16 AVEC L’AMI JOJO

Il y a souvent loin de la coupe aux lèvres. On savait bien, pour l’écriture de ses chansons, que tel était le cas avec Jacques Brel. Lui-même n’a jamais cherché à nier, au contraire, le rôle et l’importance du travail dans le développement d’une œuvre. On était pourtant à cent lieues de se douter à quel point. Il aura fallu marcher dans les traces polynésiennes du Grand Jacques pour s’en rendre compte. Pour comprendre combien il avait besoin de remettre son ouvrage sur le métier…

Que de tâtonnements entre l’étincelle initiale, le jaillissement de l’inspiration et l’aboutissement de la chanson ! Quelle débauche de transpiration !

En feuilletant subrepticement (pour ne pas dire de façon indiscrète, sauf qu’à sa place on aurait tous pareillement cédé à la tentation) le cahier de chansons de Jacques Brel, en novembre 1976 à Punaauia, Claude Lemesle l’avait déjà remarqué : « Je vois naître les phrases, se multiplier les ratures ; que de travail, que de doutes, que d’humble acharnement d’artisan dans cette écriture somme toute scolaire[268] ! » Aujourd’hui, on le sait avec certitude grâce à la découverte, à Hiva Oa, des versions originales des deux premières chansons auxquelles Brel a travaillé en Polynésie. Jojo et La ville s’endormait. Un document aussi improbable qu’unique, dans tous les sens du terme : les versions originales… enregistrées ! Oui, chantées et enregistrées, dans sa maison d’Atuona, par l’auteur-compositeur-interprète en personne !


Imaginez la scène. Et d’abord la disposition des lieux : au centre du salon, trois ou quatre fauteuils confortables autour d’une table basse ; le long d’un mur latéral, un meuble bas, la bibliothèque-discothèque, avec la chaîne hi-fi ; adossé au mur principal, l’orgue électronique à deux claviers superposés. Posés dessus, le gros poste radio à ondes courtes et un magnétophone à cassettes. À côté, reposant sur la paroi, la guitare sèche, près d’un fauteuil en osier. Devant l’orgue, un tabouret recouvert d’une étoffe…

Était-ce dans cette pièce ou bien dans son bureau, où l’orgue trouvera bientôt sa place définitive ? Climatisé depuis peu, le bureau sera en effet plus propice au travail, Jacques devant passer de longs moments à improviser au clavier, à chercher des mélodies et bien sûr à écrire. Toujours est-il que ce matin-là, à l’amorce de l’année 1977 selon toute probabilité, rentré de Tahiti pour la première fois à bord du Jojo, le chanteur s’installe à l’orgue.

Le travail en solitaire est un exercice sans précédent pour lui, depuis ses débuts phonographiques. Faute de collaborateurs pouvant lui apporter ce regard extérieur auquel il était habitué, il a besoin de s’enregistrer pour s’écouter ensuite, voir ce qui ne va pas, corriger ce qui le mérite… Mais pour enregistrer, il doit couper la climatisation, trop bruyante, qu’il a fait installer à cause de ses problèmes de respiration et qui, d’ailleurs, ne fonctionne pas la nuit, faute d’électricité à Hiva Oa.

Pourtant, il fait chaud en cette période de l’année, très chaud et humide. C’est l’été austral. Son costume de scène sombre n’est plus qu’un lointain souvenir rattaché à la vieille Europe. Ici, Jacques est vêtu d’une simple chemisette, largement entrouverte (quand il n’est pas torse nu), d’un short ou d’un pantalon légers, tout en blanc, mocassins inclus. Peut-être a-t-il laissé tourner le ventilateur, « qui ronronne au salon »… ou au bureau. Quand il s’essaie à chanter une chanson de bout en bout, il souffre parfois de manque d’air. Il lui arrive même, selon Maddly, de terminer en suffoquant.

Mais il y a aussi des moments cocasses, lorsque les coqs chantent en plein enregistrement : « “Bien sûr, il y a les guerres d’Irlande…” Cocorico ! “Et les peuplades…” Cocorico ! » « C’est très encourageant, dit Jacques à Maddly. Là, au moins, on ne se prend pas au sérieux. C’est la vie aux Marquises[269] !” » Et Fii, l’homme de maison, de faire spontanément la chasse aux coqs dès qu’il entend le climatiseur s’arrêter. Ce qui, constate la Doudou, a l’art d’attendrir Jacques.

