3

Serge Goldman salivait comme le chien de Pavlof en contemplant Marisa Platner. Les filles pas trop tartes et vraiment compréhensives étaient plutôt rares dans le métier. Surtout qu’il n’avait pas des masses à offrir le père Goldman : 92 kilos de graisse jaunâtre dans des costumes de Playboy d’occasion, quelques petites verrues réparties harmonieusement sur sa face de méduse et un crâne en pain de sucre. Ça, surtout, lui donnait des complexes. Un jour, dans un bar, un type l’avait pris au collet et secoué parce qu’il lorgnait les jambes de sa petite amie. Il avait jeté d’un air dégoûté :

— Quand on te remue, ça fait un bruit d’évier dans ton crâne. Depuis Serge Goldman évitait les mouvements brusques.

Avec Marisa Platner, tout avait marché comme sur des roulettes. Il l’avait levée chez P.J. Clarks, un restaurant-bar irlandais de la Troisième Avenue où on trouvait un tas de cover-girls plus ou moins affamées. Pour 2 dollars 75, le prix d’un London broil{Sorte de rosbif.} Serge s’était fait une amie. En dépit de son vison blanc acheté à crédit, Marisa était fauchée comme les blés. Elle arrivait de Chicago où elle était strip-teaseuse. A New York, elle voulait chanter ou jouer la comédie.

— Je peux vous aider très fortement, avait susurré Goldman dans un américain approximatif. Justement, je monte un film…

C’était presque vrai. Le lendemain, elle était à son bureau à six heures, après le départ de la secrétaire. Rougissante comme une première communiante dans une robe qui lui couvrait quand même le ventre et le tiers des seins.

Elle avait posé sur son bureau un petit sac du soir, entrouvert. La coquine mousseline noire d’un slip de femme en dépassait. Marisa, qui n’était pourtant pas une intellectuelle, avait sûrement lu Comment se faire des amis, par Dale Carnegie.

Commencée sous des auspices aussi riants, la conversation ne pouvait qu’être profitable au septième art.

Mais Serge Goldman – contrairement à son habitude – n’avait pas été rassasié par cette brève étreinte sur le coin d’un bureau. Pour Marisa, il avait conçu des projets gigantesques de luxure et de générosité : il allait l’emmener en week-end aux Iles Vierges, pas moins ! Il avait des places en solde parce que ce n’était plus tout à fait la saison sèche, mais quand même.

Il voulait lui faire la surprise et lui avait seulement dit de prendre son passeport. Son studio tranquille de la 52e rue se prêtait parfaitement à un embarquement pour Cythère.

Cette fois, Marisa était arrivée dans une robe verte, qui s’arrêtait pratiquement à la taille. Elle avait le tort de découvrir un peu trop des jambes de coureur cycliste, mais Serge Goldman ne voulait voir que le visage angélique encadré de cheveux blonds. Il lui tripotait les cuisses sans s’être attiré la moindre remarque, quand il parla du week-end. Elle gloussa et se serra contre lui. Ce qui le remplit de mauvaises pensées. Après tout ce n’était peut-être pas indispensable d’aller si loin pour passer un week-end agréable. Serge, congestionné, avait mis l’électrophone en marche et retiré sa veste. Marisa pouffa :

— Pourquoi que vous avez deux montres ? Il prit son air le plus sérieux.

— Dans mon métier, c’est indispensable. Celle de droite m’indique toujours l’heure d’Hollywood ; et celle de gauche est à l’heure de l’endroit où je suis. Comme ça, je sais toujours quand téléphoner sans déranger les gens importants avec qui je traite.

Elle en était restée muette d’admiration. Il en profita pour lui coller un verre plein à ras bord de whisky dans les mains. Dix minutes plus tard, le divan offrait un spectacle à pousser au suicide une dame patronnesse. Serge en avait profité pour dire :

— Si vous voulez faire carrière dans le cinéma, il ne faudra pas avoir trop de pudeur, n’est-ce pas ?

Le whisky faisait son effet : Marisa se leva d’un bond, indignée.

— Comment je suis faite, Toto !

