Malko engagea la Jaguar lentement dans Annagasse, une petite rue étroite et mal éclairée qui donnait dans Kärntnerstrasse, les Champs-Elysées de Vienne. Une putain en bottes et manteau de lapin regarda avidement la grosse voiture, cherchant à attirer le regard du conducteur. Il y en avait toujours plusieurs au début de la rue, non loin de l’enseigne lumineuse du Playboy Club. De temps à autre elles héritaient d’un client suffisamment échauffé par une partenaire à la morale rigide.
Le portier se précipita pour garer la voiture. Malko entra rapidement. En dépit de l’heure tardive, la salle du bas était bourrée. Pas une place au bar et partout des couples debout. La piste minuscule ressemblait à un magma surréaliste de Salvador Dali.
On aurait pu croire que le Playboy flambait, tellement il y avait de fumée. Malko se dirigea vers l’escalier du fond. Plusieurs filles le suivaient du regard. L’une le heurta du coude, volontairement. Il sourit derrière ses lunettes noires en voyant sa jupe remontée à mi-cuisse. Un verre de schnaps à la main, elle était complètement ivre. Elle lui cligna de l’œil.
Déjà, il disparaissait vers le premier étage. Le Playboy n’était pas un vrai « Playboy Club », comme il y en a aux Etats-Unis, avec des bunnies, des « petits lapins » : jolies filles vêtues de bas résille et d’une sorte de maillot d’une seule pièce avec un pompon au derrière. C’était tout simplement une discothèque, rendez-vous du Tout-Vienne. La salle du bas était réservée aux kramme comme disait la ravissante Alexandra. Toutes les coiffeuses et les vendeuses de Vienne venaient essayer d’y pêcher un amant riche et beau.
Le premier étage était vraiment un club privé où l’on pouvait dîner et danser. Le cerbère, un jeune homme falot et bien élevé avec une moustache tombante, laissa passer Malko. Il ne le connaissait pas, mais son allure distinguée le rassura.
Malko se dirigea vers le bar. Trois hommes assis sur des tabourets buvaient silencieusement. Une jeune femme au ravissant visage encadré de cheveux auburn, le regarda arriver avec intérêt. Elle était à demi assise sur son tabouret et sa jupe tirée dessinait ses cuisses d’une façon presque indécente. Malko la connaissait. C’était la Gräfin{Comtesse.} Thala von Wisberg. Divorcée deux fois, riche, elle ne choisissait ses amants que dans la jeunesse dorée du club. Il s’inclina devant elle et lui prit le bout des doigts.
— Küss die Hand, Gräfin{Je vous baise la main. Comtesse.}.
La vieille formule de l’aristocratie viennoise. Dans son élément, Malko retrouvait instinctivement l’accent nasal des nobles autrichiens. La comtesse lui sourit.
— Vous cherchez quelqu’un ?
— Alfi. Vous l’avez vu ? Elle rit.
— Il est là-bas, près de la piste. En train de faire la cour à une petite baronne hongroise. Il l’aura dans son lit ce soir.
Malko remercia d’un signe de tête et fila vers la piste. Il aimait cet endroit. Les femmes étaient bien habillées, l’ambiance feutrée et il n’y avait que des gentlemen. Enfin, presque.
Le comte Alfred von Windcratz – Alfi pour tout le monde – penchait sa calvitie distinguée vers la chère tête blonde quand Malko posa légèrement la main sur son épaule. Il leva les yeux, interrompant sa phrase.
Comme tous les Viennois, il se fiait surtout à sa dialectique pour ses conquêtes. On assommait de compliments et de fadaises, après les victimes faisaient n’importe quoi pour échapper à ce déluge verbal.
— Malko ! Grüss Gott{Que Dieu te bénisse.}. Quelle bonne surprise. Je te croyais chez les sauvages, en Amérique.
— J’en arrive.
Alfi fit les présentations. Effectivement le décolleté de la jeune baronne était prestigieux.
— Tu es seul ? interrogea Alfi.
— Oui. Je cherche quelqu’un.
