6 SI TU ÉTAIS LE BON DIEU…

Dans les années 1970, au fond de la baie de Tahauku qui, s’enfonçant étroitement dans les terres, sert de mouillage hospitalier aux bateaux faisant escale à Hiva Oa, la plage est un lieu de pique-nique pour les habitants d’Atuona. Parfois aussi de fête populaire, comme celle, donnée par la municipalité, le jour de l’an 1976 ; le jour où Jacques Brel et sa compagne Maddly Bamy, un mois et demi à peine après leur traversée du Pacifique, vont rencontrer les propriétaires de leur future maison.

En fait, très vite, Jacques a prévenu le maire, Guy Rauzy, de son intention de s’installer dans la commune. Encore faut-il trouver à se loger : pas facile, Atuona n’étant qu’un gros bourg d’un millier d’âmes dont les habitations, des cases de plain-pied (pas d’HLM ici !) en murs de bois et toit de tôle ondulée, sont occupées par leurs propriétaires. Et puis Rauzy n’est pas convaincu qu’Hiva Oa soit ce qui convienne le mieux à un tel personnage. Lubie d’artiste, sans doute. Certaines îles de l’archipel de la Société sont autrement plus accueillantes et faciles à vivre : Tahiti, Moorea, voire Bora Bora ou Huahine. Mais le Marquisien ne connaît pas encore notre homme. Celui-ci a pris sa décision, il n’en démordra pas. Il faut voir, lui dit le maire, je vais en parler, on verra bien…

Aux Marquises, la patience fait partie intégrante de la vie quotidienne. « Il n’y a pas d’urgences aux Marquises ; il y a des nécessités que l’on essaie de satisfaire dans un laps de temps… indéfini. Il faut savoir attendre l’événement et on y apprend la patience. Le temps, dans cet endroit, a une réelle consonance d’éternité[75]. » À Hiva Oa, où l’administration et son personnel sont réduits à leur plus simple expression, la ville d’Atuona est comme endormie. Alors, en attendant, Jacques et sa Doudou continuent de vivre sur l’Askoy, bord à bord avec le Kalais, le voilier de leurs amis Vic et Prisca. Ceux-ci reprendront bientôt la mer, poursuivant leur propre tour du monde, et jamais plus les quatre compagnons de navigation ne se reverront.

Avant cela, cependant, ils vont jouer ensemble les trublions à l’un de ces pique-niques organisés sur la plage (à l’aspect jadis plus accueillant qu’aujourd’hui, plusieurs tsunamis étant passés par là depuis les années 1980). Enfin, par « ils », je veux dire Brel, que les autres se contentent de suivre, un brin gênés sans doute par son impétuosité. Depuis son bateau, un dimanche midi de décembre 1975, Jacques a en effet aperçu à terre des robes blanches de sœurs et, surtout, une soutane noire. Provocation ! Comme le taureau devant la muleta, il voit rouge… et il fonce.

C’est Prisca, dans le livre de souvenirs[76] qu’elle écrira sur cette période passée à côtoyer Jacques, qui raconte la scène. Débarquant de son dinghy, notre anticlérical endiablé fait mine de rebrousser chemin en s’écriant : « Foutons le camp, ou je vais tous les bouffer ! » Et puis, se tournant vers Maddly : « Pas de fuite devant l’ennemi. On fonce dans le tas ! Viens, Doudou ! » Et de viser son auditoire médusé, comme armé d’un fusil invisible : « Pan ! Pan ! Pan ! » Le curé, le sourire aux lèvres, est le premier à réagir : « Qu’est-ce qui t’arrive ? » — l’ai-je précisé ? en Polynésie, le tutoiement est tout à fait naturel. « Vous êtes trop nombreux, ici, lance Brel, ça ne peut pas durer ! »