D’une charmante contorsion, elle défit la fermeture-éclair de sa robe. Un tour de reins et elle jaillit en guêpière noire, l’œil espiègle et lubrique.

— La Vénus de Limo, fit-elle, avec les bras en plus !

Et elle se jeta dans ceux de Goldman, dardant une langue aiguë dans sa bouche.

La sonnette de la porte d’entrée carillonna gaiement.

Serge Goldman sursauta. Personne ne connaissait cette adresse. Sauf ses vrais patrons. Ceux-là n’ignoraient jamais où il était.

Il faut dire que peu de gens savaient qu’avant de s’occuper de cinéma il avait été délégué du Komintern pour les Balkans. A l’époque, il avait faim et croyait au communisme. Sa remarquable souplesse d’esprit et son origine arménienne l’avaient servi. Le Komintern avait été dissous. Bons princes, au lieu de le fusiller, les gens du M.V.D.{Police secrète soviétique, jusqu’en 1952.} lui avaient proposé de s’infiltrer aux Etats-Unis pour y créer un réseau de renseignements. On lui avait fait miroiter un avenir doré, et des notes de frais sans limites. Il avait débarqué à New York, fier comme Artaban, ingénieur émigrant de Lettonie, pas mécontent de fuir le paradis des purges. New York c’était quand même mieux que Vorkouta.

Il s’était retrouvé à Chicago, ville triste et énorme, où il était supposé établir le contact avec un réseau déjà existant.

Il ne lui avait fallu que trois mois pour se retrouver au pénitencier de Dennamora, avec une condamnation pour espionnage de trente ans. Les Russes l’avaient envoyé tester un réseau qu’ils supposaient infiltré par le F.B.I. Ils avaient raison.

Serge Goldman avait eu de la chance. Son avocat, juif russe aussi, s’était pris d’amitié pour lui. Il avait négocié avec la C.I.A. et, un samedi, jour de visite, un inconnu était venu trouver Goldman dans sa cellule de la prison modèle de Dennamora, dans l’Etat de New York. On lui avait fait miroiter les perspectives riantes d’un quart de siècle dans une prison modèle. Ou alors… justement les Russes avaient réorganisé leurs réseaux et ce serait intéressant de savoir avec qui. Serge était repassé devant un juge qui avait reconnu que sa bonne foi avait été odieusement trompée et l’avait libéré immédiatement. Il suffisait qu’il explique aux Russes que les Américains l’avaient libéré pour qu’il travaille à leur profit, mais bien entendu, il trahissait les Russes.

Le plan avait bien marché. Jusqu’à un certain point. Goldman avait pris l’avion pour Paris pour reprendre un de ses anciens contacts. On l’avait accueilli à bras ouverts.

— Venez à Moscou, vos anciens chefs seront contents de vous voir, lui avait-on dit.

Il n’était pas chaud, mais le correspondant de la C.I.A. à Paris lui enjoignit :

— Allez-y, sinon, ils n’auront pas confiance en vous.

La mort dans l’âme, il avait débarqué à Moscou. Il n’avait pas touché terre. Quatre énormes gaillards l’avaient jeté dans une limousine et roué de coups. Il s’était retrouvé à Minsk, dans une prison spéciale du K.G.B. avec d’autres transfuges suspects. Tous les jours pendant trois mois, on l’avait battu, sans lui poser aucune question. Avant de le ramener dans sa cellule, ses bourreaux lui écrasaient une cigarette sur le corps, toujours à des endroits différents.

Puis un jour, on ne l’avait pas frappé avec des tuyaux de caoutchouc comme d’habitude. Il avait eu droit à des vêtements propres et une cravate. On l’avait emmené dans une pièce nue. Là, un colonel du M.V.D., en uniforme, très poli, l’avait informé qu’il venait d’être condamné à mort par un tribunal militaire, pour trahison. Les Russes savaient tout de la proposition américaine, même la marque de cigarettes que fumait l’homme de la C.I.A.

Serge Goldman avait passé les jours suivants à écrire des lettres. Il devait être exécuté dans la semaine.

On était bien venu le réveiller. Mais c’était un Géorgien hilare et gigantesque qui lui avait annoncé :

— Tu es gracié, Tovaritch. Désormais, tu travailles avec moi.

