12 ÊTRE DÉSESPÉRÉ, MAIS AVEC ÉLÉGANCE

On peut comprendre (sans l’approuver pour autant ou sans apprécier spécialement cette chanson) que Jacques Brel se soit laissé à écrire Les F…, aussi politiquement incorrect que cela fût. Il est même permis de se réjouir qu’un grand de la chanson n’hésite pas à se lâcher, comme n’importe quel être humain, quitte à en payer le prix fort en déchaînant les plus virulentes critiques à son encontre. Du reste, à l’exception peut-être de Brassens, circonstances historiques aidant (celui-ci ayant eu tout le temps de peaufiner ses premières chansons en solitaire, durant la guerre, en restant cloîtré dans un logement parisien pour éviter d’être renvoyé en Allemagne, au STO), il n’est pas d’écrivain majeur dans l’histoire de la chanson française qui n’ait commis d’œuvres mineures, lesquelles s’expliquent souvent par le vécu de leur auteur — comme Léo Ferré par exemple avec… Monsieur Barclay !

Monsieur Barclay m’a demandé :

« Léo Ferré, j’veux un succès

[…] J’suis pas salaud et pour la peine

J’vendrai Rimbaud avec Verlaine ! »

Et moi, pas con, j’ai répondu

Voilà patron, c’que j’ai pondu :

« Yes, yes, boum, bye… » [174]

Après tout, si ça n’ajoute rien à la postérité d’un auteur, ça fait du bien à l’homme de dire parfois les choses comme il les ressent sur le coup, sans fioritures, au lieu de les ressasser à l’infini : « Quand j’étais petit, se rappelait Brel comme si cela datait d’hier, j’ai demandé l’heure en français à un Flamand ; il m’a lancé un coup de pied au derrière qui m’a fait valser dans le talus… Pour mon film Le Far West, ils ont décrété que j’étais raciste. Ils envoyaient des délégations pour m’empêcher de chanter Les Flamandes, ce qui ne m’a pas intimidé : en général, je bissais ; ce qui n’était pas dans mes habitudes[175]. »

Ce que l’on comprend moins, c’est le manque de lucidité du créateur (ou son entêtement !), lorsqu’on lui proposera, un an plus tard, de publier une anthologie de ses textes de chansons, en édition de luxe illustrée : contre toute attente, il conservera en effet Le Lion, Les F… et Les Remparts de Varsovie. À noter qu’il retiendra aussi Avec élégance, l’une des cinq chansons écartées du dernier album, mais surtout l’une des trois jugées inabouties ; ce qui donne à penser que c’était sa musique ou plus sûrement son orchestration qui ne satisfaisait pas complètement le trio Brel-Jouannest-Rauber, et non son écriture. Du Brel de haute volée, il est vrai, sur un thème qui lui est cher, la prudence castratrice : « Se sentir quelque peu romain / Mais au temps de la décadence / […] N’avoir plus grand-chose à rêver / Mais écouter son cœur qui danse[176]… »


La sélection pour cette anthologie aura lieu chez lui, en 1978, Jacques Brel acceptant de recevoir l’éditeur en personne à Hiva Oa, comme un test. Si ce dernier tient à son idée au point d’effectuer le déplacement, se dit-il à la réception du courrier lui soumettant ce projet, « on verra » ; par contre, s’il se contente de contacts épistolaires, il opposera un refus. L’éditeur n’hésite pas un seul instant : il fera le voyage aux Marquises. Il faut dire que c’est le fondateur des Éditions du Grésivaudan, installées en Isère, où est déjà parue une édition de luxe des chansons de Brassens. Un homme de l’art, donc, qui apprécie au plus haut point la belle chanson. André Philippe sera d’ailleurs le seul Européen, avec Arthur Gélin, à rendre visite à Jacques et Maddly et à loger chez eux — pour mémoire, ils vivaient encore à bord de l’Askoy quand Charley Marouani, le tout premier, les rejoignit aux Marquises en décembre 1975.

