— Monsieur est encore couché. Il est un peu souffrant. Si vous voulez repasser plus tard…
— Tsst, Tsst, fit Krisantem.
Délicatement, il écarta Malko et chatouilla la gorge du maître d’hôtel avec la pointe d’un poignard horriblement effilé. L’autre roula des yeux blancs et recula suffisamment pour que les deux hommes puissent entrer. Ce sont des mœurs qui ont peu cours à Vienne. Certes, ce n’était pas digne d’un gentleman, mais les circonstances…
— Où est-il ?
Le gros Autrichien loucha vers la lame et dit à voix basse :
— Au fond dans la chambre. Mais…
— Si tu continues à parler, coupa Krisantem, je te les coupe et je te ferme la gueule avec.
Dites sérieusement, ce sont des phrases qui inspirent une saine méditation.
Médusé, l’autre se laissa tomber sur une chaise et regarda d’un œil bovin les deux hommes se diriger vers le fond de l’appartement. Il aurait bien appelé la police, mais il sentait encore la brûlure de la lame sur sa gorge.
Malko entra sans frapper, son pistolet à la main. Ce n’était pas précisément une visite de politesse. Il avait eu le temps de réfléchir à pas mal de choses depuis l’assassinat de Marisa. Effectivement, Kurt von Hasel était encore couché. Dans un superbe lit à colonnes, confortablement appuyé à deux oreillers, vêtu d’une veste de pyjama pourpre boutonnée jusqu’au cou. Un plateau était posé devant lui, sur le lit, avec une bouteille de Dom Pérignon, une boîte de caviar « Béluga » avec une petite cuillère plantée au milieu, et à côté une pile de toasts. Devant l’apparition de Malko et de Krisantem, Kurt resta pétrifié une seconde, un toast en l’air. Une expression d’abjecte terreur déforma ses beaux traits, mais il se reprit et parvint à sourire, ignorant délibérément le pistolet braqué sur lui.
— Eh bien, quelle visite imprévue !… fit-il presque enjoué. Vous voyez, je suis un peu souffrant.
— Et on dit que le crime ne paie pas, dit Malko désignant le Champagne et le caviar du canon de son pistolet.
La pièce n’était pas une chambre proprement dite. Dans un coin, il y avait un bureau massif et, en face d’une des trois fenêtres, un piano à queue. Une épaisse moquette bleu roi avec des rideaux assortis donnait à la pièce une atmosphère intime. Tout respirait le luxe de bon aloi. Kurt se débrouillait bien pour un décorateur. Un soutien-gorge se détachait sur le bois vernis du piano. Kurt suivit le regard de Malko. Il allait ouvrir la bouche quand une porte recouverte d’une glace s’ouvrit doucement et une voix fit :
— Liebe… Psst !
Moulée dans une serviette de bain qui s’arrêtait au-dessus du genou, une superbe fille brune se tenait dans l’encadrement, pas gênée du tout. Elle fit un sourire à Malko et tendit le bras pour attraper son soutien-gorge d’un geste naturel.
Puis, la beauté disparut comme une créature issue de la lampe magique d’Aladin.
Cette charmante vision n’avait pas fait oublier à Malko le but de sa visite.
— Vous tenez à quitter ce monde sur une série de bonnes impressions, dit-il froidement à Kurt. Champagne, caviar et jolie fille. Elle vous fermera les yeux.
Kurt sursauta :
— Vous êtes fou ! Qu’est-ce que vous voulez ?
— Régler un compte. Vos tueurs ont exécuté une fille, chez moi.
— Mais…
Malko s’assit sur le bord du lit, dégoûté.
— Ne faites pas l’imbécile. Vos deux types sont morts. Mais ils ont parlé avant. Pourquoi avez-vous fait tuer cette fille ?
Un peu rassuré par le ton calme de Malko, Kurt leva les yeux au ciel en étalant un énorme tas de caviar sur un toast.