Il appartenait à la section 9 du K.G.B. Ce sont eux qui centralisaient tous les dossiers des émigrés russes, répartis dans le monde. On relançait ainsi des gens qui avaient quitté leur patrie depuis vingt ou trente ans. Toujours souriant, il avait emmené Goldman dans un confortable bureau dont les fenêtres donnaient sur un parc immense. Le géant avait offert du thé amer et des cigarettes et prévenu Goldman :

— A partir d’aujourd’hui, ne pizdi, goloubtchik{Ne déconne pas, mon petit pigeon.}.

Sans doute pour donner plus de poids à ses paroles, il avait ôté sa veste et commencé à marteler Serge de ses poings énormes. Les dents du transfuge étaient tombées l’une après l’autre. Résigné, il s’était dit que c’était quand même moins désagréable que d’être fusillé. Le géant l’avait relevé gentiment, l’avait épousseté, et lui avait dit :

— Je m’appelle Igor Zoubiline. Désormais, c’est de moi que tu dépends, camarade. Si tu trahis de nouveau, je te briserai tous les os moi-même. Tu vas retourner aux U.S.A. et tu attendras des ordres. Serge Goldman avait obéi, et redébarqué à New York. Juste le temps de se retrouver à Ellis Island, entre deux fonctionnaires du F.B.I. Eux ne l’avaient pas torturé. Il leur avait raconté sa triste histoire. Les Russes ne lui avaient donné pour l’instant aucune mission précise. Les Américains ne furent pas plus difficiles. Ils le mirent en réserve, lui demandant seulement de prendre le plus de contacts possible avec le K.G.B. Un jour cela servirait.

Quand Goldman avait timidement posé le problème de sa subsistance, le F.B.I. lui avait proposé de monter une affaire de production de cinéma. Il en avait parlé aux Russes.

Ses deux employeurs étaient tombés d’accord : le métier de producteur de cinéma lui permettait de voyager et de rencontrer beaucoup de monde. Serge Goldman était donc entré comme producteur-délégué dans une petite compagnie indépendante indirectement contrôlée par la C.I.A.

Il gagnait pas mal sa vie et essayait de survivre. Souvent il avait l’impression que les Américains et les Russes jouaient avec lui comme le chat avec la souris, attendant qu’il tombe dans un piège. Mais il était bien décidé à ne trahir les Russes qu’en dernier ressort. Le camarade-colonel Zoubiline lui faisait infiniment plus peur que tous les pénitenciers des U.S.A.

Les Russes l’employaient parfois. A de petites besognes. Transporter hors des Etats-Unis des documents de peu d’importance, ou y faire entrer de l’argent, qu’il remettait à des inconnus. Dans ces cas-là, on lui disait ce qu’il devait avouer aux Américains. Quand la sonnette fit entendre ses deux notes musicales, il se dit que ce ne pouvait être que ses employeurs du K.G.B. Les autres étaient beaucoup plus polis. Ils téléphonaient d’abord et n’avaient jamais eu besoin de lui en pleine nuit.

Marisa continuait son numéro de pieuvre parfumée. Il la repoussa, héroïque :

— On a sonné, dit-il. Va dans la chambre. C’est peut-être important. La jeune femme partit en ondulant dans sa guêpière noire, vexée. Mais Serge n’avait plus le cœur à l’ouvrage. Résigné, il alla ouvrir, après avoir caché la robe verte dans l’armoire à disques.

Il n’avait jamais vu l’homme qui se trouvait devant lui. A peu près de son âge, vêtu de sombre, un porte-documents noir à la main. Mais quelque chose de glacial dans ses yeux l’avertit que ce n’était pas un simple importun. Il essaya pourtant de crâner :

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il, le plus sec possible.

— Vous êtes seul ?

La voix de l’inconnu était brutale, basse et autoritaire. Il fit un pas en avant et pénétra dans l’appartement, refermant avec soin la porte derrière lui.

— Oui… répliqua Goldman.

