces du puzzle de cette vérité à affronter ? En me cognant dans
d'insondables questionnements. Comment leur dire l'inconfort de ce voyage nauséeux où je n'ai cessé de trébucher dans notre déni clanique ? Devenu une vérité publique. Mieux : une fierté plaisante car les Jardin eurent toujours le talent de changer en comédies les tragédies en persuadant l'époque de leurs visions réjouies. Comment faire sentir à mes fils - ainsi qu'à leur petite sœur, plus tard - ma sensation persistante d'évoluer dans un asile psychiatrique qui aurait eu le périmètre d'une société ; tant, au fil de mes découvertes, je suis demeuré sidéré que personne n'ait vu ce qui était pourtant flagrant. Glacé, j'avançais dans une France qui osait la lucidité plus lentement que moi ; comme si elle ne s'était toujours pas départie de sa capacité à regarder ailleurs ; trait national s'il en est qui, pendant quatre ans, fit de nous des collabos fiables. Depuis 1986 - année de mon baptême littéraire, - il ne s'est pas trouvé un journaliste à Paris pour me demander comment je supportais que l'homme dont je tiens mon patronyme ait été, le jour même de la rafle du Vél d'Hiv, juché au sommet de la machine collaborationniste. En somme aussi influent qu'un René Bousquet, plus décisif qu'un Paul Touvier et infiniment plus central qu'un Maurice Papon. M'aurait-on insulté sur les ondes que j'en aurais été soulagé.
Les choses auraient alors retrouvé une forme de cours normal.
Et j'aurais eu moins froid.
Comment mes enfants auraient-il pu savoir que je n'ai jamais, durant toutes ces années, cessé de compulser, avec une discrétion maladive, des ouvrages de psychologie sociale sur les exécuteurs nazis ? Avec un certain goût du ressassement. Au point que je crois bien être devenu un expert en psychisme d'exterminateur. Je publiais Fanfan ou Le Zèbre, mais je couchais déjà avec Himmler[6]. J'écrivais des romans d'amour et la Shoah restait mon horizon. On m'imaginait flirtant avec des lectures roses quand j'engloutissais des bibliothèques à croix gammée avec l'obsession de percer les mécanismes de l'absence de culpabilité des élites nazies ; afin de comprendre, par analogie, ce qui avait bien pu protéger l'âme du Nain Jaune. Estomaqué par l'absence d'insomnies de mon aïeul, je décryptais sans fin la quiétude morale des membres des Einsatz-gruppen (unités exterminatrices qui liquidèrent à l'Est, par balles, un bon million de Juifs) qui se lit dans les minutes de leurs procès ; avec le fol espoir de saisir comment un exécutant - doté d'un cortex similaire à celui du Nain Jaune, même s'il flottait dans un autre sirop culturel - peut fréquenter l'horreur en toute bonne conscience. Et même en tirer motif de fierté.
Bien sûr, je suis conscient du trop-plein de romans et d'études qui ont fait de cette période un territoire piétiné par la production éditoriale ; voir le passage obligé d'un voyeurisme historique ivre de contrition. Je n'ignore pas non plus les raccourcis modernes qui tendent à faire de Vichy un synonyme de l'antisémitisme alors que la xénophobie de l'Etat français fut plus générale. Je n'écris pas ces lignes pour verser au dossier de nos petitesses françaises une repentance supplémentaire. Faire irruption dans les débats qui balisent tout examen de la collaboration n'est pas non plus mon ambition. Je n'en ai évidemment ni la compétence ni l'outrecuidance. Qu'on me pardonne donc si j'emploierai parfois des termes que les historiens boudent (collabos, etc.) ou des vocables très repérés que des auteurs plus savants auraient pris soin de définir. On me reprochera sans doute aussi d'être de ceux qui, préservés par le tragique de l'Histoire, n'ont jamais eu à être personnellement courageux. J'écris simplement pour ne plus m'inscrire dans un lignage sans remords ; et cesser d'être complice.
Sous ses dehors virevoltants, mon Roman des Jardin irradiait déjà ce chagrin d'amour filial. En faisant rire d'une tribu aussi entachée moralement par l'un des siens, je m'étais à l'époque embobiné à bon compte ; et procuré une honorabilité que j'ai toujours sentie scandaleuse. J'en avais alors tellement besoin. Mon roman comportait bien un passage aussi succinct que triste sur la culpabilité de Jean Jardin ; mais ce livre trop gai me met désormais mal à l'aise. Il a, une dernière fois, contribué à embellir notre nom, à le lustrer de bonne humeur et d'originalité haute en couleur. Son succès très large sur la scène française - et le boucan médiatique qu'il suscita - eut, je le sais, pour effet de noyer le Nain Jaune au sein de notre saga hilarante. Ce qui était bien, je le reconnais, l'une de ses fonctions. Quand on referme mon texte, Vichy semble gommé sinon atténué. L'horreur de la collaboration se trouve comme diluée dans le foutraque d'un clan séduisant.
Qu'on me pardonne ce rideau de fumée.
A l'époque, mes nerfs n'étaient pas à l'épreuve de la vie.
J'étais encore hébété d'être un Jardin, réfrigéré par mon ADN. Tout comme le Zubial qui, confronté très tôt à un réel répulsif, à peine plausible, eut le réflexe de le réécrire jusqu'à son décès biologique. Mort en réalité à Vichy en 1942, papa a commencé à ne pas vivre dès l'âge de neuf ans. En se donnant tragiquement des airs de grand vivant. Il lui fallait lutter, coûte que coûte, contre sa sensation d'exister au point mort. Puis il m'a légué cette habitude de fantôme : corriger sans cesse la réalité pour la réviser, l'enluminer, la réchauffer. Et la rendre, sur le papier, moins angoissante que le monde insoluble du Nain Jaune. A coups de livres paravents, il s'est arraché à la boue gelée de ses origines.
La cécité de son père l'avait tant habitué à se défier du réel.
A présent, je renonce à notre manie commune de mettre du romanesque et de la flamboyance là où il n'y a eu chez nous que de l'inacceptable. Et la plus silencieuse des violences : l'administrative. Qu'on le veuille ou non, la comédie des Jardin (celle de nos morts) eut un antisémitisme d'Etat pour soutènement.
A quarante-quatre ans, essoufflé de menteries, je prends donc la plume pour fendre mon costume d'arlequin. Et trahir ouvertement mon lignage en racontant comment je suis allé, de secousses en séismes, vers ma vérité dépoétisée. Par étapes, souvent longues à incuber ; car il ne me fut pas possible de foncer trop directement vers la clairvoyance. Admettre l'inconcevable reste un sport éprouvant. Contester des croyances familiales calcifiées - et ratifiées par une société qui eut étrangement besoin d'y souscrire - relève de la remontée de l'Orénoque à la pagaie. L'âme s'y noie, la culpabilité s'y avive. Au point qu'au bord de l'écriture de ce livre terrible, j'ai encore été tenté d'en rédiger un autre. Pour me dérober une dernière fois. Par trouille aussi de devenir une éternelle dissonance dans ma famille ; celui par qui la honte dissimulée a ressurgi, le rabat-joie tribal. Mon éditeur Jean-Paul Enthoven, dit Dizzy, m'en a empêché in extremis. En me giflant rudement, à ma grande surprise ; comme s'il souhaitait me réveiller de ce cauchemar, me ranimer. Dois-je l'en remercier ou le maudire ? Je ne sais.
Après les étourdissements à paillettes du Roman des Jardin, voici le journal de bord de ma lucidité. Les fiançailles du chagrin et de la pitié.