— Mein lieber Kamerad, fit-il, dans toute cette histoire, je ne suis qu’un modeste « opérateur ». C’est vrai, j’ai donné des… instructions en ce qui concerne cette personne. Mais j’en avais reçu l’ordre.
— De qui ?
La voix de Kurt se fit plus douce.
— De William Coby. Lui-même les tenait de David Wise.
— Pourquoi ?
Il y eut un instant de silence et on entendit chantonner dans la salle de bains. Puis Kurt dit lentement :
— Je ne sais pas moi-même de quoi il s’agit. J’obéis, c’est tout. Comme vous. Je ne connaissais même pas cette fille. Je suis désolé pour vous si…
Malko ne l’écoutait plus. Il réfléchissait. Marisa était morte parce qu’elle avait voyagé avec Serge Goldman. Aux yeux de Wise, elle avait eu la possibilité de prendre connaissance du document. C’était assez pour la condamner à mort. Connaissant lui-même le contenu du porte-documents noir, Malko comprenait les ordres de David Wise. Personne ne devait pouvoir parler de cette histoire. Personne. Soudain, il réalisa sa situation, revit l’attitude bizarre de William Coby.
— Vous n’avez pas reçu l’ordre de me liquider, moi aussi ? Kurt leva sa coupe de Champagne.
— Vous êtes des nôtres, n’est-ce pas ?
Ses yeux clairs regardaient Malko avec une innocence infinie. Il n’y avait rien à dire. Malko réalisa à quel point ce serait futile de se battre pour une fille assassinée au nom de la raison d’Etat, et dont personne ne se préoccuperait. Kurt avait raison. L’efficacité américaine exigeait que Marisa disparaisse. Ainsi l’erreur serait complètement effacée. C’était une façon comme une autre de laver son linge sale en famille. Avec le sang des autres.
Kurt sentit l’hésitation de Malko. Il brandit sa coupe d’un air moqueur :
— Vivez, mon vieux, pendant que vous êtes vivant. Ne pensez pas aux morts, surtout aux morts inutiles. Il n’y a rien qui s’oublie plus facilement. Prenez exemple sur moi. Chaque jour, j’essaie d’obtenir de la vie le maximum de plaisir. On ne sait pas combien de temps cela durera.
A regret, Malko se leva. Cela n’aurait servi à rien d’abattre Kurt. Il disait la vérité. Lui aussi n’était qu’un instrument.
— J’espère quand même ne pas vous revoir, dit Malko froidement.
— Personne ne vous y force, fit Kurt sarcastique. Mais si vous faites ce métier, ayez au moins le courage de vous salir les mains. Sur cette flèche du Parthe, il sauta de son lit et disparut dans la salle de bains.
Krisantem s’était discrètement retiré dans le couloir du maître d’hôtel.
— Allons boire un verre à l’Eden, proposa Malko. J’ai envie de me soûler.
L’Eden Bar était le bar en vogue à Vienne. Une ambiance discrète et des murs de velours rouge.
Ils arrivèrent dans la Rauhensteig et Krisantem trouva une place juste en face de Steffel, le grand magasin de Vienne. Ni l’un ni l’autre ne remarquèrent une Mercédès 250 noire avec quatre hommes à bord qui les avait pris en filature depuis le domicile de Kurt von Hasel. Elle s’arrêta un peu plus loin, mais les quatre hommes ne descendirent pas.
Malko retrouva avec plaisir les murs rouges de temps de chien, il n’y avait encore personne. Il choisit une table près du grand bar d’acajou et commanda une vodka et un jus d’orange. Il ne voulait plus penser.
Il but sa vodka et en commanda une autre. Krisantem maussade, trempait à peine les lèvres dans son jus d’orange. Il ne buvait jamais d’alcool, comme un bon musulman.
Au bout d’une demi-heure, Malko en eut assez. Il paya et sortit.
