22 LES BONS LARRONS

Paul Gauguin avait cinquante-cinq ans à sa mort, Jacques Brel seulement quarante-neuf. Mais « ce qui compte dans une vie, assurait celui-ci, ce n’est pas la durée, c’est l’intensité ». Gauguin, Brel ? Impossible de n’être pas frappé, au-delà du temps, par leurs nombreux points communs en ces mêmes lieux. Surtout, généreux et compatissants, tous deux tentèrent d’améliorer le sort des habitants de leur île d’adoption — Brel avec davantage de succès que son prédécesseur, plus radical compte tenu des méfaits de la colonisation et de l’évangélisation sur le mode de vie ancestral des Marquisiens. « Il faut bien le dire, expliquait Jacques à ses hôtes de passage, à l’époque [de Gauguin], l’Église avait une énorme importance. L’administrateur, le gendarme, la politique étaient sous leur coupe[383]. »

L’un, révolté par les conditions de vie réservées aux autochtones, et l’autre, par l’abandon dont ils faisaient l’objet de la part du pouvoir central de Tahiti aux plans culturel et sanitaire, déployèrent une même et grande énergie pour leur venir en aide. Quitte à se heurter — frontalement dans le cas de Gauguin, adversaire des lois iniques imposées aux Marquisiens ; de façon plus tolérante, mais non sans aplomb ni colère, dans celui de Brel — aux représentants des autorités administratives et religieuses.

Pour mémoire, ces simples et innocentes anecdotes (en apparence seulement pour le peintre maudit, car de graves conséquences en découleraient) relatives à leurs démêlés respectifs avec la gendarmerie locale.

1902. Paul Gauguin avait déjà eu maille à partir avec le gendarme, un brigadier dénommé Charpillet. Celui-ci n’avait pas digéré, entre autres actions de désobéissance civique, le fait que le peintre ait incité les indigènes à refuser de payer l’impôt sur les routes, décidé à Papeete, alors qu’il n’y a pas de routes à Hiva Oa ! Un soir, il tient sa vengeance. Voyant Gauguin circuler avec sa carriole tirée par un cheval dans l’unique rue d’Atuona, une simple chaussée en terre battue, Charpillet lui ordonne de s’arrêter. Pierre Berruer, biographe de Gauguin[384], a reconstitué le dialogue entre les deux hommes :

« Vous qui êtes tellement au courant des lois, vous ne pouvez ignorer qu’il est interdit de circuler nuitamment sur le territoire français sans dispositif d’éclairage.

— C’est tout ce que vous avez trouvé ? Enfin, Charpillet, c’est la seule voiture de l’île !

— Cela ne vous dispense pas d’appliquer les règlements. Je vous dresse un procès-verbal… Et, par la même occasion, je vous signale, amicalement, qu’un rapport sur vos agissements est envoyé à l’administrateur. »

Quinze jours plus tard, le gendarme se présentait à la Maison du jouir, exhibant un ordre de saisie pour non-paiement du procès-verbal…

1978. Jacques Brel avait trop souvent à son goût l’occasion d’être agacé par les tracasseries de l’administration, tant à son égard en qualité de ressortissant étranger qu’à l’encontre des Marquisiens. Venant de se faire livrer une moto Suzuki, pour se déplacer plus facilement à Hiva Oa, il apprend un jour que la gendarmerie a rendu obligatoire le port du casque. À l’époque, la circulation est quasiment nulle dans l’île, du fait que les seules routes existantes (en l’attente du bétonnage de quelques pistes entrepris depuis peu par la commune) se réduisent à de simples chemins de terre, souvent des pistes cavalières, qui exigent de rouler lentement.