En fait de bouffer du curé ou de la bonne sœur, ce jour-là Jacques sympathisera avec le père André (Darielle), curé de Fatu Hiva (l’île habitée la plus au sud de l’archipel), et surtout avec les sœurs de la congrégation Joseph de Cluny, établie à Hiva Oa depuis 1885. Le collège Sainte-Anne dont elles ont la charge est une pension pour jeunes filles de huit à dix-huit ans, les garçons — excepté ceux des petites classes de l’école du même nom qui, en cette année 1975–1976, sont les premiers à faire l’expérience de la mixité — étant obligés de se rendre à Nuku Hiva. Il y a là sœur Rose de Nazareth, la mère directrice, sœur Marie-Claire, sœur Élisabeth ou encore sœur Maria dont l’accent espagnol lui vaut de subir sans délai la diatribe antifranquiste de Brel, heureux d’avoir appris le 20 novembre précédent la disparition du Caudillo, le dictateur honni. Le curé, lui, au fil de leurs rencontres, ne coupera pas à la raillerie récurrente du chanteur sur l’histoire des deux maîtresses de l’évêque d’Hiva Oa, un certain monseigneur Martin, du temps de Paul Gauguin.


Jacques Brel ne faisait en cela que reproduire l’attitude moqueuse de son illustre prédécesseur envers l’homme d’Église trois quarts de siècle plus tôt. C’est d’ailleurs en réaction à l’hypocrisie de l’évêque que Gauguin grava l’inscription « La Maison du jouir » sur la grande case dont il dessina les plans et qu’il fit bâtir par deux charpentiers locaux. Une habitation en lattis de bambou et toit de feuilles de cocotier, avec de part et d’autre de l’escalier extérieur menant à son atelier (et d’abord au tout petit vestibule faisant office de chambre), comme pour aggraver volontairement son cas, deux panneaux sculptés par lui-même : « Soyez mystérieuses et vous serez heureuses » et « Soyez amoureuses et vous serez heureuses ». Mais la vengeance est un plat qui se mange froid : le 9 mai 1903, au lendemain de la mort du peintre dont il savait bien l’anticléricalisme absolu (en dépit — ou à cause — de son passage au Petit Séminaire d’Orléans), l’évêque se fit un malin plaisir de le faire enterrer avec les sacrements religieux après un détour par l’église. Non content de cette bassesse posthume, il exigea ensuite l’autodafé de dessins et de peintures (on parle de vingt-cinq toiles !) qu’il jugeait obscènes…

Pour couronner le tout, « monseigneur » Martin écrivit ces lignes pitoyables dans son rapport du mois écoulé : « Rien de bien saillant, sinon la mort subite d’un triste personnage nommé Gauguin, artiste de renom, ennemi de Dieu et de tout ce qui est honnête. » Quant à l’administrateur des îles Marquises, c’est avec mépris qu’il commenta le décès du génial artiste dans un courrier adressé au gouverneur : « J’ai averti les créanciers du défunt d’avoir à me fournir leurs créances en double exemplaire. Selon les renseignements qui me sont parvenus, il résulte que le passif excédera de beaucoup l’actif, les quelques tableaux du défunt, peintre décadent, ayant peu de chances de trouver amateur. » Aujourd’hui, ces mêmes toiles de Tahiti et d’Hiva Oa, que son ami Monfreid avait le plus grand mal à écouler à un tarif de misère, se disputent à coups de millions de dollars ou d’euros…

Dans la dernière lettre qu’il écrivit d’Atuona, quelques semaines avant sa mort, au critique d’art Charles Morice[77], Paul Gauguin, humble et incroyablement lucide à la fois, écrivait : « Tout ce que j’ai appris des autres m’a gêné. Je peux donc dire : personne ne m’a rien appris ; il est vrai que je sais si peu de chose ! Mais je préfère ce peu de chose qui est de moi-même. Et qui sait si ce peu de chose, exploité par d’autres, ne deviendra pas une grande chose ? »