Un éclair s’alluma dans l’œil d’Alfi.
— Jolie ?
— Très laid et très gros. Il ne doit pas venir souvent ici. Mais tu connais tellement de monde…
Alfi représentait la dernière chance de Malko. Toute la journée, il avait sillonné Vienne dans tous les sens, sans trouver la moindre trace de Grelsky.
L’étincelle de joie s’éteignit instantanément dans l’œil d’Alfi. Il s’excusa auprès de sa cavalière et proposa :
— Je t’offre un verre au bar. Viens.
Ils ne parlèrent pas jusqu’au moment où ils choquèrent leur verre de vodka. Malko remarqua le regard las d’Alfi. Pour un authentique baron austro-hongrois, ce ne devait pas être drôle tous les jours de tenir une boîte de nuit, même chic.
Alfi était l’un des deux managers du Playboy. Les Russes avaient pris ce que sa mère n’avait pas perdu au jeu. A cause de son grand-père, mort sous les murs de Presbourg, on le recevait encore aux grands bals. Mais il aurait du mal à épouser une fille de son rang bien qu’un grand nombre de jeunes Viennoises bien nées aient été ravies de lui faire l’offrande de leur vertu. Ce sont des choses qui ne prêtent pas à conséquence avec un homme bien élevé qui ne le crie pas sur les toits. Alfi connaissait Malko de longue date. Ignorant ce qu’il faisait exactement, il se disait bien qu’il ne pouvait reconstruire son château sans miracle… Mais ce sont des questions que l’on n’aborde pas entre gens bien nés. Et lui non plus n’était pas blanc, blanc… Mais il connaissait son Vienne sur le bout des doigts. D’ailleurs, il n’était pas le seul Viennois de bonne famille à exercer un métier peu en rapport avec ses origines ; Hugo de Habsbourg travaillait chez un brasseur. Kurt von Wisberg vivotait entre la décoration et l’espionnage à la petite semaine…
— Tu connais un type qui s’appelle Stéphane Grelsky ? demanda Malko. Enorme. Sa femme est du même gabarit.
— Grelsky…
Alfi était plongé dans la contemplation de son verre. La Gräfin le frôla, entraînant un adolescent, échappé d’un jamboree scout. Comme s’il se parlait à lui-même, Alfi murmura :
— Il a un faible pour les petites filles, ton Grelsky, si c’est le même. Le mien vend des métaux rares. Une espèce de représentant.
— Tu sais où il habite ?
— Non. Mais si tu vas de ma part au Reisbar, on te le dira. C’est à côté, près de Neumarkt.
Malko n’eut pas le temps de remercier. Un groupe entrait, Alfi, sourire commercial de rigueur, se précipita. Une seconde, Malko eut pitié de lui. Il valait encore mieux être barbouze de luxe. Il retraversa la salle du bas, toujours aussi enfumée et plongea dans l’air glacé. Le Reisbar était à deux pas, dans une rue minuscule et étroite. C’était la vitrine d’un des meilleurs réseaux de call-girls de Vienne. Les guides touristiques ne devaient pas le mentionner. Un barman hâve sommeillait derrière le bar. Dans un coin, deux types mal habillés jouaient au yan{Jeu de dés japonais.}. Malko s’approcha du comptoir :
— Je suis un ami d’Alfi. Je cherche Stéphane Grelsky. Le barman prit l’air incomparablement rêveur.
— Il n’est pas là, fit-il d’une voix caverneuse. Pas venu ces jours-ci.
— Vous savez où le trouver ?
Il y eut un silence épais comme un brouillard autrichien. Puis une voix rauque fit derrière Malko :
— Si c’est un de vos amis, vous savez où le trouver, non ?
C’était d’une grande logique. Malko se retourna. L’un des joueurs de yan le contemplait, nettement méfiant. D’énormes sourcils noirs se rejoignaient sur l’arête de son nez, et un mégot pendait à ses lèvres. Une longue traînée de cendres maculait le revers de son veston. Il avait les doigts sales et une chemise douteuse, Malko sortit une liasse de billets et en détacha un de 100 schillings.
