20 NE ME QUITTE PAS

Le moral de Jacques s’était dégradé après la sortie de l’album. Selon Maddly, « toute la force qui lui permettait de rester en vie venait d’être détruite par les agissements inconséquents d’hommes inconscients. Santé-force, force-santé, cercle vicieux infernal : on ne sait plus si en perdant la santé on perd la force morale, ou bien si en perdant la force morale on perd la santé. Les deux sont si terriblement liées[346] ! ». Souffrant déjà depuis le début de l’année 1978, la maladie l’avait vraiment repris à la fin du printemps : « Tu entends ma poitrine ? fait-il remarquer un jour à sa compagne. On dirait qu’il y a un mec qui passe une audition ! » Récidive diagnostiquée dans la seconde moitié de juillet à Tahiti. « C’est à ce moment-là, écrit-elle[347], que le professeur Israël entra dans notre vie, amené par notre ami Henri Revil qui était directeur de la Santé à Papeete. » Éminent cancérologue, Lucien Israël était alors en vacances à Tahiti : « J’ai vu Jacques Brel. Il fallait qu’il rejoigne au plus tôt mon hôpital de service[348]. »

Quelques jours auparavant, vers le 20 juillet, Jacques et Maddly avaient quitté le sol d’Hiva Oa pour la dernière fois, dans un petit avion-taxi. Le 27, ils décollaient de l’aéroport de Tahiti dans un DC 10 d’UTA où, coïncidence malheureuse, voyageaient aussi Caroline de Monaco et son époux, de retour de lune de miel, ainsi que le navigateur Alain Colas ! « Nous voilà subissant les photographes d’une princesse en partance à l’aéroport de Faa’a », se souvient Maddly. Mais le lendemain, à Roissy, c’est bien ce couple vêtu de blanc quasiment de pied en cap — lunettes de vue aux verres teintés et sac à main pour Maddly, lunettes noires, canne et foulard pour Jacques (avec, détail habituel chez lui, un stylo à bille glissé sous le bracelet de sa montre) — qui sera l’objet du harcèlement des photographes, alertés par une dépêche de l’agence France-Presse. C’est d’ailleurs par la presse et ces photos volées que la famille de Jacques et ses amis, à la seule exception de Charley Marouani, apprendront quelques jours plus tard qu’il est rentré en Europe pour se faire soigner. Jacques Brel refuse qu’on le voie diminué. Il ne sait que trop qu’il s’agit du traitement de la dernière chance.

Et, justement, après quelques semaines de radiothérapie à l’hôpital franco-musulman de Bobigny — où Jacques ne vient que pour le traitement, chaque mardi, logeant d’abord à l’hôtel Royal Monceau, où Charley lui avait réservé une chambre, puis au George V, après avoir été repéré par les paparazzi, et à partir du 28 août à la clinique Hartmann de Neuilly —, voilà le mal qui régresse, la tumeur au milieu de la poitrine qui se réduit considérablement. « Jacques va beaucoup mieux, écrit Maddly à des amis de Tahiti[349]. On ne saurait imaginer son appétit ! » Quelques séances encore et « la mandarine coincée entre les deux poumons n’est plus qu’une noisette. Le résultat du cobalt est assez spectaculaire. Et nous nous laissons envahir par la joie[350] ». À tel point qu’à la mi-septembre Jacques s’imagine jouant les rappels. On lui dit qu’un traitement complémentaire de dix-huit mois sera nécessaire pour éradiquer tout à fait le mal ; alors il envisage de louer une villa, dans le Lubéron ou le Roussillon, avec un cuisinier, un chauffeur et un garde-malade.