1er janvier 1976 : invité par le maire à participer aux festivités de la commune sur la plage du « port », Jacques retrouve les sœurs qui, aux antipodes des bigotes de sa chanson, ne se sont pas formalisées de son débarquement intempestif quelques semaines plus tôt ; elles l’ont aussitôt accepté tel qu’il veut apparaître : athée, ô grâce à Dieu ! En réalité, les sœurs l’ont même adoubé, en l’accueillant à l’école quelques jours auparavant sur les conseils de Marc Bastard, le prof d’anglais et de maths : « Nous avons la chance d’avoir un grand chanteur parmi nous. Je pourrais lui proposer de venir parler de son métier aux élèves de l’école ? Mais je ne suis pas sûr qu’il accepte… » Sous-entendu : parce qu’il n’aime pas trop les représentants de l’Église, quels qu’ils soient, et qu’il n’a nulle envie, d’autre part, de parler de sa propre carrière. Mais sœur Rose, ou plutôt mère Rose, donne néanmoins son accord et, contre toute attente, Jacques aussi, sans se faire prier !

Mère Rose témoignera elle-même de ce premier contact avec l’artiste[78]. Celui-ci ayant souhaité que les élèves préparent des questions, elle en avait informé le professeur de français chargé de l’accueillir dans sa classe. Mais les questions s’étant révélées superficielles, Jacques Brel « a pris la direction des opérations ». Par discrétion et « puisqu’il n’aimait pas les bonnes sœurs, se rappelle-t-elle, je n’ai pas voulu m’imposer et je n’ai pas assisté à cette rencontre. Je ne sais pas ce que Jacques Brel a raconté aux enfants. Mais, d’où j’étais, je les entendais rire beaucoup ». Après cela, mère Rose va quand même au-devant de lui « pour le saluer et lui proposer un rafraîchissement. Puisqu’il était belge, j’avais préparé une bière qu’il a acceptée volontiers. Et là, miracle ! Il s’est mis à me parler comme si nous nous connaissions depuis toujours. Il semblait content d’être là ».

Cette petite causerie, mine de rien, fut la première occasion pour Brel de s’impliquer dans la vie de la commune. Peu à peu, il marqua celle-ci de son empreinte, à travers quantité de services rendus. Notamment le transport inter-îles régulier du courrier et des personnes, à partir de début 1977, aux manettes de son Jojo. Parmi ces dernières, des pensionnaires du collège Sainte-Anne qui, sans lui, n’auraient pu retrouver leurs familles à Noël ou à Pâques dans leur île d’origine ; quelque trente-cinq ans après, devenues mères de famille (voire enseignantes dans le même établissement, toujours tenu par les sœurs qui se comptent à présent sur les doigts d’une main), elles en conservent un souvenir ému. Il lui arrivait aussi d’effectuer des évacuations sanitaires à Taiohae, voire à Papeete, en cas d’urgence. Marc Bastard : « Ce n’était certainement pas par hasard qu’il avait choisi d’incarner Don Quichotte ! »


De façon plus « terre à terre », une fois établi dans cette ville assoupie où s’efface même le rythme des saisons, où l’on pourrait se contenter d’écouter pousser ses cheveux, Jacques se désolait pour les habitants du manque d’activités culturelles. Il fit donc en sorte de leur apporter le cinéma, en se chargeant lui-même des projections en plein air : « En ce temps-là, racontait Bastard, les distractions étaient rares. La télévision n’était pas encore installée. Il y avait bien, à la Mission, un projecteur 16 mm qui passait le samedi soir des films antédiluviens, à l’exception de ceux que les bateaux de guerre de passage prêtaient pendant une ou deux soirées », mais rien de plus. Alors, en 1976, Brel décida de remédier à la situation. Il remua ciel et terre et, après avoir convaincu le maire Guy Rauzy de lui « prêter » un terrain au centre du village et surtout de bâtir un grand mur blanc en guise d’écran (« Il voulait ouvrir les Marquisiens au monde, eux qui n’en connaissaient pratiquement rien », expliquera l’élu), il écrivit à son ami Claude Lelouch, le 8 octobre, avec lequel il avait tourné L’aventure c’est l’aventure (« Vraiment, on ne peut pas laisser ces gens crever idiots ! »), puis contacta le cousin tahitien de Fiston Amaru, le postier d’Hiva Oa, qui était exploitant de salle à Papeete.