Pourvu que Marisa ne bouge pas ! Elle était capable de faire un scandale. Et ces gens-là avaient horreur du scandale. L’inconnu s’assit sur le divan, à la place de Marisa. S’il n’avait pas été enrhumé, il aurait senti le parfum de la jeune femme.

— Nous avons besoin de vous, dit-il.

— Qui ça, nous ?

Goldman se mentait à lui-même, tentant de gagner encore quelques secondes de paix. L’autre fit, excédé :

— Je croyais que le colonel Igor vous avait donné une bonne leçon. Vous avez encore envie de faire l’imbécile ?

Serge Goldman réprima un tremblement. Le cauchemar recommençait.

— Que dois-je faire ? murmura-t-il.

— Rien de bien compliqué. Nous désirons que ce porte-documents sorte du pays. Vous allez l’emporter. Par le premier avion.

Les yeux de Goldman papillotèrent. Il jeta un coup d’œil effrayé au porte-documents.

— Mais, qu’est-ce…

Volodnyar Grinef eut un rire sec et sans joie.

— Rassurez-vous, ce ne sont pas les plans de la bombe atomique. Simplement quelques petites choses qui nous intéressent. Même pas un secret militaire. Vous ne risquez rien. De toute façon, vous n’avez pas le choix.

Ce n’était pas tellement pour rassurer. Ces gens-là mentaient si bien.

— Quand faut-il que je parte ?

— Maintenant, tenez…

Il sortit de sa poche un rouleau de billets qui fit loucher Goldman et compta dix billets de cent dollars. Goldman le regarda inquiet. La générosité du K.G.B. était toujours suspecte. Il aurait au moins de quoi se payer une belle couronne.

— Voilà pour vos frais. Partez immédiatement à Kennedy Airport. Il faut que vous soyez demain à Vienne, en Autriche. Quand vous serez en Europe téléphonez au numéro suivant à Vienne. Il tendit une feuille de carnet. Demandez Stéphane Grelsky. Il viendra vous chercher. C’est un grand type, près de deux mètres, très brun. Vous lui donnerez l’objet et votre mission sera terminée. A propos, mettez ce porte-documents dans une petite valise si vous voulez, mais gardez-le avec vous. Pas de risques, n’est-ce pas ?

Volodnyar Grinef se leva et transperça Goldman d’un regard à glacer le soleil :

— Il y a une clef collée dessus. Ne l’ouvrez pas, fit-il avec un sourire méchant. Cela pourrait être dangereux pour vous. Au revoir. Je veux que dans cinq minutes, vous soyez dans un taxi.

Serge Goldman approuva misérablement. Comme dans un rêve, il vit l’inconnu ouvrir la porte et la refermer doucement. Mais les billets et le porte-documents noir étaient bien là.

Volodnyar Grinef respira profondément quand il se retrouva sur le trottoir de la 52e rue. Les dés étaient jetés. Ce Goldman ne lui inspirait aucune confiance, mais il n’avait pas le choix. Il savait que le F.B.I. était sur ses talons. C’était une question d’heure. Ils avaient fait vite pour remonter jusqu’à lui. Mais maintenant, cela n’avait plus d’importance. Sa mission était terminée. En utilisant Goldman et Grelsky, il grillait les circuits classiques sur lesquels la C.I.A. allait se ruer. La veille, il était arrivé trop tard pour attraper un avion. Ensuite, il n’avait plus le temps de prendre de risque. Et il avait dû organiser l’échelon intermédiaire.

Il arrivait au coin de la première Avenue. Un taxi débarquait des passagers, il monta dedans, le cœur presque léger. Goldman n’oserait jamais désobéir, et encore moins ouvrir le porte-documents. Il avait été trop bien conditionné.

Plutôt abattu, Serge Goldman ouvrit la porte de la chambre. Marisa dormait sur le ventre, dans sa guêpière noire. Une vision à faire briser sa crosse à un archevêque.

La pomme d’Adam en folie, Serge la contempla un instant. Il prit alors, poussé par la luxure, la décision la plus folle de sa vie. Après tout, il n’avait pas grand-chose à perdre.

