Serge Goldman poussa un cri aigu, un cri de souris. Sautant de la voiture, il partit à toutes jambes, à travers la cour, courant comiquement en travers pour ne pas glisser. Au bout de son bras droit, il balançait son porte-documents noir.
L’hippopotame démarra avec une souplesse surprenante pour sa masse. Krisantem sembla à peine bouger, mais comme par miracle le vieux Star s’enfonça dans le ventre énorme de l’inconnu. Le Turc souriait poliment mais c’était plutôt une clause de style. L’autre comprit et s’arrêta net. Ses petits yeux noirs surmontés d’énormes sourcils foudroyèrent Krisantem.
Marisa regardait Goldman s’engouffrer dans le château. Elle fit :
— Ben, il est devenu dingue, Toto !
Elle n’avait pas vu le parabellum de Krisantem, qui lui tournait le dos. Celui-ci dit suavement :
— Son Altesse ne vous a pas prié d’entrer, je crois. L’autre grogna, mais sans bouger :
— Son Altesse ? Quelle Altesse ?
— Le Prince Malko, propriétaire de ce château, dit Krisantem en mauvais allemand. Vous êtes dans sa cour en ce moment.
Malko s’avança vers l’hippopotame, comme il l’appelait mentalement, toujours tenu en respect par Krisantem.
— Qui êtes-vous ?
L’inconnu découvrit une rangée de canines jaunâtres dans un sourire qui évoquait deux crocodiles en train de se battre.
— Je m’appelle Grelsky. Stéphane Grelsky.
Il parlait allemand avec un accent indéfinissable. De longs poils noirs couvraient ses énormes mains. L’expression de son visage révélait une prodigieuse intelligence. A côté de lui, Malko avait l’air d’un nain gringalet.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda-t-il.
Grelsky se fendit d’un autre sourire, tout aussi rassurant que le premier. Krisantem, discrètement, enfouit sa main droite dans sa poche, sans lâcher son arme.
— J’avais rendez-vous avec M… euh… Goldman, mais je suis arrivé un peu en retard. Il partait avec vous. J’ai pensé alors que la meilleure façon de le retrouver était de vous suivre. Me voilà. Re-sourire. Il se tourna vers la Mercédès et appela :
— Grete !
Sa compagne descendit majestueusement de la grosse voiture. Sous son poids, la neige enfonça de dix centimètres. Elle devait être encore plus lourde que lui. Deux yeux bleu de porcelaine ressortaient au milieu du visage type gardienne de prison. Elle avait des cheveux blond platine de la couleur des héroïnes du cinéma muet. Les deux monstres restèrent plantés devant Malko.
— Voici Grete, ma femme, dit aimablement Grelsky.
De mieux en mieux. Sans l’air sinistre de Krisantem on aurait dit une gravure anglaise.
Enroulée dans son vison, Marisa regardait sans comprendre. Elle tapa du pied :
— Non mais alors, on se gèle ici ! Je retourne aux Iles Vierges, moi. Malko l’ignorant se tourna vers Grete :
— Je ne sais pas si vous aviez rendez-vous avec M. Goldman, dit-il très sec, mais il n’a pas l’air de vouloir vous voir. Comme il est mon invité, je me vois forcé de prendre congé.
— Simple malentendu, roucoula l’énorme Grete.
Un ange passa, et dégoûté, s’éloigna à tire d’aile. Malko fit un pas en arrière avec un bref signe de tête. Au même instant la porte du perron s’ouvrit sur une silhouette de femme.
— Malko ! Qu’est-ce que tu attends ?
Krisantem baissa pudiquement les yeux. Il avait l’impression que les deux hippopotames l’auraient mis en pièce, avec une joie toute particulière. Malko était ivre de rage. Ses yeux dorés virèrent au vert. Toute cette histoire était de plus en plus compliquée. Il fallait éliminer les deux affreux avant qu’Alexandra ne pose des questions. Trop tard.
Déjà elle descendait le perron, vêtue d’un pull à col roulé qui mettait sa poitrine en valeur, de jodpur et de hautes bottes de cuir marron.
— Qu’est-ce que vous faites au milieu de la cour, avec ce froid de canard ? s’exclama-t-elle. Rentrez donc.
Grelsky croassa de sa voix basse et traînante :
— Justement, nous allions dire au revoir, nous ne voulons pas nous imposer.
— Allons donc, fit Alexandra, très maîtresse de maison, il y a à manger pour tout le monde. Vous n’allez pas repartir avec ce froid. Entrez. Grelsky s’inclina avec une grâce éléphantesque.
Impossible de refuser une aussi charmante invitation. A la cour de Louis XIV on n’aurait pas trouvé plus galant. Krisantem s’effaça, mourant d’envie de faire un carton sur les deux énormes dos. La perspective d’avoir à creuser le sol gelé pour deux tombes monstrueuses fut pour beaucoup dans sa réserve.
Alexandra toisa Marisa, toujours figée au milieu de la cour, avec un rien d’ironie dans ses yeux verts.
— Vous venez aussi ? Nuance de regret dans la voix.
La malheureuse s’ébroua. Ses jambes étaient verdâtres de froid. Les bas de nylon et les mini-jupes, c’est peu indiqué pour les températures polaires. Comme un automate, elle suivit les Grelsky. Malko entra le premier dans le hall, se demandant où diable était passé Serge Goldman ? Il traversa rapidement la bibliothèque et le petit salon, aux murs en boiseries, avec de lourds rideaux de velours rouge. Sur le parquet parfaitement ciré, il avait disposé quelques tapis de valeur ramenés de sa mission à Téhéran{Voir S.A.S. contre C.I.A. (Plon).}. L’ensemble était meublé en haute époque, d’immenses meubles de bois sombres allant bien avec les plafonds de quatre mètres.