— J’ai perdu le numéro de téléphone de mon ami. Un sourire séraphique éclaira la face de l’autre.
— Ah ! ben, c’est différent ! Jacob, regarde sur le livre. On doit avoir le téléphone de M. Stéphane.
Malko frémit à l’idée qu’un jour cette voix avinée par le Tokay pourrait dire « Monsieur Malko… »
— On l’a, fit Jacob, coupant et incisif.
Ce n’était pas un expansif. Il se força pour dire :
— Vous savez que M. Stéphane, il aime pas être dérangé. Et puis, il est pas toujours là.
L’autre avait déjà empoché le billet. Il ajouta un petit tas de cendres au revers gauche, en hochant la tête.
— C’est vrai ça.
Malko ressortit la liasse de billets. Cela fit l’effet de l’eau de Lourdes sur un paralytique.
— Jacob, tu vas appeler M. Stéphane. C’est plus correct. Puis on lui passera Monsieur…
— Je lui parlerai, coupa Malko.
Jacob sortit un appareil de sous le comptoir. Malko ne le quittait pas des yeux. Le moment était délicat. Son cerveau enregistrait le bruit du cadran qui tournait. A sa longueur, il reconstituait le numéro, au fur et à mesure. Ça sert, la mémoire. Les yeux presque fermés, il « sentit » :
— 8… 3… Le préfixe du 13e arrondissement, le quartier des villas élégantes, assez loin de l’Innerstadt, vers l’ouest. Il reconstitua de même les quatre autres chiffres : 9532.
Ça sonnait. Cinq fois, six fois. Jacob remarqua :
— Il est pas là…
Il raccrocha, perplexe. Un second billet de 100 schillings avait changé de main. Le patron hocha la tête, affligé.
— Faudra repasser. On peut pas donner le numéro de M. Stéphane comme ça. Sans connaître.
Malko remercia poliment, sans insister et quitta le Reisbar. La partie de yan avait déjà recommencé.
La Jaguar était couverte d’une mince pellicule de neige et il retrouva l’odeur du cuir avec plaisir après le froid de la nuit. Il écrivit sur son carnet le numéro qu’il avait reconstitué mentalement. Son exercice avait été facilité par le fait que les cadrans autrichiens ne comportent pas de lettres, mais seulement des numéros. Il y avait très peu de chances pour que les Grelsky l’aient attendu. Ils devaient voguer du côté de Moscou en ce moment…
Il s’arrêta un peu plus loin près d’une cabine téléphonique dans Kärntnerstrasse. Pour un shilling il eut les renseignements qu’il cherchait. Le numéro correspondait à une adresse dans le treizième district, Hietzing : 28 Winzerstrasse, abonnement au nom de la société Dryam. De retour dans la voiture, il regarda le plan. C’était une petite rue qui coupait Hietzingerstrasse, dans les collines, surplombant la ville à l’ouest. Un quartier de villas cossues et tranquilles. Une seconde il regretta de ne pas avoir pris Krisantem avec lui. Mais pour le genre de dépistage auquel il s’était livré, c’était plus discret d’agir seul. Et Krisantem devait aussi s’occuper du château. Dix minutes plus tard, il arriva à Winzerstrasse. C’était déjà pratiquement la forêt de sapins. Il n’y avait que des pavillons espacés et sans lumière. Une couche épaisse de neige recouvrait la chaussée et la Jaguar se mit en travers de la route quand il accéléra pour grimper la côte.
Il la gara et continua à pied dans Winzerstrasse. Le numéro 28 était la sixième maison. C’était une villa assez laide, moderne, à un seul étage, au milieu d’un petit jardin. Noire et silencieuse, elle semblait abandonnée.
Malko posa la main sur le bouton de la grille et poussa. Elle s’ouvrit sans même grincer. Attenant à la maison, il y avait un garage fermé. La couche de neige était lisse partout, même dans l’allée conduisant à la porte d’entrée. Aucune trace de pas nulle part. Malko tira son pistolet de sa ceinture et le glissa dans la poche de son pardessus de cachemire bleu. Il franchit l’allée jusqu’à la porte d’entrée et calmement, appuya sur la sonnette.