Exactement treize minutes plus tard, Serge Goldman franchissait le seuil de l’appartement, Marisa à son bras. A moitié ivre, à moitié endormie, elle répétait :

— Dis donc, Toto, c’est formidable, on va faire une chouette balade. En voyant les deux valises de Goldman, elle s’inquiéta :

— Et mes fringues ?

— Je t’achèterai tout là-bas, fit-il, superbe.

Il venait de calculer que les mille dollars couvriraient les deux billets et quelques gâteries.

Instruit par le passé, il ignorait si le porte-documents contenait vraiment des documents importants, si c’était un piège tendu par le K.G.B., ou par les Américains. En tout cas, il était bien décidé à s’offrir une indigestion de chair fraîche comme il n’en avait pas connu depuis longtemps. Après, on verrait.

Ils trouvèrent un taxi au coin de la première Avenue, un énorme « Checker » vert et jaune qui fila à travers Harlem, vers le pont du Triboro, le chemin le plus rapide pour rejoindre John Kennedy Airport, à travers la circulation démentielle du vendredi soir. Dans la voiture Marisa se réveilla un peu et demanda d’une voix pâteuse :

— Vienne, c’est dans quel Etat ?

Le taxi les déposa devant l’International Building, d’où partaient tous les vols transcontinentaux. Goldman se précipita aux informations, dans le hall central, traînant une Marisa complètement dépassée.

— Je vais en Autriche, à Vienne, expliqua-t-il. Quelle ligne dois-je prendre ?

La fille blasée et blonde se plongea dans son horaire. Après des pointages compliqués, elle annonça à Goldman :

— Il n’y a pas de vol direct. Vous pouvez prendre Swissair, Lufthansa ou Scandinavian Airline System. Les autres sont déjà partis. Mais moi, je ne peux pas vous délivrer de billets. Et dépêchez-vous, tous ces vols partent dans l’heure qui suit.

Affolé, Goldman se précipita vers le guichet d’Air France, le plus proche. Une foule compacte et piaillante encerclait chaque comptoir. Goldman parvint à se frayer un chemin jusqu’à un employé galonné.

— Vous avez encore deux places ? demanda timidement Goldman. L’autre le regarda comme s’il avait demandé à parler au général de Gaulle.

— Dans trois jours, si vous voulez. On était en grève, alors vous comprenez…

Goldman n’écoutait plus. Happant au passage Marisa et les bagages, il se rua à la Lufthansa.

Là, il n’y avait personne. Un employé affable renseigna Goldman :

— Nous venons d’embarquer, il y a cinq minutes. Désolé.

La petite phrase de l’inconnu tournait dans la tête de Goldman. « Il faut que vous soyez demain à Vienne. » Le hall de la Scandinavian Airline System bourdonnait d’activité. Un groupe de touristes bronzés revenant du Mexique se mélangeait à une armada de veuves partant à l’assaut du soleil de minuit. Chacune portait religieusement un éventail de dépliants décrivant les principales villes de Scandinavie, offert par la S.A.S.

Serge Goldman évita une veuve aux coudes terriblement pointus et visa un comptoir occupé par une ravissante blonde souriante :

— Vous avez un avion qui part maintenant pour Copenhague ? Elle découvrit des dents éclatantes de blancheur. Une seconde, Goldman se demanda s’il n’allait pas partir seul… Il chassa vite cette affreuse pensée.

— Nous avons deux vols, annonça-t-elle. Le SK 912 dans une heure, à 20 heures, qui arrive à Copenhague demain matin à 8 heures, et le SK 904 à 21 heures. Ce vol-là s’arrête à Bergen, en Suède, et arrive un peu plus tard : 10 h 40 à Copenhague.

— C’est que je ne vais pas seulement à Copenhague, précisa Goldman. Je continue sur Vienne, en Autriche. Je voudrais une correspondance.

— Ah !

Elle se plongea dans l’énorme ABC, répertoire des transports aériens et releva la tête deux minutes plus tard.

— Dans ce cas, vous devez prendre le vol SK 912. A Copenhague, vous aurez une correspondance pour Vienne à 11 h 50, le SK 875, avec arrêt à Düsseldorf, de 13 h 05 à 13 h 35. Arrivée à Vienne à 15 h 10. Je vais voir s’il y a de la place. Combien de personnes ?