Passant par derrière, il jeta un coup d’œil dans la salle à manger et ouvrit la porte de la cuisine. Adolf et Ilse, le couple de vieux Autrichiens qui servaient un peu à tout, étaient occupés à découper le chevreuil.
— Vous n’avez vu personne ? demanda Malko.
— Nein, Hoheit.
Il referma la porte, perplexe.
Le château se composait de trois corps de bâtiment, dans le même plan. Il avait été entièrement détruit durant la guerre, brûlé et rebrûlé, occupé par les Allemands et les Russes qui n’avaient vraiment laissé que les pierres. Ils avaient même emporté les cheminées ! Malko avait restauré a peu près la partie centrale, et meublé le rez-de-chaussée ainsi que le premier étage. Les deux ailes n’étaient que couloirs vides et pièces désertes. Il avait seulement refait la toiture. Cela représentait une vingtaine de pièces. Pourvu que Goldman n’ait pas été se cacher dans ce dédale, sans compter l’immense grenier. Evitant le grand escalier, il monta à pas de loup par un petit escalier de pierre situé près de la cuisine. Le chauffage central marchait et une douce chaleur régnait dans le couloir du premier, un des couloirs « riches » : il y avait de la moquette. Il desservait six chambres. Les deux premières étaient vides.
La troisième, voisine de la sienne, résista : elle était fermée à clef de l’intérieur. Il frappa légèrement le battant avec sa chevalière.
— Goldman, vous êtes là ? Pas de réponse.
— Goldman. Répondez. Ou j’enfonce la porte. Il y eut un couinement de rat.
— Non !
— Ouvrez. C’est ridicule. Vous ne risquez rien.
Il entendait la respiration haletante de l’autre qui devait être collé à la porte.
— C’est un piège. Je les connais. Ils vont me tuer.
Les Iles Vierges étaient loin. Complètement perdu Goldman ne savait plus à quel saint se vouer. Il haïssait en vrac le K.G.B., la C.I.A., Malko, Grelsky et tous ceux qui l’avaient mené dans cette galère. Et surtout, il ne savait plus que faire. Une heure plus tôt, dans la voiture, il était décidé à donner le porte-documents à Malko. Maintenant, les autres l’avaient vu. Et eux savaient qu’il l’avait. Comme un animal confronté avec un problème impossible à résoudre, il était en train de devenir fou… Malko sentait cette panique à travers la porte. Il parla gentiment :
— Je veux vous protéger. Je n’ai pas pu les empêcher d’entrer…
Il expliqua l’intervention d’Alexandra, jura qu’il mettrait dehors ces hôtes indésirables dès que possible. Comme Goldman ne répondait pas, il conclut :
— Maintenant, si vous ne voulez pas sortir, je m’en vais avec Krisantem et mon amie. Vous vous débrouillerez avec vos amis-hippopotames…
Le gémissement du producteur aurait fait pleurer un samouraï. Il entrouvrit la porte précautionneusement.
Plus que jamais, il ressemblait à un lapin traqué. Une sueur abondante couvrait son crâne chauve et blanc. Malko eut pitié de lui.
— Que vous veulent les Grelsky ? Piteusement, Goldman avoua :
— C’est vrai. J’avais rendez-vous avec eux à l’aéroport.
— Pourquoi faire ?
— Leur donner le porté-documents qu’on m’a confié à New York. Le producteur leva vers lui des yeux suppliants :
— Vous savez, vous, ce qu’il contient. Vous comprenez que je ne peux pas leur donner… les autres… euh, les nôtres me tueraient.
Du grec, pour Malko. Que contenait ce mystérieux porte-documents ? Goldman serait-il autre chose qu’un petit transfuge minable ? Il plongea ses yeux d’or dans ceux de Goldman ce qui le fit papilloter désespérément.
— Alors, remettez-le-moi. L’autre se tordit les mains.
— Impossible. Les Grelsky me tueront.
Affreux dilemme. En voulant faire plaisir à tout le monde…
— Où est-il, d’abord, ce porte-documents ?
— Je l’ai caché.
C’était gai ! Il y avait des centaines de recoins où Goldman avait eu le temps de dissimuler l’objet. Malko décida de remettre la question à plus tard. Alexandra allait trouver son absence bizarre. Elle était capricieuse, mais pas idiote.
— Bon, venez, et tâchez de faire bonne figure, ordonna-t-il. J’ai promis à Alexandra un dîner d’amoureux, pas une excursion chez Dracula.
Il poussa Goldman jusqu’au grand escalier. Un bruit de conversation venait de la bibliothèque, dont la porte était entrebâillée. Les valises de Goldman étaient dans un coin du hall. Malko entra, tirant discrètement le producteur.
Les Grelsky étaient vautrés dans deux fauteuils. Marisa avait choisi un petit blanc devant le feu. Les genoux plus haut que les hanches elle exhibait son pantie à fleurs, sous le regard noir d’Alexandra, debout près de la table roulante chargée de bouteilles. Evidemment, son jodpur ne permettait pas les mêmes effets. Elle en était quitte pour bomber la poitrine à se faire péter les poumons. Krisantem était debout dans un coin, en veste blanche de maître d’hôtel, impassible et impeccable. Il poussait la compréhension jusqu’à se tenir un peu penché en avant pour effacer la bosse de son parabellum. Goldman, en voyant les Grelsky, réagit comme si on lui avait glissé une tarentule dans le cou. Il s’assit sur un canapé, le plus loin possible d’eux, vert comme une branche d’épinards. Histoire de détendre l’atmosphère, Malko annonça gaiement :
— Je montrais sa chambre à notre ami. Il appuya sur le mot ami.