— Allons faire un tour au Sacher. Ilse m’a demandé de lui ramener une sachertorte. Elle en ferait une maladie si j’oubliais. Le portier galonné du Sacher accourut au-devant de la Jaguar et ouvrit la portière. Malko descendit et dit à Krisantem de laisser le portier garer la voiture. Puis il rentra dans le hall solennel. Les élégantes de l’ancienne Vienne n’étaient pas encore là. Malko s’approchait de la vitrine contenant les pâtisseries quand une explosion assourdissante ébranla l’hôtel Sacher. Les deux grandes glaces encadrant la porte à tambour volèrent en éclats, projetant des morceaux de verre, dans tout le hall. Un petit chasseur en livrée fut projeté à dix mètres et atterrit sur les genoux de trois honorables Américaines. Blessés par des éclats de verre, des gens se mirent à hurler. Sans se consulter Malko et Krisantem foncèrent à travers le hall dévasté et sortirent.
Juste en face de l’hôtel, il y avait un panache de flammes et de fumée noire. Dans un amas noirâtre, on reconnaissait la calandre de la Jaguar, froissée en boule.
Les deux hommes approchèrent aussi près qu’ils le purent du brasier. La voiture était vide. Il n’y avait plus de portières, ni de capot.
Ce qui restait du portier du Sacher était accroché à un réverbère, à vingt mètres de là. Il manquait la tête et un bras. Le malheureux portait encore des lambeaux de sa livrée. Pendant que Malko regardait ce spectacle d’horreur, un chauffeur de taxi accourut en hurlant. Un volant tordu avec une main encore accrochée dessus venait d’atterrir sur son capot. A deux cents mètres à la ronde, il y avait des choses innommables et des morceaux de ferraille. Le capot soufflé était plaqué contre l’un des balcons de l’hôtel.
Autour de la Jaguar, trois voitures brûlaient. Le portier était en train de la garer quand elle avait explosé.
Une foule silencieuse commençait à s’amasser autour du brasier. C’était un miracle qu’il n’y ait pas eu de passants au moment de l’explosion.
On entendit sur le Ring approcher des sirènes. Déjà, deux policiers affolés faisaient circuler les gens. Ils avaient descendu ce qui restait du malheureux portier et avaient jeté une couverture dessus. Malko tira Krisantem par le bras. Les deux hommes s’éloignèrent en silence. Le Turc avait un tic nerveux au coin de la bouche et Malko, en dépit du froid, dégoulinait de sueur.
Ils marchèrent jusqu’à la place de l’Opéra et montèrent dans un taxi.
— Rupelstrasse 27, dit Malko. C’était l’adresse de Hertz.
— Du beau travail, fit Malko sombrement. On a fait ça pendant que nous étions à l’Eden Bar, donc nous étions suivis depuis chez Kurt. Donc…
Il ne termina pas sa phrase, mais Krisantem serra amoureusement son lacet au fond de sa poche. Il avait liquidé des tas de gens pour beaucoup moins que cela, dans le temps, Krisantem. Ce genre de meurtre le dépassait et lui faisait peur.
— Comment… comment ont-ils fait ? Malko haussa les épaules.
— Classique. Vous prenez deux ou trois livres de cyclonite avec un détonateur électrique à retardement. Le tout monté sur une plaque d’acier aimantée. On le colle sous le châssis en dix secondes.
« Ce salaud de Kurt savait à quoi s’en tenir. Je suis le suivant sur la liste. Il a reçu l’ordre de liquider tous ceux qui ont eu ce porte-documents entre les mains. Alors, moi qui l’ai lu… La Mercédès Diesel stoppa devant Hertz, Malko paya et descendit. Cinq minutes plus tard, ils ressortaient dans une Mercédès 220 SE, grise de location.
— Allons faire un tour chez Kurt, proposa Malko. Il est peut-être assez imprudent pour être encore là.
Devant la maison de Kurt, il n’y avait rien de suspect. Le maître d’hôtel ouvrit immédiatement. En voyant Malko et Krisantem, il devint grisâtre.