Rien. Il recommença. Colla son oreille au battant glacé ; impossible de savoir si la sonnette fonctionnait et résonnait trop loin. Il attendit trois minutes, le doigt enfonçant le bouton, puis mit la main sur la poignée et pesa. La porte n’était pas fermée à clé et s’ouvrit. Malko se rejeta vivement sur le côté. Cela sentait le piège à plein nez, mais il ne pouvait plus reculer.
D’un bond il fut dans l’entrée et se tapit dans l’obscurité. Mais rien ne se passa. Le pistolet au poing, il tâtonna le long du mur et finit par trouver un commutateur. Accroupi, il appuya dessus. Une ampoule s’alluma au plafond, éclairant un décor très banal. Une commode, un porte manteau, des portes fermées. Il referma celle de l’extérieur et remarqua qu’elle était équipée d’une serrure encastrée défiant tout cambriolage si elle avait été fermée. Dès cette seconde, Malko sut que la maison était vide.
Il poussa une première porte. C’était la salle à manger. Vide. Meublée d’horribles choses fausse Renaissance. L’autre pièce était une chambre à coucher. Il y avait aussi une cuisine et un office. Des verrous étaient posés sur toutes les fenêtres du rez-de-chaussée. Les Grelsky étaient des gens prudents.
Malko s’apprêtait à monter l’escalier quand le téléphone posé dans l’entrée sonna. En dépit de son sang-froid, il sursauta. Il s’attendait presque à voir surgir l’énorme masse de Stéphane Grelsky. Le bruit résonnait terriblement dans la maison vide. Malko aurait aimé décrocher, mais c’était un peu trop imprudent. Après douze sonneries le silence retomba.
Il décida de se livrer à une fouille rapide. Il ne trouva rien dans les pièces du rez-de-chaussée. Il allait quitter la cuisine quand sa lampe éclaira une rainure sous le réfrigérateur à roulettes. Celui-ci avait été déplacé sans être remis en place complètement. Malko le poussa. Une trappe apparut, avec un anneau. Il tira l’anneau et elle se souleva facilement.
Il y avait une ouverture carrée et une échelle, genre sous-marin. Malko s’engagea sur l’échelle après avoir appuyé sur un bouton électrique qui éclaira le bas. Au vingtième barreau, il toucha le sol. Sur le plancher, dans un coin, plusieurs gros sacs en plastique vert. Il ouvrit le plus gros, de la taille d’un sac à pommes de terre. C’était un émetteur-radio d’un modèle introuvable dans le commerce. Il avait une antenne dans son couvercle et un fil de terre. En plus, un dispositif automatique utilisant une bande magnétique, ce qui permettait une transmission ultra-rapide, la bande branchée sur l’émetteur défilant à toute vitesse.
Dans un sac en papier marron, caché derrière, il y avait des rouleaux d’une dizaine de centimètres, très lourds. Malko en défit un et s’arrêta interloqué : c’était des pièces de vingt dollars en or ! En tout il en compta pour six mille dollars. Stéphane Grelsky ne devait pas avoir confiance dans les banques…
Quelque chose intriguait Malko. A sa connaissance, il était seul à poursuivre le Polonais. L’autre avait eu largement le temps de prendre ses dispositions. Pourquoi avoir abandonné des choses si précieuses derrière lui ?
Décidément, cette histoire était de plus en plus mystérieuse. Il remonta, remit la trappe en place et reprit son exploration par l’escalier. La minuterie ne fonctionnait pas. Il monta à tâtons et en arrivant au palier son pied buta sur quelque chose de mou. Sortant son briquet, il l’alluma, presque sûr de ce qu’il allait trouver. Un frisson désagréable lui picota les mains. La maison n’était pas complètement vide : Grete Grelsky ne se goinfrerait plus jamais. Elle gisait par terre, le dos appuyé à la galerie de bois. Ses yeux étaient grands ouverts et du sang avait séché sur son visage. Détail qui laissa Malko rêveur : la main droite était presque complètement détachée du poignet. Il effleura le front de la morte. Elle était morte depuis longtemps. Une grosse tache s’était élargie sur sa robe imprimée. Elle avait été touchée d’une balle dans la poitrine, puis attachée à la rampe et torturée à mort. Mais pourquoi ?