— Que voulez-vous boire ? proposa Alexandra. Cognac ? Vodka ? Whisky ?
— Cognac, dit faiblement Goldman.
Il lui en aurait fallu un litre. La jeune femme s’affaira au bar. En dépit de sa tenue presque masculine, une sensualité animale se dégageait d’Alexandra. Mine de rien, elle se plaça entre Marisa et Malko. Un accident est si vite arrivé. Et, en lui donnant son verre, elle appuya un regard chargé de beaucoup de choses. De quoi donner de bien mauvaises pensées à Malko.
Malko réchauffait sa vodka au creux de sa paume. Cela le calmait merveilleusement. Dans leurs fauteuils, les Grelsky avaient l’air de deux pachydermes en pleine sieste. Mais Malko surprit un regard vif des petits yeux noirs vers Goldman qui ne présageait rien de bon. Ils devaient être armés, mais ne semblaient pas vouloir utiliser la violence. De toute façon, en plus de la pétoire de Krisantem, Malko avait sur lui son pistolet extra-plat, invisible dans sa ceinture. Mis au point dans le laboratoire de 100 millions de la C.I.A. il tirait indifféremment des cartouches normales ou à gaz. Et il était si plat qu’on pouvait le porter sous un smoking.
Quelle misère ! pensait-il. Obligé de porter une arme dans son château ! Il aurait tant voulu être entouré de quelques hommes de bonne compagnie au lieu du ramassis d’agents doubles ou triples qui se vautraient dans ses fauteuils.
Il jeta un coup d’œil à la fenêtre. On ne voyait plus qu’un brouillard blanc. Le sourd grondement du blizzard rebondissait sur les murs épais d’un mètre. Krisantem, sérieux comme un pape, annonça :
— Son Altesse est servie.
La salle à manger était de l’autre côté du hall d’entrée. Alexandra ouvrit la marche. Au mépris de tout protocole, sous l’œil réprobateur de Krisantem, Goldman se glissa entre elle et Malko. Ça l’éloignait un peu des Grelsky.
Une nappe éblouissante de blancheur recouvrait la table massive. Marisa fît « oh ! » en découvrant les deux énormes chandeliers à sept branches, posés sur la table, seul éclairage de la pièce. C’est la première fois qu’elle voyait un dîner aux chandelles autrement qu’au cinéma. Elle coula un regard fondant vers Malko. Celui-ci prit place au bout de la table, Alexandra à sa droite. Goldman se glissa aussitôt à sa gauche. Marisa s’assit près de lui. Stéphane Grelsky se mit à la droite d’Alexandra et sa femme à l’autre bout de la table vis-à-vis de Malko.
Krisantem, qui avait disparu, fit une entrée très remarquée, portant un long plat d’argent avec le chevreuil découpé. Il suivait, portant les hors-d’œuvre.
Stéphane Grelsky poussa un petit « hoch » de satisfaction. On passa les hors-d’œuvre. Goldman se servit à peine. Heureusement : Grelsky entassa dans son assiette une montagne de légumes et de charcuterie hongroise. Et Grete ne laissa qu’une poignée de carottes et une entame de pâté à Marisa. Qu’est-ce que cela aurait été s’ils n’avaient pas déjeuné ? Ils mangeaient si voracement qu’on croyait à chaque bouchée qu’il ne resterait qu’un moignon de leur fourchette. Visiblement, pour le couple hippopotame, c’était le break. Les immenses dents jaunes et gâtées de Grelsky allaient et venaient d’un mouvement régulier qui fascinait le malheureux Goldman. Il se recroquevillait à vue d’œil, jetant des coups d’œil en dessous à Grelsky, s’attendant visiblement à ce que celui-ci étende par-dessus la table une de ses énormes pattes velues pour l’étrangler. Marisa était très loin de tout cela. Elle se penchait le plus souvent possible vers Malko pour réclamer du pain. Il put constater qu’elle ne portait pas de soutien-gorge sous sa robe verte. Alexandra commençait à être sérieusement intriguée par ces étranges convives. Elle n’avait jamais soupçonné la nature des occupations de Malko. Pour elle, il était directeur commercial à I.B.M. qui avait une usine à Poughkeepsie. Sous la table, sa jambe touchait celle de Malko et elle accentua sa pression. Avec un regard câlin pour Marisa. Les Grelsky s’empiffraient. Les hors-d’œuvre avalés, ils regardèrent avec angoisse leurs assiettes vides. Heureusement Krisantem entreprit de faire passer le chevreuil entouré d’une montagne de purée de marrons.
— Ce que c’est chouette, fit Marisa, en anglais.
Alexandra eut une moue méprisante et dit à mi-voix à Malko, en allemand :
— D’où as-tu sorti cette kramme ?{Boudin, en dialecte viennois.}
Difficile de répondre.
Le chevreuil fit le tour de la table. Les hippopotames entassèrent dans leur assiette de quoi tenir tout l’hiver. Grelsky enfourna la moitié d’une cuisse et dit de sa voix rocailleuse :
— Délicieux !
Le chevreuil disparut des assiettes Grelsky en trois minutes. Krisantem faisait un va-et-vient incessant avec la cuisine pour approvisionner la table en Tokay. Le parabellum pesait de plus en plus à sa ceinture, mais la conscience professionnelle était la plus forte. Alexandra tenta de lancer une conversation mondaine mais personne ne suivit. Mortifiée, elle se plongea dans son assiette. Malko avait hâte que le repas soit terminé pour mettre les Grelsky à la porte sans scandale. En attendant, il surveillait discrètement la table. C’était un spectacle !