— Non… Monsieur est sorti.
— On va voir, fit Krisantem.
Instruit par l’expérience, l’autre fit un saut de côté et essaya d’entrer dans le mur. Les deux hommes visitèrent rapidement l’appartement. Il était bien vide.
— Il ne va pas revenir de si tôt, dit Malko. On saura vite qu’il n’y avait qu’un portier dans la voiture.
Ils ressortirent. Au passage, Krisantem donna une tape du plat de la main sur le front du maître d’hôtel, qui heurta violemment le mur. A titre d’arrhes.
Malko hésitait. Son premier mouvement était de foncer à l’Ambassade et de secouer William Coby par son élégante cravate jusqu’à ce que mort s’ensuive… Mais à quoi bon ? Coby n’était aussi qu’un exécutant. Quant à l’Ambassadeur, il se laverait les mains de ce règlement de barbouzes, à condition qu’on ne salisse pas ses tapis. L’ordre venait de Washington, donné par des hommes qui ne se laisseraient fléchir par aucune considération sentimentale. Malko maudissait son aveuglement. Il aurait dû savoir que dans ce métier, les services passés ne garantissent pas l’avenir. S’il ne trouvait pas rapidement une astuce, il était mort.
Pour l’instant, il aurait aimé retourner chez lui, pour réfléchir. La mort du portier du Sacher lui donnait quelques heures de répit. Après la chasse recommencerait.
Pour se détendre un peu, il repensa au gag involontaire de l’employé de Hertz :
— Assurance tous risques ? avait-il demandé.
— C’est préférable, avait dit Malko. Les routes sont verglacées en ce moment.
Et le plomb vole bas.
Sorti des embouteillages de la Simmeringerhauptstrasse il se détendit un peu et essaya de faire le point.
Il était certain d’une chose : pour la C.I.A., il était l’homme à abattre. C’est la première fois qu’il se trouvait dans une telle situation. Il avait souvent été traqué, mais avait au moins un havre. Bien sûr, il pouvait aller prendre un avion à Francfort pour n’importe où. Et après ?
Ou il restait dans un pays de l’Ouest et la C.I.A. finirait immanquablement par le retrouver car il n’avait pas, comme les anciens nazis, un réseau pour l’aider et le protéger. Evidemment s’il demandait l’asile politique aux Russes, ceux-ci seraient trop heureux d’accueillir un transfuge de la C.I.A. Il savait aussi comment cela se terminerait. Ou bien, il croupirait dans un bureau, affecté à une obscure besogne de propagande, ou alors on le renverrait vers l’Ouest, comme agent double. Et cette fois, ses anciens amis auraient deux raisons de l’abattre au lieu d’une…
Quand il franchit la grille du château, il n’avait toujours pas résolu son problème. Méfiant, il resta dans la Mercédès tandis que Krisantem allait reconnaître les lieux. Celui-ci reparut au bout de quelques minutes et fit signe que tout était tranquille.
Malko s’installa dans la bibliothèque et se servit une vodka pendant que Krisantem, prévoyant, allait placer le Remington 44/45 dans le porte-parapluies, à portée de la main. Le téléphone sonna.
C’était la voix d’Alexandra. Quand elle reconnut Malko son ton devint brusquement indifférent. Si elle avait su ce qui était advenu à sa malheureuse rivale, elle eût été plus chaleureuse…
— Je voulais parler à Krisantem, mentit-elle. Il devait venir m’aider à réparer le tracteur.
Malko mourait d’envie de l’inviter à dîner. Mais ce n’était vraiment pas le moment. Il se força à dire simplement :
— Bien, je te le passe.
Il appela Krisantem.
Celui-ci parla quelques secondes et tendit le récepteur à Malko :
— Elle veut vous parler.
Le ton d’Alexandra s’était considérablement radouci :
— Tes amis sont repartis ?
— Oui.
Ce n’était qu’à moitié faux. Marisa allait rejoindre Goldman dans la cabane du jardinier.