Le 24 septembre, Jean Liardon les emmène en avion, Maddly et lui, jusqu’en Avignon, où ils passent la journée en visites — en vain : rien ne correspond aux critères souhaités. Peu importe, pense-t-il, ça n’est que partie remise. Et il annonce à la Doudou qu’il mettra ce temps à profit pour rédiger un livre, dont il a déjà le titre : Comment écrire une chanson. « Mais je ne parlerai jamais ni de musique ni de music-hall, ni de chansons. Ce serait une dizaine de nouvelles d’après ma vie, des choses que j’ai faites. Ce serait la vie. Toutes ces chansons, on ne peut les écrire qu’en vivant[351]. »


Voilà bien le vrai Jacques Brel, celui qui ne renonce à rien. « La résignation est un suicide quotidien », estimait Balzac. Le Grand Jacques, lui, ne se résigna jamais. Pas davantage à ce moment-là qu’à aucun autre de sa vie. « Vivre, ça ne rime pas à grand-chose, c’est une espèce d’accident biologique, intéressant puisqu’on vit mais ça s’arrête là, alors je crois que le temps de vie qu’on a doit être extrêmement intense, sans quoi c’est la grisaille, c’est l’ennui[352]. » Toujours en mouvement, toujours en quête de la réalisation de ses rêves, quels qu’en soient la façon et l’endroit, sur scène ou sur un plateau de cinéma, en haute mer ou dans les airs, travaillant à un nouveau disque ou projetant d’écrire bientôt un livre…

Avant de quitter Hiva Oa, où il espérait sans aucun doute retourner à l’issue de sa convalescence, n’avait-il pas déclaré qu’il ne voulait pas « finir » ? « Je veux débuter, toujours débuter. Mourir en débutant, c’est toute la vie. » Et, quelque temps plus tôt, dans une lettre datée du 17 avril, il formait encore des projets de voyage auprès de sa vieille amie de Montréal, Clairette Oddera, tout en montrant clairement sa volonté de rester vivre aux Marquises : « Très chère Clairette. Quelle joie que ta lettre ! Je suis heureux de te sentir en forme, et heureux aussi de savoir que tu aimes mon dernier disque et surtout Jojo. Je pense à toi encore dans la neige, alors qu’ici il y a trente et un degrés à l’ombre. […] L’Europe ne me manque pas. […] Si j’ai eu du bonheur à retrouver François Rauber et Gérard Jouannest, j’avoue avoir rencontré des tas de gens idiots et médiocres. J’ai vu trop de petits voleurs, trop de petits méchants. […] Tu sais, j’aimerais bien vous revoir à Montréal. Et avec moi, rien n’est impossible. Au revoir, ma Clairette. Je t’embrasse et ceux que tu aimes. Je t’embrasse très fort et à tout à l’heure. Ton vieux Jacques. »

Pas facile à cerner pour autant, le gaillard, car il soufflait volontiers le chaud et le froid, aimant à brouiller les cartes. Ainsi avait-il affiché son pessimisme la veille de son départ, auprès de Jean-François Lejeune, en lui parlant de voyage sans retour (« C’est un aller-simple… ») ; alors qu’il apparaissait combatif et plein d’espoir, à l’inverse, dans un mot adressé juste avant d’embarquer à Jean-Michel Deligny : « Ne t’en fais pas. Je vais faire ce qu’il faut. On se revoit dès que je suis là. À tout de suite ! » Rendez-vous confirmé, après le succès de la radiothérapie, par une dernière lettre postée de Paris à la mi-septembre : « Tout baigne. À tout à l’heure. J’arrive[353]. »

Le rendez-vous n’était pas utopique, loin de là. « Il demandait la résidence à vie en Polynésie », assure Maddly. Il voulait faire de sa maison sur les hauteurs d’Atuona sa dernière demeure. « Une grande maison à moi, avec presque pas de murs et tellement de fenêtres qu’il y aurait du soleil dans les yeux des enfants[354] ! » C’était, hélas, sans compter sur les paparazzi. Comme le notera Maddly, « la difficulté de se faire soigner sans être suivi par une meute de curieux » faisait peut-être aussi partie « du contrat de sa vie »… Une nuit, aux alentours du 20 septembre, alors que Jacques avait dû être hospitalisé à nouveau dans le service du professeur Israël, pour une phlébite « provoquée par la quantité importante de rayons qu’il a subie[355] », tels des charognards ils se glissèrent à plusieurs jusqu’à sa chambre, déguisés en infirmiers et dissimulant leurs appareils, pour le photographier sur son lit de douleur !