Pendant que Stéphane Grelsky faisait craquer les derniers os du chevreuil, Grete venait de sortir de son sac une boîte de pistaches et puisait dedans. Négligemment, Grelsky envoya sa grosse patte velue et enfourna une poignée de pistaches. Goldman contemplait la scène, fasciné. Ces deux-là l’hypnotisaient.
Grelsky, entre deux pistaches, découvrit ses crocs jaunes :
— Quel dommage que nous nous soyons ratés à l’aéroport… croassat-il. Enfin, cela nous vaut le plaisir de ce magnifique repas…
Le crâne de Goldman prit une belle couleur blafarde.
— On ne peut pas manger tout le temps, hélas ! fit Grelsky à la cantonade. Il faut travailler de temps en temps.
Grete renchérit d’un hoquet discret.
Krisantem, apportant une pièce montée, fit diversion. Une fois de plus, les Grelsky s’attaquèrent à leur assiette. Goldman, l’appétit coupé, regarda la pâtisserie lui passer sous le nez. Marisa, qui avait vidé une bouteille de Tokay à elle toute seule, cherchait le regard de Malko, attirée irrésistiblement par ses yeux dorés. La pensée de se retrouver dans un lit avec Toto la fit frissonner. On a beau être endurcie… Pour se venger, elle détailla Alexandra.
« Ce qu’elle est tarte », conclut-elle in petto et injustement. La moue qui conclut cette remarque était tellement lubrique que les trois hommes présents en eurent des palpitations. Même Goldman éprouva une vague envie de regoûter à la vie.
Alexandra se leva et entraîna tout le monde à la bibliothèque. Le café était déjà servi par Ilse. On s’installa. Aux mêmes places.
Les Grelsky lappèrent le leur avec la délicatesse qui les caractérisait. A croire qu’ils allaient avaler la tasse. Malko regarda sa montre : 9 heures et demie. C’était une heure décente pour expulser les Grelsky. Il se leva et alla discrètement dans le hall ouvrir la porte. Une rafale de vent glacé s’engouffra dans le château. Le blizzard avait redoublé. Il neigeait tellement qu’on ne voyait même pas la Mercédès au milieu de la cour.
Un pas léger fit se retourner Malko. Même avec des bottes, Alexandra arrivait à marcher gracieusement. Il referma la porte.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Son ton était nettement soupçonneux.
— Je regardais si le temps s’améliorait…
— Tu as l’intention de sortir ? Il lui prit la taille.
— Non, mais j’aimerais que nous soyons seuls.
Elle se dégagea sèchement et la pointe d’un de ses seins heurta la main de Malko, déclenchant une délicieuse secousse électrique.
— Dis-moi, ce n’est pas moi qui les ai invités. D’abord, ils sont bizarres. Le gros me fait peur. Il a l’air d’un boucher…
« Il ne faut pas insulter les bouchers sans raison », fut tenté de dire Malko.
— J’ai été obligé, ce sont des relations d’affaires, expliqua-t-il. Mais maintenant qu’ils ont dîné…
— Tu es fou ? Tu as vu le temps qu’il fait. Ils ne vont pas retourner à Vienne ce soir. Il y a assez de chambres ici pour loger tout le monde.
Alexandra était sincèrement indignée. Malko sentit que cela risquait de déclencher un drame, mais il était décidé à insister. L’enjeu était trop important.
Comme s’il avait eu des oreilles dans le dos, l’énorme Stéphane apparut, un verre de cognac à la main. Il s’inclina devant Alexandra, rocailleux mais mondain :
— Chère petite Madame, nous avons déjà abusé de votre hospitalité… Nous devons partir maintenant.
Impénétrable et candide. Le petit œil noir luisait doucement dans l’ombre. Avec des grâces d’ours brun, Grelsky s’inclina :
— Auf Wiedersehen.
— Mais pas du tout. Vous allez rester. Il fait un temps épouvantable.
Elle appela :
— Krisantem.
Le Turc sembla traverser la cloison. Personne ne remarquait son attitude étrange pour un maître d’hôtel : la main droite posée sur l’estomac, à travers l’échancrure de la veste, comme s’il avait mal au ventre.
— Préparez une chambre pour M. et Mme Grelsky, ordonna Alexandra. Ils coucheront ici.
Ce n’est certainement pas un lit qu’il s’attendait à leur préparer, aux Grelsky.
Stéphane Grelsky, éperdu de reconnaissance, posa son verre et emprisonna la main d’Alexandra entre ses énormes pattes. Même Krisantem en avait la nausée. Il s’éclipsa pour aller préparer le lit, en se disant qu’il y a des blagues moins innocentes que les draps en portefeuille.
Satisfaite, Alexandra regagna la bibliothèque. Malko la suivit sous l’œil ironique de Stéphane Grelsky. Serge Goldman allait grimper aux rideaux en apprenant la bonne nouvelle…
— Liebe, annonça Stéphane Grelsky à sa femme, nos amis insistent pour que nous restions.
— Ach, comme c’est gentil.
L’œil bleu et candide n’avait pas cillé. 125 kilos d’impassibilité rassurante.
Toujours à côté de la plaque, Marisa s’étira sur son petit banc et dit : « Je tombe de sommeil ». Ses yeux plantés droit sur Malko disaient exactement le contraire.
Mais Malko ne reçut pas le message. Serge Goldman virait au vert, sur son canapé bleu. Il ouvrit la bouche, probablement pour hurler mais Malko était déjà près de lui. Dans sa hâte à lui servir à boire, il lui fit presque avaler le verre et le contenu. Puis il s’assit affectueusement près de lui. A tout prix, éviter le scandale. Pour une fois, les Grelsky vinrent à son aide. Avec un ensemble touchant ils se levèrent :
— Nous sommes un peu fatigués… Malko sauta sur l’occasion :
— Alexandra, veux-tu montrer les chambres. Il coula son regard de miel vers Marisa :
— Voulez-vous aller choisir votre chambre en même temps.