Au final, il obtint non pas un mais deux projecteurs 35 mm (pour éviter l’interruption due au nécessaire changement de bobines[79]), ainsi que les grands films qu’il souhaitait projeter et qu’on lui expédiait gracieusement, moyennant le seul paiement des frais de transport et d’assurance.

Le samedi soir, tout le village était rassemblé, plusieurs centaines de spectateurs assis dans l’herbe ou sur des chaises qu’ils apportaient avec eux, sur l’emplacement même qu’occupait jadis la jolie Maison du jouir… La nuit étoilée pour tout décor, Jacques assisté de Maddly au son et à l’image. Tarif de la séance : 100 francs Pacifique (l’équivalent de 5 FF), quatre fois moins cher qu’à Tahiti ; une contribution symbolique, mais pour le principe, pour montrer que la culture se mérite et qu’elle n’est pas sans valeur. Et, pour faire face à un écueil inattendu, la difficulté de mêler tous les publics, les enfants se laissant aller à un enthousiasme pour le moins bruyant, Jacques proposa deux séances hebdomadaires différentes : l’une pour le jeune public, l’autre réservée aux adultes. Puis il forma un jeune projectionniste local pour assurer la suite.

Entre les deux guerres, le navigateur Alain Gerbault avait introduit le football aux Marquises, qui reste — après les courses de pirogue — le premier sport pratiqué dans l’archipel. Jacques Brel y aura apporté son Cinéma Paradiso à lui. Après sa mort, Maddly essaiera de continuer l’œuvre entreprise, mais l’arrivée de la vidéo au début des années 1980 sonnera le glas de ce Far West marquisien rêvé (pressenti ?) dès l’enfance bruxelloise, du temps où on l’appelait Jacky.

L’enfance,

Qui nous empêche de la vivre ?

De la revivre infiniment ?

[…] C’est encore le droit de rêver

Et le droit de rêver encore[80]

Sans être un intime de Brel ni appartenir au premier cercle de ses amis, Jean Saucourt, bien connu sur place, le rencontrait régulièrement dans le village, sur les pistes de l’île et même à domicile. Avec sa femme Aline, il ne manquait aucune de ces soirées cinéma. Il se souvient de films à grand spectacle, comme Le Jour le plus long ou Paris brûle-t-il ?, mais aussi de films avec Raimu, son acteur préféré, de Bonnie and Clyde ou encore de Grease, le film qui lança le disco, projeté en avant-première de Papeete. « Pour la prochaine séance, suggéra-t-il un jour aux sœurs, qui assistaient volontiers aux projections, j’irai chercher La Bible. À moins que nous ne préfériez une belle histoire d’amour[81]… » Lui arriva-t-il de mettre à l’affiche l’un de ses films ? Sinon comme réalisateur, au moins comme interprète ? Nous l’avons demandé à Jean Saucourt.

« Jamais. Il tenait trop à son anonymat… Ici, il était un habitant parmi les autres, sinon comme les autres. Les gens ne le connaissaient pas du tout comme chanteur et encore moins comme comédien ou metteur en scène.

— Jamais il n’a laissé entendre aux habitants d’Atuona qu’il était une célébrité internationale ?

— Non. Même lorsqu’il nous recevait à dîner chez lui, il n’évoquait pas sa vie précédente. Il n’avait pas du tout la vanité, ce côté m’as-tu-vu des gens célèbres… C’était tout le contraire. »

En fait, il aura fallu attendre les vingt-cinq ans de sa disparition, en octobre 2003, à l’occasion de l’inauguration de l’Espace Brel, pour que Mon oncle Benjamin, d’Édouard Molinaro, le film dont le rôle lui a peut-être le mieux collé à la peau, soit projeté ici en son hommage. Devant toute la population, comme il le faisait lui-même : en plein air, au centre du village.