— Deux.

— Touriste ou first ?

— Touriste, fit Goldman après une légère hésitation. La magnificence a des limites.

L’employée de la S.A.S. manœuvra rapidement les touches de son tableau de réservation électronique qui la reliait à un ordinateur central. En dix secondes elle eut la réponse :

— Navrée, annonça-t-elle, le vol de 20 heures est complet, touriste et première.

Elle continua à jouer avec ses touches.

— Je peux vous avoir deux places sur le vol suivant, SK 904, mais vous n’aurez pas de correspondance à Copenhague pour Vienne. Serge Goldman sentit de grosses larmes lui monter aux yeux. C’était trop injuste. Personne ne le croirait. Quelles catastrophes ce retard allait-il déclencher ?

Il s’accrocha au comptoir comme un naufragé :

— Mademoiselle, il faut absolument que je parte sur le vol de 20 heures. Même une seule place, ajouta-t-il avec un soupir.

Elle secoua la tête :

— Impossible, sauf si quelqu’un se décommande. Je vais vous établir des billets en request et vous attendrez là. Vous avez quand même une chance de partir.

Serge Goldman passa la demi-heure la plus longue de sa vie. Il lui semblait que le monde entier s’était donné rendez-vous dans le hall de Scandinavian Airline System. Il haïssait tous ces gens qui partaient, prenant ces places dont il avait tant besoin. Enfoncée dans une confortable banquette, Marisa rêvait, l’œil bovin et les jambes haut croisées. Enfin, la jeune fille lui fit signe.

— Vous avez de la chance. Trois personnes ne se sont pas présentées. Voici vos cartes d’embarquement. Vos places pour Vienne sont également OK. En arrivant à Copenhague, adressez-vous au transit de la S.A.S. Bon voyage.

En sueur, Goldman se précipita dans le couloir d’embarquement. Marisa d’une main et le porte-documents noir de l’autre. Le grand DC 8 bleu et argent était garé tout près du bâtiment. La fraîcheur qui régnait à l’intérieur de la cabine fit retrouver son calme à Goldman. Une autre grande blonde le guida à sa place, à l’avant de la classe touriste et le débarrassa de son manteau et du vison de Marisa. Il garda sur ses genoux le porte-documents noir. Il commençait enfin à se détendre. Quand la skyline de New York défila sous les ailes, il était presque heureux. Du coup, sa main retrouva le chemin des jambes de Marisa.

Un peu plus tard, on passa une table roulante avec les apéritifs. La blonde qui avait placé le producteur proposa :

— Whisky, vodka, Champagne, Martini, aquavit.

Il commanda deux whiskies. Marisa lappa le sien d’une traite. Les émotions l’assoiffaient. Sans même attendre le dîner elle s’assoupit. Serge Goldman, bercé par le ronronnement des quatre réacteurs, réfléchissait. A 960 à l’heure, il filait vers l’inconnu. Il soupesa le porte-documents. Il était très léger. Une bande de plastic rouge entourait la fermeture, collant une clef dont on voyait le dessin. Et si tout était un piège pour l’éprouver. Il était peut-être vide…

— Pardon.

L’hôtesse troubla sa rêverie, déposant devant lui un plateau de smorgasbrod, sorte de hors-d’œuvre scandinaves, avec des harengs sucrés, du saumon fumé et du caviar. Avec cela il avait droit à une viande en sauce dont l’odeur le réconcilia avec la vie. Pourtant une question le travaillait. Devait-il ouvrir ce fichu porte-documents ou non ?

Il n’y avait pas encore répondu quand l’hôtesse blonde retira son plateau et lui tendit un masque de tissu noir en forme de lunettes dont les branches seraient remplacées par des élastiques.

— Bonne nuit.

Il ne le fit pas dire deux fois, remettant au réveil sa décision. Il ne savait pas encore à quel point elle serait importante. Au-dessus des nuages, dans un calme parfait, le gros quadrimoteur de la S.A.S. berçait Serge Goldman qui ne vit même pas le soleil se lever.

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