L’histoire mérite d’être contée par le menu. A-t-on jamais vu éditeur parcourir la moitié du monde en vue de publier ce qui n’est, en définitive, qu’un recueil de chansons ? Il fallait sans doute que ce fût André Philippe, il fallait à coup sûr que ce fussent les chansons de Jacques Brel…

Le projet d’abord. À l’instar de L’Œuvre poétique de Georges Brassens, préfacée par Bernard Clavel, dont l’édition originale publiée en 1974 proposait cent sept textes de chansons et trente-deux lithographies en couleurs de Pierre Parsus, les Chansons de Jacques Brel, annonce André Philippe par courrier, donneront lieu à deux volumes reliés en cuir de grand format in-quarto (39 × 29,5 cm) imprimés en feuillets sur Vélin d’Arches et présentés dans un coffret. À la centaine de textes prévus s’ajouteront vingt-trois lithographies originales (en double page hors texte en noir ou en couleurs) des peintres Lucien-Philippe Moretti et Daniel Sciora. Le tirage initial sera limité à trois cents exemplaires numérotés et signés[177].

Le déroulé des événements, ensuite. On le doit surtout aux souvenirs et aux notes de Maddly, André Philippe étant aujourd’hui décédé. Après qu’elle eut donné son accord pour l’accueillir, au cas où il confirmerait sa venue, Jacques lui écrit pour l’avertir « de l’absence de tout confort ». Ni hôtel, bien sûr, ni gîte à Atuona : il faut loger les visiteurs chez soi, sachant que c’est au moins pour sept jours, vu qu’il n’y a qu’une rotation aérienne par semaine entre Tahiti et Hiva Oa. La réponse ne tarde pas : un matin, le postier Fiston Amaru leur monte un télégramme. « L’éditeur téméraire », ainsi que Maddly le qualifie, annonce son arrivée, accompagné de son épouse : « Arriverons tel jour, à telle heure, suivi de la signature. » Jacques et la Doudou éclatent de rire. « Il sera surpris ! », s’esclaffe Jacques. « Il verra qu’aux Marquises on n’arrive pas tel jour à telle heure. On arrive quand on peut ! »

On est alors en mars 1978. Il y a presque quatre mois que le dernier album de Jacques Brel, qui a motivé la démarche de l’éditeur, est sorti. Le 8 avril prochain, Jacques aura quarante-neuf ans et, ce jour-là, il signera un bail à vie pour le terrain où il veut faire bâtir sa maison. André Philippe et sa femme sont attendus par le vol du 13 mars, lequel, rappelle Maddly, allait être reporté au lendemain et son arrivée retardée de deux heures. « Un jour de travail sur sept, c’est le programme que Jacques a prévu[178]. » Une journée, une seule, où, pour la première et unique fois de sa vie, l’auteur-compositeur déterminera les chansons qui, d’après lui, méritent le plus d’être publiées noir sur blanc, dépouillées de leur musique et de l’interprétation. « Calme et tranquille, dans son petit bureau marquisien, il va rayer certaines chansons » de la liste préétablie par l’éditeur. Le reste du temps se passera en balades sur les pistes d’Hiva Oa, en Jeep, et dans les airs à survoler l’archipel, avec le Jojo. Pas de quoi regretter le déplacement !

Selon le style des peintres, Lucien-Philippe Moretti[179] qui travaille en noir et blanc et Daniel Sciora en couleurs, dont Jacques découvre les créations en photos, il leur attribue lui-même les chansons à illustrer. Et Maddly de préciser : « Il promet de venir les soutenir à l’atelier quand nous passerons par Paris, mais la Camarde lui avait fixé un autre rendez-vous. » Jacques Brel, en effet, ne verra jamais cette splendide réalisation, qui paraîtra en 1979 ; en revanche, il aura le temps — comme un malicieux plaisir qu’il s’est offert — d’en découvrir la préface spécialement écrite par Georges Brassens.