Malko enjamba le cadavre qui exhalait une odeur douceâtre, et pénétra dans une chambre dont la porte était ouverte. A la taille du lit, Malko jugea que cela avait été celle des Grelsky. L’atmosphère de cette sinistre maison commençait à l’étouffer. Il inspecta rapidement la pièce. Dans le premier tiroir de la commode, il y avait un pistolet P. 38 chargé, différents médicaments dont une grande boîte jaune avec des ampoules, et deux passeports.
L’un était au nom de Jane Smith et l’autre à celui de Robert Niamez, tous les deux sujets canadiens. Les deux photos étaient celles des Grelsky.
Malko en savait assez. De nouveau, il enjamba Mme Grelsky. S’il ne s’était pas souvenu de la mort horrible de Serge Goldman, il aurait pu la plaindre. Une fois de plus, il se trouvait plongé dans une histoire incompréhensible… et mortelle.
Il épousseta son manteau avant de sortir, puis, la porte d’entrée refermée, il s’avança dans l’allée. Juste le temps d’apercevoir la masse noire d’une voiture devant la grille. Une voix chuchota en allemand devant lui :
— Rentrez dans la maison, mein Herr. Vite.
Il aurait pu tirer à travers sa poche. Mais sur quoi ? Lentement, il recula jusqu’à la porte. La portière de la voiture s’ouvrit. Un bref instant l’éclairage intérieur révéla une silhouette féminine au volant et un grand homme maigre.
Celui-ci franchit le sentier en quatre enjambées, repoussant Malko à l’intérieur avec le bout d’un pistolet camus. Sans tâtonner, il alluma l’entrée et se recula, dévisageant Malko.
— Ne mettez pas les mains dans vos poches, dit-il doucement. Je n’ai pas envie de vous tuer.
C’était une bonne nouvelle. Malko remarqua que l’inconnu parlait avec un léger accent hongrois. Il remarqua :
— On ne dirait pas.
Il avait parlé hongrois. L’autre le regarda avec une curiosité amusée.
— Tiens, nos amis de la C.I.A. se mettent à apprendre les langues maintenant ? Bravo.
L’inconnu était serré dans un long manteau de cuir noir. Il était grand et extraordinairement maigre. Ses cheveux noirs plaqués en arrière dégageaient un haut front d’intellectuel. Ses traits étaient réguliers mais une suite de tics crispaient son visage sans arrêt. Ses yeux dévisageaient Malko tranquillement, comme s’ils s’étaient rencontrés autour d’une bouteille de schnaps.
Une chose attirait irrésistiblement les yeux : une longue cicatrice blanche qui lui séparait les cheveux en deux comme une raie. Comme s’il avait été scalpé.
— Qui êtes-vous ? demanda Malko.
— Certains m’appellent Ferenczi, dit l’autre avec un sourire mince. Mais je ne suis pas absolument sûr que ce soit vraiment mon nom. Cela n’a d’ailleurs aucune importance. Vous cherchez ce porc de Stéphane ?
— Pourquoi le chercherais-je ?
Ferenczi continua comme pour lui-même.
— Il ne faut jamais se fier aux gens sans idéal.
Son ton était presque douloureux. Il transperça Malko de ses vifs yeux noirs :
— Il est à Vienne. Il reviendra ici. Il y a quelque chose dont il a absolument besoin. Vous le cherchez aussi, n’est-ce pas ?
Malko ne répondit même pas. Tous ses nerfs en éveil, il guettait l’occasion de sauter sur Ferenczi. Mais le pistolet du Hongrois ne bougeait pas.
— Il risque de vous tirer plus d’argent. Il pourra se payer un plus beau cercueil, c’est tout, conclut Ferenczi.
