11

Le triporteur cahota et stoppa sur le côté de la route. On entendit une portière claquer. Le conducteur annonça :

— Il y a deux hommes qui viennent.

Michelska, avant que Malko ait pu le retenir, écarta les quartiers de viande et s’accroupit près de la toile, le pistolet au poing.

— Ne bouge pas, dit Malko. C’est peut-être une vérification de routine.

On entendit l’un des deux hommes s’adresser au conducteur du triporteur.

— Où vas-tu avec ça ?

L’autre répondit d’une voix mal assurée :

— A Breclav, livrer de la viande.

— Tu as un laissez-passer pour sortir de la ville ?

— Non. Je ne sav…

— Bien. Tu vas nous suivre. Les miliciens s’occuperont de toi. En attendant, on va jeter un coup d’œil. D’ici que tu fasses du marché noir.

Malko eut un sourire ironique dans le noir. A quoi tiennent les choses… La toile fut soulevée brusquement. En une fraction de seconde, Malko enregistra les dents en or d’un inconnu au visage lourd, puis le Colt tonna et les dents se volatilisèrent. Rejeté en arrière, le policier tomba sur la chaussée. A cette distance, la balle d’un Colt, c’est un vrai obus. Déjà Michelska avait bondi dehors. Il y eut une autre détonation. Malko rampa sur la viande et sortit à son tour. Michelska était appuyé au triporteur, très pâle. L’homme aux dents en or était couché sur le dos, à moitié dans le fossé. Le bas de son visage n’était plus qu’une plaie rouge, sa mâchoire inférieure pendant sur sa poitrine, comme une horrible pendeloque.

Un autre homme était couché sur le côté, en chien de fusil, les deux mains pressées contre son côté. Son chapeau était tombé sur la route, près de lui. Il eut un hoquet et resta la bouche ouverte.

Michelska regardait les deux hommes en tremblant. Brusquement, il tourna la tête et vomit d’un long trait. Puis, il s’essuya avec sa manche, de la main qui tenait encore le Colt.

— Je… excusez-moi, balbutia-t-il. C’est la première fois que je vois quelqu’un mourir.

Il avait la moue piteuse d’un enfant qui a cassé un vase précieux. Malko le prit par le bras. Il eut l’impression de toucher un marteau pneumatique tellement l’autre tremblait.

— Ne restons pas là.

Un peu plus loin, la Tatra était arrêtée, portières ouvertes.

— A combien sommes-nous de la frontière, demanda Malko.

— Trois ou quatre kilomètres.

— Prenons la voiture. Laissons votre ami. Il n’a qu’à retourner sur Bratislava et, si on l’interroge, jurer qu’il n’a rien vu. Ce n’est pas ces deux-là qui le démentiront.

Indécis, le type au nez en trompette regardait les deux corps étendus. Michelska le prit par le bras et dit rudement :

— Allez, file, vite. Sinon, ils te prendront et te fusilleront.

Il ne dit rien mais monta sur son engin, mit en marche et fit demi-tour. Malko le regarda s’éloigner. Il espérait de tout son cœur qu’il s’en tirerait. Il ne savait même pas son nom.

— Prenons la Tatra et essayons de passer, dit-il. C’est notre chance. Ils coururent jusqu’à la voiture arrêtée. Sans l’abri du triporteur, les cadavres étaient visibles d’un kilomètre.

Malko se glissa au volant de la Tatra. Cela sentait la sueur et le tabac fort. Tout de suite, il aperçut un poste radio qui grésillait. Une voix cracha dans le haut-parleur :

— Allô, Slavin, Allô, Slavin, qu’est-ce qui se passe. Nous avons entendu des coups de feu. Allô, Slavin.

Malko tourna un bouton, la voix se tut. Après deux ou trois tâtonnements, il trouva la première et embraya. Dans le rétroviseur, il aperçut une voiture qui grandissait à toute vitesse.