Malko imaginait Alexandra avec ses éternelles culottes de cheval, sa poitrine haute, moulée dans un chandail de grosse laine. Et toujours ses yeux pers avec leur petite lueur insolente et lascive. Une bouffée de chaleur lui noua l’estomac.
— Tu es chez toi, ce soir ? demanda-t-il.
— Oui.
— Veux-tu que je vienne te dire bonsoir ?
— Pourquoi ne m’invites-tu pas à dîner ?
— Je préfère venir chez toi.
C’était le mot à ne pas dire. Il dut écarter le récepteur de son oreille pour ne pas être assourdi. Jamais il n’aurait pensé que de telles horreurs puissent sortir d’une aussi jolie bouche. Elle jeta une dernière injure :
— Salaud. Tu as encore cette Graben{Pute.} ! Tu veux baiser les deux dans la même soirée. Et moi qui…
Il ne sut pas ce qu’elle avait l’intention de faire. Etouffée par la rage, elle avait raccroché avec tant de force que l’appareil en trembla. La standardiste de Liezing qui écoutait toutes les communications locales devait se régaler.
Tristement, Malko vida sa vodka et reprit le téléphone. Il voulait être sûr à cent pour cent de ne pas se tromper. Il composa le numéro de l’Ambassade américaine à Vienne et attendit.
— American Ambassy in Vienne, fit une voix cristalline.
— Je voudrais parler à William Coby.
— De la part de qui ?
Le ton était complètement indifférent. Une seconde Malko crut qu’il avait fait un cauchemar.
— Le Prince Malko Linge.
— Un instant, s’il vous plaît.
Il entendit qu’on le débranchait. Puis, la voix toujours aussi cristalline annonça :
— M. Coby n’est pas là. Puis-je prendre un message ?
— Quand sera-t-il là ? Nouveau silence, puis :
— M. Coby est absent pour plusieurs semaines.
— Merci. Voulez-vous dans ce cas me passer Son Excellence l’Ambassadeur ?
Il sentit la surprise de la fille qui, bien stylée, dit :
— Je vais voir si Son Excellence est arrivée.
Nouveau silence, plus long cette fois-ci. Puis, la standardiste, plutôt embarrassée annonça :
— Son Excellence déclare ne pas vous connaître. Pouvez-vous lui faire connaître par écrit le motif de votre visite ? Si cela relève de ses attributions, il vous recevra certainement.
— Non, ce n’est pas la peine.
— You are welcome, conclut la standardiste avant de raccrocher. Merveilleuse politesse américaine. On est toujours bienvenu, même si on est l’homme à abattre.
Il reposa l’appareil. Il n’y avait plus qu’une chance à tenter. Reprenant le récepteur, il demanda l’international.
— Je voudrais le 351.11.00 à Washington, aux U.S.A., demanda-t-il à l’opératrice. En urgent.
Il était cinq heures, donc onze heures du matin à la C.I.A. Le numéro qu’il appelait était celui du standard.
On lui annonça quelques minutes d’attente et il raccrocha.
Il avait vidé un grand verre de vodka quand la sonnerie le fit sursauter :
— Washington à l’appareil, annonça la téléphoniste.
Comme toujours, l’opératrice de la C.I.A. se contentait de répéter :
— Ici, 351.11.00.
Jamais elle n’annonçait une raison sociale, même fictive. Ceux qui appelaient savaient à qui ils téléphonaient.
Malko demanda à parler à David Wise et annonça son code à sa secrétaire. Il y eut une série de bourdonnements, puis celle-ci fit :
— M. David Wise est en conférence. Pouvez-vous lui laisser un message. On ne peut le joindre en ce moment.
C’était faux. Où qu’il aille, Wise avait toujours un téléphone à portée de la main.
— Très bien, fit Malko. Dites-lui qu’il me rappelle.
Il laissa son numéro, puis demanda à la standardiste :
— Voulez-vous me donner William Marshall ?