Elle en fut toute moite. Si elle avait pu vraiment choisir, elle aurait sauté directement sur ses genoux.
— Toto, reste là, intima-t-elle d’une voix aiguë. J’vais nous prendre quelque chose de chouette.
Elle frôla la jambe de Malko en passant. Toto n’était même plus concerné.
Il essayait de se confondre avec le canapé. Dès que les autres furent sortis, il explosa :
— Salaud, c’est un piège. Vous m’avez attiré ici. Ils vont me tuer, me tuer.
Sa voix montait tellement que Malko fut obligé de lui serrer un tout petit peu la carotide.
Goldman suffoqua, cracha, devint violet et se tut. Mais, dans son œil fixe, son accusation muette était encore plus pathétique. Malko le cajola, le raisonna, l’amadoua.
— Je vous promets, demain matin, de vous conduire moi-même à l’Ambassade américaine à Vienne.
Une lueur d’espoir fit frémir les oreilles de lapin.
— C’est vrai ? Et les autres ?
— Ils ne peuvent rien vous faire. Marisa sera avec vous. Je ne dormirai pas. Au premier cri, j’accours.
Le pauvre Goldman faisait pitié. Il secouait la tête sans répondre.
— Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de ce qui vous fait si peur ? proposa Malko.
Dans le cerveau en compote de Goldman, une idée surnageait : c’était dangereux de garder ses atouts. Mais ça l’était mille fois plus de s’en défaire.
— Si vous les tuez d’abord, gémit le producteur. J’ai trop peur. Ils finissent par tout savoir.
— Mais enfin, qu’est-ce que vous voulez faire ?
— Je ne sais pas. Je veux d’abord qu’ils partent. Vous ne les connaissez pas.
Il en avait les larmes aux yeux. Malko n’arrivait pas à croire qu’un petit bonhomme aussi insignifiant et froussard soit en possession d’un secret important. C’était de l’intox, tout ça. Il devait trimbaler un code vieux de dix ans, persuadé que c’était le secret du rayon de la mort…
— Allez vous coucher, fit-il. Comme ça vous ne reverrez pas les Grelsky. Demain quand vous vous réveillerez, ils seront partis.
— Ils sont dans l’escalier.
Malko se leva, le prit par le bras.
— Venez. Nous allons prendre l’escalier de derrière.
— Qu’est-ce que tu as ? murmura Alexandra. Tu es vexé ?
Elle était étendue à côté de Malko sur son grand lit à colonnes. Son chemisier, son pull-over et son soutien-gorge étaient en vrac sur une chaise. Les pointes de ses seins visaient le plafond peint d’un bleu profond. Mais elle n’avait pas eu à défendre son jodpur. Malko avait seulement ôté sa veste. Le pistolet extra-plat était glissé sous le matelas et il guettait le moindre craquement de la vieille bâtisse. Ce n’était pas l’ambiance idéale pour un flirt poussé.
Les Grelsky avaient une chambre sur le même palier, au bout du couloir. Ensuite, il y avait celle de Malko et celle de Krisantem. Celui-ci avait reçu l’ordre de laisser sa porte ouverte. Il commandait l’escalier montant au second où s’étaient retranchés Goldman et sa panthère rousse.
Malko les aurait bien mis dans l’aile ouest si le chauffage avait marché. Mais il faudrait qu’il travaille encore beaucoup pour la C.I.A. avant de la terminer.
Sa main gauche se crispa sur le sein d’Alexandra. Elle poussa un petit cri de plaisir.
Il venait d’entendre un craquement suspect dans le couloir. Krisantem en ronde ou l’ignoble Grelsky. Alexandra se coula contre lui et enfouit sa tête dans le creux de son épaule. Sa pudeur fut encore sauvée par le gong : un cri qui se répercuta sur les vieux murs et fit décoller Alexandra de vingt centimètres. C’était sans conteste un hurlement de femme.
— Le vieux salaud ! Il doit la… fit Alexandra, tremblante. Malko était déjà debout.
Il eut le temps de glisser un pistolet dans sa poche sans qu’Alexandra s’en aperçoive. Médusée, elle le vit foncer vers la porte.
Celle de Serge Goldman était ouverte, elle aussi. Craignant un piège, il saisit un gantelet d’acier, reste d’une armure, accroché au mur et le jeta dans la chambre.
Nouveau hurlement.
Malko entra, la chambre était vide à l’exception d’une boule recroquevillée au milieu du lit. Pris d’un affreux pressentiment, Malko s’approcha et tira les draps. Cette fois, le hurlement éclata sous son nez…
Marisa était recroquevillée en chien de fusil, avec pour toute protection une mini-chemise de nuit qui avait remonté jusqu’aux aisselles. Et comme de toute façon, elle était transparente… Elle avait un corps étrange : un buste fluet, des seins en poire, pas de hanches et des jambes un peu lourdes. Et des taches de rousseur partout. Malko n’eut pas le temps de l’admirer plus longtemps : Marisa l’attira comme une pieuvre et le fit basculer sur le lit contre elle.
— Protégez-moi, cria-t-elle hystériquement.
Elle avait des yeux immenses, comme si elle était droguée. Malko la secoua :
— Qu’est-ce qui se passe ? Où est Goldman ? Elle frissonna :
— Toto ? Je ne sais pas. Quand je me suis éveillée, j’étais seule. La porte était ouverte. Je me suis levée. La grosse bonne femme était dans le couloir. Elle m’a attrapée par le cou. Regardez les marques… C’est vrai : elle avait une longue traînée rouge autour du cou. C’était complet ! Goldman avait dû vouloir récupérer son porte-documents et les deux autres lui avaient tendu un piège. Ça allait finir par un massacre…
— Je vais le chercher, dit Malko. Ne bougez pas.