— Il faut foncer, dit-il à Michelska. Ils n’auront peut-être pas le temps de tirer. Les miradors sont très en retrait du poste-frontière.

Ils venaient de s’engager dans la ligne droite qui se terminait aux miradors. La route était en surplomb d’un bois assez clair. Tout de suite, Malko aperçut quelque chose d’anormal. La route était obstruée par un camion, formant chicane. Plusieurs hommes se tenaient à côté. Il jeta un coup d’œil à Michelska. Le jeune homme avait retrouvé son calme. Le barillet de son Colt basculé, il remplaçait les cartouches manquantes.

— La route est barrée, annonça Malko. Michelska leva ses yeux clairs.

— Je connais un passage à un kilomètre d’ici. Il y a une rivière. Mais il faut aller à pied.

— Nom de Dieu ! fit Malko.

La voiture qu’il avait aperçue dans le rétroviseur était toute proche maintenant. C’était une Tatra noire, comme celle qu’ils avaient volée. Il y avait deux hommes à l’avant.

— Prépare-toi, dit Malko. Ça va secouer.

L’autre voiture n’était plus qu’à cent mètres. Malko donna un coup de volant et fonça sur le bas-côté. Il n’y avait pas de fossé, mais une pente douce jusqu’à un champ gelé. La Tatra s’y engouffra comme sur un toboggan. Malko essaya d’en garder le contrôle, mais la prairie était une vraie patinoire. Ils allaient encore à près de 80. Par miracle il évita un poteau en ciment, louvoya le long d’une barrière et vit venir un énorme arbre, droit devant.

— Attention !

L’aile avant droite disparut, comme par enchantement. La Tatra tourna sur elle-même et s’arrêta le moteur emballé. Machinalement, Malko coupa le contact. D’un coup d’épaule, il ouvrit sa portière. Michelska saignait de la bouche mais sauta à terre. Malko enfonça jusqu’aux chevilles dans la neige. Ils étaient à environ trois cents mètres de la route. Deux silhouettes apparurent, debout sur le talus. Les occupants de l’autre voiture devaient croire à un accident.

— Par là, cria Michelska.

Il courait déjà vers la lisière d’arbres.

On appela de la route. Malko ne se retourna pas. Deux coups de feu claquèrent. A cette distance, ils ne risquaient pas grand-chose, au pistolet. Mais l’alerte était donnée. Gêné par le porte-documents Malko courait moins vite que son compagnon. Celui-ci dut l’attendre, embusqué derrière un arbre.

Une seconde, ils observèrent la route. Les deux hommes ne tentaient pas de les suivre.

— Ils vont chercher du renfort, observa Malko. Nous n’avons pas beaucoup de temps.

Ils marchèrent vingt minutes sans un mot. Le bois était assez clairsemé, mais les buissons et les trous recouverts de neige rendaient la marche pénible.

— C’est encore loin ? demanda Malko essoufflé.

— Un kilomètre.

Malko pensait à Krisantem. Le Turc se trouvait à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau. Dans un autre monde. Entre eux il y avait la double ligne de grillage, les miradors et les gardes du rideau de fer. Il envoya la main entre ses omoplates pour tâter si sa radio était toujours là.

— Aidez-moi, demanda-t-il à Michelska. J’ai quelque chose de collé dans le dos avec du sparadrap. Une radio. Prenez-la.

Il se baissa et le Tchèque glissa la main dans le col. Entre les deux omoplates, il repéra la petite boîte noire et tira. Le sparadrap se détacha facilement.

Michelska regarda la boîte avec étonnement.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une mini-radio, expliqua Malko. Emetteur-récepteur. Un bijou de la miniaturisation. De l’autre côté, en Autriche j’ai un ami qui a le même. Il pourra peut-être nous aider.

— Mais alors, vous… vous êtes un vrai espion ? Les yeux du jeune Tchèque brillaient d’excitation.

— Hélas ! fit Malko.