Cette fois, il eut la voix joviale de Bill, son vieux copain, presque immédiatement. C’est lui qui avait supervisé toutes ses missions au Moyen-Orient.
— Comment ça va ? fit l’Américain. Tu appelles en P.C.V., j’espère ?
— Mal, dit Malko. Peux-tu me rendre un grand service ?
— Sûr.
— Essaie de savoir ce qui se mijote à mon sujet.
— A ton sujet ?
Il semblait sincèrement étonné.
— Oui. Je ne peux pas t’expliquer. Je suis tricard et peut-être pire. Rappelle-moi plus tard. Voici mon numéro.
— O.K., O.K., fit Bill. Mais je ne comprends rien. Tu n’as pas fait de conneries au moins ?
— Non. Sinon, je ne t’appellerais pas.
Quand il eut raccroché, il demeura de longues minutes enfoncé dans son fauteuil. Bill représentait le dernier lien avec la C.I.A. Déjà, il n’existait plus pour les Américains de Vienne ni pour David Wise. Celui-ci ne rappellerait jamais.
Le téléphone sonna une demi-heure plus tard. Malko se força à ne décrocher qu’à la troisième sonnerie. Il y eut les inévitables cliquetis, puis la voix de Bill, tendue et soucieuse.
— Je ne sais rien, annonça-t-il. Black-out complet. Officiellement il n’y a rien.
On sentait bien qu’il aurait aimé en dire plus. Mais Malko interprétait ses silences. Le cloisonnement de la C.I.A. jouait bien. Si Bill avait pu savoir quoi que ce soit, ce ne pouvait être qu’une vague rumeur. Il était sûr que l’ordre de sa liquidation venait de David Wise lui-même et peut-être de plus haut.
— Je te remercie, dit-il à Bill. De toute façon, ça n’a pas beaucoup d’importance.
— Au revoir, fit Bill.
— Au revoir.
Cela n’aurait servi à rien de raconter ses malheurs à Bill. Il n’aurait rien pu faire, même en brandissant le brillant dossier de Malko. Dix ans de services venaient d’être rayés au nom de la raison d’Etat. On lui enverrait peut-être des fleurs après, et on le réhabiliterait. Un quart de siècle plus tard.
Il contempla avec mélancolie ce décor qu’il aimait tant. C’est pour tous ces objets inertes, ces meubles et ces vieilles boiseries qu’il risquait sa vie depuis tant d’années. Juste au moment où il commençait à en profiter, il n’avait pas du tout envie de mourir. Mais pas du tout. Malheureusement l’analyse lucide de la situation ne lui laissait pas beaucoup de chances. En Europe, la C.I.A. disposait d’un réseau qui lui était tout dévoué et qu’elle employait aux sales besognes : l’Apparat Gehlen, en Allemagne, du nom de son patron Wilhelm Gehlen, ancien patron de l’Abwehr. Personne ne l’avait photographié depuis 1945. De sa villa de Pullach, près de Munich, il dirigeait son réseau rallié à la C.I.A. Ses hommes avaient eu l’excellente formation de la Gestapo ou des groupes spéciaux S.S. du front de l’Est. Spécialisés dans les opérations « ponctuelles », ils avaient joyeusement assassiné une quantité énorme d’agents soviétiques en Europe, ou présumés tels, avec des méthodes très variées qui allaient de la bombe au corps enduit de mercure. C’était les meilleurs spécialistes du genre en Europe et les mauvaises langues disaient qu’ils se faisaient de petits suppléments en louant leurs services à des particuliers. Mais on dit tant de choses… A moins de transformer son château en bunker, Malko avait peu de chances de leur échapper longtemps, même avec l’aide de Krisantem.
Il se leva, et mit un disque d’Albinoni. Il fallait qu’il y ait une solution.
Krisantem interrompit ses pensées en annonçant lugubrement :
— Le dîner est servi.
Cela risquait d’être un des derniers. Autant en profiter.