Il a donc quatre chansons en cours, dont Sans exigences, qui non seulement se trouvait dans le cahier sur lequel s’était penché Claude Lemesle deux ou trois mois auparavant, mais surtout dont Monique avait lu le premier jet[270] — or, Jacques et elle ne se sont plus revus après septembre 1974. Maddly aussi se souvient de premières esquisses du temps où elle fréquentait Jacques à Paris. L’auteur a de la suite dans les idées ! Mais ce jour-là, c’est à Jojo et à La ville s’endormait qu’il va s’attaquer. Il s’asseoit devant l’instrument, branche le magnétophone, se met à jouer et à chanter. Il commence par La ville…, celle des deux chansons dont le texte entamé sur l’Askoy est le plus avancé. Ses doigts courent sur le clavier de l’orgue, dont il ne sort qu’un son assez grossier, sans doute pas très éloigné de celui de l’harmonium de Gauguin, sauf qu’ici, trois quarts de siècle plus tard, une boîte à rythmes s’y ajoute. Et sa voix s’élève, bien en avant, non pas hésitante et fragile comme on aurait pu le croire, mais juste et assurée, l’élocution précise…


À l’écoute aujourd’hui de cet extraordinaire document, on ne peut qu’être surpris par la force et l’ampleur du chant. Surtout après avoir lu et entendu tant d’allégations, au fil du temps, sur la prétendue déficience vocale de l’interprète après son opération. N’en croyez rien ! Rien de rien ! Même le souffle de sa voix, le fameux souffle qu’il aurait fallu atténuer en studio d’enregistrement, n’apparaît pas ici. Dans une cassette pourtant brute de décoffrage, une maquette élémentaire… En fait, le timbre de sa voix est plus clair, plus limpide que jamais ; l’homme, ne l’oublions pas, n’a pas fumé une seule cigarette depuis plus de deux ans. Le premier couplet passé, qui constitue le refrain en six vers que l’on connaît, Jacques enchaîne la suite quasiment comme il chantait sur scène ! N’était-ce la médiocrité du son, saturé sur quelques notes, on aurait l’impression d’« assister » à une prestation du Grand Jacques au top de sa forme. Quelle émotion !

Au deuxième couplet, il manque le dernier vers, « Dont le corps s’ensommeille ». Neuf vers au lieu de dix au final. Reprise du refrain et troisième couplet ; là, il faut attendre le huitième vers pour qu’apparaisse une première différence, infime : « Et je suis celui-là », au lieu de « Et je fais celui-là ». Dixième vers : « Qu’on attend quelque part » (au lieu de « On m’attend quelque part »). Le onzième vers de la version 33 tours (« Comme on attend le roi ») n’existe pas encore. Dans le suivant, on entend « Mais on ne m’attend pas » au lieu de « point » (qui rimera finalement avec « souverain »). Refrain à nouveau et, surprise, une strophe de neuf vers inconnus dont il ne retiendra que de rares bribes dans les douze vers « officiels » :

Et je me désenchante

Dans ce bleu presque noir

Où ne chantent que des chiens

Et ces chiens de hasard

Chantent comme les chiens

Non, le bonheur n’est pas là

Il faut aller plus loin

Peut-être que demain

Ou bien qu’après-demain…

« Scolaire », avait osé Lemesle, l’auteur aux trois mille chansons, en découvrant ce texte à Punaauia. Il avait raison, et Brel le savait bien lui-même, dont le talent artistique joint au travail artisanal permettrait en l’occurrence d’aboutir à cette formule magique : « Il est vrai que souvent / La mer se désenchante / Je veux dire en cela / Qu’elle chante d’autres chants / Que ceux que la mer chante / Dans les livres d’enfants. »

C’est alors qu’intervient, dans la version définitive, le fameux couplet évoquant Aragon, Ferrat et les femmes… Dans cette cassette, reprenant sans doute l’ébauche qu’il avait chantée à Punaauia et que Claude Lemesle, le lendemain matin, s’était autorisé à lire, pas un vers, pas même un mot sur le sujet ! Que s’était dit Lemesle, déjà, à la première écoute du disque ? « Tu aurais mieux fait de fermer ta gueule… » Sans l’ajout dudit couplet, c’est sûr, l’accusation de misogynie portée à l’encontre de notre homme aurait fait long feu. Je m’imagine aussi, en 1980, faisant écouter ce document à Jean Ferrat…