Du coup, Michelska ne se sentait plus de joie. Il était tout prêt à voir son nom gravé sur un monument aux morts. Ce que c’est que la connerie humaine.

Malko déplia la minuscule antenne et appela à voix basse.

— Elko, Elko, vous m’entendez ?

Seul le grésillement de l’appareil répondit. Il réitéra son appel plusieurs fois, devant Michelska anxieux, puis coupa le contact.

— Ou il est trop loin, ou il n’est plus à l’écoute. J’ai bien peur que nous n’ayons plus à compter que sur nous-mêmes.

Le porte-documents semblait soudain plus lourd à son bras. Il était dans une rage froide en pensant qu’il était en train de risquer sa vie et sa liberté pour un secret qui n’en serait probablement plus un dans six mois, avec les progrès de la technique. Au loin, on entendit des appels et des coups de sifflets.

— Ils ne se pressent pas, dit Malko, amer, ils savent bien que nous sommes coincés.

— Allons à la rivière, dit Michelska. Nous pourrons passer. Des amis l’ont fait. Il suffit de plonger et de rester sous l’eau une minute. Le courant vous porte.

— Tu es sûr qu’il n’y a pas de piège ? Le jeune Tchèque secoua la tête.

— Il n’y a que les gens du pays qui savent qu’elle est assez profonde pour se cacher. Et peut-être ceux qui ont construit le barrage l’ont-ils fait exprès.

Ils marchaient maintenant dans un petit sentier gelé, Michelska en tête. Soudain, il s’arrêta.

— Voilà la rivière.

C’était plutôt un ruisseau. Il coulait perpendiculairement à la frontière. Michelska obliqua à gauche, suivant la ligne d’arbres. Et brusquement, ils furent devant le rideau de fer. En contemplant cette nouvelle muraille de Chine, Malko fut submergé d’admiration pour le travail de fourmis que cela représentait.

Il y avait d’abord un glacis dégageant la clôture. Celle-ci, côté tchèque, se composait d’un épais grillage d’environ quatre mètres de haut, tenu par des poteaux en ciment espacés d’une dizaine de mètres. Le tout était surmonté de six rangées de fil recourbés de fer barbelés, vers l’intérieur.

Ensuite, un espace libre de cinq ou six mètres, comme un chemin de ronde, et une seconde clôture semblable à la première. Les deux s’étendaient à perte de vue, de chaque côté. De loin en loin des projecteurs étaient fixés sur certains des poteaux en ciment.

— Il ne faut pas toucher aux fils de fer, souffla Michelska. Ils sont électrifiés. Pas assez pour vous tuer mais cela déclenche un signal d’alerte. Les gardes viennent en voiture, en utilisant le chemin de ronde. Il y en a tous les kilomètres, par ici, à cause de la route. De toute façon, il aurait fallu des outils. Ni l’un ni l’autre n’en avait. Creuser la terre durcie par le gel était impossible. Et cela aurait pris des heures. Or, c’était une question de minutes.

Le barrage enjambait la rivière. Malko comprit tout de suite le plan du Tchèque. Les poteaux en ciment étaient enfoncés sur chaque rive et le grillage affleurait l’eau. Mais il n’allait pas jusqu’au fond. Il devait y avoir la place de se glisser.

Michelska avançait avec précaution. Malko le vit descendre devant lui. Et brusquement il s’arrêta. Il le rejoignit sur le bord et comprit. La rivière était gelée.

A quatre pattes sur la glace épaisse, le jeune Tchèque s’avança jusqu’à toucher la clôture. Il avait ramassé une grosse pierre et tapait sur la glace. Il ne réussit qu’à faire jaillir quelques éclats. L’eau était prise jusqu’au fond. Il aurait fallu de l’explosif. Malko soupira. Il sentait le regard désespéré de Michelska posé sur lui.

— Il faut revenir en arrière, jusqu’à la ville et nous cacher, dit-il. Le Tchèque secoua la tête.