L’humilité et l’altruisme de Brel ? Les sœurs — dont le collège Sainte-Anne, fondé en 1885, est resté tel qu’il était à la fin des années 1970, avec ses différents corps de bâtiments : les classes d’école, le réfectoire et le pensionnat lui-même, tout près de l’église et de la mission catholique qui, elle, existait déjà du temps de Gauguin — ne disent pas autre chose. Mère Rose : « Jacques Brel n’a jamais montré qu’il était célèbre, adulé par des millions de gens. S’il aimait provoquer et même choquer, en affichant ses convictions anticléricales et en usant souvent d’un langage cru auquel les gens d’ici n’étaient pas habitués, il a toujours été humble et discret. Ce qui ne l’empêchait pas d’être apprécié de tout le monde, car il aimait les Marquisiens et s’est battu pour eux. Jacques Brel avait une vertu, surtout pour un grand chanteur comme lui : il était capable de se mettre au niveau de cette population si simple. Il a tout fait pour améliorer leur condition aux plans pratique et culturel. »

Directrice de l’établissement pendant trente-deux ans, mère Rose (née Geneviève Chochois en 1925) a partagé de nombreuses conversations avec le chanteur. « Nul doute, assure Patrick Chastel, enseignant jusqu’en 1999 à Sainte-Anne, que ces discussions ont contribué à changer son regard sur le rôle de la congrégation dans l’archipel… et à l’amener à une sincère compassion pour ces sœurs qui se dévouaient tant pour donner un avenir prometteur aux jeunes filles. » Affectueusement nommée Mamau (grand-maman) par les anciens, mère Rose vit aujourd’hui à Tahiti mais a demandé, elle aussi, à être inhumée à Hiva Oa, où elle débarqua en 1947 en provenance de Marseille, après plus de cinquante jours de mer et une escale à Papeete. « Depuis qu’il est mort, dit-elle aujourd’hui, je n’ai jamais entendu quelqu’un du pays le critiquer. C’était un homme foncièrement bon et généreux. Vous savez, il faisait des évacuations sanitaires, même de nuit, sur Nuku Hiva… ou Tahiti en refaisant le plein de carburant à Rangiroa. Un soir, par exemple, on devait transporter un enfant sur Papeete, et il s’est proposé. Comme il faisait nuit, il a fait monter des Jeep pour éclairer l’extrémité de la piste et pouvoir décoller. Mais il ne s’en est jamais vanté. Il ne faisait pas ça pour la gloriole. Il aimait vraiment rendre service. »

Tous les témoignages concordent : il ne se privait pas, par exemple, d’intervenir directement auprès du gouverneur de Polynésie française pour que le développement des Marquises ne continue pas d’être oublié de façon aussi criante. Mère Rose : « C’est tellement éloigné de tout. C’est la pleine mer ici ! On est loin de Tahiti et on est les derniers servis. Comment voulez-vous faire pour évoluer ? » Aujourd’hui encore, seule Nuku Hiva, en tant que capitale administrative, bénéficie d’un hôpital (et d’une prison que ses « hôtes », peu nombreux mais très amènes, continuent d’habiter comme une pension ouverte !). Le Grand Jacques se révolta aussi contre l’absence d’un dentiste, malheureux de voir les enfants souffrir de rages de dents, faute de soins élémentaires, comme d’un ophtalmologue ou tout simplement d’un médecin. L’artiste qui, chez lui, se confondait avec l’homme disait qu’il avait « mal aux autres » ; de nos jours, on le qualifierait d’« indigné ». Déjà, lors de sa première « descente » tonitruante sur la plage, rappelle Prisca Parrish, il sort de ses gonds en apprenant qu’une femme est morte pendant qu’elle accouchait dans l’île voisine de Fatu Hiva. « Où il est votre bon Dieu de bon Dieu ? lâche-t-il, furieux, au curé et aux sœurs. Il est trop vieux ? Il voit plus rien ? Si on m’avait prévenu, j’aurais emmené le docteur avec mon bateau. »