Le professeur Israël et Charley Marouani ont confirmé la suite : écœuré, Jacques Brel retira lui-même ses perfusions d’anticoagulants et quitta aussitôt l’hôpital franco-musulman de Bobigny pour se réfugier chez son ancien agent, à Neuilly, côté bois de Boulogne. Un bureau au rez-de-chaussée, trois chambres au premier étage, pour le couple et ses deux filles. « Nous avons mis nos filles ensemble et nous avons laissé notre lit à Jacques et Maddly, explique Charley[356]. Tout s’est bien passé les premiers jours, je continuais de l’accompagner à Bobigny pour le suivi de son traitement… et puis les photographes ont fini par retrouver sa trace. Un jour, ma femme m’a téléphoné à mon bureau de la rue Marbeuf, à Paris, pour m’annoncer que huit ou dix individus qui arpentaient le trottoir, devant notre immeuble, venaient d’être embarqués par la police dans un panier à salade. Renseignements pris, c’était le directeur d’une agence bancaire, située juste en face de chez nous, qui, inquiet de cet attroupement, avait appelé Police-Secours par crainte d’un hold-up ! Mais ils sont bientôt revenus, guettant nos sorties… Par chance, j’avais un parking souterrain, si bien que Jacques s’allongeait à l’arrière de ma voiture, à l’abri des regards, et je n’avais plus qu’à le dissimuler sous une couverture pour quitter l’immeuble. »

À la fin septembre, ayant besoin de liberté, Jacques Brel prit la décision d’aller se reposer quelques jours en Suisse avec Maddly, en accord avec le professeur Israël. Il proposa à Charley de les accompagner et le chargea d’appeler Jean Liardon pour qu’il vienne les chercher à la première heure, avec un jet de location au Bourget. Oui, tout aurait pu se passer autrement sans les paparazzi, toujours eux, qui le pistèrent jusqu’à l’aéroport, malgré un subterfuge destiné à les égarer. « Jacques m’avait suggéré d’appeler une ambulance, qui partirait à vide pour Orly, poursuit Charley Marouani. Une fois les photographes lancés à ses trousses, il sauterait dans un taxi à destination du Bourget où Maddly et moi le rejoindrions ensuite. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Pourtant, lorsque Charley et la Doudou parvinrent au Bourget, vers cinq heures et demie du matin, les photographes étaient déjà aux basques de Brel ! « Une maladresse, c’est le moins qu’on puisse dire, du chauffeur de l’ambulance… », élude Charley aujourd’hui. Pour leur échapper, en attendant Liardon qui n’avait pas le droit d’atterrir avant 6 heures, Jacques Brel n’eut d’autre ressource que de se cacher dans le premier endroit venu… où il allait prendre froid. « J’ai dû le chercher partout dans l’aéroport et il s’est écoulé pas mal de temps avant qu’on ne le retrouve. Il s’était réfugié dans les toilettes où il faisait peine à voir : vêtu comme à Hiva Oa, d’une simple chemisette et d’un pantalon de toile, il grelottait… » Jean Liardon, qui s’était posé dans l’intervalle, avait pris la précaution de garer son jet dans un hangar. « Jacques a pu monter à bord à l’abri des regards. Il s’est couché au sol et m’a fait fermer les rideaux. […] Quand nous sommes sortis du hangar, trois ou quatre photographes se trouvaient sur la piste. Ils n’ont pu photographier que l’avion[357]. »

À l’atterrissage, à l’aéroport de Genève-Cointrin, d’autres paparazzi les attendaient ! « Tu ne les vois pas, souffla Jacques à Maddly. Ils n’existent pas. Tu ne leur réponds pas. Et nous ne parlons pas non plus, pour qu’ils ne saisissent pas une de nos paroles[358]. » À Genève, ils s’installèrent au bord du lac, à l’hôtel Beau Rivage, où ils étaient déjà descendus en octobre de l’année précédente, juste après avoir terminé l’enregistrement de l’album. Ils arrivaient d’un bref séjour de repos en Sicile, d’où Jacques avait écrit ces mots à Gérard Jouannest : « C’est à cause d’hommes comme toi et de femmes comme Juliette [Gréco] qu’il me semblerait mal élevé de mourir trop tôt[359]. » Le compte à rebours funeste était pourtant bel et bien lancé.

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