— Vous ne connaissez pas le pays. Personne ne nous aidera, c’est trop dangereux. Nous avons tué des policiers. Même ma tante me jetterait à la porte.

— Essayons quand même.

La glace de la rivière, avec ses aspérités, offrait une assez bonne prise. Ils se mirent tristement en marche vers l’Est. Si seulement il pouvait trouver une cachette sûre pour le porte-documents. Sinon, il fallait le détruire.

Ils firent cinq cents mètres en silence. La rivière s’élargissait, bordée à gauche par une petite colline. Soudain Malko aperçut une blessure jaune dans la colline. Au pied se trouvaient une sorte de tour métallique, une baraque et de gros engins mécaniques de terrassement.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Une carrière.

— Allons voir. On y trouvera peut-être des outils.

Comme des patineurs en folie, maintenant leur équilibre, les bras écartés, ils regagnèrent la rive.

La cabane était fermée par un énorme cadenas. Malko la contourna et tomba en arrêt devant un énorme bulldozer recouvert de toiles à sac. Malko resta à le contempler comme si c’était la dernière Rolls du Salon. Michelska l’avait rejoint et regardait sans comprendre.

— Mon vieux, fit Malko, il s’agit de faire démarrer cet engin. Ça m’étonnerait que le grillage lui résiste…

Le Tchèque se précipita, arracha les toiles, et commença à farfouiller sur la machine. Au bout d’un instant, il se releva et annonça :

— Il y a de l’essence. Mais ça va être dur de le faire démarrer avec ce froid. Laissez-moi faire.

Il courut vers le chantier et revint avec une boîte de conserve et un bout de tuyau. En dix secondes, il eut soutiré un peu d’essence au réservoir, de quoi remplir la boîte. Il y ajouta de la terre et sortit un briquet de sa poche.

Une jolie flamme bleue s’éleva à trente centimètres. Michelska prit la boîte et la glissa sous le carter du bulldozer, puis se releva les yeux brillants.

— Dans dix minutes, l’huile sera chaude. On pourra le faire partir à la manivelle.

Un quart d’heure environ s’était écoulé depuis qu’ils avaient quitté la route. Le temps que les recherches s’organisent, ils avaient une chance de s’en tirer.

Les deux hommes s’accroupirent près de la cabane. Heureusement la flamme pâle ne se voyait pas de loin. On devait les chercher près du barrage. Malko sortit sa radio et l’alluma. Aussitôt la voix de Krisantem perça le silence si fort qu’il baissa précipitamment.

— Ici, Elko. Ici Elko, m’entendez-vous ?

Le Turc répéta trois fois. Malko sauta sur le bouton.

— Elko, je vous entends très bien. Où êtes-vous ?

— Dans un chemin au nord de la route, à environ un kilomètre de la frontière. Et vous ?

— Au nord aussi. A peu près même distance. La police est derrière nous. Nous allons tenter de franchir le barrage avec un bulldozer. Venez à notre rencontre.

— D’accord. J’attendrai de vous voir.

— O.K. Rappelez toutes les cinq minutes.

Malko coupa. Une lueur de triomphe dansait dans ses yeux dorés. Le silence retomba. Malko priait silencieusement ; pourvu que le bulldozer démarre. C’était trop bête d’échouer si près du but. Même avec l’aide de Krisantem, ils n’auraient pas le temps d’ouvrir une brèche dans le barrage sans l’engin.

Malko regarda sa montre : neuf minutes s’étaient écoulées depuis que Michelska avait allumé sa boîte. La flamme n’était presque plus visible.

— Essayons, dit-il.

Le Tchèque se précipita sur la manivelle. Malko avait repéré les manœuvres de mise en marche. C’était d’ailleurs très simple. Le bulldozer se conduisait comme un char avec deux palonniers commandant chacun une chenille.

— Go !