Quelques semaines plus tard, lors du pique-nique organisé le jour de l’an à l’attention des fonctionnaires et des principales « sommités » d’Atuona, Jacques est présenté à chacun d’entre eux par le maire Guy Rauzy. Outre Bastard, le prof, Laffont, le gendarme, et les sœurs, Jacques ne connaît encore que Fiston Amaru, le jeune postier. Parmi les invités, Mme Hei Teupua et son mari : « Le maire nous avait dit que cet homme était un grand chanteur, expliquera-t-elle, mais je ne le connaissais pas. » N’empêche, le contact est établi. Dès le lendemain, Rauzy lui fait part du désir de Brel de louer ou d’acheter une maison. « Nous avions fait construire récemment une deuxième maison, parce que nous songions à nous installer dans l’autre vallée, plus près de notre travail. Le maire m’a proposé de louer à ce Jacques Brel la maison que j’occupais. J’ai dit oui[82]. »

Autre fait indiquant que Jacques et Maddly quittèrent définitivement l’Askoy pour ladite maison au début de l’année 1976, en tout cas avant la fin du premier trimestre (et non au printemps comme on le croyait jusqu’à présent) : la participation du couple à une petite fête du collège donnée en février ; lui en tant que régisseur et elle comme chorégraphe, profession qu’elle exerçait avant leur rencontre. Pour mémoire, celle-ci eut lieu un jour de novembre 1971 sur le tournage de L’aventure c’est l’aventure (avec Charles Denner, Charles Gérard, Aldo Maccione et Lino Ventura), où Maddly faisait de la figuration. « À la seconde où son regard croisa le mien, écrira-t-elle[83], je sus que plus rien ne serait comme avant. Je n’avais jamais vécu une telle émotion… Ce regard avait instantanément gravé sa marque indélébile et me faisait tout voir différemment. Quand je pense aux circonstances qui m’ont menée devant ce regard-là, je ne peux que saluer l’extraordinaire précision du destin. »

Pour la fête du collège, notera Marc Bastard, « Jacques et Maddly entreprirent de monter un spectacle de variétés. Chorégraphe de métier, Maddly initia les grandes élèves aux danses à la mode. En régisseur rigoureux, Jacques coordonna les séquences de sketches et de saynètes folkloriques. Ce fut une “première” aux îles Marquises. On en parle encore dans les faré d’Atuona ». Mais, surtout, Jacques s’improvisa ingénieur du son pour l’occasion. À la mère directrice l’informant que le collège ne disposait que d’un simple magnétophone à cassette, il proposa d’utiliser la chaîne stéréo qu’il attendait, si toutefois elle arrivait à temps… La précision est d’importance, comme un indice probant, car la chaîne que devait lui livrer la « goélette » de Tahiti (la même qui, six mois plus tard, allait transporter son orgue électronique) ne pouvait être destinée qu’à son faré d’Atuona. On n’imagine pas Brel et Maddly continuer de vivre durant une demi-année sur l’Askoy, ancré à Tahauku (d’autant moins que Jacques, entre-temps, avait pris son bateau en grippe), alors que leur décision de s’installer à Hiva Oa s’était rapidement imposée à eux.