— Non ! fit-elle farouchement.
Un vrai bébé qu’on arrache à sa mère. Malko se redressa, l’emmenant avec lui. Elle s’appuya de tout son poids contre lui, cherchant à le faire retomber sur le lit :
— Toto, je m’en fous, j’ai les jetons.
Elle n’était pas entièrement sincère. Son corps, à travers le nylon transparent, avait des tressaillements qui ne devaient rien à la peur. Malko, héroïque, avait presque défait les bras qui l’enserraient quand une exclamation fusa de la porte :
— Schweinhund !{Cochon.}
Alexandra avançait dans la chambre, étincelante de rage, vêtue de son jodpur et de ses cheveux blonds. Pas folle, Marisa lâcha Malko et chercha quelque chose pour se défendre. Il était temps. La jeune Autrichienne fonçait les griffes en avant.
— Tu me laisses en pleine nuit pour aller baiser cette Kramme !{Boudin.} Sans comprendre l’allemand, Marisa saisit le sens de la phrase. Elle serra les poings et attendit le choc.
Ce n’était pas l’heure des explications. Malko jeta froidement Marisa dans les bras d’Alexandra et fonça vers la porte. Avant tout, il fallait sauver Goldman. Il prit pourtant au passage un furieux coup de griffe. Il était temps, Alexandra sautait à pieds joints sur le lit. Avec des bottes, ça fait mal. Heureusement que Marisa avait eu le temps d’attraper une brosse en argent avec un long manche.
— Salope, siffla Alexandra. Je vais te crever les yeux.
Malko courait déjà dans le couloir. Il valait mieux qu’Alexandra croie à une histoire de fille. C’était moins compromettant. Mais où était passé Krisantem ?
Il n’eut pas à chercher loin. Le Turc surgit de l’escalier de pierre, son vieux Star au poing et l’air aussi méchant que possible. Les yeux lui sortaient de la tête.
— Elle m’a étouffé, dit-il avec indignation. J’avais entendu du bruit. J’ai été voir. Le gros m’attendait, collé contre le mur. Il m’a pris les deux bras derrière le dos, et ils m’ont pressé entre eux deux, comme un sandwich. J’ai essayé de la mordre, mais j’ai étouffé tout de suite. Et ça puait !
Quand je me suis réveillé, j’étais couché sous mon lit ! De mieux en mieux !
— On va prendre chacun un côté, dit Malko.
Au même instant, un hurlement inhumain jaillit. Cela venait de l’aile ouest. Krisantem et Malko s’élancèrent. Mais ils devaient repasser par le rez-de-chaussée et sortir car il n’y avait pas de communication.
L’aile ouest, inhabitée, se composait d’un bâtiment rectangulaire avec, en bout, une sorte de tour accolée.
Ils ne mirent pas une minute à rejoindre les lieux. Ils parcoururent, le rez-de-chaussée et le premier sans trouver personne. Le cri se répéta et mourut en gémissement.
Sur le palier du troisième, la porte était fermée. Le cri venait de là. Krisantem et Malko n’eurent pas le temps de se ruer en avant. La porte s’ouvrit brusquement sur un nouveau hurlement, suivi d’un gargouillement atroce. La voix croassante de Grelsky fit :
— Entrez donc, mon cher S.A.S.
Serge Goldman était couché au milieu de la pièce nue, sur le dos, Grete Grelsky sereinement assise sur sa poitrine, comme sur un mœlleux fauteuil. Ses énormes fesses débordaient en partie sur le visage, mais pas assez pour dissimuler un spectacle atroce. L’œil gauche de Goldman pendait sur sa joue, au milieu d’une traînée de sang, énucléé. Les jambes du malheureux battaient faiblement. Les yeux bleus de Grete étaient toujours aussi bleus mais sa main ferme braquait sur Malko et Krisantem un P. 38 qui disparaissait dans ses gros doigts roses. L’embout d’un silencieux prolongeait le canon de l’arme.
— Je vous demande quelques minutes de patience, croassa Grelsky. Juste le temps de finir notre conversation. Très droit, il mâchonnait un énorme cigare.
Lui aussi tenait un pistolet dans la main gauche et une arme imprévue dans la droite. Malko reconnut une des lances anciennes qui décoraient le hall. La pointe en était maculée de sang. Grelsky eut un horrible clin d’œil pour Malko :
— Pas de connerie. C’est une conversation mondaine.
D’un coup de pied, il ferma la porte et tourna la clef dans la serrure. Malko et Krisantem n’avaient pas baissé leurs pistolets. Malko hésitait. Bien sûr, il pouvait tirer. Deux contre deux. Ça finirait par quatre cadavres. Cinq, avec Goldman. Sans résultat. Il retourna une pensée affreuse. Grelsky allait, lui, faire parler Goldman. A leur profit à tous les deux.
Avec lenteur, Grelsky s’approcha de Goldman prenant bien soin de contourner son épouse et se pencha sur l’homme étendu. Malko entendit les mots : c’était du yiddish.
Goldman secoua la tête faiblement. Grelsky eut un hochement de tête désolé. Plantant sa lance dans le plancher, il prit son cigare et l’éteignit dans le cou de Goldman, qui poussa un long hurlement strident. Sortant un briquet « zippo » de sa poche, il ralluma le cigare et le rééteignit presque au même endroit. Et ainsi de suite. Malko mourait d’envie de tirer. Il se contenait, malade. L’odeur était abominable. Cela faisait des petits trous noirs d’où s’écoulaient du sang et des sérosités.