Michelska pesa sur la manivelle et faillit se démettre le poignet. L’huile n’avait pas complètement dégelé et les veines de son front saillirent sous l’effort. On l’aurait cru au bord de l’apoplexie. Il y eut deux « teuf » mais ce fut tout. Le Tchèque s’arrêta, épuisé. Soudain une voix caverneuse retentit sous le sous-bois :

— Nous savons où vous êtes. La forêt est cernée. Rendez-vous. C’était la voix de Ferenczi, multipliée par un puissant haut-parleur. Pour être plus libre de ses mouvements Michelska posa le Colt par terre. Malko tira le starter à fond et pria.

Au vingtième tour, il y eut un rugissement. Tout l’engin vibrait. Michelska se redressa, triomphant, de la sueur coulant dans les yeux en dépit du froid.

— On sera à Vienne ce soir, hurla Malko.

Ce n’était pas le moment de ménager le moteur. Laissant le starter, Malko embraya et tira à fond le palonnier gauche. Il serrait le précieux porte-documents entre ses genoux. Lentement, le lourd engin pivota sur le sol gelé. D’un bond Michelska monta derrière Malko. Le bulldozer cahotait sur la rive, suivant la rivière. Il faisait un bruit épouvantable qui s’entendait certainement à deux kilomètres. Rien ne se passa durant deux cents mètres. Crispé sur ses palonniers, Malko tâchait de garder l’engin sur le sentier. Les 24 heures du Mans, à côté, c’était une promenade. Pourvu qu’il y ait assez d’essence ! Michelska cria :

— Attention, à gauche.

Une silhouette venait d’apparaître entre les arbres. Un uniforme et une chapka de fourrure. Malko vit luire l’acier d’une mitraillette. Le jeune Tchèque tira. L’homme disparut.

Quelques instants plus tard, une rafale éclata sur la droite. Les balles hachèrent les arbres très haut. On tirait au jugé. Encore cent mètres.

La voix de Ferenczi éclata de nouveau.

— Rendez-vous. Nous allons être obligés de vous abattre.

L’écho renvoya les dernières syllabes. Cela fit « tre-tre-tre ». Michelska tira deux fois sur d’autres silhouettes. Baissé sur son siège Malko aperçut un soldat devant le bulldozer.

— Michelska, attention.

Le Tchèque se leva pour tirer au moment où une rafale de mitraillette balayait le bulldozer.

Le choc d’une balle le jeta contre Malko. A son tour, il tira, puis son percuteur fit un bruit sec. L’arme était vide. Sur son visage l’étonnement le disputait à la douleur. A vingt ans on se croit invulnérable.

Puis, il roula des yeux blancs et poussa un long gémissement. Malko lâcha un palonnier pour lui prendre l’épaule.

— Tiens bon. On est presque arrivés.

Michelska respira profondément et toussa. Une grande tache rouge s’élargissait sur sa chemise.

— Ça va, murmura-t-il. Ça va.

Sa voix n’était plus la même. Appuyé à Malko, il rechargea son arme, lentement, comme s’il devait faire un effort extraordinaire pour chaque geste.

La première clôture du rideau de fer était à cinquante mètres. Michelska leva son arme et tira les six coups. Le sous-bois grouillait maintenant de soldats en chapkas et longs manteaux gris-bleu. De nouveau une rafale de balles s’écrasa sur les tôles du bulldozer. Les soldats devaient avoir pour instructions de les prendre vivants car ils ne tiraient pas autant qu’ils l’auraient pu.

Le visage du Tchèque était livide. A chaque cahot il serrait les dents. Une mousse rosâtre suintait entre ses lèvres. Encore une fois, il parvint à recharger le Colt. Malko se retourna. Une demi-douzaine de soldats arrivaient au pas de course derrière le bulldozer, à trente mètres. Michelska les vit aussi.

— J’ai trop mal, murmura-t-il. Je vais descendre. Comme ça je les arrêterai. Vous viendrez me chercher, après, avec votre ami.