En repensant aux petits yeux méchants et rusés de Grelsky, Malko se dit qu’il n’était pas encore mort. Il voulut en savoir plus.
— Pourquoi supposez-vous que nous offririons tant d’argent ? demanda-t-il.
— Pourquoi ?
Il rit de bon cœur.
— Parce que vous ne pouvez pas faire autrement. C’est tout. Il fit un geste de son pistolet, débonnaire.
— Tout cela nous dépasse, vous et moi. Dommage que je n’aie pas surpris cette canaille un peu plus vite. Au fond, nous sommes presque alliés dans cette histoire…
Tranquillement, il remit son pistolet dans sa poche, sortit d’une autre poche un étui à cigarettes en or massif et le tendit à Malko.
— Cigarette ?
Brusquement le cerveau de ce dernier fut en alerte. Le ton de Ferenczi était trop détendu, trop amical.
Au lieu d’accepter, il plongea vers la porte. Au même instant, il y eut une légère explosion et quelque chose le frôla, puis s’enfonça dans le bois, une fléchette d’acier contenue dans une des cigarettes truquées de l’étui. Si Malko n’avait pas bougé, elle serait en ce moment enfoncée dans son cerveau. C’était astucieux de la part du Hongrois. Il pouvait tirer sur lui avec son pistolet, mais alors Malko était sur ses gardes. Même blessé à mort, il aurait pu riposter. C’est avec des précautions semblables qu’on vit longtemps.
Malko roula sur lui-même, sortant son pistolet et tira au jugé. On entendit à peine le « plof ». Puis il plongea à travers la porte restée entrouverte, et se reçut en roulé-boulé. Couvert de neige, il courut derrière la maison. Il ne pouvait plus voir le portail. Mais, au bout d’une minute, il entendit la voiture démarrer. Cela pouvait être une feinte, mais son coup ayant raté, Ferenczi ne devait pas avoir envie d’engager le combat. D’autant plus que dans ce quartier bourgeois, on devait tirer assez peu la nuit…
Le bruit du moteur s’éloigna. Malko revint vers le devant de la maison avec précaution et parvint au portail sans encombre. Son adversaire était un professionnel. Il avait voulu le supprimer par routine, profitant de l’heureux concours de circonstances. Mais comment était-il sûr qu’il appartenait à la C.I.A. ?
Malko regagna sa Jaguar et fit demi-tour vers Reinzingerstrasse. En route il croisa une Volkswagen de la police qui montait à toute vitesse vers Hiezing. Ferenczi était assez vicieux pour avoir téléphoné à la police qu’il y avait un homme armé rôdant dans une villa déserte. Il retourna immédiatement au Playboy. Sa montre indiquait deux heures moins le quart. La salle du bas était presque vide. Au premier, par contre, il y avait autant de monde. La Gräfin Thala von Wisberg était toujours au bar, remuant son Champagne avec un batteur en or. Malko abandonna son pardessus de cachemire plein de neige, brossa son impeccable costume d’alpaga et commanda une vodka à Tony, le barman. Puis, il se mit à la recherche d’Alfi.
Celui-ci dansait, sa petite baronne étroitement encastrée entre ses larges épaules. D’où il était, Malko voyait le lent balancement de ses hanches, collées à son cavalier. Comme les valses d’Offenbach étaient loin ! Alfi, incurable romantique, dansait les yeux baissés, mais il aperçut quand même Malko, et eut une mimique étonnée. Celui-ci lui fit signe qu’il était au bar et repartit l’attendre en sirotant sa vodka. Comme chaque fois qu’il venait d’échapper à un danger il avait une furieuse envie de faire l’amour. Quelque chose devait irradier de ses yeux dorés, car une très jolie brune avec une mini-robe argent et des bas assortis, assise seule à une table près du bar, croisa très haut les jambes et alluma nerveusement une cigarette, l’œil fixé sur le troisième bouton de sa veste. Alfi arriva et tua cette idylle naissante.