Mais Goldman n’ouvrait la bouche que pour hurler. Impassible, Grete souriait comme une horrible Joconde, de l’innocence plein ses yeux bleus.
Stéphane Grelsky jeta son cigare et de nouveau parla à l’oreille du supplicié. Goldman tourna faiblement la tête et lui cracha en pleine figure.
Lui, le petit lapin effrayé !
Grelsky s’essuya, impassible. Puis il sortit de sa poche un instrument imprévu : un gros tire-bouchon. Soufflant comme un phoque, il s’accroupit. D’une main, il immobilisa la tête de Goldman et de l’autre enfonça le tire-bouchon dans la narine gauche.
Et il poussa en tournant. Malko s’était arrêté de respirer. Il savait qu’au bout de la narine, il y a des cartilages extrêmement fragiles et bourrés de terminaisons nerveuses.
Goldman lâchait des jappements étouffés, comme si on lui donnait des coups de pied. Grelsky appuya encore plus et le producteur poussa un horrible cri.
— Ça va.
Grelsky le gifla pour le faire revenir à lui. Puis il pencha son oreille contre le visage torturé.
Cette fois, Malko vit bouger les lèvres du blessé. Goldman parlait. Ce qui ne l’étonnait pas. Il y a une limite de souffrance que personne ne peut dépasser. Il se jura que Grelsky ne l’emporterait pas au paradis.
Justement, celui-ci se releva, une joie mauvaise brillant dans ses petits yeux noirs :
— Vous allez m’excuser un instant,sehr Geehrte Herr Malko. L’arme de Grete n’avait pas bougé d’un fil.
Son mari alla rapidement à la porte, l’ouvrit, prit la clef, referma de l’extérieur. Personne ne dit rien. Goldman gémissait par à-coups. Un filet de sang s’écoulait de ses narines.
Stéphane Grelsky ne fut pas long. La clef tourna à nouveau dans la serrure. Il réapparut, le porte-documents noir à la main. Malko vit le regard de désespoir de Goldman.
Tranquillement, son bourreau fit le tour du corps, ramassant la lance au passage. Il enfonça la lance brusquement un peu au-dessus du nombril de Goldman. On entendit le craquement de la colonne vertébrale qui se brisait. Grelsky pesait de tout son poids sur le manche de bois. Quand il le lâcha, il resta droit. Le corps de Goldman se contracta avec une telle violence qu’il faillit désarçonner Grete. Un flot de sang jaillit de la blessure.
Malko regardait Grelsky. Il savait que l’autre était prêt à le liquider, s’il avait pu. L’héroïsme aurait voulu que Malko ne laisse pas assassiner, sous ses yeux, Goldman. Le métier exigeait un peu de patience. Le monde est si petit. La méchanceté qu’on lisait dans les petits yeux noirs du Polonais était terrifiante. On sentait qu’il venait de s’amuser prodigieusement.
Il y eut un instant de silence. Galant, Grelsky tendit la main à Grete qui se mit debout avec une grimace, sans quitter Malko et Krisantem des yeux. Malko avait vu pas mal d’horreurs durant sa carrière, mais ces deux-là dépassaient tout ce qu’on pouvait imaginer. Grelsky sourit en se passant la main dans les cheveux.
— Cet imbécile nous a gâché la soirée, fit-il.
Très mondain. Il ramassa le porte-documents noir. Malko sourit d’un air vide, excessivement aimable.
— La soirée n’est pas finie. Je n’aime pas la façon dont vous avez traité Goldman.
Grelsky le regarda comme s’il avait proféré une incongruité :
— Mon cher, d’abord, j’obéis aux ordres. Je ne sais pas ce que contiennent ces documents. Ensuite, votre second personnage vous monte à la tête. Vous avez envie de convoquer la police autrichienne pour leur expliquer que cette demeure est un bastion de la C.I.A. et vous-même un de ses éléments les plus appréciés ?
— Il n’y a pas que cette solution, fit Malko.
— Tsst, tsst… Grete, montre à Son Altesse tes talents…
Grete bougea à peine. Cela fit « plouf » et une balle s’enfonça à un centimètre de la tête de Malko.
Celui-ci ne broncha pas. On dansait sur la corde raide. Krisantem était blanc comme un linge. Il avait failli tirer. Les Grelsky avaient du sang-froid. Sans discussion.
— Quittons-nous bons amis, fit Grelsky, hypocrite comme un chanoine.
— Nous n’allons plus vous ennuyer longtemps, continua-t-il. Seulement, je dois vous demander de prendre soin de ça… Il désignait Goldman.
— Vous devez bien avoir un coin tranquille au fond de votre parc. Personne ne le réclamera, sauf peut-être vos amis de la C.I.A. Mais il vaut mieux que les Autrichiens ne mettent pas le nez dans cette histoire. Ils seraient choqués…
Tout en parlant, les deux monstres s’étaient rapprochés de la porte. Il y eut une seconde de tension genre heure H. Puis, un bruit de pas dans l’escalier. Et la voix d’Alexandra.
— Malko.
— Je suis là.
La porte s’ouvrait. Comme s’ils étaient commandés par le même circuit électronique, les quatre pistolets disparurent par enchantement. Alexandra ouvrit la porte. Elle avait remis son chandail à col roulé, son chignon était de guingois et une estafilade rouge barrait son cou. Elle était visiblement folle de rage. Malko la fit pivoter par le bras avant qu’elle n’aperçoive le cadavre de Serge Goldman.
— Nous descendions justement, dit-il très haut. Nos amis ont changé d’avis. Ils ne couchent pas ici.
Mine de rien, ils s’étaient retrouvés tous les cinq sur le palier. Alexandra les regarda, interloquée.
— Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Nous visitions, dit poliment Grelsky.
— A minuit ?