La chute donne lieu à une interversion. À la place du refrain et du dernier quatrain (« Et vous êtes passée / Demoiselle inconnue / À deux doigts d’être nue / Sous le lin qui dansait »), Jacques saute directement à celui-ci dont il bisse aussitôt les deux premiers vers, ainsi complétés : « Et vous êtes passée / Déjà je souriais… » Puis il conclut par le refrain à l’identique… ou presque, puisqu’au premier vers il emploie non pas l’imparfait mais le passé simple : « La ville s’endormit… »

Au plan de la composition, si elle est encore approximative, on retrouve l’essentiel de la structure musicale de la chanson et l’on reconnaît assez bien sa mélodie. La durée de l’enregistrement, elle, est inférieure d’une minute (trois minutes quarante contre quatre trente-six), y compris l’intro musicale d’à peine dix secondes et les cinq ou six de la note finale. Peu de différence en revanche, pour Jojo — qui d’ailleurs ne s’appelle pas encore ainsi mais Six pieds sous terre —, entre cet enregistrement (trois minutes trente) et celui du chef-d’œuvre sur l’amitié que l’on connaît (trois minutes quinze).

Pour le texte et la musique, c’est une tout autre histoire ! Il s’agit bel et bien du brouillon de Jojo, mais il est impossible à partir de ce document de pouvoir seulement imaginer le somptueux joyau qui en résultera en fin de compte. Si les paroles devront être remises cent fois sur le métier au long des six mois à venir, en septembre suivant la musique et les arrangements exigeront aussi un gros travail à Gérard Jouannest et surtout à François Rauber.


Cela commence par un rythme lancinant au son d’accords plaqués, qui ne varie un peu qu’après une minute, le temps de quelques rapides arpèges ; et ainsi de suite jusqu’à la fin (« Il n’est pas mort… »), dont la dernière syllabe s’étire sur plusieurs secondes. Jacques, rappelons-le, s’accompagne ici à l’orgue électronique, qui offre moins de combinaisons harmoniques que le piano ; un instrument auquel il n’a accès qu’à Tahiti, de loin en loin, chez son copain Paul-Robert.

Que dire de cette version enregistrée dans sa case, à mi-chemin entre le village et le cimetière ? Elle apparaît si éloignée de la merveille connue de tous qu’elle en devient un cas d’école brélien. Du chemin à tracer entre l’idée de départ et son point d’arrivée. Anticipation de Jojo, brouillon, esquisse, ébauche ou première mouture, Six pieds sous terre est tout cela et autre chose à la fois : presque une autre chanson. Même sa mélodie est embryonnaire. Si l’on s’efforce d’oublier celle qu’on a en mémoire pour se placer en auditeur du Grand Jacques pendant qu’il s’enregistre, on se borne tout juste à la deviner, tant l’accompagnement semble monocorde et le tempo trop carré, sans doute imposé par la boîte à rythmes.

Dans l’immédiat, c’est sûr, Jacques ne peut être qu’insatisfait du résultat. Aucune des quatre chansons sur lesquelles il planche n’est « vraiment bonne ». Il a l’habitude, cela dit. L’inspiration a beau être primordiale, l’important pour lui, sans quoi tout ne serait que vaines velléités, est affaire de « transpiration » : « Je n’ai aucun talent, avouait-il humblement, et il faut que je travaille beaucoup. Pour moi, le talent, c’est un travail qui ne se voit pas. » Et s’il se définissait lui-même comme quelqu’un de laborieux (« Il faut que cela semble facile alors qu’on a mille heures de boulot derrière »), c’était bien parce que ce travail auquel il s’astreignait sans compter (« Pour moi, c’est toujours douloureux d’écrire. Tu le vois, n’est-ce pas ? », disait-il, en pleine gestation de l’album, à sa compagne) se voulait extrêmement minutieux. « Quand j’ai la musique, je compte le nombre de pieds pour chaque phrase musicale, je chronomètre et je sais qu’il va falloir m’exprimer en quatre ou cinq couplets. Je n’écris pas un livre, donc tout doit être contenu en deux minutes vingt, ou trente, ou quarante. Et c’est pour cela qu’il faut être précis. Bien savoir ce que l’on veut dire. S’il y a refrain, je procède de la même façon, tant de couplets et tant de refrains. Ce n’est pas un hasard. Le tempo joue aussi, bien sûr[271]. »