— Tu as juré de sauver la vertu de Cecilia, dit-il mi-figue mi-raisin. Mon renseignement n’était pas bon ?
— Si, si, dit Malko, mais j’ai encore besoin de toi.
— Tu as pourtant assez de succès.
— Ce n’est pas ça. Tu connais un Hongrois, très grand, très maigre, brun, une cicatrice sur le crâne qui lui fait comme une raie ? Alfi l’interrompit, l’air contrarié. D’un signe il appela Tony qui déposa devant lui un petit verre de schnaps. Il en but une gorgée et remarqua :
— Tu as des relations dangereuses… Moi qui te croyais tranquille au fond de ton Schloss…
— Pourquoi ?
Alfi fit tourner son verre entre ses doigts. Son regard était indéfinissable.
— Ce type… le Hongrois. Il s’appelle Janos Ferenczi. Il est venu ici plusieurs fois avec sa maîtresse, une grande fille brune, très belle, longs cheveux, mais l’air bizarre, du genre camée. Ils s’asseoient l’un en face de l’autre, restent une heure sans dire un mot, ne dansent jamais. Ils regardent.
— Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? Alfi fit, la voix molle :
— Demande à la Stadtpolizei{Police d’Etat.}. Ils voudraient bien s’en débarrasser, mais il est persona grata : passeport diplomatique et tout. Intouchable.
— Qu’est-ce qu’il fait à Vienne ?
— Il se venge. Tu as remarqué sa cicatrice ? Tu sais comment il l’a attrapée ?
— Un règlement de comptes.
— Il a été fusillé. Tu te souviens de la révolte de Budapest, en 1956. Ferenczi était major des A.V.O., la police secrète hongroise. Il avait été formé en Russie et d’ailleurs personne n’est sûr qu’il soit vraiment Hongrois. Quand les révoltés ont tenu la ville, la première chose qu’ils ont faite fut de coller au mur tous les A.V.O. qu’ils trouvaient.
« Ferenczi a été un des derniers à être attrapé. Les Russes étaient en train de reprendre la ville. Il a quand même été fusillé devant l’immeuble de l’agence Reuter. Un vrai peloton avec six hommes. Mais ils n’ont pas eu le temps de lui donner le coup de grâce, les chars « Staline » arrivaient. Il avait quand même cinq balles dans le corps, dont deux dans les poumons. En plus, il resta là jusqu’au soir, caché sous les cadavres. Je crois que c’est le froid qui l’a sauvé. La fille qui est avec lui le retrouva et alerta les Russes. On l’a transporté à Moscou pour qu’il soit mieux soigné. Il a fait surface un an après, pour participer à la fin de la répression. Il paraît qu’il y avait tellement de gens qui sautaient par la fenêtre du quartier général des A.V.O. à cause de lui qu’on a dû mettre un filet. Il est arrivé à Vienne comme conseiller culturel de l’Ambassade hongroise en 1958. Et depuis il y a eu une dizaine de meurtres ou de disparitions parmi les réfugiés hongrois. Tous des types qui avaient trempé dans la révolte.
— Je vois, fit Malko. Donc il ne se cache absolument pas.
— Non, il habite dans Landstadt, un bel appartement. Mais n’y va pas la nuit, il doit être nerveux.
Charmante ville, Vienne ! Depuis 45, les barbouzes fleurissaient comme des orchidées dans une serre. Voir la quadruple occupation.
— Dis-moi, interrogea Malko, ce Stéphane Grelsky, il travaille pour qui ?
Alfi ricana :
— C’est le secret de polichinelle. Le cobalt.
— Quel cobalt ?
— Tu sais ce que c’est, non ? Métal stratégique. Les Russes et les Chinois se l’arrachent. Grelsky est un gros acheteur pour eux. Bien entendu, il le leur vend au prix fort, mais ils sont bien contents de l’avoir. C’est un bon copain de ton Ferenczi, d’ailleurs. Tu parles d’un conseiller culturel… En fait de culture, il se spécialise dans celle des chrysanthèmes.