Mère Rose le confirme implicitement dans ce témoignage : « Quand il a appris qu’on faisait une kermesse, sa compagne étant une ancienne danseuse des Clodettes[84], il a proposé qu’elle apprenne la danse moderne à nos gamines. Il avait commandé une chaîne hi-fi à Tahiti ; il l’a installée chez nous avant de l’installer chez lui. » CQFD. Maddly : « Jacques s’intéressait à tout ce qui pouvait se passer dans l’île, notamment à la façon dont les sœurs concevaient l’éducation des enfants. Sans hésiter une seconde, il proposa tout simplement (à la sœur directrice du pensionnat d’Atuona) que je prenne les enfants en main, afin de leur apprendre un ballet pour la fête de l’école, fête à laquelle il avait persuadé la sœur de redonner vie. Jacques savait que la danse pouvait aider les enfants à se décontracter, à les sortir de cette timidité qui les contraignait à ne rien faire ouvertement. » Détail amusant : « À cette époque, rappelle mère Rose, il n’y avait pas de pendule pour sonner minuit dans la pièce Cendrillon [prévue au programme de la fête] : alors, Jacques Brel a enregistré le chant de son coq sur bande et il s’est occupé de la régie du spectacle, heureux comme un enfant. Il aimait être traité comme cela ; il était très simple. »


L’habitation qu’on leur proposa, une modeste case en bois de quatre pièces (un salon, deux chambres et un bureau), devint rapidement « la maison du bonheur et de l’amitié ; de la gaieté aussi, car Jacques aimait rire et faire rire, se souviendra Bastard, un familier des lieux s’il en fut. On y rencontrait le postier, les sœurs du collège Sainte-Anne, des pilotes d’Air Tahiti ou des marins de passage… Des discussions passionnées s’engageaient parfois. Jacques Brel refaisait le monde, un monde idéal, généreux, un monde de poète ». D’un vert criard à l’origine, ses nouveaux locataires la firent aussitôt repeindre en blanc. Dans le même temps, ils déménagèrent leurs affaires de l’Askoy avec la voiture de fonction de Fiston Amaru, que celui-ci leur prêta bien volontiers durant un week-end. Car les véhicules étaient rares à cette époque et il n’existait bien sûr aucune agence de location… ni, d’ailleurs, la moindre route goudronnée !

Nichée dans la verdure « où des perruches multicolores répondaient en écho à la musique de Mozart ou de Verdi de ses disques », la case se situait entre la gendarmerie (dans un mouchoir de poche avec la mairie, la poste et le Magasin Gauguin où Jacques descendait régulièrement boire une bière et discuter avec le patron) et le cimetière. Plus précisément au tiers d’un sentier de terre battue, fort pentu, étroit et en lacets, juste dans un virage à angle droit.

Aujourd’hui, la maison blanche de Jacques et Maddly n’existe plus. Elle a été rasée pour être remplacée par une demeure plus moderne, en dur (et plus grande, mordant sur l’ancien jardin de Jacques), au grand dam des défenseurs polynésiens de la mémoire du chanteur. Sans parler des voyageurs de passage, déçus et incrédules : n’est-ce pas entre ses murs qu’est né entièrement le dernier album de Brel, apogée d’une œuvre elle-même au panthéon de la chanson francophone ? Deux ans durant, Maddly continua de vivre dans la maison puis elle dut rendre les clés, continuant de loger un temps chez des amis d’Hiva Oa. « Mes enfants devenaient grands, expliqua par la suite Hei Teupua, la propriétaire, et j’en avais besoin pour les loger[85]. » La municipalité, dès lors, aurait dû se porter acquéreur de l’habitation, comme appartenant au patrimoine culturel des Marquises, pour la réhabiliter et l’aménager en une sorte de musée.

Regrettable acte manqué. Mais aussi résultat d’une triste histoire, dit-on de manière officieuse à Atuona : comme on avait laissé retirer la plaque de la tombe de Jacques le représentant avec Maddly, de même « on » aurait cru bien faire en laissant disparaître le lieu de ses amours extraconjugales (Jacques Brel et Thérèse Michielsen étant restés mariés « pour le meilleur et pour le pire »). Dans quelle intention ? Dans l’espoir, laissent entendre certains, d’obtenir de la Fondation internationale Jacques-Brel de Bruxelles une contribution au financement d’un « auditorium Jacques-Brel » d’Hiva Oa digne de ce nom… Version relayée en son temps par le magazine Tahiti-Pacifique qui renvoyait à l’affaire de la « guerre des femmes » autour de la tombe de l’artiste : « En flattant la famille et en caressant dans le sens du poil sa fondation, les protagonistes du projet auraient-ils vu là une façon de délier quelques bourses ? »