Mille heures de boulot derrière… En l’occurrence, mille heures de boulot devant ! Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre ce premier jet et la chanson qui sera enregistrée le 5 septembre 1977, trois ans quasiment jour pour jour après la mort de son grand ami ? Le refrain. Et encore, avec une variante de taille, car nulle part, en ce début d’année, il n’est question nommément de Georges Pasquier dans ce texte : « Six pieds sous terre, il chante encore / Six pieds sous terre, il n’est pas mort. »

La formidable trouvaille de l’auteur, encore lointaine, sera de s’adresser directement à Jojo et de le tutoyer d’un bout à l’autre de la chanson. Rien de tel ici. Il se contente de l’évoquer à la troisième personne sans fournir d’indices probants sur l’identité de celle-ci : « Il me chante à tue-tête / Quelques chansons paillardes / Moi, son corps de garde / J’embouche la trompette / Pour qu’éclate la fête… » Là où chaque couplet de Jojo débutera par l’énoncé de ce surnom (« Jojo, voici donc quelques rires… Jojo, moi je t’entends rugir », etc.), Brel ouvre les cinq premiers de cette esquisse par l’adverbe « parfois ». « Parfois, il se met à gémir… Parfois, il me chante à tue-tête… Parfois, on se déchire le mou… Parfois, remontant nos mémoires… Parfois, j’apporte quelques cris… »

Des couplets, en outre, qui n’ont quasiment rien à voir avec ceux de la mouture ultime, sinon dans l’esprit. Par exemple, le passage « Pour tenter de comprendre / Pourquoi tant et tant d’amis / Sont bien morts avant lui » annonce ces vers autrement plus évocateurs : « Je te dis mort aux cons / Bien plus cons que toi / Mais qui sont mieux portants. » Avec, quand même, quelques similitudes : « Nous refaisons le monde » au lieu de « Nous refaisons nos guerres » ; sauf que juste après, à la place de ces deux vers qui claquent : « Tu reprends Saint-Nazaire / Je refais l’Olympia », Jacques en est encore à une prose des plus banales : « Qui a déteint en gris / Et que c’est pas joli. »

Suivent trois autres couplets où la locution adverbiale « et puis » succède à « parfois » : « Et puis, quand arrive demain… Et puis, je le quitte au matin… Et puis, je rentre à petits pas… » Le deuxième est celui qui s’approche le plus de la version finale : excepté « et puis » au lieu de « Jojo » et « Je le quitte au matin » au lieu de « Je te quitte… », les quatre vers restant — dont l’image splendide « Des amputés du cœur / Qui ont trop ouvert les mains » — sont identiques. Le troisième et dernier couplet contient un seul vers commun, mais ô combien essentiel (« Orphelin jusqu’aux lèvres »), et pas mal d’approximations. Jacques Brel est alors dans le dur de la douleur, il cherche, tâtonne, bégaie, transpire : « Me tenant par les rêves » annonce laborieusement « Je m’habille de nos rêves » ; comme « Mais heureux à pleurer / Qu’il ne le sache pas » prépare « Mais heureux de savoir / Que je te viens déjà ».

Une absence criante dans ce document, celle du sublime néologisme « Tu frères encore » en troisième reprise du refrain. D’ailleurs, celui-ci n’est que balbutiant, avec des formules pas toujours heureuses dans les variantes utilisées. Si le premier refrain est presque définitif, au « détail » près de l’emploi du pronom personnel, le deuxième propose « Il trinque encore » au lieu de « Tu espères encore », et le troisième s’égare avec « Il pisse encore ». Quant au quatrième et dernier sur lequel s’achève cet enregistrement exceptionnel, il n’est guère éloigné de celui qu’on découvrira en radio le 17 novembre suivant, outre une permutation des vers :

Six pieds sous terre, il m’aime encore

Six pieds sous terre, il n’est pas mort

Autre manque flagrant, les trois vers, d’une importance capitale dans la vie et l’œuvre de Jacques Brel, qui concluent le quatrième couplet : « Nous savons tous les deux / Que le monde sommeille / Par manque d’imprudence. » À leur place, des mots parfaitement provisoires : « On rit de pute en pute / On court de bar en bar / Glissant du gris au noir. » Chez le Grand Jacques, le talent, loin de jaillir comme une source miraculeuse, se forge peu à peu à la force du poignet. Et c’est d’autant plus remarquable. « Le talent, c’est un travail qui ne se voit pas… » Oui, il y a vraiment loin de la coupe aux lèvres, même si l’exégète pourra trouver ici assez d’analogies pour faire son bonheur entre le brouillon et la chanson (dont la structure est d’ailleurs commune : huit couplets, quatre refrains et un nombre de vers identique). Notamment avec ce premier couplet :