Entre le cobalt et les rescapés de Budapest, Malko ne voyait pas le bout de l’histoire. Et qu’est-ce que Grelsky avait laissé chez lui, dont il eût absolument besoin, à part l’encombrant cadavre de Grete ? Malko ne voulait pas trop alarmer Alfi.
— Stéphane Grelsky n’est pas chez lui, dit-il. Tu ne sais pas où il pourrait être.
— Aucune idée. Essaie le salon de thé du Sacher, vers cinq heures. Il va s’empiffrer de gâteaux, avec son monstre de femme.
L’hôtel Sacher est célèbre dans le monde entier pour son gâteau au chocolat recouvert de gelée d’abricot, le « Sachertorte », dont la formule n’a pas varié depuis un siècle. Les non-amateurs disent qu’il est si dur qu’on n’a pas dû en fabriquer depuis la fin de l’Autriche-Hongrie !
La baronne von Wisberg revint de la piste de danse ruisselante de sex-appeal. Sa mini-robe du soir noire n’avait pas dû nécessiter plus de tissu qu’un maillot. Son sourire arracha Alfi de son tabouret.
— Cécilia va être folle de rage. Elle va croire que je suis pédé, glissat-il à Malko. J’espère que tu en sais assez.
— Tu es un puits de science, remercia Malko, ou un marécage, au choix.
Il s’inclina devant la baronne ; laissa 200 schillings à Tony et descendit, un peu inquiet. Il avait laissé son pistolet dans la poche de son pardessus. Mais la dame du vestiaire le lui rendit avec un bon sourire et sans commentaires.
Cinq minutes plus tard, il roulait sur la route de Presbourg, retournant chez lui. Stéphane Grelsky avait disparu, Serge Goldman était mort, la seule personne qui pouvait encore l’aider était Marisa, si elle savait quelque chose et il en doutait. Le point d’interrogation était : pourquoi Grelsky et Ferenczi s’étaient-ils brusquement opposés ? Le Polonais allait refaire surface certainement, puisque l’Est lui était barré.
Et pourquoi ne lui avait-on pas dit ce que contenait le porte-documents noir ? Cela expliquerait peut-être beaucoup de choses. Il lui fallut une heure et demie pour rentrer. Il n’y avait de lumière à aucune des fenêtres du château. Laissant la Jaguar dans la cour il entra et posa son manteau dans le hall.
Il était presque quatre heures du matin. Dans deux heures Ilse allait se lever pour commencer le ménage. Malko n’avait pas sommeil. Il entra dans la bibliothèque, alluma, mit sur l’électrophone un disque d’Albinoni et se versa un doigt de vodka.
Tout s’était passé si vite qu’il avait besoin de réfléchir. Dans cette histoire, chaque fois qu’il soulevait une pierre, il sortait un animal répugnant et dangereux. Janos Ferenczi n’était pas le plus mal. Il y eut un craquement dans l’escalier. Malko se maudit d’avoir laissé son pistolet dans son manteau.
La porte s’ouvrit et Krisantem parut, nu-pieds, enroulé dans une vieille tunique militaire, les yeux bouffis de sommeil.
— Je vous ai entendu rentrer, dit-il. Il y a eu un message pour vous.
— Oui ?
Le Turc prit son temps et annonça :
— Grelsky. Il a appelé à neuf heures ce soir. Rappellera demain matin.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Il n’a rien dit.
C’était le bouquet ! Et dire qu’il avait failli se faire liquider par Ferenczi en le recherchant !
Il hésita à appeler William Coby, puis décida d’attendre l’appel de Grelsky. De toute façon, il n’avait aucune chance de le retrouver.
— Allons nous coucher, dit-il à Krisantem.
Ils remontèrent ensemble. En passant devant la chambre du Turc, Malko aperçut une forme couchée.
— Mais…
Krisantem rougit jusqu’aux oreilles.
— C’est elle qui est venue. Elle avait peur de dormir seule. Alors, j’ai pensé…
Il avait fait plus que penser. Les draps en désordre révélaient le corps doré de Marisa, nue comme un ver.