— Je ne voulais pas partir sans connaître le château à fond. Alexandra voyait bien qu’on lui mentait, mais ne comprenait pas pourquoi. Si elle avait été moins occupée à régler ses comptes avec Marisa, elle aurait entendu les cris.
— Et où est-il, ce Goldman. Il dort ?
— Il doit dormir, dit Malko.
Stéphane se mêla à la conversation.
— Ne vous inquiétez pas, knee Fräulein, fit-il de sa voix la plus croassante, nous prenions justement congé de Son Altesse.
Il avait appuyé sur le titre avec un rien d’ironie. Déjà il s’engageait dans l’escalier, Grete sur ses talons, laissant derrière elle un sillage de patchouli.
Malko commençait à se demander ce que contenait ce mystérieux porte-documents noir pour lequel les Grelsky avaient tué Serge Goldman si sauvagement.
Il prit Alexandra par le bras et lui dit avec le maximum d’autorité.
— Va te coucher. Je te rejoins. Je t’expliquerai plus tard.
Il y eut une brève épreuve de force entre les yeux dorés et les yeux verts, puis la jeune femme prit le couloir conduisant à l’autre aile. Déjà Malko dévalait derrière les Grelsky, Krisantem sur ses talons.
— Pas de bruit surtout, avertit Malko.
Ils débouchèrent dans l’entrée au moment où les Grelsky ouvraient la porte. Krisantem doubla Malko et de la troisième marche, plongea sur l’énorme dos qui s’offrait. Dans ses deux poings serrés, il tenait le lacet avec lequel il avait voulu étrangler Malko à Istanbul. Une arme silencieuse, efficace et bon marché.
Grelsky para l’attaque trop tard. Malko vit Krisantem s’arc-bouter. Le lacet était autour de la gorge du Polonais. Normalement il devait être mort dans les cinq minutes qui suivaient. Il se débattait furieusement, Krisantem collé à son dos comme une monstrueuse protubérance. Malko eut juste le temps d’envoyer un coup de pied dans le sac de Grete pour éviter d’être transformé en passoire. Elle fonça sur lui, ses gros bras en avant, l’air féroce. Rien de la romantique Gretchen. Ses 125 kilos avaient la puissance d’une presse hydraulique. Ratant Malko, elle pulvérisa un guéridon et se retourna, prête à attaquer de nouveau.
A ce moment, il y eut un craquement sec. Tout bête, Krisantem se retrouva avec les deux morceaux de son lacet dans les mains. La force de Grelsky était telle que les muscles de son cou avaient résisté à l’étranglement mortel.
Le Turc n’eut pas le temps de méditer sur sa déconfiture. Comme un éléphant blessé, Stéphane Grelsky, un sillon rouge autour du cou, le visage congestionné, chargea. D’une seule main, il empoigna la gorge de Krisantem, serrant sous les carotides. A toute volée, il cogna le crâne du Turc contre le mur, à deux reprises. Le panneau de boiserie se fendit en deux. Aux prises avec Grete, Malko eut un serrement de cœur : cette boiserie de chêne du XVIIe lui avait coûté les yeux de la tête. Déjà Krisantem glissait à terre, les yeux fermés. Malko n’eut pas le temps de se défendre, occupé à éviter les griffes de Grete. D’une manchette sur la nuque, le Polonais l’étendit raide. Il eut le temps de voir l’éclair de triomphe des petits yeux noirs. Le porte-documents à la main, Grelsky sortit, laissant la porte ouverte. Personne n’avait dit un mot ni poussé un cri. De vrais gentlemen. La Mercédès démarrait quand Malko se releva. Il se précipita sur le perron pour apercevoir les feux rouges de la grosse voiture, disparaissant sous les rafales de neige. Le temps de secouer Krisantem, les Grelsky étaient loin. Et la frontière hongroise ou tchécoslovaque n’était qu’à une vingtaine de kilomètres par la route. Le Turc se releva, muet de rage.
— Essayons de les rejoindre avant qu’ils ne passent la frontière, dit Malko.
Ils se précipitèrent dans la cour. Le moteur de la Jaguar ronronna tout de suite. En dépit des puissants phares à iode installés par Malko, on n’y voyait pas à plus de vingt mètres. Il leur fallut près de cinq minutes pour rejoindre la route Vienne-Bratislava. Au carrefour, Malko sentit une secousse dans son train avant. La direction devint dure. Il lui fallut une seconde pour réaliser qu’il venait de crever. Il stoppa. Lampe en main, il descendit et examina la roue gauche. Une énorme pointe tripode transperçait le pneu.
Il regarda le sol devant la voiture : une douzaine de pointes similaires étaient à demi enfoncées dans la neige. Les Grelsky ne laissaient rien au hasard.
Pendant que Krisantem sortait la roue de secours, il fit quelques pas et découvrit une chose étonnante. Les traces tournaient à gauche vers Vienne. Il avait trop de retard sur les Grelsky, mais il y avait peut-être une chance de les retrouver.
Vingt minutes plus tard, ils retrouvaient le château. Laissant Krisantem garer la Jaguar, Malko s’engouffra dans le hall. Il fallait aviser quant à feu Serge Goldman. L’Autriche était un pays civilisé où les cadavres ne couraient pas les rues. Et lui Malko, était un bon citoyen. Un peu essoufflé, il arriva au troisième étage.
La porte était ouverte. Debout devant le cadavre de Serge Goldman, vêtue de sa mini-chemise de nuit et de son vison blanc, l’œil gauche au beurre noir, Marisa pleurait convulsivement. En apercevant Malko, elle recula vers la fenêtre, les yeux agrandis de terreur. Elle eut un sanglot et dit à voix basse.
— Ne me tuez pas, je vous en supplie, ne me tuez pas.