Alors, pour signifier son mécontentement, il va trouver Fiston, son ami postier, avec son Toyota tout-terrain, un ancien modèle avec marchepieds à l’avant, et lui demande de prendre le volant. Et voilà notre homme debout sur un marchepied, ostensiblement coiffé d’un casque de chantier, passant et repassant bruyamment devant la gendarmerie, gesticulations à l’appui et peut-être bien — en tout cas, on se plaît à l’imaginer — force jurons destinés à la maréchaussée ! « C’était du temps du remplaçant d’Alain Laffont » [le gendarme en poste à l’arrivée de l’Askoy ], a précisé Fiston[385], confirmant ce tableau particulièrement cocasse dont on se souvient encore sur place. « Jacques avait trouvé ce moyen-là pour protester. » Brel, motard en colère à Hiva Oa…


De Gauguin, Jacques Brel disait qu’il était parti en Polynésie pour peindre ses rêves d’enfance. « Seule l’âme de l’enfant qui reste chez l’adulte qu’il devient, expliquait-il, est capable de peindre un cheval en vert ou en rouge. » De fait, c’est à Tahiti et à Hiva Oa que Paul Gauguin se libéra de toutes les contraintes académiques : « J’ai voulu établir le droit de tout oser. » C’est en Polynésie aussi que Brel, touchant le rivage d’Hiva Oa pour se reposer le temps d’une escale et finalement installé à demeure sans l’avoir prémédité, réalisa l’essentiel de ses rêves d’enfant, à la fois Mermoz, Saint-Exupéry et chevalier errant dans le ciel agité des Marquises. Mais, surtout — c’est à croire que les Marquises étaient un lieu prédestiné pour le Grand Jacques —, c’est là qu’il se métamorphosa, tel un papillon sortant de sa chrysalide.

En fait, cet archipel fut simplement un lieu de circonstance où, loin des contraintes imposées par la notoriété, allait pouvoir s’accomplir sa destinée. Maddly Bamy : « Quand on me dit “Je voudrais aller voir le lieu où vécut Jacques Brel”, je réponds qu’il ne s’est pas fixé là-bas parce que c’étaient les Marquises, mais parce qu’il pouvait y vivre tranquille, tout comme il aurait pu vivre n’importe où, pourvu qu’il n’y soit pas dérangé par les chasseurs de scoops[386]. » Brel ne recherchait ni un site idyllique pour abriter des amours égoïstes, ni un ermitage pour échapper au monde ; ce chapelet d’îles débouchant du pot au noir ne fut qu’une sorte de « mur dressé autour de sa maison », le havre nécessaire et suffisamment discret, à l’écart des regards inquisiteurs, pour aller au bout de lui-même. Charley Marouani resta sur place une huitaine de jours après l’inhumation au cimetière du Calvaire : « J’ai rencontré tous les gens qui l’ont connu, la sœur directrice de l’école, le maire, etc. Tous avaient pour lui la plus grande estime. À peine enterré, Jacques était déjà un mythe aux Marquises, mais un mythe qui n’avait rien d’inaccessible ; au contraire, il a laissé le souvenir d’un homme totalement abordable, soucieux des autres, toujours prêt à rendre service… et avide de dialogue[387]. » Ce que confirme Maddly : « En homme généreux, il n’aurait jamais pu vivre sans un contact avec l’extérieur, il n’aurait jamais été capable de garder, pour lui seul, une expérience qui apporterait peut-être quelque chose à d’autres. Et puis il était bien trop bavard pour supporter le silence[388] ! »

Artiste majuscule, Jacques Brel l’était déjà avant de quitter le Vieux Monde. Sans les Marquises, il serait resté l’un des géants de son art, au firmament de la chanson. Certes… mais rien d’autre que cela : un auteur, un compositeur et un interprète, aussi brillant fût-il. Aux Marquises, après une période de purgatoire maritime, sans jouer au bon Dieu pour autant (d’ailleurs, a-t-on jamais entendu jurer autant que Brel dans son paradis terrestre ?), il est devenu bien plus et beaucoup mieux qu’un artiste : loin de l’artifice des planches, loin du commun des mortels, Jacques Brel est devenu un Homme.