La réalité est peut-être plus simple. C’est du moins ce qu’assure Serge Lecordier, beau-frère du maire de l’époque, qui était alors responsable du Comité du tourisme d’Hiva Oa et concepteur du projet d’auditorium (lequel aurait compris « un bar, un espace d’exposition, une sono, une scène et un vidéoprojecteur »). Pour Lecordier, « parler de cette maison, c’est comme remuer le couteau dans la plaie ! Je me suis bagarré pour la sauver. On avait obtenu du conseil municipal qu’il offre aux propriétaires du terrain un autre terrain plus grand. Tout était bouclé avec les autorités. Seulement, il aurait fallu que les propriétaires en soient demandeurs. Or, ils ne l’étaient pas. Ça leur rappelait trop de souvenirs. Ils ont préféré casser la vieille maison et refaire une maison en dur. Les choses en sont restées là[86] ». La piscine aussi, que Jacques avait fait installer juste derrière la maison, a été supprimée pour laisser plus de place à la nouvelle construction.

De l’affaire ancienne quoi qu’il en soit, puisqu’un compromis a été trouvé entre Miche et Maddly pour la sépulture et qu’un Espace Brel s’est substitué en octobre 2003 à l’ambitieux projet d’auditorium, alors qu’il devait en être une simple annexe destinée uniquement à abriter le Jojo. Mais surtout parce que la maison n’est plus qu’un lointain souvenir pour les contemporains locaux de Jacques Brel.

En revanche, la vue qu’on avait depuis celle-ci est restée la même. Aucune construction nouvelle ne vient la dénaturer. Elle plonge d’un côté sur la grande baie d’Atuona, dissimulée en partie par la végétation luxuriante : de l’autre, elle donne sur le mont Feani, presque toujours auréolé d’un amas nuageux, et l’ensemble du village, avec la Mission et l’école des sœurs en contrebas. La piste de terre, souvent boueuse auparavant, a été bétonnée — pas ou presque pas de goudron aux Marquises, les rares rues et routes existantes ont été cimentées pour la plupart — jusqu’au cimetière, environ un kilomètre plus haut.


Là, en cet endroit qui domine majestueusement la baie des Traîtres, lorsque l’heure sera venue pour le Grand Jacques de penser à son dernier repos, il amènera son ami Bastard, le premier popaa d’Hiva Oa qu’il avait aperçu en débarquant de l’Askoy, pour lui montrer l’emplacement de sa future sépulture : à trente mètres de celle de Gauguin et à une quinzaine d’un grand calvaire immaculé émergeant de la végétation.

« Je lui avais fait remarquer qu’il se trouverait à la droite du Christ ; Gauguin étant, lui, déjà installé à gauche.

— Les deux larrons, tu veux dire…

— Mais toi, au moins, tu seras le bon larron…

Il grimaça. Brel ne croyait plus en Dieu, bien qu’il en parlât souvent. Je n’ai jamais pu ni voulu élucider ce paradoxe. »

Pour Maddly, Jacques se fera plus explicite. « Je n’ai pas la notion de Dieu. Il est bien plus constructif, à mon sens, de se mettre en face des réalités plutôt que de tout déposer aux pieds d’un individu et d’attendre qu’il fasse le travail. Je crois que c’est par peur que les gens se rattachent à ces notions-là. Ils ont besoin d’être sécurisés. Ils ont besoin de se mettre à l’abri derrière un dieu. Je ne trouve pas cela très courageux. Les religions détournent les hommes des choses importantes[87]. »

Toi, si tu étais le bon Dieu

Tu ne serais pas économe

De ciel bleu

Mais tu n’es pas le bon Dieu

Toi tu es beaucoup mieux

Tu es un homme[88]

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