C’est la condition sine qua non qu’il a imposée à l’éditeur à la fin de son séjour : une préface de Brassens ! Rien d’insurmontable cependant pour André Philippe, qui connaît déjà le bon Georges et sait que les deux hommes sont des amis de vingt-cinq ans, depuis leurs débuts communs en 1953 chez Canetti ; mais quand même… Car le Grand Jacques ne peut ignorer combien Brassens a « horreur » d’écrire des préfaces : « Si l’enfer existe, dira un jour celui-ci, on doit y être condamné à faire des préfaces ! » Ultime épreuve infligée à l’éditeur pour juger jusqu’au bout de l’élégance de ses intentions ? Ou petite revanche, pas bien méchante, sur celui qui un jour, aux Trois Baudets, l’avait affublé du surnom pas très charitable mais bien trop catholique d’« abbé Brel » ? Quoi qu’il en soit, voici ce qu’écrira Georges Brassens au printemps 1978, la métaphore liquide coulant de sa plume, sur son ami parti dans les îles[180] :

« C’est à Montmartre, au théâtre des Trois Baudets, sous l’aile de Jacques Canetti, avec une moustache, avec une guitare, avec un trac épouvantable, que Jacques Brel a fait ses premiers pas, comme à peu près tout le monde à cette époque.

« Comme à peu près tout le monde à cette époque, il ne nourrissait qu’une seule ambition d’auteur-compositeur et souhaitait rencontrer des interprètes susceptibles d’inscrire ses chansons à leur répertoire.

« Les chanteurs en renom se faisant tirer l’oreille — eux qui quelques années plus tard allaient se disputer ses compositions —, il décida de monter lui-même sur la scène et de se jeter à l’eau.

« Comme à peu près tout le monde à cette époque, il connut des moments difficiles et manqua souvent se noyer, car le public boudait un peu cet artiste qui devait devenir le meilleur interprète de sa génération.

« Heureusement pour lui, dans les coulisses, Jacques Canetti, son directeur, et nous autres, ses camarades, applaudissions à tout rompre, totalement convaincus qu’il était promis au plus éclatant des succès.

« Il lui fallut longtemps nager dans l’indifférence générale avant de trouver son public. Il lui fallut raser sa petite moustache et déposer cette guitare qu’il maniait pourtant avec maestria pour que tout se décidât et qu’il fût enfin reconnu comme “le Grand Jacques” dont personne ne pourrait plus se passer.

« D’à partir de Quand on n’a que l’amour, chacune de ses compositions devait connaître la ferveur populaire et, maintenant que leur interprète a cessé de paraître en scène où il se révélait extraordinaire, on s’aperçoit que ces chansons ne souffrent pas à se défendre toutes seules, qu’elles ont une valeur intrinsèque et qu’elles vont rester comme un joyau dans la chanson populaire des années 1950.

« On aura cependant à cœur de lire les chansons qui vont suivre avec l’accent de Jacques, sa façon de découper la phrase, sa respiration. Comme on relit la trilogie de Pagnol, avec les voix de Raimu, de Charpin et des autres.

« Ce Flamand — car c’en est un —, avec ses couleurs agressives, ses passions, ses outrances, son goût des mets et des bières fortes, est venu, comme il est de coutume chez les Belges, enrichir le patrimoine français. »


Ensemble, en ce mois de mars 1978, Jacques Brel et André Philippe arrêteront le choix définitif des textes : cent vingt-quatre exactement — sur plus de cent quatre-vingts chansons enregistrées — dont tous ceux composant le nouvel album. Parmi les textes récents non retenus, La Cathédrale, pourtant d’une tout autre tenue que Les F… ou Le Lion, brille par son absence. Avec cette chanson, sorte de journal de bord de son voyage au bout de la vie, d’Anvers à Hiva Oa, le Grand Jacques s’amuse « à rêver une église “débondieurisée” qu’il pourrait gréer en voilier et traîner à travers prés “jusqu’où vient fleurir la mer”[181] ». Et c’est du Brel de la plus belle eau, du Brel pur jus : « Prenez une cathédrale / Et offrez-lui quelques mâts / Un beaupré, de vastes cales / Des haubans et halebas… »

Sa cathédrale ? L’Askoy, évidemment… dont il s’était débarrassé, comme on se délivre d’objets devenus inutiles et, surtout, trop chargés de souvenirs pénibles, quinze mois plus tôt, à la fin de l’année 1976.

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