Parfois, il se met à gémir

Quelques langueurs marines

Où des marins serinent

Que Saint-Cast doit dormir

Tout au bout du brouillard…

En dernier ressort, les « chansons » supplanteront les « langueurs » pareillement marines, « des Bretons qui devinent » évinceront « des marins qui serinent » ; quant à Saint-Cast où Jojo fut enterré, il dormira tout au fond et non tout au bout du brouillard… Et mon tout composera l’une des œuvres maîtresses de maître Jacques. Une œuvre dont PRT se souviendra de la gestation, établissant même un lien de cause à effet entre sa genèse et la visite festive à Carlos, alors hospitalisé à Papeete. « C’est dans ce contexte de simplicité tendre et amicale que vient troubler le souvenir des odeurs de sparadrap, d’éther et d’asepsie — de mort et de volonté de survivre quelque part, même sous terre —, que Jacques a esquissé le texte et la musique d’une chanson provisoirement intitulée Six pieds sous terre. Il voulait qu’on la chante après sa mort. Sorte d’hommage en miroir[272]. »

Il se rappelle également qu’un soir, en le quittant pour aller se coucher, Jacques fredonnait ce couplet :

Et puis

Je rentre à petits pas

Me tenant par les rêves

Orphelin jusqu’aux lèvres…

Et Thomas de préciser encore que « cette chanson est une douloureuse déambulation nocturne, où l’on “court de bar en bar, glissant du gris au noir”, tandis que “des marins serinent que Saint-Cast doit dormir” : Jojo, son meilleur ami qui gît six pieds sous terre, a fait un séjour à l’institution Saint-Cast ».


Jojo ! Quand Jacky l’a rencontré, c’est d’abord son physique de colosse qui l’a impressionné. Cela se passait en avril 1954 aux Trois Baudets, où Georges Pasquier, en attendant mieux, présentait avec deux compères un numéro fantaisiste d’imitation et de bruitages étonnants. Un trio, Les Trois Milson (« les trois mille sons »), qui serait inclus en octobre suivant dans une de ces fameuses tournées Canetti — intitulées Le Festival du disque —, auxquelles participait alors le débutant Jacques Brel. En têtes d’affiche de cette tournée en Algérie et au Maroc, Sidney Bechet et Dario Moreno. L’occasion pour Brel et Pasquier de découvrir leurs points communs et de sympathiser, en infatigables amateurs l’un et l’autre de troisième mi-temps, de virées nocturnes et de soirées interminables à refaire le monde.

Or « Jojo se prenait pour Voltaire[273] »… et Jacky commençait à se défaire de son éducation bourgeoise. Il sera sa conscience politique. De cinq ans plus âgé que Brel, né à Arras en 1924, Georges Pasquier était un homme profondément attaché aux valeurs de gauche, tendance Jaurès et Mendès France. Sa vision progressiste du monde marquera définitivement le Grand Jacques. Ingénieur de formation, il délaissera le music-hall pour rejoindre l’Institut des pétroles, d’abord dans des stations de forage puis au siège de celui-ci, à Rueil-Malmaison, où en 1959 il fera la connaissance d’Alice, future épouse Pasquier le 30 avril 1963. Et c’est Jacques qui leur offrira leur voyage de noces à Venise. Car, entre-temps, en 1962, Jojo a choisi d’abandonner sa carrière pour accepter la fonction de secrétaire-chauffeur-régisseur que Brel lui a proposée. En fait, un rôle d’homme de confiance qui lui va bien. Et Jacques d’engager aussi la toute jeune Mme Pasquier, pour assurer le secrétariat à domicile, répondre au téléphone et s’occuper de son courrier (« J’aiguillais parfois les gens sur Marouani… »). Mais, à l’instar de son mari, son rôle ira bien au-delà. Elle se chargera par exemple de l’entretien de son appartement et de ses affaires personnelles : « Comme il ne s’achetait jamais rien, j’étais même obligée de lui chercher des vêtements[274] ! »