Janvier 1903. D’un côté du village d’Atuona, se jetant dans l’océan et s’enfonçant en amont dans la vallée profonde, au pied des monts Temetiu et Feani, coule une petite rivière semée de rochers, la Makémaké. À la saison des pluies, elle coupe une rue en la submergeant, non loin de l’établissement Sainte-Anne et du terrain d’un demi-hectare que Gauguin avait acheté à l’Évêché pour y ériger sa Maison du jouir. Un soir, un cyclone s’abat sur Hiva Oa, gonflant la Makémaké au point que le lendemain matin, après une nuit d’épouvante où les éléments déchaînés ont emporté la plupart des cases et noyé la vallée, le refuge de Gauguin, bâti sur pilotis, apparaît comme un îlot au milieu d’un immense lac ; seuls, aux alentours, surnagent la gendarmerie et le magasin Varney. Le calme revenu, Atuona n’est plus que ruines et désolation. Tioka, l’un des deux charpentiers marquisiens qui ont construit l’habitation du peintre, devenu son ami, est désespéré. « Je n’ai plus rien ! gémit-il. Plus de maison, plus de terrain. Le cyclone a cassé les arbres. Il y a des rochers partout… » Et Gauguin, avec son naturel généreux, de le consoler au mieux : « Ne t’en fais pas. Dès que l’on pourra, je te donnerai une parcelle de ma propriété, avec un acte en bonne et due forme. Tu reconstruiras une belle case près de la mienne[389]… »

À un siècle d’écart, nous quittons la Maison du jouir pour atteindre la rivière qui n’est plus, à cet endroit du village, qu’un ruisseau peu profond. Des enfants y jouent, sans crainte de se tremper ni d’éclabousser leurs vélos ; joyeux et charmants, à l’image de la population polynésienne. « Toutes les grandes personnes ont été des enfants, disait Saint-Exupéry, mais peu d’entre elles s’en souviennent. » Je leur glisse quelques mots, leur parle de l’école Sainte-Anne où je suis passé la veille. « Dis, m’sieur, lâche spontanément un gamin souriant, arborant un maillot de l’Inter de Milan et tenant une bicyclette bien trop grande pour lui, tu connais Jacques Brel ? » Si je connais Jacques Brel ? Je suis venu tout exprès marcher sur ses pas — trente-quatre mille kilomètres aller-retour — et voilà qu’en arpentant son île au trésor, le premier gosse qui m’aborde, c’est pour m’interroger à son sujet !

À proximité immédiate trotte sans bruit un vieux cheval en liberté : sa robe est fauve, pas blanche, désolé monsieur Gauguin ! La Makémaké, elle, est bruyante, mais à peine plus que le gamin qui veut à toute force m’entretenir du Grand Jacques. « C’est un chanteur qui vivait avec nous, il avait un avion… Et, tu sais, à l’école, on nous a demandé de faire des dessins sur lui et ses chansons. » Un instant, j’ai cru entendre le Petit Prince : « Dessine-moi un mouton… » En fait, le minot, qui aurait pu être son frère du Pacifique, m’a dit fièrement : « Moi, j’ai dessiné son avion ! »

Ça m’a rappelé ce que me disait quelques jours plus tôt un habitant de Nuku Hiva, Jean-Claude Tata, qui avait rencontré Jacques Brel à diverses reprises, quand il se posait sur la piste périlleuse de Ua Pou, son île natale. « Je n’avais que dix ans, mais je m’en souviens bien. Sa venue était toujours un événement. Surtout qu’il était gentil et drôle, très souriant, toujours habillé de blanc : il était content qu’on s’intéresse à son avion… J’ignorais que c’était un chanteur, à l’époque, pour nous c’était le popaa qui transportait le courrier et les malades… Une chose m’a frappé, rétrospectivement, quand je l’ai vu pour la première fois dans un film, c’était L’Emmerdeur, dans les années 1980 : il était beaucoup plus maigre que dans mon souvenir… »

À Hiva Oa, je m’apprête à demander à mon petit interlocuteur si ces dessins avaient une destination particulière, mais il me devance : « Si tu veux, tu peux les voir là-bas, avec son avion. » Ce faisant, il me désigne du doigt un hangar au toit de tôle ondulée, presque uniformément vert, qui ne paie pas de mine. Il est situé dans un terrain vague, d’herbes folles et de terre battue, entre la rue principale et l’océan. Juste derrière le complexe sportif, avec son stade municipal, là où s’élevait jadis une forêt de cocotiers…

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