— Vous êtes fou. Je ne pourrai pas revenir.

— Ça ne fait rien. Je sens que je vais mourir. Alors…

La clôture était là, à trente mètres. Une balle passa en sifflant près de la tête de Malko. Michelska tira.

— Laissez-moi la radio. Je vous dirai où je suis.

Malko lui tendit la boîte noire. Il l’enfouit dans la poche de son blouson de cuir. Leurs regards se croisèrent. Malko plongea dans les yeux immenses et blancs.

— Adieu, fit le Tchèque.

— Adieu, Michelska.

Ils criaient tous les deux pour se faire entendre. Le jeune homme se laissa glisser le long du bulldozer et roula par terre. Du coin de l’œil, Malko le vit se tasser contre un arbre. Le Colt tonna et une vague de reconnaissance le submergea.

Le Tchèque fit un petit geste de la main et tira encore. Son arbre commandait tout le passage.

Malko, avec rage, écrasa l’accélérateur. La pelle en avant, le bulldozer entra dans la clôture comme dans du beurre. Le grillage se tordit, s’arracha, s’enroulant autour de l’avant. Les chenilles patinaient. Malko mit en marche-arrière et recula, entraînant la clôture. Le bulldozer se secouait furieusement comme un éléphant blessé. Le Colt cracha encore deux fois. Puis il y eut une longue rafale de mitraillette et un cri.

Malko se lança sur la seconde clôture. Mais il n’avait pas assez d’élan. Cette fois, le lourd bulldozer rebondit comme une balle de tennis. Il fallait reculer d’une dizaine de mètres et prendre de l’élan. Cela signifiait au moins une minute. Une éternité.

— Hé !

C’était la voix de Krisantem. Malko l’aperçut. Il était collé au grillage en face de lui. La Remington au poing droit. Bienheureuse vision.

— Couvrez-moi, hurla Malko par-dessus le bruit du moteur.

Le Turc fit signe qu’il avait compris. Il s’accroupit contre le grillage, l’œil collé à la lunette du fusil. Le premier coup fit une fumée blanchâtre. Un hurlement lui fit écho. Le Turc continua à tirer. Comme au stand. Précipitamment, les soldats qui avaient échappé au tir de Michelska se mirent à l’abri.

Cette fois le bulldozer avait pris assez d’élan. Le bord de la pelle coupa net un pan de grillage. Trop net. Le moteur cala et l’engin resta coincé. Il restait à Malko à escalader la clôture à demi-arrachée. Un bruit de moteur lui fit tourner la tête. Une voiture découverte arrivait à toute vitesse, dans le sentier de ronde, chargée d’hommes. Krisantem l’avait vue aussi.

Malko eut l’impression qu’il avait une mitrailleuse tellement la Remington tira vite. Le pare-brise vola en éclats, le conducteur se dressa, les deux mains à ses yeux et le véhicule alla percuter le grillage. Un des soldats hurlait en retenant ses intestins. Debout sur le capot du bulldozer Malko jeta le porte-documents, loin devant lui, en territoire autrichien. Puis il se retourna. Au pied de l’arbre, Michelska couché sur le côté, ne bougeait plus. Le Colt faisait une tache sombre sur la neige, au bout de sa main droite.

Malko sauta, se reçut dans l’herbe gelée et roula sur lui-même. Le bras secourable de Krisantem l’aida à se relever. Le Turc était d’un calme olympien.

— Il fait froid, remarqua-t-il.

Malko ramassa la serviette et suivit le Turc. L’arbre au pied duquel était mort Michelska restait gravé dans sa mémoire. Il aurait aimé l’enterrer de ses mains. Ils regagnèrent la route après avoir pataugé dans un champ gelé et couvert de neige.

Au poste-frontière, il y avait un charivari monstre. Les Autrichiens allumaient des projecteurs et le chef de poste, affolé, réclamait des renforts à Vienne. Il se voyait déjà la première victime de la troisième guerre mondiale.

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