Jojo, « l’ami, le frère de cœur ». À telle enseigne, rappelle Charley Marouani, que « lorsque Jacques a arrêté de chanter, il a offert à Jojo une petite maison à Asnières, ainsi que… L’Échelle de Jacob, le cabaret de ses débuts[275] ! » Jojo en assurera d’ailleurs la direction artistique en 1967 et 1968, avant de tomber malade en 1969. Quand Jacques l’a appris, confiera Alice à Marc Robine, évoquant son cœur d’or, il « a été formidable. Il allait tous les jours à la clinique quand il était à Paris ». Georges Pasquier vivra encore cinq ans, alors qu’on ne lui donnait que six mois d’espérance de vie. Et quand la maladie l’a emporté, Jacques « est revenu immédiatement des Açores et s’est chargé de toutes les formalités afin que je n’aie pas à le faire… »

Le jour des obsèques, il loua spécialement un avion à Paris pour rejoindre Saint-Cast, avec Charley Marouani. « Parfois, écrira celui-ci, il arrive que certaines scènes infiniment tristes se transforment en vaudeville. Ce fut le cas. La fosse dans laquelle devait reposer le cercueil du pauvre Jojo s’était révélée trop petite ! Et, pendant que les préposés l’agrandissaient, Jacques a murmuré : “Jusqu’au dernier moment, tu vas nous faire ch… !” Inutile de préciser que la remarque cachait un immense chagrin[276]. »

Devant Prisca Parrish, en apprenant la mort de son ami, Jacques Brel tiendra ces propos, proches de la déclaration d’amour : « Jojo a plus compté dans ma vie que toutes mes femmes. Jojo, c’était l’homme de ma vie. » Plus tard, il ajoutera : « Jojo, c’était aussi un bon critique. Le seul qui avait le courage de me dire : “Ça ne veut rien dire, ce que tu racontes, faut refaire ce passage, sinon ils vont être paumés !” Et moi, je l’écoutais. Je corrigeais. Il avait souvent raison, Jojo. J’ai toujours tenu compte de ses conseils. […] Sans lui, je n’aurais jamais été moi[277]. »

Jojo, l’homme à tout faire de Brel — comme Pierre Onténiente, alias Gibraltar, l’était de Brassens —, mais surtout le confident à la vie à la mort. Maddly : « Je l’ai vu écrire la chanson à Jojo… Il essayait de croire que Jojo l’entendait, que Jojo l’écoutait. Il était même anxieux : “Est-ce que ça lui plaira ?”, me demandait-il. “Crois-tu qu’il sera content ?” Je me souviens tout particulièrement du souci que Jacques se faisait au sujet de la qualité de cette chanson. Son inquiétude se manifestait plus fortement pour ce texte que pour n’importe quel autre. Me parlant de son ami, Jacques disait : “Il ne se passe pas un jour sans que je pense à lui, sans que je lui parle[278].” »


Que de peine, que de difficultés pour accoucher enfin de cette chanson, privilégiée entre toutes dans ce dernier album ! La preuve par neuf — neuf mois de labeur matinal — de sa théorie sur l’inspiration et la transpiration. Une preuve qu’il nous a laissé découvrir sur place… et qui justifierait à elle seule d’avoir parcouru la moitié du monde. Cet enregistrement de La ville s’endormait et de Jojo faisait en effet partie de ceux dont il proposait l’écoute à ses hôtes au long du premier semestre 1977, notamment aux pilotes en escale à Hiva Oa. À Michel Gauthier en particulier, l’un de ses deux instructeurs de Tahiti, qui se montra stupéfait, un soir, en l’entendant chanter de l’opéra en même temps que tournait un disque : « Poumon en moins ou pas, il gardait une sacrée puissance[279] ! » Un autre soir, Jacques sortira une cassette en lui demandant si ça lui chante d’écouter Brel : « Il m’a fait écouter toutes les chansons sur lesquelles il travaillait. Des ébauches. Juste la voix et sa guitare ou un orgue. J’étais admiratif. Je lui ai dit : “N’y touche pas ! Laisse ça ainsi ! C’est génial !” Il a ri : “Tu es con ? Moi, j’entends déjà tout l’orchestre. Je vais aller enregistrer ça en France[280] !” »

Un autre pilote, tout aussi stupéfait de la qualité de ce qu’il venait d’entendre, lui demanda s’il comptait remonter sur scène avec ce matériel nouveau. Le « non » qui lui claqua aux oreilles résonna comme un écho, sept fois répercuté ! « Tu veux ma mort ! Est-ce que je te demande de traverser l’Atlantique avec un Bréguet 14 ? C’est insensé tout de même !

— Mais tu reviens à la chanson ?

— Je ne reviens pas à la chanson. J’ai toujours continué à gribouiller mes petites conneries. J’ai quitté le tour de chant, pas la chanson[281]. »

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